Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre XI

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CHAPITRE XI


L’autorité de l’intendant Talon. — Il dirige les délibérations du Conseil Souverain. — Une excursion à travers les registres de ce tribunal. — La question des monnaies. — Le cours tournois et le cours parisis. — Quelles monnaies circulaient au Canada. — La réduction des sous marqués. — Une opération délicate. — Les marchands forains. — Le syndic des habitants. — L’élection de Jean Lemire. — Le tarif des marchandises, — Contraventions des négociants. — Les moulins à farine et le mouturage. — La voirie publique. — Un grand voyer. — Le conseil accorde du délai à des débiteurs. — Un cercle vicieux. — La police des mœurs. — La répression des crimes et délits. — L’ordonnance des brasseries. — Un projet de compagnie pour le commerce. — Déférence du conseil envers Talon. — Mécontentement de M. de Courcelle. — Un protêt du gouverneur. — La question de la traite de l’eau-de-vie. — Regrettable attitude de Talon


D’après la teneur de sa commission, l’intendant Talon, comme chef de la justice, de la police et des finances, avait une juridiction extraordinairement étendue. Il pouvait juger souverainement seul en matières civiles, sans qu’on pût le récuser ni le prendre à partie, et généralement connaître de tous crimes, délits, abus et malversations. C’était aussi lui qui devait présider le Conseil Souverain en l’absence de MM. de Tracy et de Courcelle. De tels pouvoirs, joints au prestige que lui assurait sa haute valeur personnelle, lui donnaient une grande et légitime autorité auprès du petit parlement de Québec. On peut dire qu’il en fut l’âme dirigeante tout le temps de sa première intendance. La plupart des décisions et arrêts importants rendus par le Conseil durant cette période le furent lui présent, avec sa participation, et le plus souvent, sans aucun doute, sous son inspiration et suivant ses avis. Une étude de ces arrêts n’est donc pas ici un hors-d’œuvre, et nous invitons nos lecteurs à nous suivre dans une excursion rapide à travers les plumitifs du Conseil Souverain.

Un des premiers soucis de ce corps après sa réorganisation fut la question des monnaies. En 1662, le conseil de cette époque, établi par M. d’Avaugour, avait ordonné que les sous « marqués » auraient cours en ce pays sur le pied de vingt-quatre deniers chacun. On appelait sous « marqués » ou « tapés » les sous parisis[1]. En France, la différence entre le cours parisis et le cours tournois était que ce dernier valait un quart de moins que l’autre[2]. Le sou parisis valait quinze deniers et le sou tournois douze deniers seulement ; la livre parisis était de vingt-cinq sous, et la livre tournois de vingt. Au Canada la rareté du numéraire faisait attribuer aux espèces une valeur d’un tiers en sus de leur valeur réelle. Pierre Boucher disait dans son Histoire véritable

de la Nouvelle-France, en 1664 : « L’argent y est aussi plus cher (dans la colonie) ; il y a hausse du quart, en sorte qu’une pièce de quinze sols en vaut vingt[3] : ainsi à proportion du reste. » En 1662, le conseil de M. d’Avaugour, à cette augmentation naturelle et normale, avait ajouté une hausse arbitraire. Le sou parisis, qui en France valait quinze deniers, et qui au Canada pouvait en valoir vingt, fut porté par l’ordonnance de 1662 à une valeur factice de vingt-quatre deniers. On donna pour raison qu’il importait d’attirer dans le pays cette sorte de monnaie dont le besoin se faisait sentir. Le résultat dépassa le but visé. Après la publication de cette ordonnance il arriva qu’on importa de France une si grande quantité de sous parisis ou sous « marqués » qu’on ne vit presque plus d’autre monnaie.

À la séance du dix janvier 1667, le procureur général représenta que cela portait un très grand préjudice au public en ce que certains marchands forains[4], considérant la différence de l’augmentation de cette espèce comparée aux autres, invoquaient ce prétexte pour renchérir abusivement leurs marchandises. Et il conclut à ce que les dits sous « marqués » fussent réduits sur le pied des autres monnaies. Sur ce, le conseil ordonna que ces sous n’auraient cours qu’au prix de vingt deniers pièce à partir du premier février. Cela faisait une perte assez considérable pour ceux qui s’en étaient nantis et qui les avaient reçus au taux de vingt-quatre deniers. Mais le conseil y obviait en ajoutant que, du dix janvier au premier février, les possesseurs des sous « marqués » pourraient les déposer entre les mains du sieur Aubert de la Chesnaye[5], préposé à cette fin, qui leur en donnerait un récépissé, et qui, à l’expiration du terme, les rembourserait intégralement sans leur faire subir la diminution résultant de la réduction décrétée. Le 31 janvier on prolongea ce délai de huit jours pour la région de Québec ; et il fut décidé que l’ordonnance relative aux sous « marqués » serait promulguée à Montréal et aux Trois-Rivières, avec un délai de trois semaines pour le dépôt de ces espèces entre les mains du sieur Leber, dans le premier endroit, et du sieur Desmarets, dans le second. Ces deux receveurs, agissant comme agents du sieur de la Chesnaye, seraient tenus, eux aussi, de rembourser les déposants sans diminution. Et il était dit que s’ils employaient des sous « marqués » pour faire le remboursement, ils les compteraient à raison de vingt deniers ; ce qui signifiait qu’ils seraient obligés de rendre une quantité plus grande que la quantité reçue.

