Aller au contenu

Ivanhoé (Scott - Dumas)/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexandre Dumas.
Michel Lévy (Tome 1 et 2p. 74-91).


VI


Le pèlerin, éclairé par un domestique qui tenait une torche à la main, traversa la file tortueuse d’appartements de cette grande et irrégulière maison ; l’échanson qui le suivait lui dit à l’oreille que, s’il désirait prendre une tasse de bon hydromel dans sa chambre, il y aurait plus d’un domestique dans ce manoir qui serait content d’entendre les nouvelles qu’il apportait de la terre sainte, et surtout celles qui se rattachaient au chevalier Ivanhoe.

Wamba, peu de temps après, parut et appuya l’invitation en faisant observer que, une fois minuit sonné, une tasse d’hydromel en valait trois avant le couvre-feu.

Sans discuter une maxime énoncée par une autorité si grave, le pèlerin les remercia de leur politesse, mais il répondit qu’il avait compris dans ses vœux religieux l’obligation de ne jamais parler dans la cuisine de choses prohibées dans la salle du maître.

— Voilà un vœu, dit Wamba à l’échanson, qui conviendrait peu à un domestique.

L’échanson, contrarié, haussa les épaules.

— Je voulais le loger dans une bonne chambre, se dit-il ; mais, puisqu’il est si peu sociable avec des chrétiens, je le mettrai dans la niche à côté de celle d’Isaac le juif. Anwold, ajouta-t-il en s’adressant à celui qui portait la torche, conduisez le pèlerin dans la cellule du midi ; je vous donne le bonsoir, messire pèlerin, sans vous remercier, toutefois, de votre peu de complaisance.

— Bonsoir, et que Notre-Dame vous bénisse ! dit le pèlerin calme et suivant son guide.

Dans une étroite antichambre où donnaient plusieurs portes, et qui était éclairée par une petite lampe de fer, ils furent accostés par une des femmes de Rowena, qui dit d’un ton d’autorité que sa maîtresse voulait parler au pèlerin ; elle prit la torche des mains d’Anwold, à qui elle ordonna d’attendre son retour, et fit signe au pèlerin de la suivre.

Celui-ci ne jugea apparemment pas à propos de décliner cette seconde invitation, comme il avait fait de la première ; car, bien que son geste trahît une légère surprise, il obéit sans répondre et sans hésiter.

Après avoir traversé un petit couloir terminé par un escalier composé de sept marches, formées chacune d’une grosse poutre en chêne, il arriva à l’appartement de lady Rowena, dont la magnificence était en harmonie avec le respect que lui témoignait le châtelain.

Les parois étaient recouvertes de tentures brodées avec de la soie mêlée de fils d’or, et où tout l’art du siècle avait été prodigué pour y représenter des scènes de chasse et des jeux de faucons. Le lit était aussi richement tapissé et entouré de rideaux teints en pourpre ; les sièges étaient également recouverts d’étoffes teintes, et l’un d’eux, un peu plus élevé que les autres, avait à sa partie basse un tabouret d’ivoire curieusement sculpté.

Quatre candélabres d’argent, supportant de grands cierges de cire, éclairaient cet appartement. Il ne faut pas, toutefois, que nos beautés modernes envient le luxe d’une princesse saxonne. Les murs de la chambre étaient si mal recrépis et si pleins de crevasses, que les riches tentures s’agitaient sous la bise, et, bien que garantie par une espèce de paravent, la flamme des torches penchait de côté comme le guidon déroulé d’un chef de clan. La magnificence régnait là, avec une vaine tentative de goût ; mais, quant au confort, il y en avait peu, et, comme on ne le connaissait pas, on n’en sentait pas le besoin.

Lady Rowena, entourée de trois suivantes qui se tenaient derrière elle occupées à peigner ses cheveux avant le coucher, était assise sur l’espèce de trône dont nous avons déjà parlé, et paraissait née pour commander l’hommage de tous.

Le pèlerin lui paya ce tribut par une profonde génuflexion.

— Relevez-vous, pèlerin, lui dit-elle gracieusement ; le défenseur des absents a le droit d’être bien accueilli par tous ceux qui estiment la vérité et qui honorent la vaillance. Retirez-vous toutes, dit-elle ensuite à ses femmes, à l’exception d’Elgitha. J’ai à parler à ce saint homme.

