Identité et réalité/Chapitre IX

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Félix Alcan (p. 264-295).

CHAPITRE IX

L’IRRATIONNEL

Les théories mécaniques résolvent l’univers en un tourbillon de corpuscules s’entre-choquant selon des lois immuables. Comme on l’a dit plaisamment, et d’ailleurs avec beaucoup de justesse, elles consistent à supposer qu’une intelligence supérieure — Dieu — aurait, en contemplant le monde, à peu près la sensation que nous éprouvons devant une partie de billard[1].

Nos sensations à nous sont très différentes. Notre univers n’est pas muet, froid, incolore ; il est son, chaleur, couleur. Mais le mécanisme nous explique que ces qualités ne sauraient appartenir à l’objet lui-même ; ce dernier ne conserve que celles qui ont trait à l’espace et à l’occupation de l’espace. Du coup, tous nos sens se trouvent dépossédés (nous verrons tout à l’heure que, contrairement à une opinion assez générale, le sens tactile l’est comme les autres) — dépossédés sans retour, car, ayant dès le début détruit la qualité des sensations, leur quid proprium, le mécanisme est incapable de le reconstituer. Sur ce point, l’insuffisance des théories cinétiques est absolue et irrémédiable.

Des métaphysicieus plus ou moins teintés de matérialisme ont quelquefois feint d’en douter et D. F. Strauss a déclaré que l’avenir seul en déciderait[2]. Mais les savants sont mieux avisés. « Les physiologistes, dit Alexandre Herzen, auraient beau étudier objectivement pendant des siècles les nerfs et le cerveau, ils n’arriveraient pas à se faire la plus petite idée de ce qu’est une sensation… si eux-mêmes n’éprouvaient subjectivement ces états de conscience[3]. » Il n’est peut-être pas superflu de faire ressortir qu’il ne s’agit pas là d’une opinion particulière aux savants contemporains. Le passage que nous venons de citer n’est que la paraphrase de ce que Leibniz, avec autant de précision et plus de pittoresque, a dit dans la Monadologie : « On est obligé, d’ailleurs, de confesser que la perception et ce qui en dépend, est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et les mouvements. Et feignant qu’il y ait une Machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin. Et cela posé on ne trouvera en la visitant au dedans que des pièces qui poussent les unes les autres et jamais de quoi expliquer une perception[4] ». Tout cela d’ailleurs était virtuellement contenu dans le passage de Démocrite qui nous a été conservé par Sextus Empiricus : « car c’est par l’opinion et la convention, dit-il, qu’est le doux et l’amer, par l’opinion le chaud et le froid, par l’opinion la couleur ; mais vraiment sont les atomes et le néant[5]. » Comme le dit M. Bergson, « il est de l’essence du matérialisme d’affirmer la parfaite relativité des qualités sensibles[6]. »

Mais si la science moderne n’a rien innové à ce point de vue, il est incontestable que ses découvertes ont confirmé d’une manière assez éclatante les théories en question. Que la chaleur, la lumière ne puissent être qu’un mouvement de particules, cela résulte sans doute (chap. ii, p. 85), des conceptions aprioriques qui constituent le fond du mécanisme, et Descartes, en le proclamant hautement, ne s’est fondé que sur ces conceptions. « Mettez-y du feu, mettez-y de la chaleur et faites qu’il brûle tant qu’il vous plaira, si vous ne supposez point avec cela qu’il y ait aucune de ses parties qui se remue, ni qui se détache de ses voisines, je ne saurais imaginer qu’il reçoive aucune altération ni changement[7]. » Spinoza et Leibniz ont de même (p. 235) affirmé que l’axiome « tout est mouvement » ne peut être démontré que par des raisons aprioriques et non pas par des expériences. Il n’empêche que les phénomènes de l’interférence et de la polarisation que nous observons directement et qui ne s’expliquent pas ou qui s’expliquent fort mal par toute autre supposition, prêtent un appui singulier à la thèse, et de même le mouvement brownien, tel qu’il a été observé par M. Gouy, puisqu’il rend directement visible, par ses effets, l’agitation des parties.

Mais la confirmation la plus éclatante lui est venue par la physiologie, par ce qu’on appelle la théorie de « l’énergie spécifique des organes sensoriels ». C’est encore une conception théorique, mais appuyée sur des faits physiques et physiologiques directement observables. Elle a été formulée vers 1830 par le physiologiste Johannes Muller et consiste à affirmer que la nature spécifique de la sensation dépend, non pas de celle de la cause extérieure qui la produit, mais uniquement de l’organe qui la transmet. Ainsi, que le nerf optique soit affecté par une excitation quelconque, que ce soit ce que nous appelons proprement de la lumière, ou une action mécanique, une excitation électrique, ou même un processus morbide, ce que nous ressentirons sera toujours une sensation lumineuse. La théorie primitive de Muller a subi, depuis, quelques modifications, mais il semble bien qu’en dépit de nombreuses attaques elle soit restée debout dans ses parties essentielles[8]. Les faits physiologiques tendent à la confirmer. Helmholtz qui en était un partisan déterminé, a fait observer, entre autres, que nos organes sensoriels semblent disposés de manière à être très accessibles à des excitations d’une certaine nature et protégés contre toutes les autres. Ainsi, la rétine est protégée contre la pression et l’excitation électrique, alors que la lumière peut facilement pénétrer jusqu’à elle[9]. Il a démontré également que les couleurs les plus pures que l’œil soit susceptible de percevoir sont purement subjectives[10]. Mais des faits physiques très solides viennent également à l’appui. Ainsi, depuis les travaux d’Ampère[11] et de Melloni[12], aucun doute n’est permis sur l’identité des vibrations qui font naître chez nous les sensations de chaleur et de lumière. Un seul et même mouvement de l’éther peut, en frappant notre épiderme et notre œil, être ressenti par nous sous ces deux formes si diverses. Il est à remarquer que les faits de cet ordre n’avaient pas été prévus par les raisonnements déductifs ; certains phénomènes connus de très longue date, tels que l’apparition de sensations lumineuses par suite d’une pression exercée sur l’œil, étaient, comme le fait ressortir Helmholtz, expliqués de tout autre façon : les anciens opticiens supposaient qu’il naissait réellement dans ce cas de la lumière objective et Joh. Muller a dû démontrer expérimentalement le contraire[13] ; la science, tout en confirmant les conceptions aprioriques, les a dépassées.

Aux démonstrations expérimentales il convient d’ajouter des raisonnements un peu plus indirects, qui semblent aussi prouver que la forme des sensations, leur qualité, doit nous appartenir en propre. Ainsi, tout le monde est d’accord pour supposer que son, lumière, chaleur, en dehors de nous, ne peuvent être que des vibrations. Ce sont des multiplicités ; or, ils ne nous apparaissent pas comme telles, une belle couleur unie nous fait certainement l’impression de l’unité. L’intensité de notre sensation, comme l’a fait remarquer Tyndall[14], varie tout autrement que l’énergie du mouvement de vibration qui en est cause. D’ailleurs, il n’y a aucune analogie dans la manière dont nos organes perçoivent ce que nous sommes pourtant obligés de concevoir comme étant analogue en dehors d’eux. L’oreille perçoit une dizaine d’octaves alors que l’œil doit se contenter d’une sixte à peine. Dans ces limites, les diverses sensations paraissent à l’oreille nettement graduées ; parmi trois tons elle désignera sans hésitation celui qui doit être situé entre les deux autres, alors que pour l’œil les sensations sont équivalentes et que, si nous n’avons pas appris par cœur l’échelle des couleurs spectrales, nous ne voyons pas plus de raison de placer le jaune entre le rouge et le bleu qu’inversement le rouge entre le jaune et le bleu. Toutefois, même pour l’oreille, la sensation n’a rien de quantitatif — celle d’un sol, selon la juste remarque de Cournot[15], n’équivaut pas à une fois et demie la sensation de son ut. L’oreille perçoit chaque sensation élémentaire séparément et deux sensations simultanées lui font toujours l’impression de quelque chose de composé ; tandis que pour l’œil, un mélange de couleurs crée l’impression d’une chose simple : un mélange de rouge et de bleu nous donne la sensation du violet, et un mélange de bleu et de jaune, celle du vert, tous deux paraissant comparables aux couleurs du spectre. Un ensemble de tons très rapprochés affecte agréablement l’œil et très désagréablement l’oreille[16].

Il est tout aussi certain qu’en dehors des vibrations par lesquelles nos organes sont directement affectés, il en existe d’autres, de tout point analogues et que nous ne percevons pas directement. Le spectre réel, nous le savons, s’étend énormément des deux côtés, au delà du rouge et du violet ; ces vibrations ne font aucune impression sur notre rétine ; pourtant, à tous autres égards, elles se comportent absolument comme la lumière que nous connaissons, car elles peuvent être réfractées, réfléchies, polarisées et subir l’interférence. De même, nous ne percevons directement ni les ondes hertziennes, ni les rayons de Rœntgen, ni les rayons cathodiques ; nous ne percevons même pas l’électricité qui est une des formes les plus importantes de l’énergie, peut-être sa forme fondamentale. Il est clair que si, avec Condillac[17], nous supposons un être dont les organes de sensation seraient différents des nôtres, dont l’œil, par exemple, percevrait à la manière de notre oreille, ou distinguerait la lumière polarisée, ou qui aurait des organes pour percevoir directement l’un ou l’autre des mouvements de l’éther dont nous venons de parler, le monde extérieur lui paraîtrait très différent de ce qu’il est pour nous. Il se peut même que cette supposition se trouve réalisée dans la nature, car il n’est pas certain que les organes des animaux soient absolument pareils aux nôtres ; il est au contraire assez vraisemblable qu’ils sont encore affectés là où les nôtres cessent de l’être ; peut-être même les animaux disposent-ils d’organes qui nous font complètement défaut[18].