Ainsi à un déposant qui leur aurait remis 100 sous « marqués », valant encore à ce moment 24 deniers pièce, soit 2400 deniers, ils seraient tenus de rembourser — s’ils le faisaient avec la même monnaie — 120 sous « marqués » au taux de 20 deniers, pour faire une somme équivalente. MM. Leber et Desmarets devaient ensuite rendre compte à M. Aubert de la Chesnaye. Évidemment, celui-ci recevant les sous « marqués » au taux de 24 deniers, et étant obligé d’en rembourser la valeur sans diminution, lorsqu’ils n’auraient plus cours qu’au taux de 20 deniers, se trouverait en déficit de 4 deniers par sou. Le Conseil s’occupa donc de créer un fonds pour faire face à cette différence. MM. de Tracy, de Courcelle et Talon voulurent y contribuer, le premier pour 693 livres, le second pour 533 et le troisième pour 434. Le Conseil taxa ensuite la compagnie des Indes Occidentales à 530 livres, le sieur Jacques de la Mothe à 160, le sieur Daniel Biaille à 100, le sieur Chamot à 150, le sieur Feniou à 20, le sieur Palentin à 70, le sieur Thierry de Lettre le Wallon à 75, la veuve Antoine Le Boesme à 30, le sieur Jean Maheust à 60, et le sieur Jean Gitton à 100 livres[6]. Tout cela faisait un total de 2875 livres, qui devaient être versées entre les mains du sieur de la Chesnaye pour combler le découvert, inévitable résultat de la réduction[7]. Une fois terminée, l’opération, sans faire subir de perte au public, sans troubler le commerce ni ralentir le mouvement des échanges, faisait disparaître une anomalie nuisible et ramenait une monnaie courante à sa valeur rationnelle. L’intérêt en jeu pourra paraître minuscule aux grands financiers de nos jours ; mais n’oublions pas que tout est relatif ici-bas, et soyons assurés que la réduction du sou parisis fut pour la petite communauté canadienne, aux mois de janvier et février 1667, une très grosse affaire. L’honneur peut, sans aucun doute, en être attribué principalement à l’intendant Talon, dont relevaient toutes les questions concernant les finances.

Nous avons vu plus haut que les habitants avaient eu à se plaindre des marchands forains. Dans plusieurs occasions leurs intérêts étaient lésés ou menacés, et ils n’avaient personne pour parler en leur nom et faire valoir leurs griefs collectifs. En 1663, sous M. de Mésy, un maire et deux échevins avaient été élus à Québec ; mais leur terme d’office fut de courte durée. Au bout de quelques semaines un arrêt du Conseil les révoquais et la nomination d’un syndic était résolue. Cependant l’élection de ce représentant du peuple n’eut lieu qu’un peu plus tard[8], et elle provoqua un conflit entre plusieurs conseillers et M. de Mésy, qui fit alors le coup d’État dont il a été parlé antérieurement. Pendant une assez longue période la fonction resta vacante. Ici encore il fallait remettre les choses dans l’ordre. Le 24 janvier 1667, sur proposition du procureur général, le Conseil permit aux habitants de s’assembler « au son de la cloche » pour procéder devant le lieutenant civil à l’élection d’un syndic. Le 20 mars, l’assemblée eut lieu et Jean Le Mire, maître charpentier, fut élu. Il occupa cette charge pendant un grand nombre d’années.

On voit souvent intervenir ce porte-parole des habitants auprès du Conseil Souverain, pour se plaindre des prix exigés par les marchands. Dès le temps de M. d’Avaugour il avait été établi un tarif commercial auquel ces derniers étaient tenus de se conformer sous peine d’amende. Ils n’étaient point libres de vendre leurs marchandises au prix qui leur convenait, mais il leur fallait se conformer à l’échelle de prix fixée par l’autorité du gouverneur ou du Conseil. Le tarif adopté le 30 juin 1664 accordait aux marchands en sus du prix coûtant, 55 pour cent sur leurs marchandises sèches[9], 100 pour cent « sur les liquides qui seront de plus de valeur », et 120 pour cent sur ceux dont le prix n’excédait pas cent livres par tonneau ; le prix coûtant de France devant être établi « sur les factures des habitants et marchands auxquels il sera venu cette année des marchandises, et qui se trouveront les plus raisonnables au prix de l’achat »[10]. En 1666 on en promulgua un nouveau par lequel, entre autres dispositions, le prix de la barrique de vin de Bordeaux était fixé à 80 livres, et celui de la livre de tabac du Brésil à 40 sous. En 1667 on modifia encore le tarif des prix de vente ; on le mit à 70 pour cent du chiffre des factures, pour les marchandises sèches, et pour les liquides à 100 pour cent, lorsque le prix coûtant était de plus de 100 francs le tonneau, et de 120 pour cent, lorsqu’il était au-dessous de 100 francs, le droit de 10 pour cent compris[11].

