Histoire socialiste/La Troisième République/11

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Chapitre X.

Histoire socialiste
La Troisième République

Chapitre XII.



CHAPITRE XI


Exigences de M. de Bismarck. — L’Impôt sur le revenu. — Protectionnisme et Libre-échange. — Démission de M. Thiers. — Avortement de la fusion. — Le comte de Chambord à Anvers. — La propagande bonapartiste.


La fin de l’année 1871 avait été marquée par des négociations avec l’Allemagne, négociations rendues parfois fort laborieuses, fort pénibles par les exigences du prince de Bismarck. L’ambassadeur prussien à Paris, M d’Arnim, de son côté, ne se contentait pas d’accumuler les difficultés : esprit brouillon, il trouvait moyen de se mêler aux intrigues politiques, se rangeant, contre le chef du pouvoir exécutif, du côté des monarchistes. Ceux-ci, si férus en apparence de patriotisme, loin de s’en offusquer, s’en félicitaient, tant parmi eux la passion politique dominait tout autre sentiment. Ces monarchistes-là étaient bien les descendants de ceux qui, après avoir émigré, porté les armes contre leur patrie assaillie par de redoutables coalitions, étaient revenus dans les « fourgons de l’étranger ». Patrie, drapeau, tout leur était indifférent, pourvu que la République fut renversée et que fut restaurée une monarchie.

Non sans peine, les difficultés s’étaient momentanément apaisées dans le domaine de la politique extérieure ; elles allaient, en revanche, se poursuivre avec une rare intensité dans la politique intérieure. L’accord des conservateurs proprement dits et d’un certain nombre de représentants à étiquette républicaine n’allait se réaliser que quand il s’agirait de combattre la fraction la plus avancée du parti républicain ou le socialisme sous ses aspects les plus vagues, les plus modérés. Du socialisme, ils avaient les notions les plus singulières et la haine la plus vivace.

L’année 1872 s’était ouverte par un assez important épisode des incessantes conspirations monarchiques. Il s’agissait de réparer le désarroi provoqué par la déclaration du comte de Chambord relative au drapeau blanc, et M. de Falloux, qui n’appartenait pas à l’Assemblée nationale, mais n’en avait pas moins une très grande influence, avait assumé la tâche de tenter le ralliement pour un suprême et décisif assaut contre la République. Cette nouvelle tentative de fusion entre orléanistes et légitimistes avorta, mais les détails en furent connus ; ils émurent l’opinion qui put constater que les conspirateurs ne renonçaient ni à leur œuvre, ni à leurs espérances.

C’est sous cette impression qu’eurent lieu les élections partielles du 7 janvier ; elles furent un nouveau succès pour les républicains. Toutefois, à Paris, M. Vautrain, président du Conseil municipal, d’étiquette républicaine, ancien maire du IVe arrondissement sous le gouvernement de la Défense nationale, politicien ondoyant et divers, qui avait voté, à l’Assemblée communale, contre l’instruction laïque ; qui affirmait que la République ne pouvait être placée au-dessus de la souveraineté du suffrage universel ; qui n’avait même pas effleuré la question cependant si parisienne et si d’actualité de l’amnistie, était le candidat opposé à Victor Hugo. Toute la réaction se groupa autour de lui et Paris, en l’élisant par 121.158 voix contre 93.243, vota comme un bourg pourri de province. Paris, il est vrai, était bien changé.

Jules Favre, toujours « jatte de lait empoisonnée », en tira argument et caractérisa l’élection : « Réconciliation de Paris avec Versailles, retour de l’Assemblée à Paris, amnistie ». C’était le même homme qui, étant ministre des Affaires étrangères, avait sollicité l’extradition contre les « communards » qui avaient réussi à franchir les frontières. Pouvait-il aussi amnistier Millière ?

La province donna une leçon à Paris, puisque sur seize sièges à pourvoir, onze furent donnés a des républicains, dont M. Challemel-Lacour ; un seul bonapartiste fut élu, M. Levert.

Ce fut dès les premières séances de janvier que M. Thiers put constater que la « lune de miel était finie ». Il est vrai de dire qu’il s’obstina à soutenir des idées vieillottes, ce qui le conduisit à la première crise sérieuse dont ne surent pas profiter ses adversaires ; il est vrai que l’attitude du pays n’avait pas été sans les impressionner vivement.

Après une escarmouche assez sérieuse à propos du projet de loi tendant à autoriser la Banque de France à augmenter de 100 millions l’émission de ses billets et qui n’avait eu sa solution que le 29 décembre, se posait la grave question des impôts nécessités par les charges nouvelles et lourdes auxquelles il importait de parer.

