Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 22

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Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 217-225).


CHAPITRE XXII.


Ma fille ! mes ducats ! ô ma fille ! ô mes ducats chrétiens ! Justice ! protection ! Mes ducats et ma fille !
Shakspeare, Le Marchand de Venise.


Laissons les chefs saxons continuer leur repas, puisque leur curiosité trompée leur permet de céder à leur appétit à demi satisfait, et hâtons-nous de nous occuper d’Isaac d’York, dont la captivité était bien autrement rigoureuse.

Le pauvre Juif avait été jeté dans un cachot souterrain, humide et obscur, dont le sol était plus bas que le fond du fossé qui entourait le château. La lumière n’y pénétrait que par un soupirail profond, étroit, et trop élevé pour que la main du prisonnier pût y atteindre ; même en plein midi il n’y pénétrait qu’une lumière pâle et douteuse qui se changeait en d’épaisses ténèbres long-temps avant que le reste du château fût privé de la bienfaisante présence du soleil. Des chaînes et des fers, qui avaient servi à des prisonniers dont sans doute on avait eu à craindre la force et le courage, étaient suspendus, vacants et couverts de rouille, aux murailles de cette prison, et y étaient solidement attachés ; dans leurs anneaux on voyait des ossements desséchés qui pouvaient avoir été des jambes humaines : ce qui portait à penser que non seulement un prisonnier y avait péri, mais que son corps était resté sans sépulture. À l’une des extrémités de cet horrible caveau était un immense fourneau en fer, rempli de charbon, sur le haut duquel s’étendaient transversalement quelques barres de fer à demi rongées par la rouille.

L’horreur d’un pareil spectacle aurait pu intimider une âme plus forte que celle d’Isaac ; et cependant il conservait plus de calme dans un danger présent qu’au milieu des craintes inspirées par un péril éloigné et incertain. Les chasseurs prétendent que le lièvre éprouve une agonie plus terrible quand il est poursuivi par les lévriers que lorsqu’il se débat sous leurs dents[1]. D’ailleurs, il est probable que les juifs, que leur position tenait dans des craintes continuelles, étaient en quelque sorte préparés à toutes les vexations que la tyrannie pouvait exercer contre eux ; de sorte que toute violence dont ils devenaient l’objet ne leur causait point cette surprise et cette terreur qui énervent les forces de l’âme. D’un autre côté, ce n’était pas la première fois qu’Isaac se trouvait placé dans des circonstances si dangereuses ; il avait donc pour guide l’expérience, et de plus l’espoir d’échapper à ses persécuteurs, comme cela lui était déjà arrivé. Il possédait à un haut degré l’inflexible opiniâtreté qui caractérise sa nation, cette ferme résolution que rien ne saurait abattre, et qui si souvent avait fait endurer aux juifs ce surcroît de maux et de tourments que leurs oppresseurs pouvaient leur infliger, plutôt que de les satisfaire en cédant à leurs demandes.

Après s’être décidé à une résistance muette ou passive, et avoir relevé ses vêtements autour de lui pour les préserver de l’humidité du sol, Isaac s’assit dans un coin du cachot ; et là, ses mains croisées sur sa poitrine, ses cheveux en désordre, sa longue barbe, son manteau bordé de fourrures et son grand bonnet, vus à la lueur incertaine d’un rayon du jour passant avec peine par le soupirail, auraient fourni à Rembrandt un sujet d’étude digne de ses pinceaux, s’il eût existé à cette époque. Le Juif se tenait depuis près de trois heures dans cette attitude, lorsque le bruit de quelques pas se fit entendre sur l’escalier ; les verrous furent tirés avec un long fracas, la porte cria et tourna sur ses gonds, et Reginald Front-de-Bœuf, suivi des deux esclaves sarrasins du templier, entra dans le cachot.

