Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 22

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XXII. Établiſſement formé par les Hollandois, dans la Guyane, ſur le Surinam. Faits remarquables arrivés dans la colonie.

Les bords incultes de ce grand fleuve reçurent, en 1634, une ſoixantaine d’Anglois qui, autant qu’on peut le conjecturer, n’y reſtèrent que le tems néceſſaire pour recueillir le tabac qu’ils avoient ſemé à leur arrivée.

Six ans après ſe montrèrent dans ce lieu abandonné quelques-uns de ces François que leur inquiétude pouſſoit alors dans tous les climats, & que leur légèreté empêchoit de ſe fixer dans la plupart. Ils maſſacrèrent les naturels du pays, commencèrent la conſtruction d’un fort & diſparurent.

Leur retraite ramena en 1650 la nation qui la première avoit porté ſes regards ſur cette partie ſi long-tems négligée du nouvel hémiſphère. La colonie avoit formé quarante ou cinquante ſucreries, lorſqu’en 1667 elle fut attaquée & priſe par les Hollandois, qui furent maintenus dans leur conquête par le traité de Breda.

La Zélande prétendit excluſivement au domaine utile de cette acquiſition, parce que c’étoient ſes vaiſſeaux & ſes troupes qui l’avoient faite. Les autres provinces qui avoient partagé les frais de l’expédition, vouloient que ce fût un bien commun. Cette diſcuſſion aigriffoit depuis trop long-tems les eſprits, lorſqu’on arrêta enfin en 1682, que Surinam ſeroit abandonné à la compagnie des Indes Occidentales, mais à condition qu’elle paieroit aux Zélandois 572 000 livres ; que ſon commerce ſe borneroit à la vente des eſclaves, & que le pays ſeroit ouvert à tous les ſujets, à tous les navigateurs de la république.

Quoique ce grand corps eût encore l’imagination remplie de ſes anciennes proſpérités, il ne tarda pas à comprendre que les dépenſes néceſſaires pour mettre une contrée immenſe en valeur, étoient au-deſſus de ſes forces énervées. Il céda l’année ſuivante un tiers de ſon droit à la ville d’Amſterdam, & un tiers à un riche citoyen nommé Van-Aarſſen, à un prix proportionné à celui que lui-même il avoit payé. Cet arrangement bizarre dura juſqu’en 1772, époque à laquelle les deſcendans de ce particulier vendirent pour 1 540 000 livres leur propriété aux deux autres membres de l’aſſociation.

La ſociété trouva Surinam plongé dans tous les déſordres que produit néceſſairement une longue anarchie. Son repréſentant voulut établir quelque police, quelque juſtice. Il fut accusé de tyrannie auprès des états-généraux, & maſſacré en 1688 par les troupes.

L’année ſuivante, la colonie fut attaquée par les François que commandoit du Caſſe, L’habileté du chef & les efforts des braves aventuriers qui le ſuivoient, ſe trouvèrent impuiſſans contre un établiſſement où les troubles civils & militaires avoient mis en fermentation des eſprits qu’un péril imminent venoit de réunir. Le Malouin Caſſard fut plus heureux en 1712. Il mit Surinam à contribution, & emporta 1 370 160 livres en ſucre ou en lettres-de-change. Ce défaſtre d’autant plus inattendu qu’il arrivoit dans un tems où les armes de la république étoient par-tout ailleurs triomphantes, accabla les planteurs réduits à donner le dixième de leurs capitaux.

On accuſa la ſociété d’avoir négligé le ſoin des fortifications, de n’avoir employé pour leur défenſe que peu de troupes & des troupes mal diſciplinées. Les plaintes s’étendirent bientôt à des objets plus graves. Chaque jour voyoit ſe multiplier les raiſons ou les prétextes de mécontentement. Les états généraux fatigués de toutes ces conteſtations, chargèrent le ſtadhouder de les terminer de la manière qui lui paroiſſoit la plus convenable. Ce premier magiſtrat n’avoit pas encore réuſſi à rapprocher les cœurs, lorſqu’il fallut s’occuper du ſalut de la colonie.

Les Anglois s’étoient à peine fixés ſur les rives du Surinam, que pluſieurs de leurs eſclaves ſe réfugièrent dans l’intérieur des terres. La déſertion augmenta encore ſous la domination Hollandoiſe, parce qu’on exigea des travaux plus ſuivis, que la quantité des ſubſiſtances diminua, & que des peines plus atroces furent infligées. Ces fugitifs ſe virent avec le tems en aſſez grand nombre pour former des peuplades. Ils ſortoient par bandes de leurs aſyles, pour ſe procurer des vivres, des armes, des inſtrumens d’agriculture, & amenoient avec eux les nègres qui vouloient les ſuivre. On fit quelques tentatives pour arrêter ces incurſions. Toutes furent inutiles & devoient l’être. Des ſoldats amollis, des officiers ſans talent & ſans honneur avoient une répugnance inſurmontable pour une guerre où il falloit paſſer des marais profonds, d’épaiſſes forêts pour joindre un ennemi audacieux & implacable.

Le danger devint à la fin ſi preſſant, que la république crut devoir envoyer en 1749, en 1772, & en 1774, quelques-uns de ſes meilleurs bataillons au ſecours de la colonie. Tout ce que ces braves gens arrivés d’Europe ont pu effectuer, après des combats multipliés & ſanglans, a été de procurer quelque tranquillité à des cultivateurs qui ſe voyoient tous les jours à la veille d’être ruinés ou égorgés. Il a fallu reconnoître ſucceſſivement l’indépendance de pluſieurs hordes nombreuſes, mais ſans communication entre elles, & séparées par des intervalles conſidérables. On leur doit des préſens annuels, & l’on s’eſt engagé à les faire jouir de tous les avantages d’un commerce libre. Ces nouvelles nations ne ſe ſont obligées de leur côté qu’à ſecourir leur allié, s’il en eſt beſoin, & à lui remettre tout eſclave qui viendroit ſe réfugier ſur leur territoire. Pour donner la ſanction à ces différens traités, les plénipotentiaires des parties contrariantes ſe font fait faire une inciſion au bras. Le ſang qui en a coulé a été reçu dans des vaſes remplis d’eau & de terre. Cette mixtion révoltante a été bue, des deux côtés, en ſigne de fidélité. S’ils ſe fuſſent refusés à cet excès d’humiliation, jamais des maîtres oppreſſeurs n’auroient obtenu la paix de leurs anciens eſclaves.