Plusieurs systèmes s’étaient trouvés en présence : application de centimes additionnels, c’est-à-dire conservation pure et simple des anciens impôts directs ; impôt sur le revenu ; relèvement des droits de douanes ; impôt sur les matières premières. Ce dernier système avait les préférences de M. Thiers ; il s’en était déjà expliqué dans son message du 7 décembre et, naturellement, il reliait cette solution à ses vues en matière de relations économiques avec l’étranger. Pour tout dire, M. Thiers était protectionniste, hostile par suite aux traités de commerce qui avaient inauguré en France, depuis 1800, le régime libre-échangiste. Aussi fallait-il considérer comme la conclusion logique de ses vues économiques les deux propositions faites par le cabinet à l’Assemblée : établissement de droits sur les matières premières, relèvement des taxes douanières.

Chacun s’évertuant, avec un patriotisme hautement désintéressé, à contribuer le moins possible aux charges qui pesaient sur la France, un grand courant d’opinion se manifesta dans le monde industriel et commercial et ce mouvement ne fut pas sans exercer une grande, déterminante influence sur l’Assemblée qui, cependant, dans sa majorité, se ralliait au régime protectionniste. De débats en débats, deux seuls systèmes étaient restés en concurrence : l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les matières premières.

L’impôt sur le revenu qui, trente-six ans après avoir fait couler tant d’encre, suscite de si nombreuses et si sérieuses polémiques, même dans les rangs du pays républicain ; dont la discussion, tant de fois amorcée, a toujours été ajournée, avait été débattu durant six séances à la fin de l’année 1871. Voici ce qu’en a écrit M. G. Hanoteaux dans son Histoire de la France contemporaine (t. I., page 383) : « La proposition émanait d’hommes d’une compétence incontestable : MM. Volowski, Henri Germain, Léonce de Lavergne. Ils insistaient sur les avantages d’un impôt contre lequel assurément il existe, en France, un fort préjugé, disaient-ils, mais qui est appliqué en Angleterre, aux États-Unis, en Autriche, en Suisse, en Italie ; impôt juste, car il fait contribuer tous les citoyens proportionnellement à leurs ressources ; impôt conforme aux principes économiques, puisqu’il remplace d’autres impôts dont le moindre inconvénient est de surcharger soit la classe pauvre, soit la classe productive et, avec elle, le travail national.

« Les auteurs de la proposition reconnaissaient, d’ailleurs, que la perception de l’impôt présenterait de réelles difficultés ; mais ils se targuaient d’avoir obvié à cette objection par leur projet de cédules. Cependant, pour celles des cédules qui visaient les revenus du commerce et des professions, ils étaient bien obligés d’en revenir au système de la déclaration et de la taxation ».

L’impôt sur le revenu avait été repoussé à la suite d’une intervention pressante de M. Thiers qui avait produit une profonde impression. Le succès du chef du pouvoir exécutif, sur ce point, eût été complet s’il n’eût pas parlé de « l’essai loyal de la République » et s’il n’eût affirmé que c’était pour lui un « souci continuel ». Ces paroles avaient fortement froissé les droites, devenues plus pointilleuses que jamais.

Le 10 janvier s’ouvrit la discussion sur le projet d’impôt sur les matières premières, projet auquel était étroitement reliée la question de protectionnisme ou de libre-échange. Durant neuf jours elle se prolongea : elle devait avoir une issue inattendue : la démission de M. Thiers.

En effet, le président de la République avait posé, en termes fort catégoriques, la question de confiance. M. Féray. cependant un partisan ardent de M. Thiers, déposa une résolution ainsi conçue : « L’Assemblée nationale, réservant le principe d’un impôt sur les matières premières, décide qu’une Commission de quinze membres examinera les tarifs proposés et les questions soulevées par cet impôt, auquel elle n’aura recours qu’en cas d’impossibilité d’aligner autrement le budget ».

Mise en présence d’un problème économique nettement posé, l’Assemblée, oubliant ses divisions politiques, les nécessités financières, — tant les intérêts matériels priment tout, — se divisa en deux camps : libre-échangiste et protectionniste ; dans chacun d’eux les divers partis se trouvèrent mêlés, confondus, et la résolution Féray fut adoptée par 367 voix contre 297. Dès la clôture de la séance, le cabinet était démissionnaire, et le lendemain M. Thiers adressait à M. Jules Grévy, président de l’Assemblée, sa démission, réclamant qu’il fût pourvu le plus rapidement possible à son remplacement.