Les marchands ne s’étaient pas soumis sans murmurer à ces règlementations autoritaires de leur négoce. Poursuivi pour contravention, avec plusieurs autres, au mois de novembre 1664, le plus considérable d’entre eux, M. Charles Aubert de la Chesnaye, avait prononcé cette parole significative touchant la liberté du commerce : « J’ai toujours cru avoir la libre disposition de mon bien, vu surtout que j’emploie dans le pays ce que j’y gagne. » Les condamnations pour violations de tarif furent fréquentes. Au mois de juin 1667, durant une séance du Conseil à laquelle assistaient MM. de Tracy, de Courcelle et Talon, ainsi que Mgr  de Laval, le procureur général Bourdon introduisit une instance contre Jacques de la Mothe, marchand, accusé d’avoir vendu son vin et son tabac à des prix plus élevés que ceux des règlements faits l’année précédente. Le sieur de la Mothe reconnut qu’il avait vendu son vin cent livres la barrique et son tabac soixante sous la livre ; mais il ajouta que son vin était du crû de Bordeaux, que la barrique en contenait cent vingt pots, que « la garde qu’il en avait faite, le coulage et le risque, méritaient bien d’y avoir égard, » de plus qu’il en avait deux barriques de gâtées, et « que l’autre devait récompenser par le prix ; » quant à son tabac, disait-il, c’était du Maragnan, et il avait toujours déclaré ne pouvoir le vendre à moins d’un écu (soixante sous) la livre. La décision du Conseil fut assez curieuse. Il ordonna que deux de ses membres, les sieurs Damours et de la Tesserie, se transporteraient chez le sieur de la Mothe pour goûter son vin et son tabac, et jauger ses futailles. Les deux conseillers s’acquittèrent de leur mission, et firent rapport ; mais les graves plumitifs officiels ne nous apprennent point si les fonctionnaires dégustateurs trouvèrent du bouquet au vin de Bordeaux, et de l’arôme au tabac de Maragnan. Le sieur de la Mothe leur servit sans doute de son meilleur et leur épargna le contenu de ses barriques gâtées. Cependant, quel que pût être l’agrément de leur visite dans les caves du négociant, ils furent incorruptibles et leur rapport ne trahit aucune faiblesse. Deux témoins affirmèrent que la Mothe leur avait vendu des barriques de vin cent livres chacune, et le capitaine Maximin, du régiment de Carignan, déclara que celui-ci lui avait vendu deux livres de tabac à un écu (soixante sous) la livre. Le tout considéré, le Conseil s’appuyant sur le tarif du 21 septembre 1666, par lequel la barrique de vin de Bordeaux et la livre de tabac du Brésil étaient tarifées respectivement à 80 livres et à 40 sous, condamna la Mothe à vingt-deux livres d’amende applicable aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. Nous ferons remarquer en passant que les amendes avaient très souvent cette destination ; l’on mettait ainsi la justice au service de la charité.

Cependant, malgré la vigilance du conseil, les marchands s’ingéniaient à éluder le tarif. Au mois de juillet de cette même année, le syndic comparaissait de nouveau pour faire valoir un grief. On nous permettra de copier ici le plumitif : « Sur ce qui a été représenté par le syndic des habitants de cette ville et ressort d’icelle, que les marchands commettent plusieurs abus en la vente et débit de leurs marchandises, soit en excédant directement les prix d’icelles portés par les tarifs, ou en faisant indirectement passer à un même prix diverses sortes de toile, étoffes et autres marchandises quoiqu’il s’en soit rencontré qui soient taxées selon la différence qui se trouve des unes aux autres, faisant en cela tout passer au plus haut prix, à quoi il soit pourvu : le conseil a ordonné que tous marchands forains et autres tiendront journal exact des marchandises qu’ils vendront en un ou plusieurs articles, au-dessus de la somme de huit livres, excepté pour la vente des toiles, étoffes, fil et souliers, qu’ils seront tenus d’écrire, depuis le plus bas débit jusqu’au plus haut, soit à crédit soit à deniers comptants, et que les étoffes et toiles seront estampées sur bordereaux contenant les prix de chacune d’icelles en présence du syndic, par les commissaires qui seront à cet effet établis, lesquels garderont un échantillon de chacune d’icelles, sur lequel sera pareillement appliqué bordereau du prix pour y avoir recours quand besoin sera. » Comme on le voit, les mesures prises pour prévenir les contraventions étaient minutieuses et strictes. Il faut admettre que le commerce était alors soumis à des restrictions bien rigoureuses et qui cadrent mal avec le régime de liberté auquel nous sommes habitués de nos jours. Quelle clameur, si le parlement entreprenait aujourd’hui de dicter aux marchands les prix de vente de leurs marchandises ! Au dix-septième siècle, la chose ne paraissait point extraordinaire. C’était la tendance de l’époque de réglementer à outrance et d’intervenir, souvent avec excès, dans les affaires des particuliers. Ceci dit tout en admettant que, dans certains cas, au début de la colonie, cette intervention de l’autorité publique pouvait avoir ses avantages et sa raison d’être.

