Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre X

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CHAPITRE X


M. de Tracy retourne en France. — Sentiments de Talon à son égard. — L’intendant met Colbert en garde contre les informations de M. de Tracy au sujet de l’Église. — Il se plaint de la trop grande autorité de celle-ci. — Lettre du 26 août 1667. — Elle a son corollaire dans un mémoire de 1669. — Talon émet des opinions et fait des propositions regrettables. — Lettre de Colbert. — Réponses de Talon. — La situation et les affaires de la colonie. — Les officiers du régiment de Carignan. — La francisation des sauvages. — Les séminaires sauvages des Jésuites et des Ursulines. — Le recensement de 1667. — L’affaire La Frédière


L’œuvre pour laquelle Louis XIV avait envoyé M. de Tracy au Canada était accomplie. Puissamment secondé par MM. de Courcelle et Talon, le lieutenant-général avait assuré la paix à l’extérieur et rétabli l’ordre à l’intérieur de la Nouvelle-France. Le mauvais état de sa santé lui faisait désirer son rappel depuis l’année précédente. En 1667, le roi l’autorisa à retourner en France et lui envoya spécialement le Saint-Sébastien pour faire la traversée. Il quitta Québec le 28 août en compagnie du Père Bardy. Son départ fut un sujet de regret pour tout le Canada. La Mère de l’Incarnation écrivait à son fils : « Nous allons perdre M. de Tracy. Le roi qui le rappelle en France, a envoyé un grand vaisseau de guerre pour l’emmener avec honneur. Cette nouvelle église, et tout le pays, y fera une perte qui ne se peut dire, car il a fait ici des expéditions qu’on aurait jamais osé entreprendre ni espérer. Dieu a voulu donner cela à la grande piété de son serviteur qui a gagné tout le monde par ses bonnes œuvres et par les grands exemples de vertu et de religion qu’il a donnés à tout le pays. Nous perdons beaucoup pour notre particulier… C’est le meilleur ami que nous ayons eu depuis que nous sommes en ce pays. Nous souhaiterions pour le bien de l’Église et de tout le Canada que Sa Majesté le voulût renvoyer. Nous prions pour cela ; joignez vos prières aux nôtres[1]. »

L’on a vu quelle estime Talon professait pour M. de Tracy, dans ses lettres à Colbert de 1665 et de 1666. Il faisait alors du lieutenant-général un éloge absolument enthousiaste. Ce sentiment n’avait-il subi aucune altération, en 1667, au moment où ce dernier retournait en France ? Nous n’oserions l’affirmer. Sans doute Talon continuait à respecter ce caractère loyal et honnête. Mais l’attitude de M. de Tracy dans ses relations avec le pouvoir ecclésiastique avait peut-être refroidi l’intendant à son endroit. C’est, nous semble-t-il, ce que l’on peut inférer d’une lettre écrite par Talon à Colbert le 26 août 1667. Il y mettait le ministre en garde contre les informations que lui donnerait le lieutenant-général au sujet de l’Église. « Parce que, disait-il, ce qui vous sera dit en premier lieu par M. de Tracy retournant en l’ancienne France sur l’état général du Canada peut vous donner des premières impressions qui, suivies, pourraient vous déterminer à quelques ordres ou règlements préjudiciables au service du roi dans l’établissement de cette colonie, je me sens obligé de vous supplier très humblement de suspendre, jusqu’à l’arrivée de mon secrétaire, votre créance sur ce qui vous sera avancé touchant l’Église, dont l’autorité, bien loin d’être diminuée, a repris de nouvelles forces et s’est rendue si redoutable qu’on n’ose assurer que tandis qu’elle demeure au point où je la vois, vous, Monseigneur, et ceux qui auront l’honneur de servir ici sous vos ordres auront beaucoup de peine à faire valoir les bonnes intentions de Sa Majesté, pour l’augmentation de cette colonie, qui sera toujours beaucoup retardée par la crainte que l’Église a fait naître de son gouvernement, qu’on peut dire être trop souverain et s’étendre au delà de ses bornes[2]. » Évidemment l’intendant avait sur le cœur l’affaire de la Sainte-Famille, dans laquelle il avait dû battre en retraite, probablement sur les instances de M. de Tracy[3].