Cependant, en dépit de l’imposant ensemble de faits concordants qui tendent à confirmer, en cette matière, les conceptions atomistiques, des objections ont été soulevées par les philosophes. Czolbe est allé le plus loin dans cette voie. Il suppose que les ondes sonores et lumineuses sont en elles-mêmes douées de ces qualités et qu’elles ne se propagent au cerveau que par un processus purement mécanique ; toutes les preuves contraires de la science lui semblent purement apparentes et destinées à disparaître avec les progrès futurs de la physique[19]. Lotze s’est exprimé avec plus de réserve ; il estime que les preuves qu’on fait valoir sont insuffisantes ; rien ne nous empêche de supposer que les choses en elles-mêmes sont rouges de couleur ou douces de saveur ; elles n’agissent sur nous que par des mouvements qui ne sont, comme tels, ni rouges, ni doux, mais il se pourrait que ces mouvements recréent en nous les qualités primitives des objets, à la manière du téléphone dont le récepteur rend à l’énergie électrique sa forme primitive[20]. M. Boutroux serre de plus près le problème de l’énergie spécifique des nerfs. « S’il arrive qu’un même agent impressionne différemment les différents sens, c’est peut-être parce que, sous une apparence simple, il est complexe et comprend en réalité autant d’agents distincts qu’il cause de sensations diverses. La chaleur, la lumière et l’électricité, par exemple, peuvent s’accompagner les unes les autres, d’une manière plus ou moins constante, sans pour cela se confondre en un seul et même agent[21]. » La plupart des phénomènes que l’on cite à ce propos sont basés sur des excitations électriques ; il importe donc surtout de s’expliquer sur la nature de ces dernières. C’est ce qu’a fait M. Bergson. « On peut se demander, dit-il, si l’excitation électrique ne comprendrait pas des composantes diverses répondant objectivement à des sensations de différents genres et si le rôle de chaque sens ne serait pas simplement d’en extraire la composante qui l’intéresse. » Le physicien a pu identifier lumière et perturbation électro-magnétique. On peut dire inversement que ce qu’il appelle ici perturbation électromagnétique est de la lumière[22].

En dépit de la très grande et très légitime autorité qui s’attache aux trois noms de Lotze, de MM. Boutroux et Bergson, on ne voit pas que la science ait jusqu’ici tenu compte de ces doctrines. Cela s’explique aisément : M. Bergson, qui formule le problème avec le plus de précision, retourne fort ingénieusement la théorie électro-magnétique de la lumière ; mais cette réversion en modifie profondément l’essence. Le physicien qui considère les phénomènes électriques comme simples et la lumière comme une forme de ces phénomènes refusera certainement de suivre ce qu’il considérera comme une théorie absolument opposée. Il pourra tout au plus concéder que les vibrations électriques, par suite d’un processus inconnu qu’elles subissent dans les extrémités des nerfs, se compliquent de manière à se transformer en ondes que nous appelons lumineuses. Mais cette hypothèse ne sera d’aucun secours à M. Bergson, puisqu’il restera toujours acquis que les vibrations, en dehors du corps, sont purement électriques, ne participent en rien à la nature de la lumière et sont susceptibles de créer chez nous des sensations autres que lumineuses.

Il est curieux que ces conceptions se soient produites seulement depuis le xixe siècle, c’est-à-dire depuis que la théorie de l’énergie spécifique des nerfs a été formulée, alors que, cependant, depuis fort longtemps, on admettait que le son était dû à des vibrations matérielles, en d’autres termes que les mêmes vibrations pouvaient être ressenties directement comme telles par les organes du tact et comme sons par l’oreille.

Mais cette théorie ne fait que préciser ce qui, en fait, constitue le postulat fondamental du mécanisme. Dès le début et a priori, le mécanisme doit reconnaître que la sensation demeure pour lui inexplicable et il ne lui reste dès lors d’autre ressource que de faire bonne mine à mauvais jeu, de triompher hautement comme d’un résultat acquis de ce qui est la reconnaissance de la limite qu’il ne saurait franchir. Déclarer que la qualité de la sensation, son quid proprium est engendrée par l’organe, n’existe pas en dehors de lui, c’est, en apparence, délimiter plus nettement le problème, l’écarter de la physique pour le cantonner dans la physiologie, en remettre la solution à une époque où cette dernière science aura à son tour accompli des progrès analogues à ceux de la première ; mais ce n’est là qu’un trompe l’œil. À supposer que la physiologie arrive un jour à n’être plus qu’un chapitre de la physique, et que nous parvenions à connaître exactement ce qui se passe dans un nerf, nous savons d’avance, selon Leibniz et Herzen, qu’en y pénétrant nous ne pourrons y trouver que des mouvements mécaniques et rien de ce qui ressemble à une sensation. Il ne nous reste donc, si nous voulons continuer à prétendre avoir réellement expliqué l’univers, qu’à nier la sensation ou, si l’on aime mieux, à la traiter de quantité négligeable, d’ « opinion » ou de convention, comme Démocrite ; nous dirions d’épiphénomène. Cela est, évidemment, étrange. Le phénomène n’est que sensation ; expliquer le phénomène, c’est donc expliquer la sensation. Comment prétendrait-on nous faire prendre pour une explication ce qui est une négation pure et simple ?

Nous ne sommes pas surpris de cette constatation. Nous connaissons le véritable rôle du mécanisme et nous remarquons seulement que, serviteur fidèle de la causalité, il commence dès l’origine, en niant une partie de la réalité, l’œuvre de destruction du monde extérieur, œuvre que les principes de conservation et d’unité se chargent de mener ensuite à bonne fin. Assurément, les protestations des philosophes sont, à ce point de vue, tout à fait justifiées. Mais il est clair qu’en ce qui concerne la science, elles sont condamnées à rester sans effet. Si nos efforts n’ont pas été entièrement vains, le lecteur a saisi combien profondément les conceptions mécaniques pénètrent la science, à quel point elles font corps avec elle. Or, la sensation reste et restera toujours, fatalement, en dehors du mécanisme. Entendons-nous, cependant ; nous avons dit la sensation et non la sensibilité. Nous pouvons fort bien imaginer une théorie expliquant mécaniquement comment un organisme réagit d’une façon déterminée sous l’influence d’un rayon de lumière. La lumière étant un mouvement, on conçoit qu’elle puisse engendrer du mouvement. Mais si je suppose que l’organisme en question a une sensation de la lumière, cette sensation reste inaccessible à l’explication mécanique, tout comme la mienne. Affirmer qu’elle est un mouvement n’a aucun sens, car ma sensation de la lumière, j’en ai la certitude immédiate, n’a rien de commun avec celle du mouvement.

Nous trouvons donc ici une réelle limite à l’explication causale, en tant du moins que celle-ci s’exerce sous la forme du mécanisme ; et il est clair que cette limite est infranchissable. On pourrait dire qu’il y a là quelque chose d’inconnaissable, de transcendant ; mais peut-être ces termes prêtent-ils à l’équivoque. Il faut se rappeler, en effet, que ce que nous affirmons ne pas connaître ici, c’est uniquement la manière dont le mouvement mécanique se transforme en sensation. Quant aux deux termes de la transformation, nous estimons au contraire les connaître parfaitement. Que la lumière soit un mouvement, cela, nous l’avons vu, est aussi certain qu’une conception théorique dans la science peut l’être ; et quant à la sensation, elle est le fait primordial d’où tous les autres se déduisent. Nous concevons parfaitement l’un et l’autre ; nous sommes obligés aussi de supposer qu’ils doivent être liés l’un à l’autre. En effet, ce mouvement fait naître cette sensation ; mais c’est une liaison que nous ne parvenons pas à rendre logique, elle reste à son tour un fait pur et simple. Il est donc préférable, pour empêcher toute méprise et mieux marquer la nature particulière de l’inconnaissable, du transcendant que nous supposons ici, de le désigner par un terme différent[23]. Nous nous servirons du terme : irrationnel. La signification très déterminée qu’on lui assigne dans les mathématiques ne saurait, semble-t-il, être gênante, et, d’autre part, le sens que nous lui attribuons ici se rapproche de celui qu’il prend par exemple dans l’expression : la mécanique rationnelle. Il a l’avantage de marquer nettement qu’il s’agit d’un fait que nous estimons certain, mais qui reste et restera incompréhensible, inaccessible à notre raison, irréductible à des éléments purement rationnels.

Il faut comprendre, d’autre part, qu’en posant l’existence de cette limite, nous affirmons, non seulement que nous ne parviendrons jamais à comprendre cet irrationnel, mais que nous ne nous approcherons pas indéfiniment de cette compréhension, que nous nous approcherons seulement de la limite. C’est là ce qui distingue notre concept de celui que Leibniz formule parfois. Leibniz semble admettre que la nature ne saurait rien réaliser qui soit contradictoire ou inintelligible. Ce qui nous paraît tel est infiniment compliqué et demanderait pour être compris une analyse interminable[24] ; c’est à défaut de cette dernière que nous faisons usage de l’expérience.

Leibniz résume cette doctrine en une de ces images saisissantes dont il avait le secret, en disant que toutes choses se font par des causes intelligibles, c’est-à-dire qui pourraient être saisies par nous « si un ange voulait nous les révéler[25] ». Nous dirons, avec Schopenhauer[26], que la révélation de l’ange ne nous servirait de rien, l’organe pour la saisir nous faisant défaut. Nous croyons donc, comme Spir[27], qu’il y a sur ce point contradiction irrémédiable entre notre intellect et la nature ou, ce qui revient au même, la sensation, l’intellect posant l’identité et la sensation exigeant la diversité.

