Identité et réalité/Appendices

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Félix Alcan (p. 405-428).

APPENDICES


I

LEIBNIZ, NEWTON ET L’ACTION À DISTANCE

Dès que Newton eut découvert la loi de la gravitation universelle, la question de l’action à distance se trouva posée et fut aussitôt agitée ; elle donna lieu à des querelles acerbes et retentissantes (voir par exemple, dans le Recueil de lettres entre Leibniz et Clarke, 1er  écrit, § 1, et 5e  écrit § 114, des allusions qui ont un fâcheux air d’appel au bras séculier — mais il n’est que juste de constater que Leibniz avait été précédé dans cette voie par les newtoniens, Cotes, dans sa fameuse préface aux Principes, ayant déclaré que la recherche des causes de la gravitation était un signe d’athéisme).

Il est d’autant plus curieux que des doutes aient pu surgir sur les véritables opinions des protagonistes. Newton était-il vraiment « newtonien », comme on disait au xviiie siècle ? N’a-t-il pas au contraire désapprouvé au fond l’hypothèse d’une action à distance, formulée par ceux qui se réclamaient de lui ? Leibniz qui « est parti d’un système dans lequel il rejetait l’attraction », n’a-t-il pas changé d’avis, en arrivant « à partager sur la nature de cette vertu, l’opinion des disciples immédiats de Newton », comme le formule M. Duhem (L’évolution de la mécanique, p. 39) ? Il est certain que les divers textes qu’on cite sont susceptibles d’interprétations de ce genre. Il nous semble cependant qu’à considérer dans leur ensemble les opinions de ces deux grands hommes, on arrive à confirmer la manière devoir des contemporains.

1o  Leibniz. — Remarquons d’abord que si l’on tient à ce qu’il ait changé d’avis, ce ne pourra pas être dans le sens que nous venons d’indiquer. En effet, c’est surtout dans les œuvres de son âge mûr (après 1700) qu’il se prononce, avec une netteté qui ne laisse rien à désirer, contre les idées newtoniennes. Ainsi dans les Nouveaux Essais, datant de 1703, il dit : « On peut juger que la matière n’aura pas naturellement l’attraction, mentionnée ci-dessus, et n’ira pas d’elle-même en ligne courbe, parce qu’il n’est pas possible de concevoir comment cela s’y fait, c’est-à-dire de l’expliquer mécaniquement », et dans la suite il qualifie cette hypothèse de fainéante et l’accuse de détruire « également notre Philosophie qui cherche les raisons, et la divine sagesse qui les fournit (éd. Erdmann, p. 203). Dans la correspondance avec Clarke qui, datant des années 1715-1716, constitue le dernier des importants écrits de Leibniz (elle est certainement postérieure aux passages sur la force, etc., qu’on cite), il s’exprime, si possible, avec plus d’énergie encore. Transcrivons les passages les plus marquants : 4e  écrit, § 45 : « Il est surnaturel aussi que les corps s’attirent de loin, sans aucun moyen ; et qu’un corps aille en rond, sans s’écarter par la tangente, quoique rien ne l’empêchât de s’écarter ainsi. Car ces effets ne sont point explicables par les natures des choses. » — 5e  écrit, § 35 : « Car c’est une étrange fiction que de faire toute la matière pesante, et même vers toute autre matière ; comme si tout corps attiroit également tout autre corps selon les masses et les distances ; et cela par une attraction proprement dite, qui ne soit pas dérivée d’une impulsion occulte des corps : au lieu que la pesanteur des corps sensibles vers le centre de la Terre, doit être produite par le mouvement de quelque fluide. Et il en sera de même d’autres pesanteurs, comme de celles des planètes vers le Soleil, ou entre elles. Un corps n’est jamais naturellement, que par un autre corps qui le pousse en le touchant : et après cela il continue jusqu’à ce qu’il soit empêché par un autre corps qui le touche. Toute autre opération sur le corps, est ou miraculeuse ou imaginaire. » — 5e  écrit, § 113 : « C’est par là que tombent les Attractions proprement dites, et autres opérations inexplicables par les natures des créatures, qu’il faut faire effectuer par miracle, ou recourir aux absurdités, c’est-à-dire, aux qualités occultes scholastiques, qu’on commence à nous débiter sous le spécieux nom de forces, mais qui nous ramènent dans le royaume des ténèbres. C’est, inventa fruge, glandibus vesci. — § 114. Du temps de Mr. Boyle, et d’autres excellens hommes qui fleurissoient en Angleterre sous les commencements de Charles II, on n’aurait pas osé nous débiter des notions si creuses. J’espère que ce beau temps reviendra sous un aussi bon gouvernement que celui d’à présent, et que les esprits un peu trop divertis par le malheur des temps, retourneront à mieux cultiver les connoissances solides. Le capital de Mr. Boyle était d’inculquer que tout se faisoit mécaniquement dans la Physique. Mais c’est un malheur des hommes, de se dégoûter enfin de la raison même, et de s’ennuyer de la lumière. » Donc, pour rester d’accord avec les faits, il faudrait supposer que Leibniz, d’abord favorable à l’action à distance, se serait finalement tourné du côté adverse, ou bien alors, il aurait changé deux fois d’opinion, et serait revenu, vers la fin de sa vie, à des opinions professées au début. Ces suppositions, certes, n’ont rien d’invraisemblable en elles-mêmes. Ce qui les rend cependant un peu malaisées, c’est un argument en quelque sorte psychologique que suggère la correspondance avec Clarke. Des écrits où Leibniz parle de la force étaient à ce moment publiés depuis longtemps. Il est peu probable que, vu la célébrité de leur auteur, Clarke les ait ignorés, voire même qu’il n’ait pas parcouru exprès les œuvres de son contradicteur pour y chercher des armes. Sans doute, le ton de Clarke est un peu plus modéré que celui de son illustre adversaire. Croit-on cependant que s’il avait pu mettre ce dernier en contradiction avec lui-même, il aurait laissé échapper cet argumentum ad hominem ? Or, il n’y en a pas trace dans le Recueil de lettres. Mais on peut, croyons-nous, établir directement, par l’examen des textes mentionnés, que Leibniz dans cette question n’a pas changé d’avis, que ses opinions passablement difficiles à pénétrer à cause de la manière fragmentaire dont il aimait à s’exprimer et qui rend fréquemment obscures ses déclarations, en dépit de l’apparente clarté des phrases — ont été cependant, d’un bout à l’autre de sa carrière scientifique, tout à fait consistantes.

Notons d’abord que Leibniz, en traitant de ces matières, commence généralement par établir ce principe que « l’essence du corps » ne consiste pas dans l’étendue seule. Cela nous paraît tout à fait évident à l’heure actuelle (bien que, comme nous l’avons vu au chapitre vii, la science moderne en réalité tende également vers la supposition contraire) : mais la science à ce moment était cartésienne, et Descartes, on le sait assez, avait absolument confondu les deux concepts de matière et d’espace. Le premier en date des écrits cités par M. Duhem (il a été publié en 1691) porte précisément le titre Lettre sur la question si l’essence du corps consiste dans l’étendue (éd. Erdmann, p. 112-113). On y lit : «  Tout cela fait connoître qu’il y a dans la matière quelque autre chose, que ce qui est purement Géométrique, c’est-à-dire, que l’étendue et son changement, et son changement tout nud. Et à le bien considérer, on s’aperçoit qu’il y faut joindre quelque notion supérieure ou métaphysique sçavoir celle de la substance, action, et force ; et ces notions portent que tout ce qui pâtit doit agir réciproquement, et que tout ce qui agit doit pâtir quelque réaction ; et par conséquent qu’un corps en repos ne doit pas être emporté par un autre en mouvement sans changer quelque chose de la direction et de la vitesse de l’agent. — Je demeure d’accord que naturellement tout corps est étendu, et qu’il n’y a point d’étendue sans corps. Il ne faut pas néanmoins confondre les notions du lieu, de l’espace, ou de l’étendue toute pure, avec la notion de la substance, qui outre l’étendue, renferme la résistance, c’est-à-dire, l’action et la passion. » Antérieurement déjà, dans la Réplique à l’abbé de Conti (1687, éd. Dutens, vol. III, p. 199) il affirme « qu’il faudra admettre dans les corps quelque chose de différent de la grandeur et de la vitesse, à moins qu’on veuille refuser aux corps toute la puissance d’agir ». De même, dans le De primæ philosophiæ emendatione et de notione substantiæ (paru en 1694, Erdmann, p. 122), après avoir insisté sur sa notion de substance, il poursuit : « Quod illi non satis percepisse videntur, qui essentiam ejus [sc. corporis] in sola extensione… collocaverunt. » Dans la courte Lettre à un ami sur le cartésianisme on lit : « C’est depuis quelque temps que j’ai des démêlés avec Messieurs les Cartésiens… Car quoique je demeure d’accord que le détail de la nature se doit expliquer mécaniquement, il faut, qu’outre l’étendue on conçoive dans le corps une force primitive, qui explique intelligiblement tout ce qu’il y a de solide dans les formes des écoles. » (Erdmann, p. 123). De même il dit dans le Supplément à la lettre à Fabri (daté de 1702, Mathem. Schriften, éd. Gerhardt, vol. VI, p. 98) : « Nempe corporis essentiam Cartesiani collocant in sola extensione, ego vero, etsi cum Aristotele et Cartesio contra Democritum Gassendumque Vacuum nullum admittam… puto tamen cum Democrito et Aristotele contra Cartesium aliquid in corpore esse passivum præter extensionem, id scilicet quo corpus resistit penetrationi. » De même encore, dans la Commentatio de anima brutorum (1710, Erdmann, p. 463), il revient sur l’idée que l’étendue seule ne suffit pas à la conception du corps.