Le corollaire de cette lettre se rencontre dans le « mémoire sur l’état présent du Canada », que Talon, rédigea pour Colbert un an et demi plus tard[4]. On y retrouve tout entier le fonctionnaire gallican avec lequel nous avons déjà fait connaissance. Quoique ce soit anticiper un peu, nous croyons que ce passage caractéristique doit être cité immédiatement :

« L’ecclésiastique est composé d’un évêque nommé ayant le titre de Pétrée, in partibus infidelium, et se servant du caractère et de l’autorité de vicaire apostolique. Il a sous lui neuf prêtres et plusieurs clercs qui vivent en communauté, quand ils sont près de lui dans son séminaire, et séparément à la campagne, quand ils y sont envoyés par voie de mission pour desservir les cures qui ne sont pas encore fondées. Il y a pareillement les Pères de la compagnie de Jésus, au nombre de trente-cinq, la plupart desquels sont employés aux missions étrangères : ouvrage digne de leur zèle et de leur piété s’il est exempt du mélange de l’intérêt dont on les dit susceptibles, par la traite des pelleteries qu’on assure qu’ils font aux Outaouais et au cap de la Madeleine ; ce que je ne sais pas de science certaine[5].

« La vie de ces ecclésiastiques, par tout ce qui paraît au dehors, est fort réglée, et peut servir de bon exemple et d’un bon modèle aux séculiers qui la peuvent imiter : mais comme ceux qui composent cette colonie ne sont pas tous d’égale force, ni de vertu pareille, ou n’ont pas tous les mêmes dispositions au bien, quelques-uns tombent aisément dans leur disgrâce pour ne pas se conformer à leur manière de vivre, ne pas suivre tous leurs sentiments, et ne s’abandonner pas à leur conduite qu’ils étendent jusque sur le temporel, empiétant même sur la police extérieure qui regarde le seul magistrat.

« On a lieu de soupçonner que la pratique dans laquelle ils sont, qui n’est pas bien conforme à celle des ecclésiastiques de l’ancienne France, a pour but de partager l’autorité temporelle qui, jusques au temps de l’arrivée des troupes du roi en Canada, résidait principalement en leurs personnes. À ce mal qui va jusques à gêner (gehenner) et contraindre les consciences, et par là dégoûter les colons les plus attachés au pays, on peut donner pour remède l’ordre de balancer avec adresse et modération cette autorité par celle qui réside dans les personnes envoyées par Sa Majesté pour le gouvernement : ce qui a déjà été pratiqué ; de permettre de renvoyer un ou deux ecclésiastiques de ceux qui reconnaissent le moins cette autorité temporelle, et qui troublent le plus par leur conduite le repos de la colonie, et introduire quatre ecclésiastiques entre les séculiers ou les réguliers, les faisant bien autoriser pour l’administration des sacrements, sans qu’ils puissent être inquiétés ; autrement ils deviendraient inutiles au pays, parce que s’ils ne se conformaient pas à la pratique de ceux qui y sont aujourd’hui, M. l’évêque leur défendrait d’administrer les sacrements. Pour être mieux informé de cette conduite des consciences, on peut entendre Monsieur Dubois, aumônier du régiment de Carignan, qui a ouï plusieurs confessions en secret, et à la dérobée, et Monsieur de Bretonvilliers sur ce qu’il a appris par les ecclésiastiques de son séminaire établi à Montréal »[6].

Voilà encore une page que nous regrettons pour la gloire de Talon. Ses récriminations manquaient de netteté. Pour étayer des accusations de cette nature, il aurait fallu des faits bien établis. Quand et comment l’évêque, les prêtres séculiers et les Jésuites avaient-ils voulu étendre leur conduite sur le temporel, et empiéter sur la police extérieure qui regarde le seul magistrat ? Était-ce dans « l’affaire de la Sainte-Famille ? » Il eût été ridicule de le prétendre ; nous l’avons démontré au chapitre précédent. Était-ce dans la question de la traite de l’eau-de-vie ? Mais nous demandons en quoi le courage et l’ardeur apostoliques avec lesquels ils luttaient contre l’abominable trafic qui dégradait, ruinait, tuait physiquement et moralement les aborigènes, constituaient une usurpation d’autorité. N’avaient-ils pas le droit, disons mieux, n’avaient-ils pas l’impérieux devoir de s’opposer à l’abrutissement et à la perversion des sauvages qu’ils voulaient conquérir à la civilisation chrétienne ? Quand ils condamnaient la traite de l’eau-de-vie comme un crime de lèse-christianisme, ils restaient absolument dans leur rôle de prêtres de Jésus-Christ ? Et quand ils demandaient au pouvoir civil de les aider à enrayer le fléau, ils n’empiétaient point sur ce pouvoir, mais ils essayaient de l’associer à une œuvre éminemment bienfaisante et glorieuse. Faire des instances auprès d’un gouvernement, pour le déterminer à interdire un trafic dangereux, — que ces instances soient aussi actives, aussi énergiques, aussi pressantes que l’on voudra —, ce n’est certainement pas usurper les pouvoirs de ce gouvernement. Nous aurons occasion, dans un prochain chapitre, de revenir sur cette question de la traite de l’eau-de-vie.