Front-de-Bœuf joignait à une taille athlétique une vigueur à toute épreuve ; il avait passé toute sa vie à faire la guerre, ou à entreprendre, dans des démêlés et des querelles particulières, des agressions contre la plupart de ses voisins ; enfin, il n’avait jamais hésité sur le choix des moyens à employer pour augmenter sa puissance féodale. Ses traits répondaient à son caractère ; ils exprimaient fortement les passions les plus violentes et les plus féroces. Les cicatrices dont son visage était couvert auraient, sur toute autre physionomie, attiré l’intérêt et le respect dus aux marques d’une valeur honorable ; mais elles ne servaient en lui qu’à ajouter à la férocité de son air dur et sauvage, et à redoubler l’horreur et l’effroi que sa présence inspirait. Ce formidable baron était vêtu d’un justaucorps de cuir, bien collé sur ses reins, usé et taché en plusieurs endroits par le frottement de l’armure dont il se couvrait souvent. Il ne portait d’autre arme qu’un poignard à sa ceinture, et qui formait une espèce de contre poids à un trousseau de clefs suspendu à droite. Les esclaves noirs qui le suivaient avaient quitté leur brillant costume ; ils portaient des gilets et des pantalons de grosse toile, et leurs manches étaient retroussées jusqu’au dessus du coude, comme celles des bouchers qui vont exercer leurs fonctions dans la tuerie. Chacun d’eux portait un petit panier couvert, et ils s’arrêtèrent près de la porte pendant que Front-de-Bœuf la fermait soigneusement et à double tour. Après avoir pris cette précaution, le Normand s’avança lentement vers le Juif, sur qui il fixait les yeux comme s’il eût voulu, par ses terribles regards, exercer sur lui la meurtrière influence qu’on attribue à certains serpents pour fasciner leur proie.

En effet, on aurait pu croire que l’œil farouche et féroce du baron possédait une portion de ce même pouvoir sur son malheureux prisonnier. La bouche ouverte et les yeux attachés sur Front-de-Bœuf, le Juif fut saisi d’une telle épouvante que tous ses membres semblaient se retirer sur eux-mêmes, et sa taille se rapetisser. Ce malheureux se sentit non seulement privé de tout mouvement et de la force de se lever en signe de respect, mais il ne put pas même porter la main à son bonnet, ni proférer aucune parole de supplication, tant il était agité par la conviction que cette visite lui annonçait d’affreuses tortures et une mort prochaine.

La haute et superbe stature du chevalier normand semblait, au contraire, grandir encore, comme l’aigle hérisse ses plumes quand il se précipite, les serres ouvertes, sur sa proie sans défense. Il s’arrêta à trois pas de l’endroit où le malheureux Juif s’était blotti de manière à occuper le moins d’espace possible, puis il fit signe à un des esclaves d’approcher. Le satellite noir avança, tira de son panier une paire de grandes balances et des poids, les déposa aux pieds de Reginald, et alla rejoindre son camarade près de la porte. Tous les mouvements de ces deux hommes étaient lents et solennels, comme s’ils eussent eu l’esprit préoccupé de quelque projet d’horreur et de cruauté.

Front-de-Bœuf, rompant enfin le silence, ouvrit la scène en apostrophant ainsi l’infortuné captif : « Chien maudit, issu d’une race maudite, » dit-il au Juif d’une voix retentissante que les échos de la voûte rendaient plus terrible encore, « vois-tu ces balances ? » Le malheureux Israélite fit un léger signe affirmatif. « Eh bien ! il faut que tu m’y pèses mille livres d’argent au poids et au titre de la Tour de Londres.

— Bienheureux Abraham ! » s’écria le Juif recouvrant la voix dans ce péril extrême, « jamais homme a-t-il entendu pareille demande ? Qui, même dans un conte de ménestrel, a vu qu’un homme pouvait donner mille livres pesant d’argent ? Quel œil humain vit jamais un semblable trésor ? Vous fouilleriez dans les maisons de tous les Juifs d’York et dans toutes celles de ma tribu, que vous ne pourriez y trouver une telle somme.

— Je ne suis pas déraisonnable ; et si l’argent est rare, je ne refuse pas de l’or, à raison d’un marc d’or pour six livres d’argent : c’est le moyen d’éviter à ton infâme carcasse des tourments que ta pensée n’a jamais pu concevoir.

— Ayez pitié de moi, noble chevalier ! je suis vieux, pauvre et sans ressources ; il serait indigne de vous de m’accabler. Quelle gloire y a-t-il à écraser un vermisseau ?

— Il se peut que tu sois vieux : c’est une honte de plus pour ceux qui t’ont laissé vieillir dans l’usure et la bassesse. Tu peux être faible, car depuis quand un juif eut-il un cœur et un bras ? Mais riche, tout le monde sait que tu l’es.