Cet irrationnel, extérieur en quelque sorte aux théories mécaniques, n’est pas le seul dont nous soyons obligés de supposer l’existence, en acceptant l’image de la réalité telle que nous l’offrent ces théories ; un élément analogue subsiste à l’intérieur même de ces doctrines. Nous l’avons rencontré déjà en traitant du choc et de l’action à distance. En effet, la manière dont les corps agissent les uns sur les autres est aussi peu concevable que leur action sur nos sens. Il sera cependant utile d’examiner à un point de vue un peu différent l’obstacle qui se présente ici.

Il ne saurait faire de doute, tout d’abord, que cette action mutuelle des corps est un élément essentiel, une des bases des théories mécaniques. Nous avons vu que, de fait, toutes la supposent ; mais il est facile de se convaincre que cette supposition est nécessaire. Leur postulat fondamental, en effet, est l’existence de la matière. Or, Schopenhauer nous l’a dit, pour la matière être, c’est agir « nous ne pouvons même concevoir une manière d’être autre que celle-là[28] ». Les molécules qui tout à l’heure formaient l’eau liquide, transformées en vapeur, se sont soustraites à ma perception ; c’est qu’elles se sont simplement dispersées dans l’air, mais elles continuent d’exister, chacune d’elles occupe une partie déterminée de l’espace, qui devient par là même impénétrable à toute autre molécule. Si cette action de l’atome cessait, l’atome lui-même cesserait d’exister. On pourrait objecter que, dans la théorie cinétique des gaz, l’atome qui est censé n’exercer aucune action à distance, pendant qu’il traverse librement l’espace, c’est-à-dire entre deux chocs, n’agit pas à proprement parler. Sans doute. Mais précisément, pour concevoir qu’il existe dans l’intervalle, nous sommes obligés de supposer qu’il est sans cesse préparé à l’action, que l’action subsiste en lui à l’état de faculté, « en puissance », sans quoi il serait inconcevable qu’il pût l’exercer au prochain choc. M. Rosenberger, l’historien très compétent de la physique, s’est étonné de ce que les lois de la percussion qui constitue pourtant le phénomène fondamental de la physique, celui auquel on cherche à ramener tous les autres, n’aient été étudiées que tard et incomplètement dans un siècle pourtant fort adonné aux expériences[29] ; par le fait la première étude de ce genre est celle faite par Mariotte dans son Traité de la percussion (1677). Mais c’est méconnaître le rôle que l’on destinait à ce phénomène dans les théories mécaniques. S’il devait servir à expliquer les autres phénomènes, à les rendre intelligibles, c’est qu’on le supposait lui-même intelligible. Sans doute, c’était une illusion ; mais nous avons vu (p. 88 ss.) que cette illusion était commandée par la nature même de l’explication mécanique. Il est donc naturel que l’on ait prétendu déduire les règles du choc a priori : les rechercher a posteriori eût été contradictoire, tout au plus pouvait-il s’agir de les vérifier.

Dans le même ordre d’idées, on s’explique aisément pourquoi, ainsi que Cournot[30] et Stallo[31] l’ont établi très minutieusement, l’impénétrabilité n’est pas une notion d’expérience et ne semble même pas suggérée par celle-ci. Il suffit en effet de se reporter à l’opinion de Leibniz que nous avons citée[32]. Ce que Leibniz entend établir, c’est qu’à moins d’accepter une notion de ce genre, toute action mécanique réciproque entre des corps, c’est-à-dire tout phénomène, devient impossible. C’est donc, comme il le dit lui-même, un principe métaphysique et Schopenhauer a admirablement distingué l’essence de ce concept en déclarant que l’impénétrabilité n’était autre chose que le principe d’activité (Wirksamkeit) des corps[33]. Au surplus, analysons au point de vue du principe d’identité les diverses hypothèses qui ont été formulées au sujet du mode d’action des corps. Ce que nous appelons force, c’est la faculté que nous attribuons à un corps d’en mouvoir un autre. Tant que cette faculté dans l’atome dynamique n’a pas à s’exercer, qu’elle reste en quelque sorte une conception abstraite, et que nous nous la représentons vaguement sous l’espèce de droites divergentes ou d’un fluide qui s’épand sur des surfaces sphériques de plus en plus grandes, nous n’éprouvons pas encore trop d’embarras. Mais quand, la force atteignant enfin un corps étranger, ce dernier doit se mettre en mouvement, notre imagination se révolte. En effet, ce qui a émané du premier corps et a voyagé, traversé l’espace, pour atteindre le second, n’était certainement pas un mouvement, l’hypothèse dynamique nous interdit expressément de le concevoir comme tel ; et pourtant dès que le second corps a été atteint, cela s’est manifesté comme mouvement. Il y a donc eu là une transformation incompréhensible, un manque d’identité, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’explication.

À ce point de vue, le concept de l’action par contact paraît, au premier abord, plus satisfaisant. Le corps moteur était lui-même en mouvement, il n’a fait que communiquer ce mouvement à un autre corps ; il semble donc que l’identité ait été maintenue et que quelque chose, le mouvement, se soit simplement déplacé, passant du premier corps au second : c’est, en somme, le mouvement considéré comme substance, ce qui est la conception d’où découle le principe d’inertie. Mais à mesure que nous approfondissons ce concept, nous le voyons se dérober à notre imagination. Il ne saurait y avoir de mouvement sans substrat matériel, sans quelque chose qui se meut. Le mouvement n’a rien d’une substance, et c’est tout au plus si nous pouvons le considérer comme un état. À supposer que nous acceptions ce dernier concept, que nous considérions que cet état doive durer indéfiniment, ainsi que l’exige le principe d’inertie, comment pourrait-il se détacher d’un corps pour s’attacher à un autre ? Il faudrait, comme l’a très justement remarqué Lotze[34] qu’entre les deux cet état existât un moment (infiniment court si l’on veut) en soi, comme une véritable substance, ce qui est absurde. Mais il n’est pas possible de supposer que cette transmission n’exige qu’un espace de temps infiniment court. Tout, dans la nature, se passe dans le temps, et admettre que quelque chose puisse se produire en dehors de lui, c’est concéder que le cours de l’univers entier n’est plus conditionné par le temps[35]. En réalité, ainsi que nous l’avons déjà vu au deuxième chapitre, il est tout à fait impossible de se figurer la transmission du mouvement d’atome à atome sans faire intervenir une faculté spéciale, un agent mystérieux.

La déduction des phénomènes par le mécanisme ne réussit que parce que nous conservons, plus ou moins explicitement, à l’atome un principe d’activité transitive que nous dénommons impénétrabilité (solidité, antitypie). Cette qualité occulte se rattache, par une association d’images coutumière, à la matière. Mais le saut logique devient apparent si, au lieu d’atomes corpusculaires, nous posons des points dynamiques ; la matière ainsi conçue perd toute possibilité de réagir, de manifester de la masse ou de l’inertie.

Considérons cependant que si l’action mécanique nous semble inintelligible, ce n’est pas faute de nous être familière. L’action par contact nous apparaît, à tous égards, comme la chose la plus naturelle du monde. Nous en avons la conscience immédiate par le sens du toucher et le sens musculaire, nous la subissons et l’exerçons nous-mêmes continuellement et elle est la source principale d’où découle notre concept de matière. Quant à la notion de force qui caractérise les hypothèses dynamiques, il est certain qu’à tout instant je subis l’action de la gravitation, que je n’ai qu’à tenir un objet dans la main pour le sentir tendre vers la terre, que toutes les parties de mon corps y tendent également, ce que je sens aussi fort bien et à tout instant, puisque je suis contraint de calculer mes mouvements en conséquence. La notion de force dérive d’ailleurs d’une sensation que nous désignons quelquefois par le même terme, mais que nous distinguons mieux en l’appelant effort. Mais cette action que j’exerce ou dont je suis l’objet, certaine en tant que fait, demeure inaccessible à mon entendement. C’est ce que nul n’a mieux compris, ni exprimé avec plus de vigueur que Hume. « La première fois, dit ce philosophe, que l’on voit le mouvement communiqué par impulsion, par exemple dans le choc de deux billes sur le billard, on peut dire que ces deux événements sont conjoints ; mais on n’oserait prononcer qu’ils soient connexes ; cette dernière assertion ne saurait avoir lieu qu’après avoir observé plusieurs exemples de la même nature. Or quel changement est-il arrivé qui ait pu susciter cette nouvelle idée, je dis l’idée de connexion ? Tout se réduit à ce que l’on sent actuellement ces éléments liés dans l’imagination et que l’on peut prédire le second à l’apparition du premier[36]. » En d’autres termes, l’action mécanique est une loi, mais n’est point et ne saurait jamais devenir une déduction.

Remarquons en passant que Hume n’a pas été, à beaucoup près, le premier à émettre des opinions de ce genre. La nature transcendante de l’obstacle auquel se heurte ici notre compréhension a été reconnue depuis fort longtemps. Le problème, en effet, n’est autre que celui qui est connu sous le nom de « communication des substances ». Les scolastiques en avaient traité, et Holkot, notamment, a développée ce sujet des idées dont la parenté avec celles de Hume est surprenante[37]. Locke a également affirmé que la communication du mouvement est incompréhensible[38]. Chez Leibniz cette incompréhensibilité fait partie intégrante de sa conception de l’ « harmonie préétablie » — tout se passant en apparence comme si le mécanisme seul déterminait la marche du monde, mais en réalité chaque monade évoluant isolée, sans communication possible avec les autres, et offrant seulement, en vertu d’un ordre établi dès l’origine des choses, une image, un miroir du monde. L’occasionnalisme de Cordemoy, développé par Malebranche, précise que dans chaque rencontre de la matière l’intervention d’un agent mystérieux — la volonté de Dieu — est nécessaire. « Les corps n’ont aucune action, dit Malebranche ; et lorsqu’une boule qui se remue en rencontre et en meut une autre, elle ne lui communique rien qu’elle ait : car elle n’a pas elle-même la force qu’elle lui communique. Une cause naturelle n’est donc point une cause réelle et véritable, mais seulement une cause occasionnelle, et qui détermine l’Auteur de la nature à agir de telle et telle manière, en telle et telle rencontre[39]. » Observons que ce que Malebranche appelle ici « une cause réelle et véritable » ne rentre pas dans le concept de ce que nous avons désigné sous le terme de causalité scientifique. Nous verrons plus tard quelle est la notion dont il a fait usage. Ceci dit, revenons à l’analyse si précise de Hume.