Mais ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce passage, c’est ce que Talon écrivait au sujet des « consciences gênées » et de l’administration des sacrements. Au moment même où l’intendant dénonçait les soi-disant empiètements de l’Église, il manifestait tranquillement la prétention d’étendre sa juridiction sur les confessionnaux, de détruire la discipline ecclésiastique, de diviser le clergé, de ruiner l’autorité épiscopale, de faire prévaloir ses vues profanes quant à la direction des âmes. On reste confondu devant une aussi téméraire ingérence dans le domaine spirituel ! Tel confesseur est trop rigide, il faut le renvoyer en France ; et il convient d’importer des prêtres plus larges, qui puissent administrer les sacrements malgré leur évêque ! Cela est dit posément, avec calme, comme une chose toute naturelle. Tant il est vrai que le nuage gallican enténébrait alors les meilleurs esprits. Talon, qui était pourtant un chrétien sincère, ne soupçonnait pas de quelle énormité il se rendait coupable. Il était parfaitement inconscient de la scandaleuse absurdité de sa proposition. À supposer que les confesseurs fussent trop sévères, cela ne regardait point le pouvoir civil. Faire observer le plus strictement possible les lois de la morale chrétienne, comment cela peut-il menacer la sécurité, la stabilité, la prospérité de l’État ? Et s’il y a excès de rigidité[7], ne trouve-t-on pas dans l’Église même, dans sa discipline et ses lois, tous les tempéraments nécessaires. L’immixtion de l’autorité laïque en ce qui relève du for intérieur est un intolérable abus. Talon était ici victime de son époque, de son milieu, de sa formation administrative. L’ancien régime, tel qu’il s’est épanoui au dix-septième et au dix-huitième siècles, a été l’objet d’accusations parfois excessives et peu soutenables. Mais rien ne saurait lui faire pardonner cette odieuse main-mise de l’État sur les affaires religieuses, cette intervention constante du gouvernement dans l’exercice de la juridiction spirituelle, qui ont été l’un de ses traits caractéristiques.

Laissons de côté ce désagréable sujet, auquel il nous faudra revenir encore dans la suite de cet ouvrage, et considérons de nouveau l’intendant Talon dans un rôle plus avantageux et plus digne d’éloge.

Le 5 avril 1667, Colbert lui avait écrit pour lui annoncer que, suivant le désir du roi, il devait passer une troisième année au Canada. Le ministre l’invitait à presser M. de Courcelle de faire une nouvelle campagne contre les Iroquois l’été suivant. Il l’informait que le régiment de Carignan-Salières et les quatre compagnies de Champbelle, de Poitou, d’Orléans et de Broglie resteraient encore un an dans la colonie, et lui conseillait d’aider les soldats à s’établir et à se marier, en leur fournissant des habitations dans ses trois villages. Cette année, quatre cents hommes et cinquante filles seraient envoyés au Canada. On expédierait aussi douze cavales et deux étalons. Colbert encourageait Talon à disposer encore de nouvelles habitations. Il avait conçu le projet de lever deux ou trois cents Suisses dans les cantons catholiques pour fortifier la colonie. Au sujet de l’Église, le ministre écrivait qu’il fallait appuyer ceux qui ont l’autorité spirituelle. « Mais, ajoutait-il, cette considération et ces égards doivent aussi avoir leurs bornes et ne s’étendre que sur les matières qui concernent la discipline ecclésiastique et la conduite des consciences, la connaissance des affaires temporelles étant naturellement réservée aux officiers et magistrats préposés pour les administrer. »

Colbert signalait ensuite l’importance qu’il y avait à mettre « le fort de Québec en état de défense, en y faisant une fortification régulière et le garnissant d’une bonne artillerie et de toutes sortes de munitions de guerre, en sorte que non seulement il ne puisse être insulté, mais même qu’il puisse faire une vigoureuse défense, quand même les nations de l’Europe les plus aguerries y feraient un siège formel. » Le manque de ressources devait retarder longtemps la mise à exécution de cette idée.