Au mois de juin 1667 le Conseil régla la question des moutures. Les propriétaires de moulins à farine avaient représenté que la construction, la réparation et l’entretien des moulins en ce pays coûtaient deux ou trois fois plus cher qu’en France et qu’ils auraient droit conséquemment à un mouturage proportionnel. Cependant ils se bornaient à demander que la coutume du royaume fût ici suivie. Le Conseil décida que le mouturage serait fixé à la quatorzième portion.

La voirie appelait aussi l’attention du Conseil. Le 6 juin plusieurs habitants de la côte Sainte-Geneviève et de la route Saint-Michel présentaient une requête relative à la réparation des chemins conduisant de leurs habitations à la ville. Ils demandaient que chaque propriétaire laissât dix-huit pieds pour la largeur du chemin et fût tenu de le clore des deux côtés « pour empêcher le dégât du bétail. » Le conseiller Damours et le procureur général Bourdon furent chargés de faire une inspection du terrain afin « d’aviser des lieux par lesquels il est plus expédient de faire passer le dit chemin de la largeur qu’il doit avoir. » Sur le rapport du sieur Damours le Conseil arrêta le tracé de cette voie publique jusqu’aux endroits plus haut désignés[12], et il ordonna à chaque habitant dont les terres se trouvaient sur son parcours de lui laisser une largeur de dix-huit pieds, de raser ou arracher les souches, d’abattre les buttes, de remplir les fosses ou ornières, en un mot, de mettre en bon état les mauvais endroits.

L’ancienne compagnie avait nommé en 1657 un officier de voirie appelé grand-voyer ; M. René Robineau, sieur de Bécancourt, avait été investi de cette charge. Mais pendant longtemps elle ne fut guère qu’une sinécure. Le moment arrivait où ces fonctions allaient devenir plus importantes. En 1667 M. Robineau obtint de la compagnie des Indes Occidentales la confirmation de sa nomination faite dix ans plus tôt. Au mois d’août 1668 il présentait à Talon une requête demandant à être reçu en ces fonctions. L’intendant la transmit au Conseil, qui installa le sieur Robineau en l’office de grand-voyer et ordonna l’enregistrement de sa commission[13]. On rencontre parfois dans les plumitifs du Conseil des arrêts qui offrent un intérêt tout particulier. Au mois de juillet 1667, Laurent Benoist, de l’île d’Orléans, présente une requête dans laquelle il expose qu’ayant « été en guerre sur les neiges », avec M. de Courcelle, contre les Iroquois, il fut blessé et réduit à demeurer chez les Hollandais pour se faire soigner ; qu’il n’est pas encore parfaitement guéri ; qu’ayant demeuré quinze ou seize mois à Corlaer, à son retour il a trouvé sa terre en bien mauvais ordre[14] et se voit dans l’impuissance de la faire valoir ; qu’en même temps il est persécuté par des créanciers envers qui il était endetté avant cette expédition, et qui menacent de le poursuivre et « de le consommer en frais ». Il demande donc qu’il lui soit accordé une année de délai pour les payer. Le Conseil s’empresse d’accorder à ce héros obscur et malheureux le répit sollicité, et fait défense à tous huissiers et sergents d’attenter à sa personne, à ses biens et à ceux de ses cautions, à peine de nullité et cassations de toutes procédures, et de tous dépens, dommages et intérêts[15].

Tous les cas n’étaient pas également favorables. Vers le même temps, Marguerite Lebeuf, femme de Gabriel Lemieux, tonnelier, demandait, comme Benoist, un répit pour payer ses créanciers. Le conseil ordonna que ceux-ci seraient appelés afin que la question fût décidée contradictoirement. Et en attendant il défendit à ces derniers de la poursuivre. Mais, quelques jours plus tard, un nommé Jean Frouin, envers qui était endettée la dite LeBeuf, poursuivi par ses propres créanciers, exposa au conseil qu’il était incapable de les payer parce qu’il lui était interdit de presser sa débitrice. En conséquence il demandait, lui aussi, du délai. Cela tournait au cercle vicieux. L’imbroglio se termina par une sentence condamnant Marguerite Lebeuf à payer trente livres par mois à Jean Frouin ou à son acquit, jusqu’à parfait remboursement[16]. Cette femme Lebeuf avait, paraît-il, une réputation douteuse, et sa maison était mal notée. Des informations avaient même été commencées contre elle à ce sujet.

La police des mœurs se faisait alors avec une grande sévérité. Les registres du Conseil nous en fournissent une foule d’exemples. Le 20 août 1667, en présence de MM. de Tracy, de Courcelle, Talon et de Mgr  de Laval, le procureur général, averti qu’il « se commet plusieurs actions de scandale par quelques femmes et filles », soumet que la punition de quelques-unes serait un avertissement salutaire à leurs imitatrices, et que la femme de Sébastien Langelier, étant une des plus scandaleuses, il serait à propos d’en faire justice. Un conseiller fut nommé conséquemment pour vaquer aux informations nécessaires. À plusieurs reprises le Conseil condamna certaines personnes de mauvaise vie à des peines sévères.