Les jeunes filles, sans quitter l’appartement, se retirèrent à son extrémité et s’assirent sur une banquette adossée au mur, où elles restèrent immobiles comme des statues, bien qu’à cette distance leur chuchotement n’eût pu interrompre la conversation de leur maîtresse.

— Pèlerin, dit lady Rowena, après un moment de silence, pendant lequel elle semblait hésiter sur la façon dont elle lui adresserait la parole ; ce soir, vous avez cité un nom, je veux dire le nom d’Ivanhoe, ajouta-t-elle avec une sorte d’effort, dans une salle où, grâce aux liens de la nature et de la parenté, il eût dû résonner plus agréablement. Cependant, telle est l’injustice du sort, que, parmi tous les cœurs qui ont dû palpiter à ce nom, le mien seul ose vous demander en quel endroit et dans quelles conditions vous avez quitté celui dont vous parliez. Nous avons appris qu’obligé de rester en Palestine pour cause de santé, après le départ de l’armée anglaise, il s’est trouvé en butte aux persécutions du parti français, auquel on sait que les templiers sont dévoués.

— Je ne sais que peu de choses du chevalier Ivanhoe, répondit le pèlerin d’une voix troublée. Je voudrais le mieux connaître, madame, puisque vous vous intéressez à son sort. Il a, je crois, triomphé de ses ennemis en Palestine, et il se disposait à revenir en Angleterre, où vous, madame, devez savoir mieux que moi quelles sont ses chances de bonheur.

Lady Rowena soupira profondément, et demanda avec plus d’insistance à quelle époque on pourrait attendre le chevalier Ivanhoe dans son pays natal, et s’il ne courait pas de grands dangers en route.

Sur la première question, le pèlerin avoua son ignorance ; à la seconde, il répondit que le voyage pouvait se faire en sûreté par Venise et Gênes, et, de là, par la France et l’Angleterre.

Ivanhoe, suivant lui, connaissait si bien la langue et les usages des Français, qu’il n’avait rien à redouter pendant cette partie de ses voyages.

— Plût à Dieu, dit lady Rowena, qu’il fût ici en sûreté, et assez rétabli pour porter les armes dans le prochain tournoi, où la chevalerie de ce pays doit faire preuve d’adresse et de valeur. Si Athelsthane de Coninsburg obtient le prix, il est probable qu’Ivanhoe apprendra de mauvaises nouvelles en arrivant en Angleterre. Quelle mine avait-il, la dernière fois que vous le vîtes ? La maladie avait-elle pesé lourdement sur sa force et sa beauté ?

— Il était devenu plus brun et plus maigre, dit le pèlerin, qu’à l’époque de son retour de l’île de Chypre, où il avait suivi Richard Cœur-de-Lion, et les soucis paraissaient siéger sur son front ; mais je ne me suis pas approché de sa personne, parce qu’il m’est inconnu.

— Je crains bien, dit la dame, qu’il ne trouve que peu de motifs, dans sa terre natale, pour dissiper les nuages de sa tristesse. Je vous remercie, bon pèlerin, de vos renseignements concernant le compagnon de mon enfance. Jeunes filles, ajouta-t-elle, approchez, offrez la coupe du soir à ce saint homme, que je ne veux pas priver plus longtemps de son repos.

Une des jeunes filles présenta une coupe d’argent qui contenait un riche breuvage de vin épicé. Rowena la toucha seulement de ses lèvres ; ensuite on l’offrit au pèlerin, qui, après un profond salut, en but quelques gouttes.

— Acceptez cette aumône, mon ami, continua la dame en lui offrant une pièce d’or, pour récompenser vos rudes fatigues et les visites que vous avez faites aux saints autels.

Le pèlerin reçut cette offrande avec un nouveau salut et sortit en suivant Elgitha.

Il trouva dans l’antichambre le serviteur Anwold, qui, après avoir pris la torche des mains de la jeune fille, le conduisit avec plus d’empressement que de cérémonie dans une partie écartée et peu commode du manoir, où un grand nombre de petites chambres ou cellules servaient de dortoir aux domestiques de bas étage et aux étrangers de la dernière classe.

— Dans laquelle de ces chambres couche le juif ? demanda le pèlerin.

— Ce chien de mécréant, répondit Anwold, niche dans la cellule à côté de Votre Sainteté. Par saint Dunstan ! comme il faudra la gratter et la nettoyer pour qu’elle puisse servir à un chrétien !