Dans cette même lettre, Colbert commençait à parler de la francisation des sauvages, dont il devait être si souvent question entre les ministres, les gouverneurs et les intendants. « Je vous avoue, disait-il, que j’ai jugé comme vous que l’on s’est fort peu soucié jusqu’ici de la police et de la vie civile en la Nouvelle-France, envers les Algonquins et les Hurons, qui sont, il y a longtemps, soumis à la domination du roi, en faisant peu d’efforts pour les détacher de leurs coutumes sauvages et les obliger à prendre les nôtres, et surtout à s’instruire dans notre langue, au lieu que pour avoir quelque commerce avec eux, nos Français ont été nécessités d’attirer ces peuples, surtout ceux qui ont embrassé le christianisme, dans le voisinage de nos habitations, et s’il se peut les y mêler, afin que par la succession du temps, n’ayant qu’une même loi et un même maître, ils ne fassent plus ainsi qu’un même peuple et un même sang[8]. »

Le 25 août 1667, Talon écrivait une première lettre à Colbert, en réponse à celle dont nous venons d’indiquer les principaux points. Il acceptait docilement la décision en vertu de laquelle il lui faudrait rester encore une année au Canada, en dépit de ses incommodités. Relativement à l’expédition contre les Iroquois, l’intendant disait que M. de Courcelle y était tout disposé ; mais les Agniers ayant donné des assurances positives de garder la paix, on avait cru plus sage de passer un traité avec eux. Remettant aux lettres et aux mémoires qu’il enverrait par les derniers vaisseaux des informations plus longues et plus complètes, Talon terminait comme suit : « Je vous remercie des grâces que je reçois de vous en ma personne et en celle de mes frères qui sont en France, que je sais vous être très obligés ; si la caution d’un cadet valait pour des aînés et que d’ailleurs ils n’eussent pas l’honneur d’être connus de vous, je vous supplierais très humblement d’être assuré de leur parfaite reconnaissance par la mienne qui n’a pas de pareille. »

Nous n’avons pas à revenir sur la lettre du 26 août au sujet de l’Église. Le 27 octobre, Talon adressait à Colbert un long et intéressant mémoire sur la situation et les affaires de la colonie. Il y annonçait que deux capitaines[9] du régiment de Carignan-Salières s’étaient mariés avec des filles du pays, qu’un lieutenant[10] avait épousé la fille du gouverneur des Trois-Rivières, enfin qu’un autre lieutenant[11] et quatre enseignes[12] se préparaient eux aussi à contracter mariage. C’étaient là d’excellentes nouvelles pour le ministre, dont elles rencontraient les vues. L’hiver prochain verrait se faire un grand abatis. La perspective était belle. Elle le serait davantage, disait Talon, « si je n’avais trouvé des esprits qui se plaisent à traverser les desseins du roi. Mon secrétaire vous en dira plus long ». Était-ce M. de Courcelle que visait cette phrase ? Nous inclinons à le croire, car déjà le gouverneur avait manifesté que l’influence et l’autorité de l’intendant lui portaient ombrage.

Talon informait aussi le ministre que les filles passées au Canada cette année avaient été maltraitées et mal nourries à bord du navire qui les avaient amenées. « Il y en a de quelque naissance, disait-il, qui se trouvent au nombre de quinze, plusieurs bien demoiselles et assez bien élevées… Elles se louent fort du traitement qu’elles ont reçu de messieurs de la compagnie à Rouen, à Dieppe et en rade ; mais elles m’ont fait de grandes plaintes de celui qu’elles ont reçu sur mer. Elles écrivaient ces mauvais traitements à leurs correspondants ; mais tant que j’ai pu j’ai détourné ce coup, pour l’obstacle qu’il aurait formé au dessein que vous avez d’envoyer l’an prochain des demoiselles bien choisies. » L’intendant se plaignait aussi qu’on eût expédié des chevaux de neuf ans et demandait qu’on les choisît plus jeunes.

Quant à la francisation des sauvages, Talon écrivait : « Les Pères Jésuites, auxquels j’ai fait une espèce de reproche, civilement néanmoins, de n’avoir pas jusqu’ici donné l’application qu’ils devaient à la politesse du naturel des sauvages et à la culture de leurs mœurs, m’ont promis qu’ils travailleraient à changer ces barbares en toutes leurs parties, à commencer par la langue. Vous verrez à quoi le supérieur du séminaire de Montréal s’engage par un écrit ci-joint. J’estime que si vous consentez que je lui promette de la part du roi que ses ouvriers ne seront pas inquiétés à l’avenir en tenant école pour l’instruction des dits sauvages, on aura beaucoup fait pour les déprendre de leur humeur farouche, et que l’émulation se mettant entre eux et les dits Pères Jésuites ils travailleront à l’envi à la perfection de leur ouvrage. » Le révérend Père Le Mercier écrivait à ce propos dans la relation de 1668 : « On commence aussi à s’appliquer à nos sauvages d’ici, car depuis quelques conférences que monsieur Talon a eues sur les intentions du roi, expliquées par les dépêches reçues de M. Colbert en ce qui regarde l’éducation des sauvages, et leur conformité à nos mœurs, Mgr l’évêque de Pétrée et les Pères Jésuites ont déjà mis dans leurs séminaires un nombre de petits garçons sauvages pour y être élevés avec les enfants français ; ce que messieurs les ecclésiastiques qui sont au Mont-royal ont aussi pris la résolution de faire, comme encore monsieur Talon, qui est dans le dessein de faire élever cinq petites filles dans le séminaire des mères Ursulines. »