Sa constatation, si l’on y réfléchit, n’est pas sans étonner. Nous avons, il est vrai, établi au chapitre II que l’atome ne saurait agir, même par contact ; mais c’est que, comme nous l’avons reconnu au chapitre VII, l’atome n’est plus de la matière, qu’il a été dépouillé de toutes les propriétés qui constituent celle-ci, qu’il n’est à proprement parler qu’un morceau de l’espace. Mais ici nous avons raisonné, semble-t-il, sur la matière véritable, telle que la connaît le sens commun, et Hume, en parlant de ses billes de billard, se les représentait certainement réelles, visibles et tangibles. Se peut-il que ce concept même n’inclue pas l’action transitive ?

Nous venons de nous servir du terme tangible : c’est qu’en effet le sens du toucher paraît, à certains, le juge suprême de la réalité. C’est la théorie de la primauté du toucher qui, surtout depuis Berkeley, est devenue courante et que Buffon, Condillac, Maine de Biran, Stuart Mill, Spencer, Bain[40] ont adoptée. En ce qui concerne plus particulièrement le sens de la vue, elle suppose, comme l’a exposé Berkeley dans son admirable Essai d’une théorie nouvelle de la vue[41], que nos impressions visuelles ne sont que des signes que nous traduisons, par suite d’associations d’idées instantanées, en des images tactiles, notre notion de l’espace étant due uniquement au sens du toucher.

Disons tout de suite que cette théorie nous paraît difficile à accepter. Si réellement l’un de nos sens avait la faculté d’imposer absolument sa loi aux autres, il semble qu’un fait de cette importance devrait se révéler par des signes impossibles à méconnaître, par un sentiment profond et universel qui ne laisserait subsister aucun doute[42]. Or, il est facile de se rendre compte qu’il n’en est pas ainsi. La psychologie moderne nous offre à ce propos de précieux témoignages. Il s’agit d’observations sur les rapports de la sensation spatiale chez les aveugles-nés et les clairvoyants. Au xviie siècle déjà Molyneux et Locke avaient remarqué qu’il y avait là un problème à résoudre[43]. Depuis, Hamilton a attiré l’attention sur l’observation de Platner[44]. Enfin, M. Charles Dunan a précisé ces conceptions en observant que, si nous sommes obligés de supposer que la sensation de l’espace est différente chez l’aveugle-né et le clairvoyant (ce dont tout le monde convient), nous devons également reconnaître que chez ce dernier la sensation de l’espace résulte du seul sens de la vue et que loin de transformer les images visuelles en images tactiles, comme le voulait Berkeley, nous traduisons celles-ci en celles-là[45]. Tout récemment, M. Lalande a présenté une observation qui tend également à démontrer que, dans certains cas, les perceptions visuelles nous donnent un sentiment de réalité objective plus puissant que n’importe quelle autre sensation[46]. Ces opinions ont fait l’objet d’une discussion approfondie à la Société française de philosophie[47]. Ce que nous voulons surtout retenir de cet intéressant débat, c’est qu’on n’y semble avoir fourni aucun argument précis en faveur de la primauté du toucher ce qui, répétons-le, serait surprenant si le toucher était le véritable sens de l’extériorité. Mais il est au contraire possible de montrer qu’il ne jouit à ce point de vue d’aucun privilège et de reconnaître en même temps d’où vient notre illusion à cet égard.

Constatons d’abord que le terme, comme bien d’autres formés par la vie commune, est imprécis. La langue est remplie de tropes. Ainsi, le toucher nous apparaît d’une part comme un sens particulier dont nous sommes doués ; mais, d’autre part, ayant conçu l’existence du monde extérieur, nous appliquons aussitôt le même terme au phénomène extérieur qui semble conditionner cette sensation. De même que nous appelons lumière notre sensation et la vibration de l’éther qui se passe en dehors de nous, nous disons aussi : ces deux corps se touchent, alors que, bien entendu, nous ne pensons aucunement à leur attribuer le sens du toucher. Mais si nous écartons ce qui a trait à cette transposition, nous ne tardons pas à reconnaître qu’il s’agit, pour le toucher, d’impressions sensorielles spéciales, tout comme celles de l’ouïe et de la vue.

On peut s’en assurer directement en observant que les sensations tactiles, comme les sensations visuelles ou auditives, sont purement qualitatives et ne contiennent à aucun degré cet élément de grandeur continue qui nous paraît faire partie intégrante de notre concept de l’espace. Quand nous affirmons qu’une sphère est deux fois aussi grande qu’une autre, la seconde nous donnera-t-elle au toucher une sensation double de la première ? En aucune façon. Nous aurons simplement deux sensations analogues et différentes, à peu près à la manière de deux nuances d’une même couleur ou de deux tons différant d’une octave. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette matière et nous verrons alors comment, à cette sensation qualitative, se superpose l’élément de grandeur (p. 316 ss.).

Si l’on part de la conception mécanique du monde extérieur, la sensation tactile, comme toute autre sensation, est inexplicable. Cela nous paraît moins évident que pour la vue ou l’ouïe, parce que, pour le toucher, la confusion entre notre sensation et le phénomène extérieur est plus complète ; mais il suffit d’analyser un peu les concepts pour reconnaître que la notion de matière agissant mécaniquement, déplaçant une autre matière, ne contient rien du quid proprium de notre sensation du toucher. Le « moulin » de Leibniz ne produira pas plus cette sensation là que n’importe quelle autre. Sans doute si, comme le suppose Lotze, le monde réel contenait, en dehors des actions mécaniques, d’autres éléments, ceux-ci ne pourraient pas pénétrer dans ce « moulin », alors que les premières y entreraient librement. Mais c’est encore une illusion, fondée sur ce que, cherchant à comprendre le fonctionnement de notre cerveau, nous sommes contraints de nous le figurer sous les espèces d’un mécanisme. En réalité, nous n’avons aucune connaissance immédiate de la manière dont il fonctionne. Le fait même que c’est le cerveau qui est le siège des sensations et des idées est une découverte récente ; les anciens le cherchaient, au moins partiellement, dans le cœur, et les langues modernes conservent encore des traces de cette opinion : un homme de cœur, le cœur a des raisons. Nous savons, pour l’avoir appris par l’observation extérieure, que le cerveau a à peu près la forme d’une grosse éponge ; mais il aurait celle d’un artichaut ou d’une orange que cela ne nous étonnerait pas davantage, car nous ignorons le rapport qu’il y a entre cette forme et son activité ; et le connaîtrions-nous qu’il ne nous apparaîtrait jamais comme logique, comme nécessaire, ainsi que Leibniz l’a si bien expliqué.

Le mouvement étant considéré comme le phénomène fondamental, il est tout naturel que la faculté, pour une matière, d’en mouvoir une autre nous apparaisse comme sa propriété essentielle ; d’où le concept d’impénétrabilité, qui fait le fond de la définition de la matière, et celui de masse, qui est l’expression numérique de cette faculté et qui, dans la théorie mécanique, se substitue entièrement au concept de matière. C’est donc cette faculté qui devient pour nous le vrai critérium de la matérialité. Or, comme nous venons de le constater, il y a confusion constante entre le toucher-sensation et le toucher-phénomène extérieur. Ce dernier (par suite de considérations que nous avons exposées p. 71) nous paraissant indispensable pour qu’il y ait action matérielle, le toucher-sensation en bénéficie et nous apparaît immédiatement comme revêtu d’une dignité particulière, comme révélateur de la matérialité et, par suite, de l’espace. Lucrèce proclame : « Il n’y a aucune chose, en dehors d’un corps, qui puisse toucher ou être touchée[48]. » Voilà, à première vue, un énoncé qui stipule nettement la primauté du tact. Mais il faut prendre garde que Lucrèce suppose que la chose peut toucher, ce qui, évidemment, ne saurait se rapporter au toucher-sensation. D’ailleurs, dans les vers qui précèdent immédiatement, Lucrèce a célébré superbement les effets destructeurs de la tempête, pour aboutir à cette déclaration : « Les vents sont des corps invisibles, puisque dans leurs effets et leurs habitudes, on les trouve semblables aux grands fleuves, qui sont des corps apparents[49]. » Ainsi, ce qui lui apparaît comme le signe distinctif de la matérialité (dans le cas précis de la matérialité de l’air) c’est bien la faculté de produire de l’effet, nous dirions la masse.