— Et où couche le porcher Gurth ? demanda l’étranger.

— Gurth, répliqua le serf, dort dans la cellule à votre droite, comme le juif dans celle à votre gauche ; vous servez de séparation entre l’enfant circoncis et l’objet de l’abomination de sa tribu… Vous auriez pu occuper une chambre plus honorable, si vous aviez accepté l’invitation d’Oswald.

— C’est bien ainsi, dit le pèlerin ; la société même d’un juif ne saurait être contagieuse à travers une cloison de chêne.

En parlant ainsi, il entra dans la cellule qui lui était désignée, et, prenant la torche aux mains du domestique, il le remercia et lui souhaita le bonsoir.

Ayant refermé la porte de sa cellule, il plaça la torche dans un chandelier de bois et examina sa chambre à coucher, dont l’ameublement était de la plus simple espèce. Il se composait d’un grossier tabouret de bois et d’un lit encore plus mesquin, rempli de paille propre, sur laquelle on avait posé deux ou trois peaux de mouton en guise de couverture.

Le pèlerin, ayant éteint sa torche, se jeta tout habillé sur cette couche grossière et dormit, ou du moins demeura couché jusqu’à ce que les premiers rayons du jour pénétrassent à travers la petite fenêtre grillée qui servait à donner accès à la fois à l’air et à la lumière dans cette triste cellule.

Il se mit alors sur son séant, récita ses matines, et, ayant arrangé sa toilette, il sortit et entra dans l’appartement du juif Isaac, en levant le loquet aussi doucement que possible.

Le juif était étendu sur une couche pareille à celle du pèlerin. Son sommeil était agité. Ses vêtements, qu’il avait ôtés la veille, étaient disposés soigneusement sous lui, de manière à empêcher qu’on ne les emportât durant son sommeil. On voyait sur son front une agitation qui touchait à l’agonie. Ses mains et ses bras se tordaient convulsivement comme ceux d’un homme en proie au cauchemar, et, outre plusieurs exclamations en langue hébraïque, on entendit distinctement les phrases suivantes en anglo-normand, la langue mêlée du pays.

— Pour l’amour du Dieu d’Abraham, ayez pitié d’un malheureux vieillard ! Je suis pauvre, je suis sans un penny !… Lors même que vos fers m’arracheraient les membres, je ne saurais vous satisfaire.

Le pèlerin ne voulut pas attendre la fin du rêve du juif. Il le secoua du bout de son bâton de pèlerin. Cet attouchement s’associait probablement avec quelques-unes des terreurs, objets de son rêve, car le vieillard se redressa ; ses cheveux gris se hérissèrent sur sa tête, et, se hâtant de se couvrir d’une partie de ses vêtements, dont il retenait les diverses pièces avec la ténacité d’un faucon, il fixa sur le pèlerin ses yeux noirs et pénétrants avec une expression de sauvage étonnement et de timidité nerveuse.

— Ne craignez rien de ma part, Isaac, lui dit le pèlerin ; je viens en ami.

— Que le Dieu d’Israël vous récompense ! s’écria le juif grandement soulagé. Je rêvais ; mais, qu’Abraham en soit loué ! ce n’était qu’un rêve.

Ensuite, se recueillant, il ajouta d’un ton de voix ordinaire :

— Et vous-même, que désirez-vous, à cette heure matinale, d’un pauvre juif ?

— C’est pour vous apprendre, dit le pèlerin, que, si vous ne quittez pas cette maison à l’instant, et si vous ne vous hâtez pas, votre voyage pourra vous faire courir de grands dangers.

— Père éternel ! dit le juif, qui pourrait trouver du profit à mettre en péril un être aussi misérable que moi ?

— C’est à vous de deviner leurs intentions, dit le pèlerin ; mais comptez sur ceci : lorsque le templier a traversé la salle hier au soir, il a dit à ses esclaves musulmans quelques mots en langue sarrasine, que je comprends parfaitement. Il leur a enjoint de guetter ce matin le départ du juif, de s’emparer de lui à quelque distance du manoir, et de le conduire au château de Philippe de Malvoisin ou à celui de Reginald Front-de-Bœuf.