Les Jésuites avaient tenté, dès 1633, d’élever et de façonner à la française les jeunes sauvages. Le Père Le Jeune écrivait en 1636 : « Quelle bénédiction de Dieu si nous écrivions l’an prochain qu’on régente en trois ou quatre langues en la Nouvelle-France. J’espère, si nous pouvons avoir du logement, de voir trois classes à Québec : la première de petits Français, qui seront peut-être vingt ou trente écoliers ; la seconde de quelques Hurons ; la troisième de Montagnais. » Les Pères avaient établi à Notre-Dame-des-Anges un séminaire pour les enfants sauvages ; mais l’œuvre, en dépit de tous les sacrifices, ne put subsister[13].

De leur côté, les Ursulines, dès leur arrivée en ce pays, avaient commencé à instruire les petites sauvagesses. La relation de 1647. disait que, cette année-là, plus de quatre-vingts avaient reçu leurs leçons. Le « séminaire sauvage, » fondé par la Mère de l’Incarnation, eut toujours un grand nombre d’élèves[14]. Colbert et Louis XIV ne semblaient pas suffisamment renseignés sur tous ces efforts antérieurs, et sur la difficulté de franciser réellement les sauvages. Nous lisons à ce sujet dans l’histoire du monastère : « Cette question a donné lieu à bien des théories et des discussions. Si l’on entend par francisés, des sauvages devenus pieux, bons, charitables, sous l’influence du christianisme, nos Mères ont francisé à peu près toutes les filles qui leur ont passé entre les mains ; mais s’il s’agit d’enfants de la forêt attachés à la vie sédentaire et aux mœurs de peuples civilisés, la généralité des sauvages s’est montrée jusqu’à ce jour peu susceptible de ce genre de progrès. « Un Français devient plutôt sauvage, disait la Mère de l’Incarnation, qu’un sauvage ne devient français [15]. »

La lettre de Talon, datée du 27 octobre 1667, contenait beaucoup d’autres informations, dont nous nous servirons dans le chapitre qui sera consacré aux progrès généraux de la colonie. Mais nous mentionnerons immédiatement le passage dans lequel l’intendant parlait du second dénombrement de la Nouvelle-France. Il avait fait lui-même, disait-il, le recensement des habitations de Montréal, des Trois-Rivières, et du Cap de la Madeleine, et de tous les lieux qui sont au-dessus de Québec, allant de porte en porte et visitant toutes les demeures. C’était là une rude corvée, et l’on ne saurait trop admirer le zèle et le dévouement au bien public du fonctionnaire qui se l’était imposée. Si sa santé le lui eut permis, il eût passé, ajoutait-il, dans toutes les maisons et cabanes sur le fleuve au-dessous de Québec, pour s’informer en tous lieux des besoins des familles et y faire les fonctions de père commun. On conçoit quel effet moral la visite et les marques d’intérêt d’un aussi haut personnage devaient produire dans le peuple. C’est par de tels actes que Talon a conquis et conservé le premier rang parmi les administrateurs que la France nous a envoyés.

Ce recensement fut fait, probablement, une partie durant le printemps et une partie durant l’automne de 1667. Nous avons vu que Talon parcourut toute l’île de Montréal au mois de mai de cette année. C’est alors sans doute qu’il en fit le dénombrement, car il ne dut pas s’imposer deux fois la même tâche à quatre mois d’intervalle. Et c’est en redescendant à Québec qu’il dut faire le recensement des Trois-Rivières et du Cap. M. Taché dit que le recensement de 1667, « fut exécuté pendant les mois de septembre et octobre[16]. Ceci ne pourrait s’appliquer, croyons-nous, qu’au gouvernement de Québec.

Le recensement de 1667, comparé à celui de 1666, accusait un progrès appréciable au point de vue de la population. En 1666, la Nouvelle-France contenait 538 ménages ; en 1667 elle en contenait 668, soit une augmentation de 130. En 1666, elle comptait 3,215 âmes, et en 1667 3,918, soit un accroissement de 703. Cet état ne donne pas une idée complètement juste du chiffre réel de la population à l’automne de 1667, si nos conjectures relativement à la date du recensement pour Montréal, les Trois-Rivières et le Cap de la Madeleine, sont bien fondées. Car les nouveaux immigrants, arrivés en ces différents endroits durant l’été, n’auraient pu être compris dans l’énumération faite au mois de mai et de juin.