— Je vous jure, noble chevalier, par tout ce que je crois, par tout ce que nous croyons l’un et l’autre…

— Ne te parjure point ! et que ton obstination n’aggrave pas le sort qui t’attend ; considère les tortures qui te sont réservées. Ne crois pas que je te parle ainsi pour t’effrayer et profiter de la lâcheté commune à toute ta race ; je te jure par ce que tu ne crois pas, par l’Évangile que notre Église enseigne, par les clefs de saint Pierre, et par le pouvoir qui lui a été donné de lier et de délier, que ma résolution est inébranlable. Ce cachot n’est pas un endroit propre à exciter la plaisanterie : des prisonniers mille fois plus distingués que toi ont péri entre ces murailles sans que jamais on ait su leur destin ; mais leur trépas était une pure bagatelle en comparaison de celui qui t’attend, et qui sera accompagné des plus cruels tourments. »

Il fit signe aux esclaves d’approcher, et leur parla dans une langue étrangère ; car il avait été aussi en Palestine, où il avait pris de nouvelles leçons de cruauté. Les Sarrasins tirèrent de leurs paniers du charbon de bois, un soufflet, un flacon d’huile. Tandis que l’un frappait le briquet, un autre disposait le charbon dans le fourneau de fer dont nous avons parlé, et faisant jouer le soufflet, il eut bientôt enflammé le foyer.

« Isaac, dit Front-de-Bœuf, vois-tu ces barres de fer au dessus de ces charbons ardents ? c’est sur ce lit embrasé que tu vas être étendu, dépouillé de tes vêtements, aussi nu que sur le duvet sur lequel tu reposes ordinairement. Un de ces esclaves entretiendra le feu sous toi, tandis que l’autre te frottera les membres avec de l’huile pour empêcher le rôti de brûler. Choisis donc entre cette couche ardente et le paiement de mille livres d’argent ; car, par la tête de mon père, il faut que tu choisisses l’un des deux.

— Il est impossible, dit l’infortuné Juif, que vous soyez véritablement dans l’intention d’exécuter ce projet. Le Dieu clément de la nature n’a jamais fait un cœur capable d’exercer une pareille cruauté.

— Ne t’y fie pas, Isaac ; cette erreur te serait fatale. Penses-tu que moi, qui ai vu le sac d’une ville où des milliers de chrétiens périrent par le glaive, le feu et l’eau, je renoncerai à mon dessein, quand tu feras entendre tes cris et tes gémissements ? ou bien crois-tu que ces esclaves basanés, qui n’ont d’autre pays, d’autre loi, d’autre conscience que la volonté de leur maître ; qui, à son moindre signal, emploient indifféremment le poison ou le poteau, le poignard ou la corde ; crois-tu qu’ils puissent éprouver un sentiment de compassion, eux qui n’entendent pas la langue dans laquelle tu l’invoquerais ?… Sois sage, vieillard ! débarrasse-toi d’une partie de tes richesses superflues, verse dans les mains d’un chrétien une portion de ce que tu as acquis par l’usure ; ta bourse pourra bientôt s’enfler de nouveau : mais si tu te laisses une fois étendre sur ces barres, aucun remède ne ravivera ta peau brûlée et ton cuir lacéré. Paie ta rançon, te dis-je, et réjouis-toi de sortir à ce prix d’un cachot dont bien peu de gens ont pu redire les secrets. Je n’en dirai pas davantage ; choisis entre ton vil pécule et ta chienne de peau.

— Qu’Abraham et tous les saints patriarches de ma nation me soient en aide ! s’écria le Juif : le choix m’est impossible ; car je n’ai pas de quoi satisfaire à une demande aussi exorbitante.

— Esclaves, saisissez-le, mettez-le nu comme la main, dit Front-de-Bœuf ; et que ses patriarches viennent le secourir s’ils le peuvent. »

Les deux esclaves, obéissant plutôt au geste et au regard du baron qu’à ses paroles, se jetèrent sur le Juif, le saisirent, le renversèrent à terre, le reprirent de nouveau, le relevèrent ensuite, et, le tenant debout entre eux, n’attendaient plus que le dernier signal de l’impitoyable baron pour commencer son supplice. L’infortuné Israélite jetait tout à la fois un œil inquiet sur eux et sur Front-de-Bœuf, dans l’espoir de découvrir chez l’un ou chez les autres quelque symptôme de compassion ; mais le baron avait toujours le regard sombre et farouche, et un sourire sardonique, prélude de sa cruauté, errait sur ses lèvres pendant que les yeux sauvages des Sarrasins, roulant sous leurs épais sourcils avec une expression de plus en plus sinistre, annonçaient la féroce impatience de commencer le supplice de la victime. À l’aspect de la fournaise ardente sur laquelle on allait l’étendre, et perdant tout espoir de fléchir son cruel persécuteur, Isaac sentit ses forces l’abandonner.