La répression des crimes et des délits était très rigoureuse. Nous voyons que, pour un vol commis la nuit dans le jardin de l’Hôtel-Dieu, l’intendant Talon condamna, le 10 novembre 1665, Pierre Nicolas dit Lavallée à recevoir l’impression d’une fleur de lys avec le fer chaud, à subir quatre heures de carcan et trois ans de galères. Le 31 décembre de la même année, l’intendant condamnait René Jonchon, convaincu de larcin, à être battu de verges, par la main du bourreau sur les places publiques de la haute et de la basse ville, et à faire aussi trois ans de galères. Tous les deux ayant rompu leur ban et ayant été repris après avoir commis de nouveaux délits, furent condamnés, Lavallée à être pendu et étranglé, et Jonchon à être battu de verge, marqué d’une fleur de lys à l’épaule, et tenu en prison les fers aux pieds jusqu’à nouvel ordre[17]. Le crime de viol était malheureusement assez fréquent. Jean Ratté convaincu de l’avoir commis, dans des conditions particulièrement odieuses, fut condamné à mort le 29 novembre 1667, et pendu deux jours après. Pierre Pinelle, trouvé coupable du même crime, fut condamné à neuf ans de galères, et de plus à être rasé et battu de verges jusqu’à effusion de sang.

Le Conseil Souverain ne se limitait pas à l’administration de la justice civile et criminelle. On a pu constater qu’il s’occupait aussi des questions de police générale, de voirie, de finance, de commerce. Il était investi de pouvoirs judiciaires, et en même temps, dans une certaine mesures de pouvoirs administratifs et quasi-législatifs. Tout cela d’une manière assez vague et indéfinie[18].

L’une des ordonnances les plus importantes rendues par le Conseil sous l’inspiration de Talon, fut celle qui concernait l’importation des boissons alcooliques et l’établissement des brasseries. Elle est datée du 5 mars 1668. Il y était dit que la trop grande quantité de vins et eaux-de-vie apportés de France et consommés dans le pays était une occasion de débauche pour plusieurs habitants. Cette surabondance de boissons les divertissait de leur travail et ruinait leur santé par « de fréquentes ivrogneries, » et d’ailleurs « les plus purs deniers et effets en étaient extraits par les marchands forains, outre que, si par le retranchement de ces matières, on faisait celui des matières de faire force dépenses inutiles et nuisibles, l’emploi des dits deniers et effets se ferait en choses utiles ou nécessaires qui contribueraient à l’avancement de la colonie, lequel retranchement se pourrait faire sans inconvénient si l’on établissait des brasseries pour faire par la bière supplément aux boissons ci-devant dites, dont on retrancherait la trop grande abondance. »

Talon espérait que l’établissement des brasseries serait très avantageux au Canada, parce que les habitants pourraient écouler ainsi plus facilement le surplus de leurs grains, et que l’ouverture de ce nouveau marché pour les produits agricoles engagerait beaucoup de gens à se livrer à l’agriculture. Mû par toutes ces considérations, le Conseil rendit un arrêt par lequel il était décrété qu’après l’établissement des brasseries on ne pourrait importer de l’ancienne France dans la nouvelle aucuns vins ni eau-de-vie sans avoir obtenu congé du roi, de celui qui aurait pouvoir de Sa Majesté ou du Conseil, à peine de cinq cents livres d’amende applicable par tiers aux seigneurs du pays, à l’Hôtel-Dieu et à celui qui aurait établi la première brasserie. Les permis d’importer, de la part du Conseil, ne pourraient excéder douze cents barriques de boissons alcooliques en tout, dont deux tiers de vin et un tiers d’eau-de-vie. Talon était prié de prendre les mesures nécessaires pour la construction et l’équipement d’une ou plusieurs brasseries. Les propriétaires de ces établissements devaient avoir pendant dix ans le privilège exclusif de faire de la bière pour le commerce. Le prix de cette boisson était fixé d’avance à vingt livres la barrique, et à six sous le pot, si l’orge était à trois livres le minot ou au-dessous ; et si l’orge se vendait plus cher le prix de la bière devait être augmenté en proportion, sur requête au Conseil. Cette mesure était inspirée à la fois par une idée morale et par une idée économique.

Dans le cours de l’automne de 1667, on agita fortement la question de former une compagnie des habitants du Canada pour faire le négoce à l’exclusion de tous autres. Le Conseil fut saisi d’un projet. Après en avoir entendu lecture, considérant que le pays y trouverait son avantage, il pria Talon d’écrire à la Cour pour faire agréer ce dessein. Par son édit de création la compagnie des Indes Occidentales avait le monopole commercial. Sur les instances de Talon, elle s’en était d’abord relâchée et avait laissé le commerce libre. Mais elle recommençait à faire valoir ses prétentions. Le projet de compagnie canadienne ne fit guère de progrès ; Colbert, sans le décourager entièrement, ne s’empressa pas de le favoriser. En 1668, le Conseil écrivit à ce sujet au ministre une lettre dans laquelle il demandait la liberté du commerce, au nom des habitants du Canada. La compagnie, qui se l’était presque entièrement réservé cette année, avait exposé les habitants à manquer des denrées nécessaires parce que ses magasins n’en étaient point fournis. De plus elle vendait à des prix excessifs. Le pays souffrait d’un tel état de choses. Le Conseil ajoutait que si Colbert ne croyait pas devoir accorder la liberté du commerce à tout le monde, on le priait de vouloir bien au moins considérer favorablement le projet de compagnie qui lui avait été soumis l’année précédente. Dans toutes ces démarches le Conseil souverain était inspiré et dirigé par Talon, qui, dès le premier moment de son intendance, avait combattu le monopole de la compagnie des Indes Occidentales.