Mais si important que soit ce concept raisonné, déduit, de la matière, il est moins immédiat. À l’origine, nous n’en saurions douter, l’image du monde extérieur n’est faite que de sensations hypostasiées. Pouvons-nous abandonner résolument ce procédé ? Il semble bien que l’effort que nous imposerions ainsi à notre imagination serait très grand. En effet, le monde extérieur n’étant que sensation, comment supposer la réalité de quelque chose qui en serait complètement dépouillé et qui, dès lors, ne pourrait plus redevenir sensation ? Car cette matière, c’est entendu, pourra bien en mouvoir une autre ; mais ni elle ni aucune des matières sur lesquelles elle agira, ne pourront devenir pour nous une cause de sensation ; elle serait donc sans rapport possible avec notre sensation et par conséquent s’évanouirait. C’est ce qui fait qu’en pensant à la matière nous retenons, par un effort puissant et inconscient, cet élément de sensation. Si l’on essaie de l’en dissocier complètement, l’imagination résiste. En d’autres termes et malgré la définition que nous en donnons, la matière reste pour nous surtout une sensation tactile et visuelle hypostasiée. M. Bergson a remarqué finement que les atomes soi-disant dépourvus de qualités physiques ne se déterminent en réalité « que par rapport à une vision et à un contact possibles[50] ». Observons, à ce propos, qu’à ce point de vue encore le tact ne jouit d’aucun privilège. On dit quelquefois que le monde des atomes est un monde d’aveugle ; c’est parler fort inexactement, car s’il est certain que nous ne pourrons jamais voir les particules dont le mouvement constitue ce que nous appelons la lumière, il semble tout aussi évident que les particules corporelles ne pourront jamais nous procurer la sensation du toucher, celle-ci étant très probablement, tout comme la sensation lumineuse, une conséquence d’un ébranlement des terminaisons de nos nerfs par les mouvements de ces corpuscules. Le monde des atomes est donc aussi un monde d’anesthésique, c’est-à-dire, comme nous l’avons dit au commencement du chapitre, sans rapport possible avec notre sensation.

C’est ce qu’on voit plus clairement encore dans la théorie électrique. Là, en effet, le saut hardi a été accompli, tous les rapports entre la sensation et le substrat supposé de la réalité, l’électron, ont été coupés : de toute évidence, ce « point singulier dans l’éther » n’a rien de tangible. Aussi ne prétendons-nous plus qu’il soit matériel : il doit expliquer la matière, mais il n’en est pas. D’ailleurs, le fait que cette théorie ait pu naître et acquérir si rapidement une place prépondérante dans la science constitue une preuve de plus contre la primauté du toucher : si ce sens était réellement le révélateur suprême de la réalité extérieure, une théorie de la réalité qui fait si complètement abstraction de ses impressions serait inconcevable.

Mais, quand nous pensons à la matière tangible, c’est le toucher-sensation qui se trouve au fond de ce concept et c’est de la même étoffe que sont faites les billes de billard de Hume ; il n’est donc pas étonnant que l’action transitive ne se trouve pas parmi leurs propriétés. C’est la simple constatation que deux sensations qui diffèrent l’une de l’autre sont aussi indépendantes l’une de l’autre, d’où il s’ensuit qu’hypostasiées en qualités, elles le restent également. « La solidité, l’étendue, le mouvement, sont autant de qualités complètes en elles-mêmes ; elles n’indiquent aucun autre événement qui en puisse être le résultat » dit Hume[51].

L’action transitive de la matière, la faculté de déplacer une autre matière, est donc bien quelque chose d’irrationnel dans le sens que nous avons donné plus haut à ce terme, c’est-à-dire qu’elle reste et restera irréductible à des éléments purement rationnels. Dès lors, l’explication du phénomène telle que nous la présente le mécanisme nous paraît encadrée, limitée, par deux irrationnels, l’un tourné du côté de l’objet : nous ne pouvons comprendre comment les corps peuvent agir les uns sur les autres ; l’autre du côté du sujet : nous ne comprenons pas comment les mouvements peuvent, en nous, se transformer en sensations.

Il est clair d’ailleurs que l’irrationnel, dans les deux cas, est du même ordre et nous pouvons même croire qu’il est identique. Il le devient si, abandonnant résolument toute hypostase de sensations tactiles, nous ne formons notre concept de matière qu’à l’aide de la notion d’action transitive, comme cela a lieu dans la théorie électrique de la matière ; dès lors, en effet, les sensations du tact devenant analogues à celles de l’ouïe et de la vue, l’énigme pour les unes et pour les autres est la même.

Mais nous pouvons parvenir au même résultat par une autre voie : en assimilant ce qui se passe en dehors de nous à ce qui se passe en nous. Quand des mouvements de la matière frappent certains de nos organes et se transforment, ils deviennent sensations ; d’autre part il se forme, dans les profondeurs de notre être, ce que nous appelons des volitions qui, passant par d’autres organes, deviennent des mouvements. Nous pouvons supposer que les seconds sont la conséquence des premiers. Dès lors, la sensation n’étant que l’aspect intérieur de l’action des corps sur nous et la volition l’aspect intérieur de notre action sur les corps, il nous est loisible de supposer que c’est par des sensations et des volitions que réagit la matière. Comme l’a dit Schopenhauer, nous serions, en exerçant un acte de volition, « derrière les coulisses » de la naturel[52]. Sans doute, notre volition nous paraît libre ; mais la pierre lancée en l’air, si elle était douée de conscience, se figurerait, sans doute, monter et descendre par un acte de libre arbitre[53]. Il est évident, d’ailleurs, que cette assimilation n’explique rien, car nous ne comprenons pas comment une volition en nous se transforme en mouvement. Mais nous comprenons au moins que l’irrationnel pourrait bien être unique.

Que si nous nous référons à l’analyse à laquelle nous nous sommes livrés sur la signification du terme « cause », il est évident que nous venons d’assimiler un acte de la nature brute à un phénomène relevant, non pas de la causalité scientifique, mais de la causalité théologique. Sommes-nous donc allé trop loin en affirmant que celle-ci est entièrement exclue de la science ? Oui et non. Remarquons d’abord que ce concept, en entrant dans la science, se transforme. L’acte de volition est libre par essence ; mais comme la science ne saurait embrasser que des phénomènes soumis à la domination de la loi, nous sommes nécessairement amenés à éliminer cette liberté, à la traiter en épiphénomène, à concevoir en quelque sorte une volition dépouillée du sentiment de la liberté, ce qui est assurément contradictoire, mais, en l’occasion, indispensable. C’est ce que l’on voit clairement dans le passage de Malebranche (p. 277) qui, mettant en cause la divinité, est obligé de supposer que ses actes sont strictement déterminés, c’est-à-dire de la dépouiller, en cette circonstance, de son libre arbitre. Ce n’est donc plus tout à fait la causalité théologique ; c’est un concept approchant, intermédiaire en quelque sorte entre celui-ci et la causalité scientifique. Il tient de la première en ce qu’il suppose une dissemblance fondamentale, une hétérogénéité absolue entre la cause et l’effet ; et de la seconde, en ce qu’il exclut la liberté. On peut désigner ce concept comme celui de la causalité efficiente.

En outre, cette notion n’apparaît qu’à l’extrême limite du domaine de l’explication. La science, d’un effort puissant et inlassable, recherche l’identité dans les phénomènes, la leur impose même au besoin. Là où cet effort reste stérile, où se manifeste l’irrationnel, l’association mentale entre les deux concepts de causalité, — l’un issu de la raison et l’autre émané de la sensation immédiate du vouloir — glisse pour ainsi dire subrepticement, à la place du premier, le second ou du moins son reflet. C’est ce que faisait Malebranche, en attribuant l’action des corps à la volonté de la divinité. Avec cette seule différence que nous substituons à cette conception pseudo-théologique une conception pseudo-métaphysique, nous agissons de même en dotant les atomes d’une puissance mystérieuse que nous appelons impénétrabilité ou force, mais qui, bien entendu, sous cet aspect, reste aussi irrationnelle que l’acte de la divinité de Malebranche ; car l’effet qu’on entend produire est le mouvement et ce qu’on loge dans le corps ne peut être qu’une faculté. Il suffit d’ailleurs de scruter ces concepts pour reconnaître qu’ils dérivent des sensations indissolublement liées à des actes de volonté. Leibniz, en introduisant sa notion du principe d’action ou de passion, déclare qu’elle « est très intelligible quoiqu’elle soit du ressort de la métaphysique » ; mais ce terme d’intelligible n’a pas chez lui la portée que nous lui avons attribuée. Ce qu’il entend affirmer, c’est que le concept cherché correspond à quelque chose que nous sentons distinctement et directement, et l’accumulation des termes de puissance, d’action, de résistance et d’effort ne laisse aucun doute que la sensation qu’il évoquait par cette association d’idées était bien celle qui accompagne en nous l’accomplissement d’un acte[54]. Bien entendu, tout comme la divinité de Malebranche, cette entité métaphysique, quoique dérivée de la volition, ne peut être libre. Impénétrabilité ou force entourant l’atome, l’une et l’autre nous apparaissent comme constantes. Elles pourraient sans doute à la rigueur varier dans le temps selon une règle définie — ce serait poser une loi sans raison possible, — mais elles ne sauraient varier librement sans déroger aux fondements mêmes de la science.

Les quatre concepts dont nous avons reconnu l’existence, et qui constituent quatre manières différentes de comprendre le rapport entre l’antécédent et le conséquent, ont des domaines différents. La légalité s’applique à tous les phénomènes sans exception qui font l’objet de la science et à chaque phénomène en particulier sous tous ses aspects, en tant du moins que nous le concevons comme étant un objet de la science. Nous cherchons à appliquer la causalité scientifique également à tous les phénomènes de la science et nous trouvons toujours, en violentant plus ou moins la nature, un côté du phénomène auquel elle peut s’appliquer ; mais, ainsi que l’établit M. Boutroux dans le passage que nous avons cité (page 259), jamais cette application n’est complète, jamais il ne peut y avoir persistance du tout, coïncidence, identité complète entre l’antécédent et le conséquent. Le phénomène type, celui auquel nous réduisons les autres, le mouvement, n’est lui-même explicable que si nous l’assimilons au repos. Dès que nous le concevons comme changement, des difficultés se manifestent que nous ne parvenons à vaincre qu’à l’aide d’artifices tels que le calcul infinitésimal. Le domaine de ce concept est donc plus restreint que celui du précédent. La causalité théologique gouverne les phénomènes en tant que nous les concevons comme échappant à la science, à la prévision et enfin la causalité efficiente, qui est une sorte de concept hybride, intermédiaire entre les deux derniers, s’applique, avec plus ou moins de bonheur, à la partie des phénomènes de la science qui échappent à la causalité scientifique, c’est-à-dire à leur côté irrationnel. La causalité théologique, par son essence même, est entièrement étrangère à la science ; la causalité efficiente y pénètre, facultativement, en pis-aller. Seuls les deux concepts de légalité et de causalité scientifique s’y appliquent d’une manière constante, elle est leur œuvre et ils la gouvernent véritablement.