Le recensement de 1666 mentionnait les professions et métiers. Celui de 1667 ne contenait pas cette indication, mais en revanche il donnait une nouvelle et intéressante statistique quant au défrichement et au bétail. On y voyait que le Canada avait alors 11,448 arpents de terre en culture, et 3,107 têtes de bétail, outre 85 moutons. L’importation de ces derniers n’était commencée que depuis 1665, en même temps que celle des chevaux. Les troupes n’étaient pas encore comprises dans cette énumération.

Comme on l’a vu, les recensements de 1666 et de 1667 étaient des recensements nominaux et très détaillés, ainsi que le fut plus tard celui de 1681. « Ils forment sans doute, a écrit M. Rameau, des documents d’une grande autorité ; mais cependant, quel que soit le soin dont leur confection ait dû être entourée par la vigilance de Talon, nous avons malheureusement la preuve qu’il s’y est glissé de nombreuses inexactitudes ; en effet, en comparant le relevé des actes de mariage avec le recensement de 1666, nous nous sommes aperçu qu’un bon nombre de colons établis au Canada depuis plusieurs années n’y étaient point portés. Ainsi Louis Garnault se maria à Québec en 1662, et il ne figure que dans le recensement de 1667. Il en est de même pour Pierre Parent, qui s’était marié à Québec en 1654. Bourasseau, marié en 1665, ne figure ni sur le recensement de 1666 ni sur celui de 1667, mais il paraît à la côte de Lauzon en 1681 ; les deux frères Lemieux, Pierre et Gabriel, mariés en 1647 et en 1658, ne figurent ni l’un ni l’autre dans le recensement de 1666 etc., etc. »[17]. M. J.-Edmond Roy, signale de son côté beaucoup de lacunes dans les recensements de 1666 et de 1667, en ce qui concerne la seigneurie de Lauzon. Vingt colons de cette seigneurie sont omis dans celui de 1666 ; et celui de 1667 compte encore une dizaine d’omissions[18].

Avant de clore ce chapitre, nous croyons que c’est ici le lieu de relater un incident qui se produisit à la suite du recensement de l’île de Montréal, fait par M. Talon lui-même, au printemps de 1667. On a vu qu’il parcourut alors les habitations pour s’enquérir des besoins et des griefs de chacun. Or, il y avait en garnison à Villemarie un capitaine du régiment de Carignan qui faisait la terreur de la population. Officier supérieur dans les troupes, neveu du colonel de Salières, le sieur de la Frédière profitait de son autorité pour tyranniser les faibles et assouvir ses honteuses passions. Épris de la femme d’un nommé Jaudoin, colon et charpentier, il avait imposé injustement à ce dernier une corvée de dix-neuf jours, afin de le tenir éloigné de son logis et d’avoir ainsi le champ libre pour ses entreprises criminelles. Dans une autre occasion il avait fait emprisonner et mettre aux fers un habitant appelé André Demers, puis l’avait condamné à subir la torture du cheval de bois avec des poids de cent vingt livres aux pieds. Le crime de Demers était d’avoir voulu l’empêcher de chasser à travers ses blés et de ruiner sa moisson. La Frédière faisait de plus ouvertement la traite de l’eau-de-vie avec les sauvages, et joignait le dol au mépris des lois en ajoutant une proportion d’eau considérable aux boissons alcooliques troquées contre leurs pelleteries.

Tous ces faits furent portés à la connaissance de Talon quand il fit sa visite de la ville et des côtes. Et son esprit de justice ne se laissa point arrêter par le grade et la haute situation du coupable. « Indigné d’une conduite si atroce, écrit M. Faillon, et voulant délivrer la colonie d’un homme si dangereux, M. Talon exposa ses griefs à M. de Tracy, qui, en qualité de chef de l’armée, ordonna au sieur de la Frédière de repasser en France[19]. » Cet ordre fut signé à Québec par MM. deTracy, de Courcelle et Talon, le 27 août 1667[20]. La Frédière voulut recourir à son supérieur hiérarchique, — qui était en même temps son oncle, — le colonel de Salières. Celui-ci, croyant voir un empiètement sur son autorité, le prit de très haut. Le 12 septembre il écrivit à l’intendant une lettre dans laquelle il se plaignait amèrement des procédés de MM. de Tracy et de Courcelle. — Il omettait diplomatiquement M. Talon, et n’attaquait que le lieutenant-général et le gouverneur, sans doute parce que ceux-ci avaient agi comme chefs militaires. Suivant lui, ils n’avaient pas le droit d’agir ainsi envers un officier de son régiment. Hors de France, lui seul comme colonel pouvait, à moins d’ordres exprès du roi, juger les délits de cette nature.