Mais du moment que cette « notion supérieure métaphysique » de « substance, action et force » doit en première ligne différencier le corps de l’espace et que, d’autre part, comme nous l’avons vu, aucune action à distance ne doit être admise, il reste donc qu’elle soit un principe d’action se manifestant au contact, en d’autres termes un synonyme de notre notion de masse, bien entendu telle que celle-ci est comprise par les physiciens qui excluent l’action à distance. Ce qui paraît contredire cette conception et a sans doute été une des principales sources d’erreur pour les commentateurs, c’est que Leibniz semble quelquefois déclarer que la notion de masse ne suffit point. Le passage en apparence le plus concluant à ce point de vue se trouve dans le Système Nouveau de la Nature (1695, Erdmann, p. 124) : « Mais depuis ayant tâché d’approfondir les principes mêmes de la Mécanique, pour rendre raison des loix de la Nature que l’expérience faisoit connoître, je m’aperçus que la seule considération d’une masse étendue ne suffisoit pas et qu’il fallait employer encore la notion de la force, qui est très-intelligible quoiqu’elle soit du ressort de la Métaphysique. »

La difficulté se résout si l’on prend garde que le terme de masse n’a pas ici la même signification que dans la mécanique moderne. Cela ressort clairement du passage suivant (Supplément à la lettre à Fabri (déjà cité, p. 100). « Porro τὸ δυναμικὸν seu potentia in corpore duplex est. Passiva et Activa. Vis passiva proprie constituit Materiam seu Massam, Activa ἐντελέχειαν seu formam. » La même distinction entre la puissance passive et active de la matière apparaît dans la Lettre à Wagner, (1710, Erdmann, p. 466, § 11) : « Respondeo primo, principium activum non tribui a me materiæ nudæ sive primæ, quæ mere passiva est, et in sola antitypia et extensione consistit ; sed corpori seu materiæ vestitæ sive secundæ, quæ praeterea Entelechiam primitivam seu principium activum continet. » La suite explique encore plus clairement cette distinction : « Respondeo secundo, resistentiam materiæ nudæ non esse actionem, sed meram passionem, dum nempe habet antitypiam, seu impenetrabilitatem, qua quidem resistit penetraturo, sed non repercutit, nisi accedat vis elastica. » De même encore la Commentatio de anima brutorum porte : « Materia in se sumta seu nuda constituitur per Antitypiam et Extensionem. Antitypiam voco illud attributum, per quod materia est in spatio… Et proinde admittendum est aliquid præter materiam quod sit… principium… motus seu actionis externæ. Et tale principium appellamus substantiale, item vim primitivam ἐντελέχειαν τὴν πρώτην… quod activum cum passivo conjunctum substantiam completam constituit » (Erdmann, p. 463).

Ce principe actif apparaît en outre comme une grandeur intensive, cause du changement dans la nature : Activum vel Potentia præditum est Thema (vel rerum status) ex quo sequetur mutatio certis quibusdam praeterea positis inertibus, seu quæ talia sunt, ut ex ipsis solis positis utcunque nulla mutatio sequatur (Cassirer. Leibniz’ System. Marburg, 1902, p. 336). Il est le principe qui crée les lois du mouvement puisqu’il est cause que la somme des forces vives ne saurait augmenter, un corps ne pouvant en pousser un autre qu’aux dépens de sa propre force, ainsi qu’il appert de la suite du Supplément à la lettre à Fabri (nous citons ce passage dans l’Appendice III, à propos du concept d’inertie chez Képler, p. 425).

Ainsi la différence entre la conception moderne de la masse et celle de Leibniz est en ce que, nous servant de ce terme, nous pensons à la fois au côté passif et au côté actif du phénomène : alors que Leibniz, quoiqu’il eût conscience, bien entendu, que les deux sont inséparablement liés (voir plus haut le passage de la Lettre sur la question, etc.) » les séparait cependant par la pensée et appelait la faculté de pâtir seule antitypie, impénétrabilité ou masse, l’attribuant à la matière première ou nue, alors que la faculté d’agir était pour lui la forme, entéléchie ou force et constituait, ajoutée à la première, la matière vêtue. En supposant des corps qui fussent doués de l’antitypie seule, ç’auraient été en quelque sorte des corps durs, mais privés de toute élasticité ; ces expressions ne sont pas justes, en ce sens que le concept de dureté inclut pour nous une faculté d’agir, alors que Leibniz pensait réellement à une sorte de dureté purement passive, ayant besoin, pour se manifester en action, de l’accession d’une force élastique. Cela se voit par le passage précité de la Lettre à Wagner et, plus clairement encore, par la suite du Supplément à la lettre à Fabri où il déduit que tout corps est essentiellement élastique. Mais cette vis elastica n’est pas la force ou entéléchie elle-même ; elle doit s’expliquer par cette force (qu’il appelle cette fois force active) et le mouvement : quæ ex motu, adeoque et vi activa materiæ superaddita, derivari debet, ajoute-t-il dans la Lettre à Wagner après les mots : vis elastica, et dans le Supplément à la lettre à Fabri il dit de même (l. c., p. 103) : Hinc autem intelligitur, etsi admittatur vis illa primitiva seu Forma substantiæ…, tamen in vi elastica aliisque phenomenis explicandis semper procedendum esse Mechanice, nempe per figuras quæ sunt modificationes materiæ, et per impetus qui sunt modificationes formæ, — le terme mechanice ayant ici, comme généralement chez Leibniz, la signification : par l’action de contact, c’est-à-dire à l’exclusion de l’action à distance ; quelquefois cependant il s’en sert pour indiquer ce qui a trait à la matière première ou nue seule, comme quand il dit (Commentatio de anima brutorum, Erdmann, p. 463) : Itaque pro certo habendum est, ex solo mechanismo, seu materia nuda, ejusque modificationibus perceptionem explicari non posse, non magis, quam principium actionis et motus. Il y a là évidemment un certain flottement de la nomenclature qui a contribué au malentendu dont nous avons parlé. (Sur le double concept de la masse chez Leibniz, cf. aussi E. Cassirer, l. c., p. 333-342, 515).

Le passage que nous venons de citer en dernier lieu montre en outre que Leibniz rattachait également à ce concept de force la perception ainsi que l’âme des animaux. C’est un point de vue sur lequel il insiste beaucoup dans la plupart des écrits que nous avons mentionnés au cours de cet Appendice. Nous avons quelquefois dû tronquer les citations, en remplaçant par des points tout ce qui se rapporte à cet aspect de la question afin de ne pas gêner notre déduction. L’exposé le plus clair s’en trouve dans la Lettre à Wagner : Respondeo tertio : Hoc principium activum, hanc Entelechiam primam, esse revera principium vitale, etiam percipiendi facultate præditum, et indefectibile, ob rationes dudum a me allegatas. Idque ipsum est, quod in brutis pro anima ipsorum habeo. Si l’on fait attention que Leibniz dans le Système Nouveau (cf. p. 285 et 408), en introduisant la notion de force, la déclare, sans autre explication, « très intelligible quoi qu’elle soit du ressort de la Métaphysique » — dans un passage analogue du traité De primæ philosophæ emendatione (Erdmann, p. 122), il ajoute après les termes vis seu virtus la parenthèse : « quam Germani vocant Kraft Galli la force », ce qui montre bien qu’il fait appel non pas à une abstraction savante mais à une notion du sens vulgaire, — on arrive à la conclusion que Leibniz pensait à ce que nous appelons la sensation d’effort. Dès lors, il ne paraît pas trop hardi de constater une parenté entre ses conceptions et celles de Schopenhauer, qui dit qu’en exerçant un acte de volonté nous nous trouvons « derrière les coulisses de la nature » (cf. chap. ix, p. 284).