« Je paierai les mille livres d’argent, » dit-il en poussant un soupir ; « c’est-à-dire, » ajouta-t-il après une légère pause, « je les paierai avec l’aide de mes frères ; car il faudra que je mendie à la porte de notre synagogue avant que de pouvoir me procurer une somme aussi exorbitante. Quand et où me faudra-t-il la verser ?

— Ici même, répondit Front-de-Bœuf ; c’est dans ce cachot qu’elle doit être comptée et pesée. Penses-tu que je te rendrai la liberté avant d’avoir reçu ta rançon ?

— Et quelle garantie me donnerez-vous d’être remis en liberté après que je l’aurai payée ?

— La parole d’un noble normand, vil usurier ; elle est mille fois plus pure que l’or de ta tribu.

— Je vous demande pardon, noble chevalier, » dit le Juif du ton le plus humble ; « mais pourquoi me fierais-je entièrement à la foi d’un homme qui ne veut point se fier à la mienne ?

— Parce que tu ne peux faire autrement, exécrable vermisseau, » répondit le chevalier d’une voix de tonnerre. « Si tu étais maintenant auprès de ton coffre-fort, dans ta maison d’York, et que je vinsse te conjurer de me prêter quelques uns de tes shekels, ce serait ton tour alors de me dicter des conditions, de me prescrire le terme du paiement et les sécurités qu’il te plairait d’exiger de moi. Je suis ici maintenant comme sur mon coffre-fort ; j’ai l’avantage sur toi, et je ne daignerai pas même te répéter mes conditions. »

Le Juif poussa un profond soupir. « Accordez-moi au moins, avec ma liberté, celle de mes compagnons de voyage, dit-il. Ils me méprisaient comme juif ; cependant ils ont eu pitié de moi, et c’est parce qu’ils m’ont secouru sur la route qu’une partie de mon malheur est retombée sur eux. D’ailleurs, ils pourront contribuer de quelque chose au paiement de ma rançon.

— Si tu veux parler de ces rustauds de Saxons, leur rançon dépendra d’autres conditions que la tienne. Mêle-toi de tes affaires, misérable, et non de celles des autres.

— Et le jeune homme blessé que j’emmenais à York avec moi, il sera, lui du moins, remis aussi en liberté ?

— Je le répète, vil usurier, ne songe qu’à tes affaires. Puisque tu as choisi, il ne te reste plus qu’à payer ta rançon, et dans le plus court délai.

— Écoutez-moi pourtant, dit le Juif : pour l’amour de cet or que vous voulez obtenir aux dépens de… » Il s’arrêta dans la crainte d’irriter l’impétueux Normand ; mais Front-de-Bœuf ne fit qu’en rire, et achevant la phrase interrompue :

« Aux dépens de ma conscience, veux-tu dire, misérable, vile créature ! Explique-toi librement : je le répète que je suis raisonnable. Je puis supporter les reproches de celui qui perd la partie, fût-ce même un juif. Tu ne fus pas aussi patient lorsque tu attaquas en justice Jacques Fitz-Dotterel pour t’avoir appelé une sangsue, un usurier abominable, après que tes nombreuses exactions eurent dévoré son patrimoine.

— Je jure par le Talmud que Votre vaillante Seigneurie a été mal informée sur ce sujet. Fitz-Dotterel tira son poignard contre moi dans ma propre maison, parce que je réclamais de lui ce qu’il me devait légitimement ; le terme du paiement était fixé à la Pâque.

— Je m’inquiète fort peu de tout cela, il s’agit de savoir quand j’aurai mon argent ; dis-moi, Isaac, quand me compteras-tu les shekels ?

— Il n’y a qu’à envoyer ma fille à York avec votre sauf-conduit, noble chevalier ; et après le temps nécessaire à un homme à cheval pour aller et pour revenir, l’argent… » il s’interrompit pour laisser échapper un profond soupir ; « l’argent vous sera compté ici même.

— Ta fille ! » s’écria Front-de-Bœuf d’un air de surprise. « De par le ciel, Isaac, je regrette de ne l’avoir pas su plus tôt. Je croyais que cette fille aux yeux noirs était ta concubine, et je l’ai donnée pour femme de chambre au templier Brian de Bois-Guilbert, suivant l’excellent exemple que nous ont laissé tes saints patriarches. »

À cette nouvelle, Isaac poussa un tel cri que les voûtes du caveau en retentirent, et les Sarrasins en furent tellement surpris, qu’ils lâchèrent son manteau par lequel ils le tenaient depuis le commencement de cette scène. Il profita de cette espèce de liberté pour se jeter aux pieds de Front-de-Bœuf et embrasser ses genoux.