Il serait impossible de dépeindre l’extrême terreur dont le juif fut saisi à cette annonce. Il paraissait avoir perdu toutes ses facultés ; ses bras pendaient le long de son corps, et il laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; ses genoux plièrent sous son poids ; tous ses muscles semblèrent se raccourcir et perdre de leur vigueur. Il tomba aux pieds du pèlerin, non pas comme un homme qui se baisse, s’agenouille ou se prosterne de son propre mouvement pour éveiller la compassion, mais pareil à celui qui, accablé de tous côtés par la pression d’une force invisible, se sent écraser sans pouvoir se défendre.

— Saint Dieu d’Abraham ! s’écria-t-il en élevant ses mains ridées et fermées, mais sans redresser sa tête grise qui touchait le sol ; ô Moïse ! ô pieux Aaron ! je n’ai pas rêvé en vain, et la vision ne s’est pas non plus présentée vainement ! Je sens déjà leurs fers qui me disloquent les articulations ! Je sens la torture passer sur mon corps comme les scies et les haches sur les hommes de Rabbah et les enfants d’Ammon.

— Levez-vous, Isaac, et écoutez-moi, dit le pèlerin, qui contemplait cette détresse complète avec une pitié à laquelle se mêlait largement le mépris ; vos terreurs ne sont pas sans motifs, quand on considère comment vos frères ont été traités par les princes et les seigneurs afin de leur extorquer leurs trésors. Mais levez-vous, vous dis-je, et je vous indiquerai le moyen de fuir. Quittez sur-le-champ cette maison, pendant que tout le monde s’y repose du festin d’hier au soir. Je vous guiderai par les sentiers secrets de la forêt, que je connais aussi bien que les gardes qui les parcourent, et je ne vous quitterai pas que vous n’ayez trouvé un protecteur dans quelque chef ou baron se rendant au tournoi, et dont vous avez probablement le moyen de vous assurer la bienveillance.

À mesure qu’Isaac entendait parler de la délivrance que ce discours annonçait, il commença à se lever de terre graduellement, et pour ainsi dire pouce par pouce, jusqu’à ce qu’il se trouvât à genoux. Jetant en arrière sa longue chevelure et sa barbe grise, et fixant ses yeux noirs et pénétrants sur la figure du pèlerin, il lui lança un regard rempli tout ensemble de crainte et d’espérance, mêlées toutefois d’une teinte de soupçon. Puis, lorsqu’il entendit la conclusion de la phrase, sa première terreur parut revivre avec force, et il se laissa retomber le visage contre terre en s’écriant :

— Moi, posséder les moyens de m’assurer la bienveillance ? Hélas ! il n’y a qu’une voie pour parvenir au cœur d’un chrétien, et comment un pauvre juif peut-il la trouver, quand les extorsions l’ont déjà réduit à la misère de Lazare ?

Alors, comme si le soupçon avait anéanti toutes ses autres facultés, il s’écria tout à coup :

— Pour l’amour de Dieu, jeune homme, ne me trahissez pas ! pour l’amour du Créateur qui nous a tous créés, juifs comme gentils, israélites comme ismaélites, ne me trahissez pas ! je n’ai pas les moyens de m’assurer la bienveillance d’un mendiant chrétien, quand il la fixerait à un seul penny !

En disant ces derniers mots, il releva et saisit le manteau du pèlerin avec un regard suppliant.

Le pèlerin se dégagea de l’étreinte comme s’il y avait une souillure dans cet attouchement.

— Serais-tu chargé de tous les trésors de ta tribu, dit-il, quel intérêt aurais-je à te nuire ? Sous cet habit, je suis voué à la pauvreté, et je ne l’échangerais point, si ce n’est contre un cheval et une cotte de mailles. Cependant, ne pense pas que je me soucie de ta société ou que j’y voie le moindre profit pour moi. Reste ici, si tu veux ; le Saxon Cédric saura te protéger.

— Hélas ! dit le juif, il ne me souffrira pas dans son cortège. Saxon ou Normand sera également honteux du pauvre israélite ; et, pourtant, traverser seul les domaines de Philippe de Malvoisin ou de Reginald Front-de-Bœuf !… Brave jeune homme, je vous accompagnerai. Hâtons-nous ! ceignons nos reins ; fuyons ! Voici votre bâton ; que tardez-vous ?

— Je ne tarde pas, répondit le pèlerin cédant à l’impatience de son compagnon ; mais il faut que je m’assure des moyens de quitter ces lieux. Suis-moi.