Si l’on admet que Leibniz se servait du terme intelligible dans le sens que nous venons d’indiquer, sa déclaration relative à l’intelligibilité complète de la nature (voir plus haut, chap. ix, p. 272) prend un sens très différent. Il semble d’ailleurs qu’on soit forcé d’avoir recours à cette interprétation, car, nous l’avons vu, Leibniz a conçu la sensation comme inexplicable par le mécanisme (p. 265), et le concept de l’harmonie préétablie (p. 277) prouve qu’il rangeait dans la même catégorie l’action transitive ; l’une et l’autre se passant apparemment dans une sphère supérieure aux choses que « l’ange » pourrait expliquer, et ne pouvant être atteintes par une « analyse infinie ». Remarquons, pour éviter tout malentendu, que même en l’interprétant ainsi, le postulat de Leibniz diffère de notre conception, car il suppose que le mécanisme (en négligeant l’irrationnel qu’il recèle), peut entièrement expliquer la nature (à part la sensation) ; alors que, selon nous, cette « explication » par le mécanisme ne vise réellement que l’identité, laquelle est irréalisable comme le montre le principe de Carnot.

Nous avons préféré, dans le texte, prendre à la lettre l’affirmation de Leibniz, parce qu’elle nous offrait l’occasion de préciser notre pensée. Il semble d’ailleurs que Schopenhauer l’ait comprise ainsi ; la déclaration citée par nous (bien que le nom de Leibniz ne soit pas mentionné), y fait certainement allusion ; il est d’ailleurs plus que probable que Schopenhauer n’avait pas conscience de la parenté des conceptions que nous avions constatée.

On sait que Leibniz superposait au monde physique du mécanisme un monde métaphysique de monades ; et la difficulté à laquelle on se heurte en voulant saisir sa pensée devient particulièrement sensible quand il s’agit de comprendre, comme dans la question que nous venons de traiter, comment s’opérait cette superposition.

2o  Newton. — Il est certain que Newton n’a jamais expressément affirmé que la gravitation était due à une véritable action à distance. Mais la deuxième édition des Principes, parue en 1713, est précédée d’une préface de Roger Cotes qui contient à ce sujet des déclarations très nettes. La gravitation est une qualité essentielle de la matière, au même degré que l’extension, la mobilité et l’impénétrabilité ; ce n’est pas une qualité occulte, puisqu’on peut directement démontrer son existence : ex Phænomenis ostensum est hanc virtutem revera existere. Peut-on supposer que Newton ait été, dans cette question si essentielle, en désaccord absolu avec son disciple et qu’il l’ait néanmoins laissé faire, au risque d’être compromis par lui ? On sait que Newton détestait cordialement, fuyait systématiquement tout ce qui ressemblait à une discussion, à une polémique. Est-il croyable qu’il ait laissé passer pour siennes des opinions qui forcément devaient choquer ses contemporains, lui attirer des contradictions et des querelles, si ces opinions étaient diamétralement opposées à celles qu’il professait réellement ? N’est-il pas infiniment plus probable qu’il les approuvait tacitement, selon la juste expression de M. Rosenhergor (Geschichte, III, p. 2) ?

À l’égard de ces déductions, à l’égard du sentiment unanime des contemporains et de la postérité immédiate, on cite un certain nombre de textes. Le plus précis en apparence est un passage d’une lettre à Bentley (datée du 25 févr. 1692, Opera, éd. Horsley. Londres, 1785, p. 438) : That gravity should he innate, inherent and essential to matter, so that one body may act upon another through a vacuum, without the mediation of anything else, by and through which their action and force may be conveyed from one to another, is to me so great anabsurdity, that I believe no man who has in philosophical matters a competent faculty of thinking, can ever fall into it. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que cette déclaration est bien moins concluante qu’elle n’en a l’air. On verra plus bas que Clarke, avec un peu moins d’emphase, s’est exprimé d’une manière à peu près analogue ; et pourtant on ne saurait douter qu’il fût, à notre point de vue, partisan de l’action à distance. Newton ne dit pas du tout que l’action ne lui semble possible que par le contact de deux corps ; il déclare seulement qu’un corps, pour agir sur un autre, a besoin d’un intermédiaire ; il laisse complètement dans le vague la nature de ce « quelque chose », et notamment n’affirme point que ce doit être une chose de nature matérielle. — Il paraît que ce à quoi Newton pensait réellement, c’était l’intervention d’une sorte de milieu ou de principe immatériel ou spirituel dont il avait emprunté l’idée à la doctrine semi-théologique de Henry More, philosophe de la seconde moitié du xviie siècle, dont les conceptions semblent avoir joui d’une autorité considérable à l’époque. On en trouvera l’exposé chez M. Lasswitz (Wirklichkeiten, 2e  éd., p. 42 ss.) et l’on y verra comment, les tendances religieuses de Newton aidant, ce qui fut à l’origine une sorte d’article de foi théologique se transforma chez lui en théorie scientifique que son autorité fit ensuite accepter autour de lui. Au point de vue strictement physique, cela est clair, ces conceptions revenaient bien à une action à distance pure et simple. Clarke, dans sa discussion avec Leibniz (4e  réplique, § 45, Erdm., p. 762) fait encore allusion à un principe immatériel : « Il est vrai que si un corps en attiroit un autre, sans l’intervention d’aucun moyen, ce ne serait pas un miracle, mais une contradiction ; car ce seroit supposer qu’une chose agit où elle n’est pas Mais le moyen par lequel deux corps s’attirent l’un l’autre peut être invisible et intangible et d’une nature différente du mécanisme. » Cotes, au contraire, en fait abstraction ; si Newton a permis que la théorie fût exposée de cette manière, c’est probablement qu’étant arrivée la conviction qu’au point de vue scientifique ces deux genres de conceptions aboutissaient au même, il jugea préférable d’écarter dans un livre de physique ce qui était en somme une hypothèse théologique. Il est clair d’ailleurs qu’on peut concevoir la force comme ce « quelque chose » d’intermédiaire dont parle la lettre à Bentley ; mais il est à remarquer que ce terme même de force y est appliqué évidemment non pas à l’action à distance, mais, comme chez Leibniz, à l’action par contact.

En dehors de la lettre à Bentley, on peut faire valoir plusieurs passages plus ou moins ambigus disséminés dans les Principes et l’Optique. L’un des plus explicites suit, dans les Principes, le fameux hypotheses non fingo. Mais la citation vaut d’être reproduite en son entier : Rationem vero harum Gravitatis proprietatum ex Phænomenis nondum potui deducere, et Hypotheses non fingo. Quicquid enim ex Phænomenis non deducitur, Hypothesis vocanda est ; et Hypotheses seu Metaphysicæ, seu Physicæ, seu Qualitatum occultarum, seu Mechanicæ, in Philosophia Experimentali locum non habent. In hoc Philosophia Propositiones deducuntur ex Phænomenis, et redduntur generales per Inductionem. Sic impenetrabilitas, mobilitas, et impetus corporum et leges motuum et gravitatis innotuerunt. Et satis est quod Gravitas revera existat, et agat secundum leges a nobis expositas, et ad corporum cœlestium et maris nostri motus omncs sufficiat (Principia. Amsterdam, 1714, p. 487).