Il convient ici de mentionner un autre concept encore, celui de finalité. Dans un passé assez récent, la finalité était en grand honneur dans la science. Sans parler de l’usage plus ou moins subreptice qu’on en faisait dans les sciences physiques proprement dites (usage qui, nous le verrons, n’a pas complètement cessé), elle paraissait seule susceptible de fournir des points de vue vraiment synthétiques dans les sciences de l’être organisé. Sans doute, Descartes avait affirmé que l’organisme n’était qu’une machine et, au xviiie siècle, les matérialistes avaient magnifiquement développé cette thèse. Mais elle paraissait une vue toute métaphysique et d’où il était impossible de tirer des indications précises pour des recherches expérimentales. Qu’il y eût, dans chaque être organisé, un ensemble adapté merveilleusement au milieu et au mode d’existence, c’est ce qu’une observation même superficielle permettait d’apercevoir et ce qu’une étude approfondie confirmait. C’est sur cet accord qu’était fondée la preuve téléologique de l’existence de Dieu qui, on le sait, a occupé pendant de longs siècles une place considérable dans la pensée de l’humanité. À la veille presque des travaux de Lamarck, dans un milieu très porté vers le matérialisme, l’abbé Galiani a formulé cette opinion avec beaucoup de force et d’éloquence[55]. Kant était également d’avis qu’on ne pourrait jamais se passer, pour l’explication des êtres organisés, des considérations de finalité : « Il est absolument certain que nous ne pouvons apprendre à connaître d’une manière suffisante et, à plus forte raison, nous expliquer les êtres organisés et leur possibilité intérieure par des principes purement mécaniques de la nature, et on peut soutenir hardiment avec une égale certitude qu’il est absurde pour des hommes de tenter quelque chose de pareil, et d’espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d’un brin d’herbe par des lois naturelles auxquelles aucun dessein n’a présidé ; car c’est là une vue qu’il faut absolument refuser aux hommes[56]. »

La situation s’est complètement modifiée avec l’avènement de la théorie ou du principe d’évolution. Cependant, sur ce point, il convient de préciser.

En effet, si l’on essaie de fixer avec exactitude la portée de ce principe, on constate qu’il ne paraît pas être conçu dans le même sens par tout le monde. Ainsi, certains philosophes accusent les biologistes d’en fausser le sens ; ils déclarent que pour en saisir la vraie signification il importe de le « dégager de sa gangue matérialiste[57] ». Cette situation ne laisse pas que d’étonner, si l’on se rappelle que le concept d’évolution a surgi à propos de faits et de théories biologiques et qu’à l’heure actuelle encore, c’est surtout dans cette science qu’il trouve son application. On soupçonne aussitôt qu’il doit y avoir, entre les deux camps, un malentendu. Nous croyons qu’il est possible de montrer qu’il en est réellement ainsi, que le principe d’évolution est double, ou, si l’on aime mieux, qu’il présente deux faces, l’indétermination provenant de ce que les sciences biologiques se trouvent, en comparaison des sciences physiques, dans un stade de développement infiniment moins avancé, et que, par conséquent, la différenciation qui se produit dans celles-là ne s’impose pas simultanément dans celles-ci.

Reportons-nous à l’époque de la grande discussion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Qu’affirmait la théorie régnante ? Elle maintenait que les espèces doivent être considérées comme fixes, invariables, chacune ayant surgi avec des caractéristiques déterminées et les ayant conservées si elle subsiste encore ou, si elle a disparu, jusqu’à cette disparition même. Les novateurs, au contraire, prétendaient que l’espèce, par le fait même de sa vie, se modifie. Tout le monde était et est, semble-t-il, encore à peu près d’accord sur le sens dans lequel se produit cette modification de l’espèce, ou son évolution, comme on a désigné ce concept plus tard : c’est que l’espèce s’adapte de mieux en mieux à son entourage, elle s’arrange de manière à éviter les dangers qui la menacent ou à en triompher et à prendre, dans le monde, le maximum de place.

Si l’on s’arrête à cette conception, on voit que l’évolution postule un devenir, le changement de l’état présent en vue d’un état futur. C’est donc un concept analogue au principe de Carnot : de même que le corps dont la température est supérieure à celle des corps qui l’entourent cherche à se mettre en équilibre avec eux, de même une espèce animale, transportée dans un milieu qui ne lui convient pas, cherche à se modifier de manière à amener un état que l’on peut également qualifier d’équilibre. Et l’on comprend dès lors comment M. Jean Perrin, en cherchant à désigner le principe de Carnot par un terme général, a trouvé cette appellation de principe d’évolution, analogue au terme allemand des Geschehens que nous avons mentionné[58].

C’est dans cette acception que les philosophes dont nous avons parlé ont compris le principe.

Mais, nous l’avons vu, le principe de Carnot n’est pas, par lui-même, rationnel. Il est rationnel que les choses demeurent, et non pas qu’elles changent. Le principe biologique d’évolution, ainsi compris, ne sera donc pas rationnel non plus. Pourquoi l’espèce animale cherche-t-elle à s’adapter et quelle est la force mystérieuse qui l’y pousse ? Voilà des questions que notre raison ne cessera de poser et auxquelles la science explicative devra répondre ; c’est pourquoi tous les efforts des philosophes tendant à l’arrêter sur cette pente, à maintenir au principe d’évolution son sens de principe de changement sont et demeureront vains. Tout comme pour le principe de Carnot, notre raison ne sera satisfaite que si elle peut l’adapter au mécanisme. Cette nécessité est même, en biologie, beaucoup plus pressante qu’en physique. En effet, le principe de Carnot est une loi empirique directement observable, c’est la plus générale et la plus commune des règles, elle gouverne la totalité des phénomènes. Il s’en faut de beaucoup qu’il en soit de même de la variabilité des espèces animales et végétales ; en admettant même que ce soit un fait absolument démontré, il est loin de s’imposer à notre attention autant que celui du rétablissement de l’équilibre de température. C’est pourquoi il n’a pu prendre réellement place dans la science que quand on en avait fourni une explication, ou du moins indiqué une voie par laquelle il semble possible d’en trouver une. C’est ce qu’ont fait ou du moins tenté de faire les initiateurs du concept d’évolution en biologie : Lamarck, Darwin, Wallace. Ont-ils réussi ? À ce sujet les avis, parmi les biologistes eux-mêmes, diffèrent.

Cependant, un certain nombre de points semblent acquis. En tous cas, les biologistes partisans de l’évolution semblent convaincus que, soit une des causes déjà indiquées à l’heure actuelle, telles que l’hérédité des caractères acquis, la sélection par l’attrait sexuel, la sélection par la lutte pour la vie, etc., soit l’ensemble de ces causes, soit même l’intervention de causes auxquelles on n’a pas encore pensé jusqu’ici, suffisent pour expliquer ce qui nous apparaît comme une tendance vers un état futur. Le principe d’évolution ainsi expliqué ressemble au principe de Carnot interprété par la théorie de Maxwell. Il devient une conception causale, un principe de conservation ; il tend, en effet, à nous faire voir que toutes les formes de la vie organisée qui nous sont connues sont issues, par des transformations multiples et graduelles et sous l’action de causes explicables, c’est-à-dire mécaniques, d’une forme unique et simple. C’est un développement tout à fait analogue à celui de la nébuleuse primitive censée avoir engendré de son sein, en vertu de forces qui lui étaient inhérentes de toute éternité, toute la diversité de notre système planétaire.

L’évolution devient donc, comme M. Wilbois l’a remarqué, une pure apparence recouvrant une fixité véritable[59], c’est-à-dire qu’on substitue à la genèse une épigenèse.

Si l’on adopte cet aspect du principe qui est bien, comme il est aisé de s’en convaincre, celui sous lequel il apparaît généralement aux biologistes[60], les raisonnements de l’abbé Galiani et de Kant ne paraissent plus valables et l’on ne voit plus la nécessité de recourir, pour l’explication du monde organisé, à la finalité. La causalité paraît susceptible d’entreprendre cette tâche, ce qui revient à dire, nous l’avons vu, que l’on a l’espoir de ramener l’être organisé au mécanisme pur. Nous avons fait ressortir (p. 48) dans quel prodigieux lointain ce résultat doit nous apparaître à l’heure actuelle ; mais enfin, nous n’avons pas conscience d’en être séparés par un mur infranchissable, nous ne voyons là aucun inconnaissable, rien de transcendant, à l’exception bien entendu de la sensation et de la volition ; celles-ci sont et resteront éternellement irrationnelles, tout comme l’action transitive dans la nature inorganique, et, à supposer que l’explication d’un être organisé puisse être complète, elles apparaîtront comme des épiphénomènes, puisqu’elles ne sont que la forme intérieure d’un phénomène dont l’aspect extérieur seul est accessible à la science rationnelle.

D’ailleurs, en supposant que cette réduction au mécanisme fût poussée jusqu’au bout, il est clair que l’être primitif, origine de tous les autres, devrait à son tour être conçu comme ayant évolué de la matière inorganique. Cette conclusion peut paraître hasardée au point de vue expérimental, étant donné que les résultats des travaux microbiologiques tendent plutôt à nous faire rejeter la génération spontanée ; elle constitue pourtant le couronnement nécessaire de l’édifice, ainsi que du reste l’ont proclamé d’éminents évolutionnistes.