Il le précéda jusqu’à la cellule voisine, que le lecteur sait être occupée par Gurth le porcher.

— Lève-toi, Gurth, dit le pèlerin ; lève-toi à l’instant, ouvre la poterne et laisse sortir le juif et moi.

Gurth, dont l’emploi, si abject qu’il nous paraisse aujourd’hui, lui donnait autant d’importance dans l’Angleterre saxonne que celui d’Eumée en donnait à celui-ci à Ithaque, Gurth s’offensa du ton familier et impérieux adopté par l’homme qui lui parlait.

— Quoi ! c’est le juif qui s’en va de Rotherwood, dit-il en s’appuyant sur son coude, et l’examinant avec dédain sans quitter son grabat, et, qui plus est, voyage en société avec le pèlerin !

— Je ne me serais pas plus attendu à cela qu’à le voir se dérober en emportant un quartier de lard, dit Wamba, survenant en ce moment.

— Quoi qu’il en soit, dit Gurth en se rejetant sur le billot de bois qui lui servait d’oreiller, le juif et le gentil devront se contenter d’attendre l’ouverture de la grande porte d’entrée. Nous ne permettrons à aucun étranger de sortir secrètement à des heures indues.

— Cependant, dit le pèlerin d’un ton d’autorité, je ne pense pas que vous me refusiez cette grâce.

En disant cela, il s’inclina sur le lit du porcher et dit quelques mots à l’oreille du Saxon.

Gurth se redressa comme s’il eût été secoué par une machine électrique. Alors le pèlerin, posant le doigt sur sa bouche, comme pour lui recommander la prudence, ajouta :

— Fais attention, Gurth ; tu es prudent habituellement ; ouvre la poterne, te dis-je ; tout à l’heure tu en sauras davantage.

Gurth lui obéit avec un vif empressement, pendant que Wamba et le juif les suivaient, étonnés tous deux du changement subit qui s’était opéré dans le maintien du porcher.

— Ma mule ! ma mule ! dit le juif dès qu’ils se trouvèrent hors de la poterne.

— Donne-lui sa mule, dit le pèlerin, et écoute. Fais que j’en trouve une autre jusqu’à ce que j’aie quitté les environs. Je la remettrai saine et sauve à quelqu’un des gens de Cédric, à Ashby, et toi…

Et il acheva la phrase à l’oreille de Gurth.

— Volontiers ! dit Gurth ; très-volontiers ! ce sera fait.

Et il partit aussitôt pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

— Je voudrais savoir, dit Wamba dès que son camarade eut tourné le dos, ce que, vous autres pèlerins, vous apprenez dans la Terre sainte ?

— À dire nos oraisons, bouffon, répondit le pèlerin, à nous repentir de nos péchés, et à nous mortifier par les jeûnes, les veilles et les longues prières.

— Vous apprenez des choses plus fortes que cela, répondit Wamba ; car comment la prière et le repentir auraient-ils pu engager Gurth à être serviable, et comment le jeûne et les veilles eussent-ils pu lui persuader de vous prêter une mule ? Sans cela, je suis certain que vous auriez pu tout aussi bien parler de veilles et de pénitence à son verrat noir favori, et que vous en eussiez obtenu une réponse aussi honnête que la sienne.

— Silence ! dit le pèlerin, tu n’es qu’un fou saxon.

— Tu as raison, dit le bouffon ; si j’étais né Normand, comme je pense que tu l’es, j’aurais eu le bonheur de mon côté et j’eusse été presque un homme sage.

En ce moment, Gurth parut sur l’autre bord du fossé avec les mules.

Les voyageurs le traversèrent sur un pont-levis de la largeur de deux planches seulement, qui le mettait en rapport avec la poterne et un petit guichet pratiqué dans la palissade extérieure, donnant sur la forêt.

Dès qu’ils se furent approchés des mules, le juif, les mains frémissantes, assura derrière la selle un petit sac de drap gommé qu’il sortit de dessous son manteau, et qui contenait, d’après lui, des habits de rechange, rien que des habits de rechange.

Alors, enfourchant la bête avec plus de prestesse qu’on n’aurait dû en attendre de son âge, il s’empressa de disposer les pans de sa houppelande de manière à cacher complètement le paquet qu’il venait de placer en croupe.