L’entente entre l’intendant et le conseil était complète. Cette compagnie lui donna un éclatant témoignage de sa confiance en ses lumières, de son respect pour sa personne et son autorité, lorsque, peu de jours avant le départ de M. de Tracy, le 20 août 1667, après que lecture eût été faite d’un extrait de la commission de Talon, elle ordonna que toutes les requêtes tendant à commencer quelque instance ou procès seraient présentées à l’intendant pour être par lui distribuées soit au conseil, soit au lieutenant civil ou criminel, ou retenues par devers lui, suivant qu’il le jugerait convenable. C’était proclamer sa suprême magistrature, s’incliner devant lui comme devant l’arbitre et le distributeur de la justice. M. de Tracy acquiesça à cet arrêt en y apposant sa signature. Mais M. de Courcelle s’insurgea. Il commençait à prendre ombrage du pouvoir de Talon et du grand prestige dont jouissait celui-ci. Et il enregistra son dissentiment en inscrivant le protêt suivant dans le plumitif du conseil : « Cette ordonnance étant contre l’autorité du gouverneur et le bien public je ne l’ai voulu signer : Courcelle. »

Le 16 janvier suivant, à la première séance du Conseil Souverain en l’année 1668, Talon crut nécessaire de faire affirmer de nouveau sa position. Il rappela à cette assemblée que « Messire Alexandre de Prouville, chevalier, seigneur de Tracy, conseiller de Sa Majesté en ses Conseils, lieutenant-général des armées de Sa dite Majesté, étant encore en ce pays et séant en ce Conseil, il fut ordonné par arrêt du 20 août dernier que dorénavant toutes les requêtes tendant à encommencer quelque instance ou procès que ce soit seraient présentées au Sieur Talon pour être par lui distribuées en ce dit Conseil, ou renvoyées au lieutenant civil et criminel de cette ville, ou par lui retenues à soi pour en juger, » et il conclut en demandant que ledit arrêt fut exécuté. M. de Courcelle était présent ; son protêt énergique était consigné dans les procès-verbaux, et il n’en rabattait pas une syllabe. Mais le Conseil marchait avec Talon, et il ordonna que son arrêt du mois d’août fût exécuté suivant sa forme et teneur. Le gouverneur réitéra ses protestations dans les mêmes termes : « L’ordonnance ci-contre étant contre l’autorité du gouverneur et bien public, je ne l’ai voulue signer. »

En ce qui le concernait personnellement, M. de Courcelle avait tort. L’acte du Conseil ne constituait certainement pas un empiètement sur son autorité. C’était à l’intendant qu’appartenait la juridiction supérieure en matière de justice. Il avait le droit de « juger souverainement seul en matières civiles », d’après la commission qu’il avait reçue de Louis XIV, « de connaître de tous crimes et délits, abus et malversations qui pourraient être commis par quelques personnes que ce puisse être », de « procéder contre les coupables de tous crimes, de quelque qualité et condition qu’ils fussent, leur faire et parfaire leur procès jusqu’à jugement définitif et exécution d’icelui ». Cependant au point de vue de l’administration de la justice, la décision du Conseil était peut-être excessive.

Voici comment Talon s’efforçait de la justifier, dans un mémoire rédigé pour le ministre en 1671 : « Cet arrêt a été de nouveau confirmé, mais quand il l’a fallu signer, M. de Courcelle, en présence duquel il s’est rendu d’une voix commune lorsqu’il présidait, me dit qu’il ne le signerait pas, et qu’il n’avait pas signé l’autre. En effet, je m’en aperçus et je n’en avais rien su qu’au temps de ce second arrêt, parce que par le passé les requêtes m’avaient toujours été présentées sans difficulté. Je vous demande, Monseigneur, si le roi approuvera que cet arrêt ait son effet. Quant à moi et pour mes intérêts le « non » m’est plus avantageux que le « oui », parce que la discussion des requêtes m’est toujours une affaire, quoique petite. Et pour les recevoir je ne les retiens pas… je n’en ai pas jugé vingt en matière civile ou criminelle depuis que je suis en Canada, ayant toujours pris le parti d’accommoder autant que je l’ai pu. Ce qui me fait parler de cet arrêt, c’est que souvent, pour 20 ou 30 francs de principal, on lie procès devant le premier juge, qui divertit les parties de la culture de leurs terres, et que souvent après, par un appel, le procès se porte au conseil où l’on veut avoir des affaires[19]. »