Sur réception de cette lettre, Talon voulant faire paraître l’équité de la mesure prise contre l’indigne officier, ordonna au lieutenant civil et criminel de Montréal de tenir une information sur les accusations portées contre lui. Les preuves furent accablantes, comme on peut le constater en consultant les vieilles archives de Villemarie. En dépit de l’intervention de son colonel, La Frédière dut s’embarquer, bien heureux encore de ne pas subir une punition plus sévère. Le 29 octobre 1667, Talon, écrivant à Colbert au sujet de ce capitaine, disait : « Il ne voulait pas obéir, appuyé de M. de Salières, son oncle, qui, par son chagrin et sa mauvaise humeur, nous donne ici beaucoup de peine et nous fait de grands obstacles aux établissements que vous m’ordonnez de faire en faveur des officiers et soldats… Du jugement que le roi portera sur cet officier (La Frédière ) dépend la sûreté et le maintien du Canada et le maintien de l’autorité des supérieurs qui se trouvent dans des pays aussi éloignés[21]. »

Cet exemple éclatant dut démontrer à tous que, sous l’intendance de Talon, les criminels puissants n’étaient point à l’abri de la justice, et que les faibles et les humbles pouvaient compter sur la protection du pouvoir.

M. de Salières, brave officier, mais ombrageux et difficile, si l’on en croit Talon, repassa en France en 1668. On le perd ensuite de vue. Son régiment fut rétabli et le roi « le fit de seize compagnies, une desquelles était la colonelle de Salières. » Elle eut longtemps pour capitaine le fils de l’ancien colonel. Nous voyons qu’en 1718, il la commandait encore, car le régent « le fit consentir à ne plus porter le drapeau blanc dans sa compagnie, laquelle il lui conserva, le dédommageant par un brevet de colonel[22]. »



  1. Lettres de la Mère de l’Incarnation, vol. II, p. 354. M. de Tracy, de retour en France, continua de s’intéresser à la colonie, et remit au ministre des mémoires sur le Canada. Peu de temps après, le roi le nomma commandant de la place de Dunkerque, puis, subséquemment, gouverneur du Château-Trompette. Le 30 mars 1669, Colbert écrivant à M. de Mondevergue, gouverneur de l’île Dauphine, parlait en ces termes de notre ancien lieutenant-général : « Si les services que je m’efforce de rendre à Sa Majesté vous peuvent laisser quelque doute de la sûreté de la récompense à votre égard, l’exemple de M. de Tracy vous en doit entièrement persuader. Il est demeuré quatre ans dans les îles de l’Amérique et dans le Canada, où il a parfaitement bien servi, rétabli activement ces pays-là et leur a donné une nouvelle vie. À son retour, Sa Majesté lui a donné le commandement de la place de Dunkerque et ensuite le gouvernement du Château-Trompette… La récompense que vous recevrez, et celle que M. de Tracy a déjà reçue, porteront à l’avenir quantité de personnes de mérite et de qualité à prendre ces emplois. » (Lettres, Instructions, et Mémoires de Colbert, Paris, 1865, vol. 3, IIème partie, p. 434.) Le Château-Trompette était le château-fort de Bordeaux. C’est là que M. de Tracy mourut le 28 avril 1670. (Lettres, Instructions, etc., vol. I, p. 5).
  2. — Arch. féd., Canada, corr. gén., vol. II.
  3. — Talon avait eu aussi quelques difficultés avec Mgr de Laval, au sujet de la publication des ordonnances au prône, dans les églises.
  4. — Ce mémoire a été attribué à Talon par nos historiens, par Garneau, par Ferland, de même que par Parkman. Il fut apporté au Canada par lord Durham qui en avait obtenu une copie aux archives de la Marine à Paris. La Société Littéraire et Historique de Québec l’a fait imprimer en 1840 : « D’après une note qui se trouve en marge de ce mémoire, dit l’éditeur, il est évident qu’il a été rédigé par M. Talon qui était en 1667 intendant de justice, police et finances en Canada. » Malgré certains doutes qui se sont présentés à notre esprit, nous nous rangeons au sentiment commun, et nous tenons Talon pour l’auteur de ce mémoire.

    Maintenant la date de ce document est-elle bien celle qui est indiquée en marge (1667) ? Ici nous n’hésitons pas à répondre négativement. Ce n’est pas 1667, c’est 1669 que le copiste aurait dû lire. Il a pris le chiffre 9 pour le chiffre 7 ; on est souvent exposé à cette confusion avec les écritures du dix-septième siècle.