Le pèlerin monta à cheval avec plus de lenteur, et tendit en partant sa main à Gurth, qui la baisa avec toute la vénération possible. Puis le porcher suivit des yeux les voyageurs jusqu’à ce qu’ils eussent disparu sous les arbres de la forêt ; enfin il fut tiré de sa rêverie par la voix de Wamba.

— Sais-tu, mon bon ami Gurth, dit le bouffon, que tu es singulièrement poli et bien plus pieux qu’à l’ordinaire, par cette belle matinée d’été ? Je voudrais être un pèlerin à pieds nus pour profiter de ton zèle et de ta courtoisie peu communs. Certainement, j’en tirerais autre chose qu’un baiser sur la main, moi.

— Tu n’es pas fou cette fois, Wamba, répondit Gurth, bien que tu aies raison d’après les apparences ; mais le plus sage parmi nous ne peut faire davantage. Mais il est temps de veiller à mes porcs.

En disant ces mots, il se dirigea vers la maison, suivi du bouffon.

Sur ces entrefaites, les voyageurs poursuivirent leur route avec une rapidité que conseillaient les craintes extrêmes du juif ; car on voit rarement des personnes de son âge aimer les allures vives.

Le pèlerin, à qui tous les sentiers et toutes les issues du bois paraissaient familiers, prit le devant en suivant les chemins les plus détournés ; ce qui fit naître de nouveau dans l’esprit de l’israélite l’idée qu’on allait le trahir et le livrer à ses ennemis.

Ses doutes, à la vérité, étaient excusables ; car, à l’exception peut-être des poissons volants, il n’existait pas de race, ni sur la terre, ni dans l’air, ni dans l’eau, qui fût l’objet d’une persécution aussi incessante, aussi générale et aussi implacable que celle qui poursuivait les juifs de cette époque.

Sous les prétextes les plus futiles et les plus déraisonnables, ainsi que sur les accusations les plus absurdes et les plus vaines, leurs personnes et leurs biens étaient abandonnés à tous les caprices de la fureur populaire ; car les Normands, les Saxons, les Danois et les Bretons, si hostiles qu’ils fussent les uns aux autres, rivalisaient de férocité envers une nation que chacun se faisait un devoir de haïr, de vilipender, de mépriser, de piller et de persécuter. Les rois de la race normande, et les seigneurs indépendants qui les imitaient dans tous leurs actes de tyrannie, maintenaient contre cette nation sacrifiée une persécution permanente et intéressée.

On raconte une histoire très-connue du roi Jean, qui emprisonna un juif opulent dans un des châteaux royaux et lui fit arracher chaque jour une dent, jusqu’à ce que la mâchoire du malheureux israélite fût à moitié dégarnie, et qu’il se résignât à payer une forte somme, que ce tyran s’était proposé de lui extorquer. Le peu d’argent comptant qu’il y eût dans le pays se trouvait principalement entre les mains de cette race persécutée, et le peuple n’hésita pas à suivre l’exemple de son souverain pour le lui arracher par tous les moyens d’oppression et de coercition. Cependant le courage passif, qu’inspire l’amour du lucre, engagea les juifs à braver tous les maux qu’on leur infligeait, à cause des bénéfices immenses qu’ils étaient à même de réaliser dans un pays naturellement aussi riche que l’Angleterre. Malgré tous les genres de découragement, et même en dépit de la cour spéciale des contributions déjà mentionnées qu’on appelait l’échiquier des juifs, et qui avait été établie dans l’intention expresse de les dépouiller et de les mettre à la gêne, les juifs multipliaient et entassaient des sommes énormes qu’ils transféraient de main en main au moyen de lettres de change, invention dont le commerce, dit-on, leur est redevable, et qui leur fournissait la faculté de faire circuler leurs richesses de pays en pays, afin que, lorsque le despotisme les menaçait dans une contrée, le trésor se trouvât à l’abri dans une autre.

L’avarice et l’opiniâtreté des juifs étant ainsi opposées en quelque sorte au fanatisme et à la tyrannie de ceux sous lesquels ils vivaient, semblaient croître en proportion de la persécution dont ils étaient l’objet ; et les richesses immenses qu’ils amassaient ordinairement dans le commerce, bien que souvent exposées au danger, furent, en d’autres occasions, employées pour étendre leur influence et pour leur procurer une sorte de protection.