Assurément, si l’on isole les phrases In hac philosophia, etc., elles ont l’apparence d’une profession de foi comtiste. Mais il suffit, à cet égard, de se reporter à la première phrase : Nondum potui… Ce que Newton voulait dire, c’est que, dans l’exposé des résultats de recherches scientifiques, il faut s’abstenir de formuler des suppositions qui ne seraient pas confirmées par des faits ; mais il ne distinguait pas, à ce point de vue, entre des suppositions relatives à des lois et celles concernant le mode de production. Surtout, il n’entendait pas nier que ces suppositions fussent utiles pour guider le savant et encore moins songeait-il à interdire les recherches sur le mode de production. La suite du même passage le prouve surabondamment. C’est un expose un peu nébuleux, où il est question de Spiritu quodam subtilissimo corpora crassa pervadente et in iisdem latente. Newton attribue à cet être hypothétique les phénomènes de la cohésion, de l’électricité, de la lumière ; de même Sensatio omnis excitatur et membra Animalium ad voluntatem moventur, vibrationibus scilicet hujus Spiritus per solida nervorum capillamenta ab externis sensorum organis ad cerebrum et a cerebro in musculos propagatis. Newton ajoute : Sed haec paucis exponi non possunt ; neque adest sufficiens copia experimentorum, quibus leges actionum hujus Spiritus accurate determinari et monstrari debent. Évidemment, il s’agit ici d’une véritable hypothèse sur le mode de production, et si Newton s’abstient de la développer, c’est uniquement parce que ses recherches ne sont pas assez avancées. — Quant à la nature de cette hypothèse, elle dérive sans doute des conceptions de More et il est peu probable que l’action par contact aurait gagné à ce qu’elle fût exposée plus amplement.

Par contre, on trouve en effet, dans l’Optique, des passages d’où il semble ressortir que Newton, à un certain moment, a bien songé à réduire la gravitation à l’action mécanique d’un milieu. Dans le IIe avertissement à la xxie question (3e  éd. Londres, 1721, p. 325), Newton se défend même expressément d’avoir supposé l’action à distance : And to shew that I do not take Gravity for an Essential Property of Bodies, I have added one Question concerning its Cause, chusing to propose it by way of a question, because I am not yet satisfied about it for want of Experiments. Dans la Question même, il parle en effet d’un milieu conçu évidemment comme matériel qui serait plus rare dans l’intérieur du soleil, des étoiles, des planètes et des comètes que dans les espaces célestes vides ; ce milieu, devenant de plus en plus dense à mesure qu’on s’éloigne de ces corps, serait la cause de la gravitation des corps célestes les uns envers les autres et des parties de ces corps envers les corps eux-mêmes. — La forme même de ce morceau conçu comme une interrogation et les précautions oratoires de l’avertissement font voir que Newton ne prenait pas ces déclarations trop au sérieux et si, dans la préface à la 2e  édition de l’Optique, il a inséré quelques phrases où il semble encore protester contre l’opinion qui lui attribue une action directe à distance, il n’a pourtant pas songé à supprimer les passages de la Question XXXI où il a tracé le programme d’une physique qui ramènerait tous les phénomènes à des actions à distance exercées par les particules des corps.

Ce n’étaient apparemment que des formules « de style » insérées par précaution et destinées à prévenir des polémiques que Newton fuyait volontiers. Les contemporains, cela est certain, ont compris que c’était là sa véritable pensée et tout semble indiquer qu’ils avaient raison. On peut supposer que Newton, avant de parvenir au concept de l’action à distance, a dû tâtonner ; c’est probablement à cette époque qu’il aura fait quelques efforts en vue d’expliquer l’action de la gravitation par celle d’un milieu matériel ; il s’est habilement servi plus tard de ces quelques vagues tentatives pour donner un semblant de satisfaction à ses adversaires.

Il convient cependant de reconnaître que cette manière de voir au sujet des opinions fondamentales de Newton ne peut être étayée sur des preuves directes. On voit par la Correspondance avec Cotes (Correspondence of Sir Isaac Newton with Prof. Cotes, etc. by J. Edleston. Londres, 1850, p. 158) que Newton, qui revoyait soigneusement les épreuves de la seconde édition, lesquelles lui étaient envoyées au fur et à mesure, a expressément refusé de parcourir celles de la préface de Cotes. I must not see it, for I find I shall be examined on it, écrit-il à son disciple. (Cotes avait d’abord, assez bizarrement, proposé que Newton seul, ou avec Bentley, écrivît cette préface, s’engageant d’avance à la signer et à la défendre ensuite, mais Bentley, au nom de Newton et au sien propre, avait repoussé d’emblée cette proposition, (ib., p. 150). Edleston pense (ib., p. 150) que le refus de Newton était motivé par les attaques dirigées par Cotes contre Leibniz, à propos du calcul infinitésimal, attaques dont Newton aurait voulu laisser l’entière responsabilité à son disciple. Mais on peut supposer à la rigueur que les opinions tranchées de Cotes, en ce qui concerne la gravitation, y étaient pour quelque chose et que Newton ne les approuvait pas pleinement. Il reste, cependant, infiniment plus probable que sa désapprobation (en la supposant réelle) s’adressait plutôt à la forme qu’au fond des conceptions de Cotes.

Il est curieux de constater que Cotes lui-même, plus tard, s’est exprimé de manière à affaiblir ses déclarations concernant la nature essentielle de la gravitation (ib., p. 158).

II

LES PASSAGES DE PLUTARQUE ET DE SIMPLICIUS

Pour le passage de Plutarque, nous nous sommes servi dans le texte (p. 97) de la traduction de Bétolaud (Paris, 1870, p. 139). La manière très approximative dont s’y trouvent rendues certaines expressions favorise, semble-t-il, la confusion. Voici une version que nous avons cherché à rendre aussi littérale que possible : « Et ce qui aide la lune à ne pas tomber, c’est son mouvement et la rapidité de sa révolution. Ainsi les objets placés dans une fronde ne peuvent tomber par suite du tournoiement en cercle. Car le mouvement qui est conforme à la nature conduit chaque chose si elle n’est pas détournée par quelque autre. C’est pourquoi la pesanteur ne conduit pas la lune, parce que le mouvement circulaire repousse l’inclination vers le bas. »

Le terme que Bétolaud a traduit par neutralise est ἐκαρουόμενον ; il signifie chasse, écarte, repousse. Duebner dans sa traduction latine (Paris, 1856) l’a rendu par excutit. Le terme ῥοπή que nous avons rendu par inclination vers le bas est employé couramment pour désigner la force qui fait pencher le fléau d’une balance ; on peut donc le traduire aussi par pesanteur, comme l’a fait Bétolaud ; nous avons cependant préféré un terme moins précis, pour le distinguer de βάρος qui le précède.

Le passage de Simplicius a été indiqué par Wohlwill (Archiv fuer Voelkerpsychologie, vol. XV) et résumé par M. Vallati (Le speculazioni di Giovanni Benedetti, etc. Ac. de Turin, 1897-1898, p. 23). Nous n’en connaissons pas de traduction et c’est pourquoi nous la tentons ci-dessous :

« Hipparque, dans son περὶ τῶν διὰ βαρύτητα κάτω φερόμενων au sujet des objets projetés vers le haut, au-dessus de la terre, dit que l’impulsion (ἰσχύς, impetus) qui a projeté vers le haut, tant qu’elle prédomine sur la force (δύναμις, potentia) est cause de l’ascension et que la vitesse de l’ascension de l’objet lancé est proportionnelle à cette prédominance : mais quand celle-là (ἰσχύς) diminue, l’objet n’est plus porté vers le haut avec la même vitesse et ensuite l’objet lancé se porte vers le bas par suite de son inclination (ῥοπή, pesanteur) propre, alors qu’il subsiste encore quelque chose de la force (δύναμις) qui fait monter, puis celle-ci s’évanouissant graduellement, l’objet porté vers le bas s’y porte toujours plus vite et atteint le plus haut degré de vitesse quand la force qui a projeté vers le haut finit par faire défaut. Il donne la même cause pour les objets abandonnés de haut en bas ; car il y subsiste dans une certaine mesure la force de ce qui les a retenus, laquelle force agissant en sens contraire détermine au début la lenteur de la descente. » Aristote. Opera, éd. Bekker, vol. IV ; Scholia, éd. Brandis, p. 485.

III

LES COPERNICIENS ET LE PRINCIPE D’INERTIE

Nous avons vu (p. 99, note 4) que, d’après M. Rosenberg, le triomphe des théories géocentriques dans l’antiquité est lié à l’absence du concept d’inertie.

Cette remarque est certainement fort juste. Notre sensation immédiate semble à première vue nous donner une certitude absolue en ce qui concerne le mouvement et le repos ; le principe d’inertie détruit cette certitude, en nous convainquant que les phénomènes que nous considérions comme caractérisant le repos sont en réalité ceux du mouvement rectiligne et uniforme, et dès lors nous pouvons envisager le mouvement de ce qui nous paraît en repos apparent.