Cette fois, la réponse de Colbert ne fut pas favorable au désir de Talon. Le 4 juin 1672, il refusa de lui accorder cette prérogative, contraire, disait-il, « à l’ordre de la justice qui veut que, sans s’adresser aux juges supérieurs, les premiers juges connaissent de toute la matière de leur compétence et que l’appel de leurs jugements aille au Conseil Souverain, joint que les sujets du roi de ce pays-là seraient trop grevés, étant éloignés de Québec comme ils sont, d’y venir pour savoir à quels juges il faut s’adresser[20]. » Ainsi donc, si le gouverneur n’était pas justifiable de voir dans l’arrêt du Conseil un mépris de son autorité, son protêt n’était pas sans fondement au point de vue du bien public. D’ailleurs, M. de Courcelle, nous l’avons déjà dit, était ombrageux. Depuis que les expéditions de guerre avaient pris fin, il se sentait un peu éclipsé par l’administrateur actif et entreprenant dont les initiatives bienfaisantes commandaient l’admiration publique. Le soldat souffrait de la prééminence accordée au magistrat, et se résignait difficilement à cette importune réédition du cedant arma togæ. « Parmi de très bonnes qualités, qui en ont fait un des plus accomplis gouverneurs qu’ait eus la Nouvelle-France, dit Charlevoix, il avait quelques défauts, dont un des plus marqués était de manquer d’activité, et de ne vouloir pas néanmoins qu’on y suppléât, lorsque les affaires le demandaient. M. Talon de son côté croyait devoir aller toujours son chemin sans lui communiquer bien des choses, lorsqu’il craignait un retardement préjudiciable au service de Sa Majesté. »[21]

Il nous reste à parler d’une des questions les plus graves dont le conseil eut à s’occuper : la traite de l’eau-de-vie. La vente des boissons alcooliques aux sauvages avait été prohibée de temps immémorial dans la colonie. Le 2 mars 1657 un arrêt du conseil d’État[22] avait ratifié et renouvelé ces défenses sous peine de punition corporelle. Cependant, malgré ces prohibitions, des trafiquants cupides bravaient les lois et fournissaient aux sauvages, pour avoir à meilleur compte leurs pelleteries, cette eau de feu qui les transformait en bêtes féroces. Les plus effroyables désordres, les crimes les plus atroces, la plus scandaleuse démoralisation en étaient le résultat. En 1660, le mal était devenu si grand que Mgr  de Laval, dans l’exercice de son devoir pastoral, crut devoir prendre une mesure énergique. Il lança l’excommunication contre ceux qui faisaient, malgré les ordonnances, la traite de l’eau-de-vie. Cet acte épiscopal eût enrayé le fléau, si deux ans plus tard M. d’Avaugour, par un coupable travers de jugement, n’eût ouvert la porte à de nouveaux excès[23]. Mgr  de Laval passa en France, obtint le rappel de M. d’Avaugour, et, malgré d’assez vives objections, réussit à faire maintenir les défenses antérieures.

Le 28 septembre 1663, le Conseil Souverain rendit une ordonnance par laquelle il était rigoureusement interdit « de traiter ni donner directement ou indirectement aucunes boissons enivrantes aux sauvages, pour quelque cause et sous quelque prétexte que ce soit, pas même un coup, sur peine pour la première fois de trois cents livres d’amende applicables, le tiers aux dénonciateurs, le tiers à l’Hôtel-Dieu, et l’autre tiers au fisc, et, en cas de récidive, du fouet ou du bannissement[24].

Le 6 décembre 1667, à la séance même où le Conseil Souverain fut réorganisé par M. de Tracy, cette compagnie, sur la proposition du procureur général Bourdon, réitéra la défense de donner ou traiter aux sauvages, directement ou indirectement, des boissons enivrantes sous peine d’amende arbitraire la première fois et de punition corporelle en cas de récidive. En conséquence, le Conseil, à plusieurs reprises, porta des sentences sévères contre les violateurs de ces arrêts, les condamnant à l’amende, à la prison, à des punitions corporelles. Talon était présent et concourait dans ces condamnations. Mais une évolution regrettable s’opérait dans son esprit. De jour en jour il devenait plus sensible aux avantages matériels de la traite, et moins touché de ses inconvénients moraux. En outre l’excommunication épiscopale l’offusquait. À ses yeux elle constituait une entreprise du pouvoir spirituel sur l’autorité civile. Nous savons que telle était sa prédisposition malheureuse. Bref, sous l’empire de ces sentiments divers, il en vint à considérer comme une erreur les prohibitions portées contre la traite de l’eau-de-vie : erreur préjudiciable au commerce, au progrès de la colonie, à l’influence française sur les peuplades indigènes. Tels étaient les arguments que faisaient valoir les partisans de la traite. Suivant eux, refuser de donner de l’eau-de-vie aux sauvages, c’était laisser les Anglais attirer chez eux tout le trafic des pelleteries, source de plantureux bénéfices. C’était par conséquent entraver le développement du pays. La traite faisait affluer le castor ; le castor servait aux échanges, activait le négoce, appelait dans la colonie un grand nombre de marchands, de commis, qui consommaient les produits de la terre et répandaient beaucoup d’argent. En outre, les pelleteries constituaient le principal article d’exportation du Canada. Leur abondance grossissait le revenu public et augmentait le nombre de vaisseaux employés dans le commerce canadien. À un point de vue plus élevé la traite de l’eau-de-vie, donnant un grand essor à notre trafic avec les sauvages, les maintenait dans notre alliance et fortifiait notre situation politique et militaire dans l’Amérique du Nord.