Telles étaient les conditions sous lesquelles vivaient les juifs, et leur caractère ainsi violenté les avait rendus vigilants, soupçonneux et timides, aussi bien qu’opiniâtres, peu complaisants et habiles à éviter les dangers auxquels ils étaient exposés.

Après que nos voyageurs eurent parcouru rapidement plusieurs sentiers détournés, le pèlerin rompit enfin le silence.

— Ce grand chêne mort, dit-il, indique les dernières limites des domaines de Front-de-Bœuf. Depuis longtemps, nous avons quitté ceux de Malvoisin. Vous n’avez plus rien à craindre de leurs poursuites.

— Que les roues de leurs chariots soient enlevées, dit le juif, comme celles du pharaon, afin qu’ils avancent lentement ! Mais ne me quittez pas, bon pèlerin ! Songez seulement à ce féroce et sauvage templier, avec ses esclaves sarrasins, qui ne respecteraient ni territoire, ni manoir, ni domaine seigneurial.

— Notre route commune, dit le pèlerin, devrait finir ici ; car il ne convient pas aux personnes de mon caractère et du tien de voyager ensemble plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Ensuite, quel secours pourrais-tu attendre de moi, paisible pèlerin, contre des païens armés ?

— Ô brave jeune homme ! dit le juif, tu peux me défendre, et je sais que tu en as la volonté. Tout pauvre que je suis, je te récompenserai, non pas avec de l’argent, car, pour de l’argent, j’en prends notre père Abraham à témoin ! je n’en ai pas.

— Argent et récompense ! interrompit le pèlerin, je t’ai déjà dit que je ne t’en demandais pas. Je peux te servir de guide ; il se peut même que je puisse en quelque sorte te défendre ; car défendre un juif contre un Sarrasin ne peut être considéré comme indigne d’un chrétien. C’est pourquoi, juif, je veux te voir à l’abri sous la protection d’une escorte convenable. Nous ne sommes plus maintenant très-éloignés de la ville de Sheffield, où tu pourras facilement trouver bon nombre de tes frères, parmi lesquels tu n’auras qu’à te réfugier.

— Que la bénédiction de Jacob descende sur toi, brave jeune homme !… dit le juif. À Sheffield, je puis loger chez mon parent Zareth, et trouver le moyen de continuer mon voyage sans péril.

— Soit ! dit le pèlerin, nous nous séparerons à Sheffield, et une course d’une demi-heure nous mènera en vue de cette ville.

La demi-heure se passa dans un silence complet de part et d’autre, le pèlerin dédaignant peut-être d’adresser la parole au juif, hormis dans les cas d’absolue nécessité, et le juif ne présumant pas devoir forcer à la conversation une personne au caractère de laquelle le voyage au saint sépulcre prêtait une sorte de sainteté.

Ils s’arrêtèrent sur le sommet d’une petite colline, et le pèlerin, montrant au juif la ville de Sheffield, qui s’étendait sous leurs pieds, lui dit ces mots :

— Ici donc, nous nous séparons.

— Pas avant que vous ayez reçu les remerciements du pauvre juif, dit Isaac ; car je n’ose vous prier de m’accompagner chez mon parent Zareth, qui pourrait me fournir quelque moyen de reconnaître vos bons offices.

— Je t’ai déjà dit, répondit le pèlerin, que je ne désirais pas de récompense. Cependant, si, parmi la longue liste de tes débiteurs, tu veux, par amour pour moi, épargner les fers et le donjon à quelque malheureux chrétien qui soit entre tes griffes, je regarderai le service que je t’ai rendu ce matin comme amplement payé.

— Attendez, attendez, dit le juif en saisissant le manteau du pèlerin, je voudrais faire plus que cela, je voudrais faire quelque chose pour vous. Dieu sait que le juif est pauvre ; oui, Isaac est un mendiant parmi ses frères. Mais pardonnez-moi si je devine ce qui vous fait faute en ce moment.

— Si tu devines juste, dit le pèlerin, c’est une chose que tu ne saurais me fournir, quand même tu serais aussi riche que tu te dis pauvre.

— Que je me dis ! répéta le juif. Oh ! croyez-moi, je ne dis que la vérité ; je suis un homme dépouillé, chargé de dettes, misérable. Des mains implacables m’ont arraché mes biens, mon argent, mes vaisseaux et tout ce que je possédais ! Cependant je peux vous dire ce qui vous manque, et peut-être vous le procurer. Vous désirez un cheval et une armure.