Toutefois, cette manière de voir entraîne une grosse difficulté historique. Il faudrait, en effet, logiquement que le principe d’inertie fût antérieur, dans le temps, à la théorie héliocentrique ou que les deux eussent été, au moins, énoncés simultanément. Or, M. Bosenberger lui-même attribue le principe d’inertie à Galilée. Quelles pouvaient donc être, à cet égard, les opinions de Copernic lui-même et de ceux qui ont adhéré à sa doctrine, dans l’intervalle qui sépare l’apparition du De revolutionibus (1543) des publications de Galilée et même, selon nous, on l’a vu, à certains égards de celles de Descartes ? Les historiens de la physique, en parlant des hommes de l’époque en question, ne semblent pas avoir projeté, sur cette matière, toute la clarté désirable.

C’est sans doute parce qu’il a eu conscience de cette difficulté que M. Painlevé a formulé une curieuse théorie sur l’origine du principe d’inertie (Bulletin de la Société française de philosophie, 5e  année, 1905, p. 36-37). L’éminent mathématicien suppose que Copernic et les Coperniciens concevaient bien le principe dans sa généralité ; s’ils ne l’ont pas énoncé, c’est uniquement à cause du danger matériel qu’aurait présenté une telle affirmation. Il semble bien, cependant, que dans les discussions théologiques qui ont surgi à propos de ces théories (comme par exemple dans le procès de Galilée) il soit à peu près uniquement question du mouvement de la terre. Postérieurement à la condamnation de Galilée, Descartes, dont on connaît la prudence, énonce le principe d’inertie sans, apparemment, avoir le moins du monde conscience d’émettre une opinion téméraire au point de vue religieux ; alors qu’en parlant du mouvement de la terre il use au contraire de précautions infinies.

Nous croyons, néanmoins, qu’il y a dans la théorie de M. Painlevé une grande part de vérité, que Copernic et ses successeurs immédiats se sont réellement appuyés sur un principe implicitement entendu et relatif au mouvement. Toutefois, ce principe n’était pas notre principe d’inertie, mais un énoncé beaucoup moins précis et d’ailleurs en partie erroné qu’on pourrait appeler le principe du mouvement relatif.

Constatons d’abord que, chez Copernic, les corps stellaires ne sont nullement mus par l’inertie. Nous avons mentionné dans le texte son opinion au sujet du mouvement circulaire naturel et de l’absence de force centrifuge résultant de la rotation de la terre. On peut citer, dans le même ordre d’idées, ce qu’il dit au sujet du fameux « troisième mouvement » de l’axe terrestre. Copernic, apparemment, eût considéré comme naturel que l’axe de la terre décrivit un cône autour de l’axe de l’écliptique : il crut donc devoir doter la terre, en dehors des deux mouvements de rotation et de révolution, d’un autre mouvement encore, destiné à maintenir son axe dans la même inclinaison par rapport au plan de l’écliptique : Sequitur ergo tertius declinationis motus annua quoque revolutione, sed in praecedentia, hoc est contra motum centri reflectens. Sicque ambobus invicem aequalibus fere et obviis mutuo evenit, ut axis terrae, et in ipso maximus parallelorum aequinoctialis in eamdem fere mundi partem spectent, ac si immobiles permanent. (De revolutionibus orbium cœlestium. Thorn, 1873, chap. xi, p. 31.)

Ces théories ne constituent pas une preuve absolue : nous avons vu, en effet, que Descartes lui-même n’a pas toujours traité correctement du mouvement de rotation des planètes. — Copernic ne s’est pas occupé directement de mécanique ; il n’a parlé des phénomènes du mouvement des corps terrestres que pour expliquer leur rapport au mouvement de la terre elle-même. Nous allons donc nous demander d’abord quel est l’énoncé dont il avait besoin pour sa théorie.

À ce point de vue, les opinions de Nicolas de Cusa, que nous avons résumées dans le texte, nous sont d’un précieux secours. Sans doute, Cusa n’était qu’un simple précurseur ; il y a loin de ses vagues affirmations à la claire théorie des mouvements planétaires formulée par le grand Polonais. Il n’en reste pas moins que Cusa avait envisagé la possibilité d’un mouvement de la terre. Bien entendu, en ce faisant, il avait conscience de heurter de front la conviction résultant de notre sensation immédiate pour laquelle la terre est quelque chose de stable. Comment s’y prenait-il donc pour écarter cette grave objection ? Il faisait valoir l’exemple du navire qui, à ceux qui se trouvent à bord, semble immobile, s’ils ne voient pas les rives. À première vue, on dirait qu’il y a là notre principe d’inertie tout entier. Mais il faut prendre garde : pas plus que Sextus Empirions, Cusa n’indique que son énoncé soit limité au mouvement rectiligne et uniforme. Au contraire, dans son idée, il s’appliquait certainement à tout mouvement quel qu’il fût. Si nous devions en préciser la teneur, nous le formulerions à peu près en ces termes : il est impossible de conclure, par la sensation immédiate ni par l’observation de phénomènes mécaniques, si un corps est en mouvement ou non. C’était donc un énoncé en quelque sorte purement négatif, déclinant simplement, pour la théorie du mouvement terrestre, le contrôle de la mécanique — négation assez explicable, en somme, si l’on pense à ce qu’était la physique de ce temps, entièrement soumise au péripatétisme. Mais il est clair qu’une proposition ainsi conçue ne pouvait servir à grand’chose en mécanique et qu’il était notamment impossible d’en déduire la décomposition du mouvement du jet, laquelle a été le vrai point de départ du principe d’inertie. C’est ce qui explique que Cusa, quand il a conçu le mouvement persistant dans un plan horizontal, ne l’a aucunement rattaché à sa conception de la relativité du mouvement.

Tout indique que Copernic, à ces divers points de vue, professait des opinions analogues. De même que Cusa, il se sert de l’exemple du navire ; il cite à ce propos un vers de Virgile, citation très appropriée, car le poète y dépeint la sensation immédiate, évidemment trompeuse dans ce cas : Provehimur portu, terraeque urbesque recedunt. (De revolutionibus. Thorn, 1873, p. 22). Il arrive ainsi à réfuter le témoignage de nos sens en ce qui concerne la réalité du mouvement : Quamquam in medio mundi terram quiescere inter autores plerumque convenit, ut inopinabile putent, sive etiam ridiculum contrarium sentire. Si tamen attentius rem consideremus, videbitur haec quaestio nondum absolutay et idcirco minime contemnenda. Omnis enim quae videtur secundum locum mutatio, aut est propter spectatae rei motum, aut videntis, aut cette disparem utriusque mutationem. Nam inter mota aequaliter ad eadem, non percipitur motus, inter visum dico et videns. (Ib., p. 16.)

On pourrait supposer que Copernic avait conscience qu’il s’agissait, en l’espèce, d’un mouvement particulier, de ce que nous appelons le mouvement inertial ; l’expression mota aequaliter ad eadem semble autoriser en quelque sorte une interprétation de ce genre (la version allemande de Menzzer, Thorn, 1877, traduit ad eadem par in gleicher Richtung, ce qui est un peu plus précis que le texte latin et semble se rapprocher encore davantage de nos conceptions actuelles). Mais il est clair, par le contexte, que Copernic a voulu dire tout simplement que, si l’observateur et l’objet observé ne sont pas doués du même mouvement, comme il y a déplacement relatif, le mouvement devient évident. Non seulement il ne faisait, à ce point de vue, aucune différence entre les mouvements rectiligne et curviligne, mais ce dernier, dans certains cas, lui apparaissait comme privilégié, c’est lui surtout qui donnait la sensation du repos : Igitur quod ainnt simplicis corporis esse motum simplicem (de circulari in primis verificatur), quamdiu corpus simplex in loco suo naturali ac unitate sua permanserit. In loco siquidem non alius, quam circularis est motus, qui manet in se totus quiescenti similis. Rectus autem supervenit iis, quae a loco suo naturali peregrinantur, vel extruduntur, vel quomodolibet extra ipsum sunt. Nihil autem ordinationi totius et formae mundi tantum repugnat, quantum extra locum suum quidquam esse. Rectus ergo motus non accidit, nisi rebus non recte se habentibus, neque perfectis secundum naturam, dum separantur a suo toto et ejus deserunt unitatem. (Ib., p. 23.)