    Voici pourquoi nous affirmons que ce mémoire n’est pas de 1667 mais de 1669. On y lit le passage suivant : « Les troupes du roi, et les habitants du pays y sont sous l’autorité de M. de Courcelle, lieutenant-général et gouverneur du pays. Les dites troupes, en quatre compagnies de soixante et quinze hommes chacune, officiers compris, sont distribuées, savoir : à Montréal, tête du pays, deux compagnies ; au fort de St-Louis, dans la rivière Richelieu, deux autres, desquelles on a détaché trente hommes pour le fort de Ste-Anne, et vingt pour le fort de St-Jean. » À la date du mémoire, il n’y avait donc plus que quatre compagnies de troupes en Canada. Or, en 1667 les vingt compagnies du régiment de Carignan y étaient encore, et c’est à l’automne de 1668 seulement que le régiment repassa en France, ne laissant ici que quatre compagnies. (Voir Lettre de Talon à Colbert, du 10 octobre 1671. — Ordonnance pour la solde et entretènement des 4 compagnies qui sont restées en Canada, 23 mars 1669. — Supplément Richard, p. 238). La Société Littéraire et Historique, Garneau, Ferland, Parkman etc., ont tous été trompés par la note marginale.

  5. — Alors il eut été plus équitable de ne rien insinuer. Au sujet de cette accusation de commerce, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage intitulé : Relations inédites de la Nouvelle-France, Paris, Douniol, 1861, vol. II, pp. 340 et suivantes, et à celui du P. de Rochemonteix, Les Jésuites et la Nouvelle-France, vol. II, p. 176, et III, p. 138.
  6. Mémoire sur l’état présent du Canada, dans la Collection de Mémoires et de Relations sur l’histoire ancienne du Canada, publiée sous la direction de la Société Littéraire et Historique de Québec ; Québec, imprimerie de William Cowan et fils, 1840.
  7. — Cette accusation de sévérité excessive dans la confession était-elle fondée ? Nous en doutons beaucoup. Les Jésuites, par exemple, étaient des théologiens et des directeurs d’âmes très éclairés. Loin de passer pour rigoristes, ils avaient au contraire été dénoncés par la secte janséniste comme des fauteurs de morale relâchée. Les fameuses Provinciales de Pascal (1656), étaient encore dans toutes les mémoires. Sans doute l’éloquent pamphlétaire avait calomnié la compagnie de Jésus, en taxant ses membres de complaisance coupable pour les pécheurs. Mais cette accusation, toute fausse qu’elle fût, indiquait toujours que les Pères n’étaient point tenus pour des confesseurs d’une rigueur outrée.
  8. — Arch. féd., Canada, corresp. gén., vol. II.
  9. — Les capitaines Antoine Pecody de Contrecœur, qui avait épousé Barbe Denis, fille de Simon Denis, sieur de la Trinité, et Pierre de St-Ours, qui avait épousé Marie Mulois.
  10. — René Gaultier de Varennes, qui avait épousé Marie Boucher, fille de Pierre Boucher.
  11. — Séraphin Margane, sieur de la Valtrie, qui épousa Louise Bissot en 1668.
  12. — Paul Dupuis, Pierre Bécard de Grandville et Pierre Mouet de Moras, qui épousèrent respectivement Jeanne Couillard, Anne Macard, et Marie Toupin, dans le cours de l’année 1668. Le nom du quatrième enseigne nous rend quelque peu perplexe. C’était peut-être François Jarret de Verchères, qui épousa Marie Perrot en 1669. — Voir Dictionnaire généalogique des familles canadiennes, vol. I.
  13. — Voir les articles de M. N.-E. Dionne, Le séminaire de Notre-Dame-des-Anges, publiés dans la Revue Canadienne, 1890.
  14. — Pour ce qui concerne le « séminaire sauvage » des Ursulines, voir l’ouvrage intitulé Les Ursulines de Québec, vol. I, pp. 43, 123, 208, 292, 352, 466.
  15. Ibid., p. 295.
  16. Recensement du Canada, 1870-71, vol. IV, p. 7.
  17. — E. Rameau, La France aux colonies, Paris, 1859, p. 285.
  18. — J. Edmond Roy, Histoire de la seigneurie de Lauzon, vol. I, pp. 161, 167.
  19. — Histoire de la colonie française., Faillon, vol. III, p. 385 et suivantes.
  20. — « Copie de l’ordre de MM. Tracy, Courcelle et Talon, remis au sieur de la Frédière, par lequel il lui est enjoint, sur les plaintes nombreuses des habitants contre lui, de retourner en France. » (Richard, Supplément au rapport sur les archives, 1899, p. 52).
  21. — Arch. féd., Canada, corr. gén. vol. II. — Talon à Colbert, 29 octobre 1667.
  22. — Daniel, Histoire de la Milice française, II, p. 421. — Benjamin Suite, Mémoires de la Société royale, 1902, p. 61.