Le pèlerin tressaillit, et, se tournant brusquement vers le juif :

— Quel démon t’a suggéré cette pensée ? dit-il vivement.

— N’importe ! dit le juif en souriant, pourvu qu’elle soit vraie ; et, de même que je devine ce qui te manque, je puis te le faire avoir.

— Réfléchis, dit le pèlerin, à mon caractère, à mon habit, à mon vœu.

— Je vous connais, vous autres chrétiens, répondit le juif ; les plus nobles d’entre vous prennent le bâton et la sandale pour accomplir leurs pénitences superstitieuses et visiter à pied les tombeaux des morts.

— Ne blasphème pas, juif ! dit le pèlerin d’un ton fier.

— Pardonnez-moi, reprit Isaac, j’ai parlé avec précipitation. Toutefois, il vous est échappé cette nuit et ce matin quelques paroles qui, pareilles aux étincelles qui jaillissent du briquet, ont trahi le métal ; et sous cette robe de pèlerin se cachent la chaîne et les éperons d’or du chevalier. Ils se sont révélés ce matin quand vous vous penchâtes sur mon lit.

Le pèlerin ne put s’empêcher de sourire.

— Si tes vêtements étaient fouillés, Isaac, par un œil aussi curieux, ajouta-t-il, que n’y découvrirait-on pas ?

— Ne parlons pas de cela, dit le juif en pâlissant et tirant à la hâte une écritoire de sa ceinture.

Puis, comme pour mettre un terme à la conversation, il commença à écrire quelques mots sur un morceau de papier soutenu par son bonnet jaune et sans descendre de sa mule. Quand il eut fini, il donna le papier, sur lequel il avait tracé des caractères hébraïques, au pèlerin, en lui disant :

— Dans la ville de Leicester, tous les hommes connaissent le juif opulent Kirgath Jaïram, de Lombardie. Donne-lui cet écrit ; il a à vendre six armures de Milan, dont la moindre conviendrait à une tête couronnée ; dix bons coursiers, dont le moins bon est digne d’un roi combattant pour son trône… Il te laissera choisir parmi ses armures et ses chevaux, et te donnera tout ce qu’il faut pour t’équiper pour ce tournoi. Quand le tournoi aura eu lieu, tu les lui remettras en bon état, à moins que tu n’aies de quoi en payer le prix au marchand.

— Mais, Isaac, dit le pèlerin en souriant, ne sais-tu pas que, dans ces jeux, les armes et le coursier du chevalier désarçonné sont alloués au vainqueur ? Je puis être malheureux, et perdre ainsi ce que je ne saurais ni rendre ni payer.

Le juif parut un peu stupéfait de cette hypothèse ; mais, rassemblant son courage, il reprit à la hâte :

— Non, non, non ! c’est impossible ! je ne veux pas le croire. La bénédiction de notre père Abraham sera sur toi ; ta lance sera aussi puissante que la baguette de Moïse.

— Isaac, dit le pèlerin, tu ne connais pas tout le risque que tu cours. On peut tuer le cheval ; l’armure peut être endommagée, car je ne veux épargner ni cheval ni homme ; puis les hommes de ta tribu ne donnent rien pour rien : il faudra payer quelque chose pour l’emprunt des harnais et du cheval.

Le juif se tordit sur sa selle, comme un homme pris d’un accès de colique ; mais ses bons sentiments l’emportèrent sur ceux qui lui étaient familiers.

— Cela m’est égal, dit-il, laisse-moi partir ; s’il t’arrive dommage, cela ne te coûtera rien ; s’il y a quelque chose à payer pour cela, Kirgath Jaïram t’excusera par amour pour son parent Isaac. Adieu ! Cependant, écoute, brave jeune homme, s’écria-t-il en se retournant : ne te risque pas trop dans ce fou pêle-mêle. Je ne songe ni au coursier, ni à la cotte de mailles, mais à ta propre vie et à tes membres.

— Grand merci de ton avis ! dit le pèlerin en souriant ; je profiterai de ta courtoisie, et j’aurai bien du malheur si je ne te fais pas compensation.

Ils se séparèrent et prirent chacun une route différente pour entrer dans la ville de Sheffield.