Cet acte, qui provoqua une très vive émotion, ouvrait une crise grave : elle aurait pu entraîner des conséquences dangereuses si la Droite avait osé en profiter. Ce fut l’énorme orléaniste, M. Batbie, qui, le lendemain, au nom de toutes les réactions coalisées, présenta, en concurrence avec celui de M. Desseilligny, organe du Centre-Gauche, un ordre du jour de retraite piteuse. Il fut voté à l’unanimité moins huit voix, et porté à M. Thiers par le Bureau que suivirent en cortège plus de deux cents députés. Cette démarche, qui pansait la blessure d’amour-propre reçue la veille, décida le chef du pouvoir exécutif à rester à son poste ; il eut été désolé de le quitter. L’ordre du jour Batbie portait : « Considérant que l’Assemblée, dans sa résolution d’hier, s’est bornée à réserver une question économique, que son vote ne peut être, à aucun titre, regardé comme un acte de défiance ou d’hostilité, et ne saurait impliquer le refus du concours qu’elle a toujours donné au Gouvernement, l’Assemblée, fait un nouvel appel au patriotisme de M. le Président de la République, et déclare ne pas accepter sa démission ».

Les Droites — tenant à l’écart le parti bonapartiste, qui faisait un effort considérable pour se reconstituer dans l’Assemblée et dans le pays — avaient été prises au dépourvu par la démission de M. Thiers ; elles résolurent de s’organiser d’une façon sérieuse, afin de se trouver prêtes si une nouvelle occasion d’agir se présentait ; cette occasion, elles la feraient naître au besoin. La grande difficulté à vaincre c’était de grouper en un seul faisceau toutes les forces royalistes de l’Assemblée, de réaliser ce que l’on baptisa la « fusion ». Il fut même question du duc d’Aumale comme chef du pouvoir exécutif. Il ne manquait que l’agrément du comte de Chambord, qui se trouvait à Anvers. Le général Ducrot, le même qui avait déclaré le jour d’une sortie, au cours de laquelle son incapacité notoire éclata, qu’il ne rentrerait que « mort ou victorieux », et qui rentra dans Paris bien vivant et battu, s’était rendu auprès de lui pour le supplier de renoncer au drapeau blanc. La démarche fut inutile. D’autres notabilités revinrent à la charge, mais en vain. Ces négociations se traduisirent par un avortement solennel, et leur conclusion la plus nette, fut que le comte de Chambord fut obligé de quitter Anvers. Les royalistes, une fois de plus, se trouvaient désemparés.

Les bonapartistes, plus capables d’action, malgré la solennelle mais trop platonique flétrissure infligée par la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale, à Bordeaux ; malgré les revers, la présence humiliante, poignante, des troupes allemandes dans plusieurs départements, déployaient une grande activité, aidés par les trop nombreux fonctionnaires et magistrats restés en place après la Révolution du 4 Septembre.

Leur propagande était incessante et audacieuse. M. Rouher, le 11 février, avait été élu en Corse ; des journaux se fondaient, des brochures impudentes s’imprimaient et se répandaient à profusion, et un mouvement assez sensible se manifestait, inquiétant ; tellement, que M. Thiers et le cabinet durent s’en préoccuper. Et, cependant, à chaque instant se produisait un incident, quelque événement de nature à discréditer ce parti ou, pour mieux dire, cette faction devant le pays. Le procès intenté à M. Janvier de la Motte, ancien préfet de l’Empire, le légendaire « père des pompiers », à propos de sa trop fantaisiste façon de comprendre et de pratiquer les règles de la comptabilité publique, surtout en matière de virements, avait eu un retentissement considérable ; il avait même entraîné la démission de M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, qui avait tenté de justifier ces pratiques. Rien n’y faisait, la propagande accomplissait son œuvre et il y avait lieu d’en montrer de l’inquiétude ; les bonapartistes étaient des hommes d’action, sans scrupules, et ils comptaient de nombreux partisans dans l’armée. Le Cabinet, par l’organe de M. Victor Lefranc, ministre de l’Intérieur, déposa un projet de loi tendant à « assurer la sécurité de l’Assemblée et du Gouvernement », mais il ne fut jamais discuté, et l’Assemblée, fort troublée, fort indécise, — les Droites irritées de l’avortement de toutes leurs combinaisons, — se sépara le 29 mars. Avant la clôture de la session, elle avait voté la loi contre l’Internationale et le budget de l’année 1872.