Il semble qu’il ne soit pas trop malaisé de se rendre compte comment Copernic fut amené à concevoir ces théories. Le principe du mouvement relatif tel que nous l’avons énoncé est, en soi, une conception passablement paradoxale ; non seulement, comme nous l’avons dit, il est impossible d’en tirer une mécanique, mais il est contredit par des faits d’expérience vulgaire, tels que la pierre placée dans une fronde. Sans doute, rien n’indique que Copernic se soit livré à une étude plus approfondie des mouvements des corps terrestres ; mais nous savons qu’il a dû se préoccuper, à certains points de vue, de la question du mouvement centrifuge, notamment quand il lui a fallu expliquer la (prétendue) absence de ce mouvement à la suite de la rotation terrestre (cf. p. 101).

Il a donc fort probablement eu le sentiment que le principe n’était pas entièrement suffisant pour expliquer les phénomènes tels que nous les apercevons sur terre. C’est pourquoi il a fait appel à la distinction entre le mouvement naturel et le mouvement violent établie par Aristote et fermement ancrée dans l’esprit de ses contemporains. Chez Aristote, il est vrai, le mouvement naturel circulaire n’appartient qu’aux corps célestes : mais comme, chez Copernic, la terre elle-même devient un corps céleste, pareil aux autres planètes, il est tout simple de lui attribuer, ainsi qu’aux objets terrestres qu’elle entraîne dans son mouvement et en tant qu’ils y participent, le même privilège. — Aristote supposait aux corps terrestres un mouvement naturel rectiligne, vers le bas (corps lourds) et vers le haut (corps légers). Copernic conserve cette notion, de sorte que les objets terrestres, chez lui, sont doués de mouvements naturels de deux sortes, d’une part circulaires et d’autre part rectilignes (vers le bas et le haut). Mais comme il a sans doute hésité à faire participer le mouvement rectiligne (probablement surtout celui qui s’accomplit en vertu de la pesanteur) au privilège reconnu au mouvement naturel circulaire, il s’est avisé d’une distinction entre eux. Le mouvement circulaire devient, en quelque sorte, le mouvement naturel ou simple par excellence, puisque le corps « persiste dans son lieu naturel et dans son unité » et que le mouvement « reste entièrement en lui-même ». Le mouvement vers le haut et le bas lui est inférieur en ce sens que le corps « a quitté son lieu naturel ou a été poussé dehors ». Copernic savait d’ailleurs que le mouvement des corps qui tombent n’est pas uniforme ; mais cette particularité qui, pour nous, est primordiale au point de vue de la caractéristique du mouvement en question, lui semble secondaire, il ne la mentionne qu’à la suite du passage que nous venons de citer, la distinction entre les mouvements accomplis en leur lieu et en dehors du lieu propre lui apparaissant comme bien plus importante.

Évidemment, tout ce système ne vise que l’astronomie ; c’est qu’en effet, nous l’avons dit, Copernic se préoccupe uniquement de celle-ci, ne traitant des phénomènes terrestres que pour écarter, de son mieux, les objections qu’on en pouvait tirer contre sa théorie. D’ailleurs, à ce point de vue même, le système reste fort imparfait ; c’est ce qu’on voit par les objections des adversaires, qui font valoir sans cesse des arguments tirés du mouvement des corps terrestres, tel que celui d’une pierre tombant du haut d’une tour. Il semble notamment que ce soient en grande partie des arguments de ce genre qui aient empêché Tycho Brahé d’adhérer à la théorie copernicienne, bien qu’il ait admis, par ailleurs, la commodité de cette conception au point de vue du calcul et qu’il ait décerné de grands éloges à son auteur (Rosenberger. Geschichte, vol. I, p. 135).

Les idées de Képler en cette matière sont également fort curieuses. Képler avait une vive admiration pour l’auteur de la théorie héliocentrique et, à chaque occasion, se réclamait hautement de lui ; mais cela n’a pas empêché qu’il ait profondément modifié un des traits principaux de sa doctrine, en substituant aux cercles des ellipses. Il en a modifié aussi le fondement mécanique.

Il se peut d’ailleurs que ces deux changements soient en étroite corrélation. En effet, la conception du mouvement circulaire naturel était issue des idées sur la vertu particulière de la figure du cercle, considérée comme simple et parfaite. Or, il était malaisé d’attribués à l’ellipse les mêmes privilèges, on ne pouvait donc prétendre que les corps s’y mouvaient naturellement.

Pour Képler, tout corps a une tendance à demeurer à l’endroit de l’espace où il se trouve, tendance indépendante du mouvement dont il est doué. Les passages où il applique cette théorie aux corps célestes sont extrêmement nombreux. Citons-en quelques-uns particulièrement probants : Tertius interveniens, Opera omnia, éd. Frisch. Francfort, 1870 (vol. I, p. 590) : « Für mein Person sage ich, dass die Sternkugeln diese Art haben, dass sie an einem jeden Ort des Himmels, da sie jedesmal angetroffen werden, stillstehen würden, wann sie nicht getrieben werden solten. Sie werden aber getrieben per speciem immateriatam Solis, in gyrum rapidissime circumactam. Item werden sie getrieben von jhrer selbst eygnen Magnetischen Krafft, durch welche sie einhalb der Sonnen zu schiffen, andertheils von der Sonnen hinweg ziehlen ». — Epitome Astronomiæ Copernicanæ, ib., vol. VI, p. 341 : [Globus aliquid cœlestis] habet tamen ratione suæ materiæ naturalem ἀδυναμίαν transeundi de loco in locum, habet naturalem inertiam seu quietem, qua quiescit in omni loco, ubi solitarius collocatur.Ib., ib., p. 345 : Dictum est hactenus, præter hanc vim Solis vectoriam esse etiam naturalem inertiam in planetis ipsis ad motum, qua fit, ut inclinati sint, materiæ ratione, ad manendum loco suo. Pugnant igitur inter se potentia Solis vectoria et impotentia planetæ seu inertia materialis.

Ainsi donc, l’inertia, si elle pouvait prévaloir, ferait cesser le déplacement d’un corps qui se trouve en mouvement et l’amènerait au repos : elle est repugnans motui et constitue, comme Képler la définit lui-même avec précision, une causa privativa motus (ib., p. 174).

Ce qu’il faut encore remarquer particulièrement dans les citations que nous venons de faire, c’est que, chez Képler, cette propriété n’est pas limitée aux corps célestes ; au contraire elle ne leur appartient que parce qu’ils sont composés de matière, materiæ ratione ; en d’autres termes, c’est une propriété générale de toute matière comme telle. C’est ce qu’il a d’aîlleurs clairement formulé dans d’autres passages : vol. VII, p. 746 : Es hat aber aller koerperliche zeug oder materia aller ding in der gantzen Welt diese art, oder vilmehr diese tode unart, dass er plump ist und ungeschicht, von sich selber auss einem Ort in den andern zu wandern, und müssen derhalben von einem Leben, oder sonsten von aussen hero gezogen und getrieben werden.Ib. : Auf diese Weise sage auch ich, mit nur von dem mittelen, sondern von eim jedem Ort, wann etwas drein gesetzt werde, dass da ein toder Körper ist, wann es mit von dannen durch etwas anderes ausserhalb seiner gezogen werde, so koennt es auch von sich selbst mit von dannen kommen, darum dieweil es tod ist oder träg und unartig.

Dans ces conditions, évidemment, les mouvements persistants des corps célestes ont besoin de causes persistantes, afin de vaincre l’inertia qui tend continuellement à les éteindre. En ce qui concerne la révolution, Képler voit cette cause dans un fluide magnétique émané du soleil, ainsi que l’indique le passage que nous avions cité en premier lieu (cf. aussi, entre autres, ib., vol. VI. p. 311, 342, 343). Pour la rotation terrestre, il suppose des causes multiples (ib., ib., p. 175-177) dont la principale, semble-t-il, consisterait dans une propriété particulière de fibres circulaires disposées autour de l’axe terrestre. Mais il fait valoir aussi l’exemple de la toupie, et les expressions dont il fait usage en cette occasion se rapprochent de celles dont nous nous servons dans des cas de ce genre (comme par exemple : quantum vero materialem inertiam attinet, subjecti loco sit ad concipiendum impetum continuandamque rotationem). Toutefois, il convient de rappeler que cette manière particulière de considérer les corps en rotation était courante depuis l’antiquité (p. 98). Cusa était même allé, dans cet ordre d’idées, plus loin que Képler, puisqu’il avait conçu la perpétuité de ce mouvement de rotation par des causes purement mécaniques (p. 100 ss.), alors que, chez Képler, il apparaît comme devant diminuer de lui-même avec le temps (temporis diuturnitate debilitata paulatim emoriatur). C’est ce qui fait que cette species motus ne peut pas être, dans la terre, tout à fait la même que dans la toupie : non jam hospes amplius in Terra ut illa in turbine, sed inquilina plane seu materiæ suæ victrix et domitrix existens.