« Prenez tout ce que vous m’avez demandé, noble chevalier ; exigez dix fois davantage, réduisez-moi à la mendicité, percez-moi de votre lance, grillez-moi sur la braise, mais épargnez ma fille et sauvez son honneur : si vous êtes né d’une femme, sauvez une vierge sans défense ; elle est l’image de ma défunte Rachel, le dernier des six gages que j’ai reçus de son amour. Voulez-vous priver un vieillard de la seule consolation qui lui reste ? Voulez-vous réduire un père à regretter que son seul enfant n’ait pas encore rejoint sa mère dans le tombeau de ses ancêtres ?

— Je voudrais avoir su cela plus tôt, » dit le Normand un peu radouci ; « je croyais que votre race n’aimait que son argent.

— Ne pensez pas si mal de nous, » reprit Isaac jaloux de saisir le moment d’une apparente sympathie : « le renard que l’on chasse, le chat sauvage que l’on torture, aiment leurs petits, et la race méprisée et persécutée du grand Abraham aime ses enfants.

— Soit ! répondit Front-de-Bœuf, je le croirai à l’avenir, pour l’amour de toi, Isaac : mais cela ne nous sert à rien présentement. Ce qui est fait est fait ; il ne dépend pas de moi que ce qui est arrivé n’ait pas eu lieu. J’ai donné ma parole à mon compagnon d’armes, et je ne la violerais pas pour dix juifs et dix juives par dessus le marché. D’ailleurs, quel grand mal pour ta fille d’être la captive de Bois-Guilbert ?

— Quel mal ! » s’écria le Juif en se tordant les mains ; « depuis quand un templier a-t-il respecté la vie d’un homme et l’honneur d’une femme ?

— Chien d’infidèle, » s’écria Front-de-Bœuf avec des yeux étincelants de colère, et intérieurement satisfait de saisir un prétexte pour s’y livrer, « ne blasphème pas le saint ordre du temple de Sion ; songe plutôt à me payer la rançon que tu as promise, ou malheur à toi !

— Brigand ! assassin ! » s’écria le Juif cédant à un sentiment d’indignation qu’il lui devenait impossible de réprimer, « je ne te paierai rien, pas même une obole, à moins que ma fille ne me soit rendue.

— As-tu perdu le sens, misérable juif ? Ta chair et ton sang sont-ils assurés par un talisman contre le fer rouge et l’huile bouillante ?

— Peu m’importe ! » répondit Isaac poussé au désespoir et profondément blessé dans ses affections paternelles, « fais tout ce que tu voudras ; ma fille est ma chair et mon sang ; elle m’est plus précieuse mille fois que les membres sur lesquels ta rage veut s’exercer. Non, je ne te donnerai point d’argent, à moins que je ne puisse le verser tout fondu dans ton gosier ; je ne te donnerai pas un denier, fût-ce même pour te sauver de l’éternelle damnation que toute ta vie a si bien méritée. Arrache-moi l’âme, si tu veux, Nazaréen ; invente de nouvelles tortures pour un juif, et va dire aux chrétiens que j’ai su les braver.

— C’est ce que nous allons voir, dit Front-de-Bœuf ; car, par la sainte messe, qui est en abomination chez ta nation maudite, tu vas être livré au fer et au feu… Qu’on le saisisse, » dit-il aux esclaves, « qu’on le dépouille, et qu’on l’enchaîne sur ces barreaux. »

En dépit de ses faibles efforts, les Sarrasins avaient déjà dépouillé le Juif de son manteau, et s’apprêtaient à lui ôter ses derniers vêtements, quand le son du cor se fit entendre trois fois, et pénétra jusqu’au fond du caveau ; immédiatement après, plusieurs voix appelèrent Front-de-Bœuf. Celui-ci, ne voulant pas être surpris dans cet acte de barbarie infernale, fit signe aux esclaves de rendre son manteau à Isaac, puis de se retirer ; enfin, sortant du cachot, il laissa le Juif, tantôt remercier Dieu du répit qu’il lui donnait, tantôt gémir sur la captivité et sur la détresse de sa fille, suivant qu’il était dominé par l’un ou l’autre de ces sentiments divers.



  1. Nous ne garantissons pas ce fait d’histoire naturelle ; nous le donnons sur l’autorité du manuscrit de Wardour.