Si l’on embrasse d’un coup d’œil la marche de la science, on ne saurait méconnaître que la finalité tend à reculer constamment devant la causalité, ainsi que Laplace[61] l’avait déjà affirmé, et comme Sully-Prudhomme[62] l’a pleinement mis en lumière. C’est que notre esprit n’hésite jamais entre les deux modes d’explication : chaque fois qu’une explication causale s’offre, même lointaine, même embrouillée, l’explication finale lui cède immédiatement la place. Que l’avenir soit déterminé par le présent, cela sans doute paraît obscur à notre entendement, obligé de formuler ce postulat afin de pouvoir vivre et agir. Mais que le présent soit déterminé par l’avenir qui n’existe pas encore, qui pourra bien ne pas exister si j’admets mon propre libre-arbitre, si je ne conçois pas le cours de l’univers comme entièrement déterminé, c’est ce qui répugne absolument à la raison. Le seul moyen de diminuer cette répugnance consiste précisément à confondre cause et fin, en supposant la détermination absolue du tout. Alors, en effet, le monde nous apparaît comme un seul bloc rigoureusement déterminé dans tous ses détails par chaque détail en particulier. C’est un point de vue que les encyclopédistes aimaient à développer. « L’univers, pour qui saurait l’embrasser d’un seul point de vue ne serait, s’il est permis de le dire, qu’un fait unique et une grande vérité », écrivait d’Alembert, et Diderot a dit : « L’indépendance absolue d’un seul fait est incompatible avec l’idée du tout[63]. » Dans l’univers ainsi conçu, il devient indifférent que nous voulions déterminer l’avenir par le présent ou, au contraire, le présent par l’avenir. Mais nous ignorons complètement si, en réalité, l’univers constitue un tel bloc. S’il existe, notre entendement ne nous permet pas de le connaître : afin de percevoir, nous sommes obligés au contraire de le disjoindre en phénomènes isolés, et pour agir nous sommes aussi forcés de croire qu’il n’existe pas, que le cours du monde n’est pas déterminé d’avance, que nous sommes libres d’influer sur lui

Il est clair, en outre, que la finalité implique la prescience, laquelle à son tour suppose la conscience. Si je fais telle chose pour atteindre telle fin, c’est que je prévois que l’acte amènera la conséquence que je désire. Sans doute, en apaisant ma faim et ma soif, en accomplissant un acte sexuel, je n’ai conscience que de suivre un besoin immédiat, un instinct obscur, alors que par la réflexion j’arrive à concevoir qu’il y a là des actes de finalité dirigés vers la conservation de l’individu ou de l’espèce. Mais c’est qu’alors je suppose qu’une conscience supérieure, la Nature, Dieu, connaît ces fins : comment pourrait-elle autrement les vouloir ? À moins, bien entendu, que je ne parvienne, comme le fait la théorie évolutionniste, à retourner vers la causalité en imaginant que seules les espèces ont pu persister où ces besoins et ces instincts s’étaient formés et perfectionnés ; auquel cas la finalité n’est qu’apparente et cède aussitôt la place. Mais si j’affirme qu’un rayon de lumière se rend d’un point à un autre par le chemin le plus court et si je veux voir dans cet énoncé autre chose qu’une règle empirique, j’attribue, semble-t-il, au rayon non seulement le choix des chemins à suivre, mais encore la connaissance anticipée du résultat à obtenir. C’est là assurément une vue qui, comme le dit M. Poincaré « a quelque chose de choquant pour l’esprit[64] » et dont notre imagination cherchera toujours à s’affranchir. Elle y est parvenue, comme on sait, dans ce cas particulier, et la prétendue « économie » de la nature s’est transformée pour nous en une sorte de prodigalité, puisque nous supposons que des ondulations naîtraient dans toutes les directions si elles ne se compensaient mutuellement.

Lange a déclaré que toute intrusion de causes finales qu’on ferait intervenir à côté des forces agissant selon la nécessité ne pourrait avoir d’autre sens que de fermer arbitrairement aux investigations une partie du domaine de la science[65]. C’est méconnaître que les considérations finalistes peuvent n’être que provisoires. Il nous semble au contraire évident qu’elles sont capables de rendre d’immenses services là où la causalité n’a pu encore pénétrer. Il est certain qu’avant les théories évolutionnistes elles pouvaient seules permettre des vues d’ensemble dans les sciences biologiques. À l’heure actuelle encore, et tout en professant en théorie l’évolutionnisme le plus pur, le biologiste qui étudie le fonctionnement d’un organe raisonnera, la plupart du temps, comme si cet organe avait été, par une volonté consciente et presciente, adapté spécialement à la fonction. Il n’y a là nulle contradiction : le savant a simplement le sentiment, comme tout homme, que l’explication causale est chose lointaine et malaisée et il conçoit l’explication finaliste comme provisoire, comme un acheminement[66].

Certains principes très généraux de la science, comme le principe de moindre action et le principe de Carnot, ont comme une apparence de finalité ; mais on peut voir précisément par ce dernier principe que des considérations finalistes, si elles peuvent nous aider à découvrir des vues d’ensemble sur la nature, ne sont pas susceptibles de satisfaire notre besoin d’explication. Le principe de Carnot, qui affirme que l’état présent doit se modifier au profit d’un état futur à atteindre, reste une pure règle empirique. Si nous voulons le rendre rationnel, nous sommes obligés de rechercher une théorie mécanique, c’est-à-dire une explication causale.

Il est d’ailleurs facile de se rendre compte pourquoi on n’a jamais essayé de faire valoir le principe de Carnot comme « cause finale ». C’est qu’il n’y a aucun moyen de représenter le but vers lequel il fait tendre la nature comme un but raisonnable. Or, c’est là ce dont le vrai finalisme ne saurait au fond se passer. De même que la cause, la fin doit être intelligible, ce qui, pour celle-ci, aboutit à demander qu’elle nous paraisse digne qu’on y tende. C’est dire que nous ne saurions nous débarrasser, en cette matière, de l’anthropomorphisme, des considérations anthropocentriques. Cela se voit clairement chez le plus récent et le plus compétent des défenseurs du finalisme dans la science. M. de Lapparent estime que la constitution de réserves de houille dans les profondeurs de l’écorce terrestre « atteste un dessein merveilleusement poursuivi ; toutes les particularités des gisements, l’épaisseur des couches, l’intercalation de masses stériles, le fait que le terrain carbonifère ne soit pas trop facile à atteindre (ce qui empêche le gaspillage), lui paraissent concourir à cette démonstration. Mais, bien entendu, le but de cette « trame trop bien ourdie » ne peut être autre que de « préparer l’avènement du roi de la Création[67] ». En effet, à supposer qu’il y ait dans l’univers une chose dont l’intérêt prime celui de l’humanité, nous sommes certainement incapables de le reconnaître. Spinoza et Schopenhauer ont mis hors de doute que le principe « la nature ne fait rien en vain » ne saurait signifier que : « elle ne fait rien qui ne soit utile à l’homme[68] ».

Mais causalité et finalité ne pourraient-elles subsister côte à côte, comme explication des mêmes phénomènes ? On a supposé qu’au-dessus de groupes de faits liés par la causalité, il pouvait y avoir une « pensée directrice » liant ces groupes. Considérons, par exemple, des maçons construisant une maison. En apparence, ce sont leurs actes seuls qui déterminent l’œuvre ; pourtant ils ne font qu’exécuter les plans de l’architecte. Fixons d’abord les limites de cette hypothèse : elle est inapplicable à l’intérieur de séries de faits régis par des lois. Les maçons, étant des hommes, ont leur libre-arbitre ; ils ont le choix des actes qu’ils accomplissent et par conséquent, s’ils n’ont pas eux-mêmes conçu une fin, ils peuvent bien chercher à atteindre celle qui leur est indiquée par autrui. Mais dans le cas d’agents inorganisés dont les actions sont soumises à des règles inflexibles, il n’existe aucun choix, tout étant déterminé. La finalité ne peut donc se glisser nulle part. Elle ne peut pas soustraire le phénomène à la domination de la loi et elle ne peut régir directement que ce qui n’apparaît pas comme gouverné par la loi, c’est-à-dire ce qui est en dehors de la science.

Par contre, rien n’empêche qu’à l’intérieur même de la science légale tout ce qui n’est pas expliqué par la causalité, tout ce qui n’est pas rationnel, soit conçu comme régi par la finalité. Toute règle purement empirique, du fait même qu’elle ne nous apparaît pas comme nécessaire mais comme contingente, peut être conçue comme émanée d’une volonté visant une fin. Tant que j’ignore pourquoi l’eau fond à 0° et bout à 100°, tant que ces constantes m’apparaissent comme arbitraires, il m’est parfaitement loisible de m’imaginer qu’elles résultent d’un décret du libre-arbitre divin. Mais si, un jour, on parvient à expliquer ces constantes à l’aide de considérations sur l’arrangement des atomes d’hydrogène et d’oxygène, la supposition sur ce point deviendra inadmissible et je serai obligé de la reporter plus loin.

Les limites extrêmes de ce recul forcé peuvent d’ores et déjà être indiquées ; elles coïncident évidemment avec celles de l’explication causale possible. Ainsi ce qui est irrationnel, l’action transitive, la sensation, pourra toujours, et quel que soit le développement futur de la science, être conçu comme final, comme dû à l’intervention de la divinité, comme institué par elle dans un but d’ailleurs indéfini. L’occasionnalisme restera toujours irréfutable au point de vue scientifique.