Notons, cependant, que Képler a tiré de ces considérations une conclusion importante, qui se rattache également, pour nous, au concept de l’inertie. Nous avons vu que Copernic avait cru devoir supposer un mouvement particulier de l’axe terrestre, destiné à lui conserver sa direction dans l’espace. Képler estime que cette supposition est inutile. C’est une correction qu’on attribue ordinairement à Gassendi (cf. par exemple De revolutionibus. Thorn, 1873, notes p. 10), mais elle se trouve déjà nettement indiquée dans l’œuvre de jeunesse de Képler, le Mysterium cosmographicum (éd. Frisch, vol. I, p. 121) ; Secundum motum in meram axis quietem redegimus, tertius jam ad secundum est reducendus et cum eo in unum confiandus. Képler cherche la cause de cette position parallèle de l’axe terrestre, dans une « inclination naturelle et magnétique de ses fibres au repos », et cette inclination (comme on le voit par un passage de l’Epitome, p. 176) lui apparaissait sous les espèces d’une forma, analogue à la propriété des fibres circulaires au mouvement de rotation, dont nous venons de parler plus haut. Cependant il ajoute aussitôt : vel etiam propter continuitatem diurnæ convolutionis circa hanc axem quæ illum tenet erectum, ut fit in turbine incitato et discursitante. Dans l’Epitome astronomiæ copernicæ, il emploie même, à propos du maintien de la direction de l’axe terrestre, le terme inertia ; c’est précisément le passage que nous avons cité plus haut et où celle-ci est définie comme la privativa causa motus.

En ce qui concerne les corps qui se trouvent sur terre, Képler, comme son illustre devancier, se sert de l’énoncé implicite que nous avons qualifié de « principe du mouvement relatif », afin d’ébranler le témoignage direct des sens : Motus enim non est proprium visus objectum, nec habet peculiarem sensum quo percipiatur, sed senso communi dejudiciatur (vol. VI, p. 181). Il fait valoir également le mouvement du navire et cite à ce propos le même vers de Virgile. Mais, tout comme Copernic, il sent sans doute que cela ne suffit point ; et n’ayant plus à sa disposition la ressource du « mouvement naturel », il imagine une théorie particulière. Si les objets terrestres sont entraînés dans le mouvement du globe, c’est à cause de l’action que la terre exerce sur eux. Cette action n’est pas simplement attractive, ou du moins ne l’est pas uniquement ; la terre entraîne aussi l’objet dans son mouvement circulaire et Képler semble croire que cet entraînement peut s’expliquer par l’attraction seule : Cum autem gravia petant Terrae corpus per se petanturque ab illo, fortius itaque movebuntur versus partes viciniores Terrae, quam versus remotiores. Quare transeuntibus illis partibus vicinis perpendiculariter subjectis, gravia inter decidendum versus superficiem transeuntem illam insuper etiam circulariter sequentur, perinde ac si essent alligata loco, cui imminent, per ipsam perpendicularem, adeoque per infinitas circum lineas, seu nervos quosdam obliquos minus illa fortes, qui omnes in sese paulatim contrahi soleant. Il est évidemment assez difficile de se représenter le mécanisme de cette action et de comprendre comment ces « nerfs obliques » pourraient exercer, sur un corps projeté en l’air, une poussée horizontale, pour le forcer à suivre le mouvement de la terre, alors qu’il aurait dû, en vertu de son inertia, rester au moins en retard sur le mouvement terrestre. Il paraît même, à première vue, étrange que Képler ait pu se contenter d’une conception de ce genre. Mais il ne faut pas oublier que celle-ci correspond à sa théorie de la révolution du système solaire : la terre fait tourner les corps voisins, tout comme le soleil, en vertu de sa rotation, fait mouvoir les planètes. C’est là d’ailleurs évidemment, remarquons-le en passant, la raison pour laquelle Képler hésite à assimiler entièrement la rotation terrestre à celle d’une toupie : c’est que celle-ci aboutit à un effet opposé ; au lieu d’entraîner les corps avec elle, elle les rejette. Si l’on veut savoir à quel point la théorie de Képler diffère de la nôtre, non seulement par les causes que l’une et l’autre mettent en jeu, mais par les phénomènes qui doivent en résulter, on n’a qu’à se référer à l’exemple donné par Képler lui-même : celui d’une pierre qui, des profondeurs de l’espace, arriverait sur la terre (Képler, dans ce cas comme dans bien d’autres, s’occupe uniquement de la rotation terrestre, en négligeant la révolution). Le mouvement supposé est bien étrange à notre point de vue actuel : la pierre qui tend d’abord en ligne droite vers le centre de la terre, subit en s’approchant une déviation de plus en plus grande, dans le sens de la rotation, jusqu’à ce que, à un moment donné, elle soit entraînée complètement dans celle-ci et finisse par tomber verticalement sur un point de la surface terrestre (cf. la figure, ib., p. 182).

Involontairement, devant ces conceptions, on se dit qu’il était grand temps que Galilée et Descartes vinssent tirer d’embarras les Coperniciens. On sent grandir son admiration pour les auteurs de la théorie héliocentrique qui surent, à travers ces ténèbres, distinguer la vérité, et pour leurs adhérents sur l’esprit de qui des arguments principalement astronomiques, c’est-à-dire en somme basés sur des considérations de simplicité, eurent assez de pouvoir pour leur faire négliger de graves difficultés physiques. Mais on juge peut-être aussi avec un peu plus d’indulgence l’attitude de ceux qui ne se sentirent point le courage d’adopter ces nouveautés.

Constatons d’ailleurs que Képler ne paraît avoir aucunement subi l’influence de Galilée, ce qui est assez étrange si l’on rapproche les dates.

L’Epitome astronomiæ copernicanæ, auquel appartiennent nos citations, est de 1618. Galilée semble avoir conçu la décomposition du mouvement du jet horizontal dès 1610 : la théorie s’en trouve indiquée, au moins partiellement, dans le traité portant le titre Istoria e dimostrazioni intorno alle macchie solari, publié en 1613, et d’autres communications paraissent, vers cette époque ou peu après, avoir circulé parmi les savants (cf. Wohlwill, l. c., XV, p. 267). Or Képler a certainement suivi avec beaucoup d’attention les travaux et découvertes de Galilée. Dès 1597, il était entré en correspondance avec lui (éd. Frisch, vol. I, p. 40-41) et il nous reste cinq lettres de Képler datant des années 1610 et 1611, ainsi que les réponses de Galilée (ib., vol. II, p. 454 ss.). Se peut-il qu’il ait ignoré que ce dernier, dans le traité que nous avons mentionné, avait nettement exposé qu’un corps conserverait indéfiniment son mouvement dans une direction quelconque, sur une surface sphérique, concentrique à la terre ? (Galilée. Opere. Florence, 1842, vol. III, p. 418).

Évidemment, il eût suffi que Képler adoptât ces vues, pour n’avoir plus besoin des étranges théories de l’Epitome. Faut-il donc supposer que ces dernières avaient acquis sur son esprit une puissance telle qu’il était devenu inaccessible à des considérations qui nous paraissent, actuellement, d’une évidence si manifeste ? Ce qui est certain, c’est que, même dans l’œuvre de Képler postérieur à l’Epitome, rien ne permet de conclure qu’il ait, à un moment donné, changé d’opinions en ce qui concerne les phénomènes du mouvement. Il est vrai que la dernière partie de sa vie fut plus particulièrement troublée par des circonstances extérieures : il est mort en 1630, c’est-à-dire avant la publication des Discorsi de Galilée.

Auguste Comte désignait habituellement le principe d’inertie comme la « loi de Képler » (cf. par exemple Cours, vol. VI, p. 682) et cette attribution n’a pas encore complètement disparu de l’histoire de la physique. L’erreur, semble-t-il, a été due en grande partie à ce que les termes dont s’est servi Képler (inertia, Traegheit en allemand) sont restés dans la science. Mais cette inertia qui est la propriété de la matière de demeurer dans l’endroit où elle se trouve, une tendance au repos, ayant besoin, pour être vaincue, de forces toujours renouvelées, était une conception fort différente de nos idées actuelles.

Ce qui a sans doute favorisé la confusion, c’est que Leibniz a déclaré, à plusieurs reprises, que le concept d’inertie était dû à Képler et que Descartes l’avait emprunté à ce dernier. Leibniz ayant certainement eu une notion très nette de ce que nous appelons actuellement le principe d’inertie, il semblait logique d’en conclure qu’il l’avait retrouvé dans les écrits de Képler. Mais en réalité il voulait dire tout autre chose. Cela appert du plus explicite des passages où il soit question de cette attribution : Duae insunt Resistentiae sive Massae : primum Antitypia ut vocant seu impenetrabilitas, deinde remleiitia seu quod Keplerus vocat corporum inertiam naturalem quam et Cartesius in Epistolis alicubi ex eo agnovit, ut scilicet novum motum non nisi per vim recipiant corpora adeoque imprimenti resistant et vim ejus infringant. Quod non fieret, si in corpore praeter extensionem non inesset τὸ δυναμικὸν seu principium legum motus quo fit ut virium quantitas augeri non possit neque adeo corpus ab alio nisi refracta ejus vi queat impelli. (Supplément à la lettre à Fabri. Mathematische Schriften, éd. Gerhardt, vol. VI, p. 100).

Ainsi, ce que Leibniz entend attribuer à Képler, c’est la notion de l’inertie en tant que synonyme de masse. Cette affirmation est certainement en grande partie justifiée. Képler a fréquemment exposé que par suite de son inertia la matière résistait à la force (virtus) qui tentait de la déplacer et que le mouvement qui en résultait devait se régler selon la proportion entre cette inertie et la force motrice. C’était attribuer à la matière, comme nous le dirions aujourd’hui, un coefficient numérique, ce qui est bien la partie essentielle de notre notion de masse. Képler a même reconnu que le concept ainsi créé avait des analogies avec celui de poids, tout en ne se confondant pas avec lui : quae sit ei velut pondus, dit-il, en parlant de la nécessité d’attribuer de l’inertia à un corps céleste (l. c., vol. VI, p. 342). Encore actuellement nous nous servons quelquefois du terme d’inertie dans le sens de Leibniz. Ainsi, quand on parle d’expliquer l’inertie des corps par les théories électriques, on pense surtout à leur masse. Il est certain cependant qu’on peut disjoindre les deux idées. Quand nous énonçons le principe d’inertie, nous ne nous occupons pas de la mise en mouvement du corps ni du coefficient numérique qu’il manifeste à cette occasion, nous le supposons déjà dans un certain état et nous stipulons la persistance de ce dernier. Mais les deux idées sont cependant connexes et c’est ce qui fait que l’on ne saurait entièrement attribuer le concept de masse à Képler. Descartes a pu s’inspirer de lui, mais il en a mieux saisi le contenu, parce qu’il l’a relié au principe d’inertie. — Képler ayant cru, comme Aristote, qu’un corps non soumis à l’action d’une force devait rester au repos (absolu), on pourrait considérer son concept de l’inertia comme étant celui de masse conforme aux idées péripatéticiennes ; mais ce serait, croyons-nous, faire fausse route. Képler se distinguait d’Aristote en ce qu’il ne supposait pas, comme ce dernier, que le mouvement, pour se continuer, avait besoin de la « réaction environnante » ; au contraire, ses idées à ce sujet étaient celles d’Hipparque et de Benedetti (cf. vol. VI, p. 176) et son concept de masse résultait par conséquent plutôt de la notion de la vis impressa.

IV

LE πάντα ῥεῖ D’HÉRACLITE

Héraclite était déjà dans l’antiquité grecque qualifié d’obscur ; il ne faut donc pas s’étonner de voir les modernes discuter sur le véritable sens de sa doctrine. Mais il nous semble bien qu’en fin de compte Schuster (Heraklit von Ephesus. Acta soc. philologiae Lipsiensis, vol. III. Leipzig, 1873, p. 8) ait raison et que l’on se soit exagéré la portée de ces passages sur le πάντα ῥεῖ. La conception selon laquelle Héraclite aurait considéré que seul un ordre des choses demeurait, ordre qu’il aurait symbolisé par le feu, a été mise en avant pour la première fois, semble-t-il, par Ferdinand Lassalle. Zeller semble la rejeter (Philosophie des Grecs, trad. Boutroux. Paris, 1877, p. 120) ; pourtant, dans de nombreux passages il s’en rapproche tellement (cf. par exemple p. 121, 136, 145, 188-189) qu’on n’aperçoit plus bien la différence. Aussi cette manière de comprendre la doctrine d’Héraclite est-elle devenue pour ainsi dire courante. Il nous semble au contraire évident, par les très nombreux passages où Aristote compte Héraclite parmi ceux qui déduisaient la réalité entière d’une substance unique, substance conçue évidemment comme matérielle (cf. par exemple Traité du Ciel, l. III, chap. i, § 3, Métaphysique, l. I, chap. iii, §§ 7, 9, 10, 11, 18, 22, chap. v, § 18, chap. vii, §§ 1, 6, cf aussi à ce sujet : Tannery. Pour l’histoire de la science hellène, p. 193 ss., fragm. 26, 28, 31, 46, 49 équivalents à Schuster 12, 47, 44, 59, 57 et à Diels. Die Fragmente der Vorsokratiker. Berlin, 1903, p. 66 ss., fragm. 7, 31, — 88, 90) qu’Héraclite supposait au moins la persistance de quelque chose, un substrat, un support, comme celui qu’il attribuait au soleil se renouvelant tous les jours (Zeller, l. c., p. 147, note). C’est ainsi, semble-t-il, que la doctrine fut comprise dans l’antiquité, témoin Lucrèce qui, tout en l’estimant folle (perdelirum), la résume et la discute cependant assez longuement (l. I, v. 646-693). Lucrèce, on n’en saurait douter, concevait le feu d’Héraclite comme matériel. — Les passages comme ceux du Cratyle de Platon (Dialogi, éd. Wohirab. Leipzig, 1887, vol. I, p. 204) que nous avons cités dans le texte, ne contredisent pas nécessairement cette manière de voir. Il faut les comprendre comme l’affirmation que rien ne persiste tel qu’il est, c’est-à-dire que le feu, substrat et substance éternelle, porte en lui-même le principe de son changement. Ce serait donc quelque chose comme l’énergie de M. Ostwald, à la fois « la plus générale des substances et le plus général des accidents » (cf. p. 323). — Il est à remarquer qu’Aristote affirme qu’Héraclite « suppose que tous les objets sensibles sont dans un perpétuel écoulement et qu’il n’y a pas de science possible pour des choses ainsi faites » (Métaph., II, chap. vi, § 1). Il se peut qu’ici le terme science soit pris dans son sens étroit de science de la cause, du persistant. Cependant, le fait qu’immédiatement après Héraclite sa doctrine ait tourné à une sorte de scepticisme absolu (Cratyle blâmant son maître d’avoir dit qu’on n’entrait pas deux fois dans un fleuve ; d’après lui on n’y entrait même pas une fois), semble démontrer qu’en dépit de l’énoncé fréquemment cité sur le monde qui « n’a été fait par aucun des dieux ni par aucun des hommes : il a toujours été et sera toujours feu éternellement vivant s’allumant par mesure et s’éteignant par mesure » (Tannery, fragm. 27, Schuster, fragm. 46, Diels, fragm. 30), Héraclite a bien moins insisté sur l’ordre universel qu’on ne le suppose d’habitude. — On peut d’ailleurs rapprocher, de la doctrine de Cratyle, certains énoncés d’Héraclite lui-même, tels que celui rapporté par Aristote, Métaph., l. IV, chap. iii, § 10 : « Une chose peut à la fois être et ne pas être ».

Sur la doctrine de l’éternel retour chez Héraclite, cf. Tannery, fragm. 44, 46, 49, 59, 86-87 équivalents à Schuster, 49, 59, 57, 89, 67 et à Diels, 52, 88, 90, 46, 67. À remarquer le fragm. Tannery, 91 (Schuster, 88, Diels, 59-60) : « Le chemin droit et contourné est un et le même, le chemin en haut et en bas est un et le même » (Schuster traduit : « le chemin vers le haut et vers le bas… ») qui semble démontrer qu’Héraclite n’avait pas le sentiment très net de l’irréversibilité du phénomène particulier.

Sur la « grande année » d’Héraclite cf. Schuster, l. c., p. 375, Zeller, l. c., p. 164.