  1. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 193.
  2. D.-F. Strauss. Gesammelte Werke. Bonn, 1876, vol. VI, p. 269.
  3. Al. Herzen. Le cerveau et l’activité cérébrale. Lausanne, 1887, p. 34.
  4. Leibniz. Monadologie, Œuvres, éd. Erdmann, § 17.
  5. Mullach. Fragmenta philosophorum græcorum. Paris, 1860, p. 357.
  6. Bergson. Matière et Mémoire. Paris, 1903, p. 66.
  7. Descartes. Le monde, Œuvres, éd. Cousin. Paris, 1824-26, p. 91.
  8. Cf. Binet. L’âme et le corps. Paris, s. d., p. 266.
  9. Helmholtz. Wissenschaftliche Abhandlungen. Leipzig, 1882, vol. II, p. 602.
  10. id. Populaere wissenschaftliche Vortraege. Braunschweig, 1876, II, p. 53.
  11. Cf. Rubens. Le spectre infra-rouge. Congrès international de physique de 1900, vol. II, p. 142.
  12. Melloni. Sur l’identité de diverses radiations. Comptes rendus de l’Académie des sciences, XV, 1842, p. 454 ss. — Cf. Abbia. Observationsetc. Travaux de la Société de Bordeaux, vol. IV, 1866, p. 78 ss.
  13. Helmholtz. Vortraege, 4e éd. Braunschweig, 1896, vol. II, p. 220.
  14. Tyndall. Fragments of Science. Londres, 1871, p. 137 et 195.
  15. Cournot. Matérialismeetc. Paris, 1875, p. 398.
  16. M. Kozlowski (Sur la nature des combinaisons chimiques, Congrès de philosophie de 1900, vol. III, p. 533, 540), par une ingénieuse hypothèse, rattache la différence entre l’ouïe et la vue au fait que les sensations de ce dernier organe ont un caractère spatial qui fait défaut aux sons.
  17. Condillac. Logique, Œuvres. Paris, 1798, vol. XXIl, p. 77.
  18. Haeckel. Les énigmes de l’univers, trad. Bos. Paris, 1902, p. 341. — Le Dantec. Les limites du connaissable. Paris, 1903, p. 112.
  19. Cf. Lange. Geschichte des Materialismus, 4e éd. Iserlohn, 1882, p. 459 ss.
  20. Lotze. Metaphysik. Leipzig, 1879, p. 505-507.
  21. Boutroux. De la contingence des lois de la nature. Paris, 1874, p. 73.
  22. Bergson. Matière et mémoire. Paris, 1903, p. 41.
  23. Certaines discussions qui se sont produites dans ce domaine nous semblent précisément dues à ce malentendu. Cf. notamment Fouillée. L’abus de l’inconnaissable. Revue philosophique, XXXVI, 1893, p. 365.
  24. Leibniz, éd. Erdmann, De scientia universali, p. 83.
  25. id. Philosophische Schriften, éd. Gerhardt. vol. VII, p. 265. Nous avons traduit percipi par saisir, à cause du contexte. La doctrine de Leibniz a été admirablement résumée par M. Couturat. La logique de Leibniz. Paris, 1901, p. 251, 256, 257. — Cf. cependant Appendice I, p. 411.
  26. Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, Saemmtliche Werke, éd. Frauenstædt, vol. III, p. 206.
  27. Spir. Pensée et réalité, p. 9 ss. — Cf. préface de Penjon, p. VII.
  28. Cf. plus haut, p. 70.
  29. Rosenberger. Geschichte, vol. II, p. 175.
  30. Cournot. Traité de l’enchaînement, vol. I, p. 246.
  31. Stallo, l. c., p. 61.
  32. Cf. p. 59 et Appendice I, p. 407 ss.
  33. Schopenhauer. Die Welt als Wille und Vorstellung, vol. I, p. 12-13.
  34. H. Lotze. Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 17.
  35. H. Lotze. Grundzuege der Naturphilosophie, 2e éd. Leipzig, 1889, p. 35.
  36. Hume. Psychologie, trad. Renouvier et Pillon. Paris, 1878, p. 469.
  37. Cf. Gonzalez. Histoire de la philosophie. Paris, 1890, p. 408.
  38. Locke. An Essay concerning Human Understanding. Londres, 1759, vol. I, chap. XXIII, p. 135.
  39. Malebranche. De la recherche de la vérité. Paris, 1712, p. 113.
  40. Cf. Dunan. L’espace visuel et l’espace tactile. Revue philosophique, vol. XXV, p. 136 et Lalande. Bull. de la Société française de philosophie, 3e année, 1903, p. 60.
  41. Berkeley. An Essay towards a New Theory of Vision, Works, éd. Fraser. Oxford, 1871, vol. Ier, plus particulièrement § 45 ss.
  42. Hartmann croyait que l’importance du toucher en tant que « sens de la réalité » est limitée à l’homme adulte, alors que, chez l’enfant, c’est le goût et, chez certains animaux, le sens olfactif qui jouent ce rôle. (Das Grundproblem der Erkenntnisstheorie. Leipzig, s. d., p. 5.)
  43. Berkeley, l. c., § 8.
  44. Cf. Dunan, l. c., p. 355.
  45. Ib., p. 152-153.
  46. Lalande. Revue philosophique, vol. LIII, 1902.
  47. Bulletin de la Société française de philosophie, 3e année, 1903. p. 58 ss. — Il se peut que, comme le suppose M. Kozlowski (Psychologiczne zrodla. Varsovie, 1899, p. 43, 57  ss. Zasady. Varsovie, 1903, p. 234, 251) la difficulté de s’entendre en cette matière provienne surtout de ce qu’on cherche à déduire toutes les sensations spatiales d’une source unique, soit de la vue, soit du toucher ou du sens musculaire, et qu’il faille, chez les clairvoyants, attribuer la sensation de l’espace à deux dimensions à la vue, et la sensation de la troisième dimension aux autres sens.
  48. Lucrèce. De natura rerum, l. Ier, vers 305. Cf. l. II, v. 434 :

    Tactus enim, tactus, pro Divom numina sancta
    Corporis est sensus.

  49. Ib., l. Ier, v. 296-299.
  50. Bergson. Matière et mémoire. Paris, 1903, p. 22.
  51. Hume, l. c., p. 453.
  52. Schopenhauer, Ueber die vierfache Wursel, éd. Frauenstaedt. Leipzig, 1877, p. 145.
  53. Spinoza. Opera. La Haye, 1883, vol. II, p. 208. « Hic sane lapis quandoquidem sui tantummodo conatus est conscius, et minime indifferens, se liberrimum esse, et nulla alia de causa in motu perseverare, credet, quam quia vult. »
  54. Cf. Appendice I, p. 407 ss.
  55. Mémoires inédits de l’abbé Morellet, etc., 2e éd. Paris, 1822, vol. Ier, p. 135 ss.
  56. Kant. Critique du jugement, trad. Barni, vol. II, § 74, p. 77. — En dépit de ce qu’a dit à ce sujet Renouvier (Esquisse d’une classification, etc., p. 195), nous croyons que M. Hæckel (Histoire de la création. Paris, 1874, p. 90 ss.) a raison et que ce passage est contredit parce que Kant a dit quelques pages plus loin (l. c., § 79, p. 111). Mais si on ne peut faire disparaître la contradiction logique, on peut comprendre à la rigueur, au point de vue psychologique, comment Kant y a été amené. Kant était sans doute, au point de vue abstrait, convaincu que tout devait s’expliquer « par des raisons de méchanique » comme disait Leibniz. Mais pour l’être organisé, l’évidence de la finalité lui est apparue, au moment même où il examinait cette question, à tel point écrasante, que le problème causal lui a semblé cardinalement insoluble.
  57. É. Le Roy. La nouvelle philosophie. Revue de métaphysique, IX, 1901, p. 294
  58. J. Perrin. Traité de chimie physique. Paris, 1903, p. 141. — Cf. plus haut, chap. VIII, p. 242.
  59. J. Wilbois. L’esprit positif. Revue de métaphysique, X, 1902, p. 335.
  60. Cf. par exemple Jacques Loeb. Zur neueren Entwicklung der Biologie. Annalen der Naturphilosophie. t. IV, 2. Cette conception est d’ailleurs également celle de nombre de philosophes. Cf. René Berthelot. Bulletin de la Société française de philosophie, 5e année, 1905, p. 250 ss. et Hermann Cohen. Logik der reinen Erkenntniss. Berlin, 1902, p. 247.
  61. Laplace. Théorie analytique des probabilités, Œuvres. Paris, 1886, vol. VII, p. VI.
  62. Sully-Prudhomme et Richet. Le problème des causes finales. Paris, 1903, p. 90.
  63. Diderot. Œuvres. Paris, vol. II, § II. Leibniz déjà avait dit : « Car il faut savoir que tout est lié dans chacun des mondes possibles. L’Univers, quel qu’il puisse être, est tout d’une pièce comme un océan. » (Opera philosophica, éd. Erdmann, p. 506).
  64. H. Poincaré. La science et l’hypothèse, p. 154. On peut rapprocher, de cette opinion, celle émise par Descartes et que nous avons citée p. 65.
  65. Lange. Geschichte des Materialismus, p. 14.
  66. C’est à cette conception de la valeur provisoire de l’explication finaliste que nous semblent aboutir aussi les remarquables observations de M. Goblot. Fonction et finalité. Revue philosophique, XLVII, 1899. La finalité sans intelligence. Revue de métaphysique, VII, 1900. La finalité en biologie. Revue philosophique, LVIII, 1904.
  67. A. de Lapparent. Science et apologétique. Paris, 1905, p. 191-211.
  68. Schopenhauer. Saemmtliche Werke, éd. Frauenstaedt. Leipzig, 1877, vol. III, p. 387.