Nous croyons avoir loyalement condensé dans les lignes qui précèdent toute la substance et toute la force des raisons invoquées par les partisans de la traite de l’eau-de-vie. C’était bien là la thèse soutenue par les traiteurs, acceptée finalement par Talon, développée plus tard par Frontenac, exposée par Colbert en plusieurs circonstances[25] ; la thèse politique et commerciale de ceux qui se préoccupaient surtout du progrès matériel de la colonie. À l’encontre de cette thèse, Mgr  de Laval, le clergé, beaucoup de citoyens éclairés et dévoués au bien public, opposaient une double réponse. D’abord, et cela seul, à notre avis, était suffisant pour trancher la difficulté, il y avait une question de principe en jeu. Était-il licite, pour obtenir un avantage matériel, d’attenter à la morale naturelle et à la morale chrétienne ? Avait-on le droit, pour remplir de castor les magasins de Québec et les vaisseaux de la Rochelle, de verser aux indigènes, avec le philtre maudit qui les affolait, la rapine, l’inceste, le viol, le meurtre, le suicide, le déchaînement effroyable de toutes les passions bestiales ? Évidemment non. Or la traite de l’eau-de-vie, telle qu’on la pratiquait, avait ce résultat inévitable. Un indestructible faisceau de témoignages mettait ce fait hors de toute contestation. Pour les sauvages l’eau-de-vie était comme elle est encore un poison mortel, une drogue fatale et meurtrière. C’est pour cette raison que nos gouvernements en interdisent absolument la vente dans les Territoires où sont cantonnés aujourd’hui les restes misérables des tribus aborigènes[26]. Cette rigueur de nos lois actuelles n’est-elle pas la plus éclatante justification de Mgr  de Laval et de ceux qui soutenaient sa courageuse attitude ?

En second lieu, l’interdiction de la traite de l’eau-de-vie ne devait point avoir véritablement les inconvénients matériels dont on essayait de faire un épouvantail. On pouvait commercer avec les Outaouais, les Algonquins, les Iroquois, sans l’appât de l’alcool. Les sauvages eux-mêmes comprenaient fort bien que l’eau-de-vie les ruinait. « Nous aurions eu tous les Iroquois, écrivait M. Dollier de Casson, supérieur du séminaire de St-Sulpice, s’ils ne voyaient qu’il n’y a pas moins de désordres ici que dans leur pays, et que même en ce point nous surpassons les hérétiques. L’ivrogne se laisse aller à la tentation de boire quand il a la boisson présente ; mais quand il voit après l’ivrognerie, qu’il est tout nu et sans armes, le nez mangé, estropié et tout massacré de coups, il enrage contre ceux qui l’ont mis en cet état ». Quelques années plus tard, M. de Denonville répondait comme suit à ceux qui alléguaient le danger de jeter les sauvages entre les bras des Hollandais et des Anglais si on leur refusait de l’eau-de-vie : « Ceux qui disent que si on ne donne de l’eau-de-vie à ces sauvages, ils iront aux Anglais en chercher, ne disent pas vrai, car il est certain qu’ils ne se soucient pas de boire tant qu’ils ne voient point l’eau-de-vie, et que les plus raisonnables voudraient qu’il n’y en eut jamais eu, car ils se ruinent en donnant leurs pelleteries et leurs hardes pour boire, et se brûlent les entrailles ». D’ailleurs les autorités de la Nouvelle-Angleterre, à un moment donné proposèrent elles-mêmes aux Français d’interdire la vente des boissons enivrantes aux sauvages, s’engageant à en faire autant de leur côté. Et elles adoptèrent une ordonnance prohibant ce commerce.

En dehors de l’eau-de-vie, il y avait beaucoup d’autres articles dont les sauvages avaient besoin et qu’ils devaient venir chercher dans la colonie, en échange de leurs fourrures. D’ailleurs, à supposer que la prohibition de ce trafic eût fait décroître le commerce des pelleteries, le mal eût-il été aussi grand qu’on le représentait ? Moins d’habitants eussent été détournés de la culture des terres. Le fléau des coureurs des bois n’aurait point décimé la colonie. La fleur de notre jeunesse ne fût pas allée se jeter tous les ans dans le gouffre de la vie errante. Une immense déperdition de vitalité nationale eût été évitée. Le défrichement du sol aurait fait plus de progrès, et l’agriculture canadienne aurait pris un plus rapide essor. Même au point de vue matériel on peut donc soutenir que les adversaires de la traite de l’eau-de-vie comprenaient mieux que ses partisans les véritables intérêts du Canada.

Cette grave question divisa et troubla pendant longtemps la société canadienne. Les autorités religieuses, frappées des maux et des crimes qui découlaient de la vente des boissons enivrantes aux sauvages, faisaient d’énergiques efforts pour obtenir la restriction la plus sévère, sinon la prohibition de ce commerce meurtrier. Elles parlaient au nom de la morale publique, au nom de l’honneur national, au nom de l’humanité et de la loi divine. Les autorités civiles, plus préoccupées de certains avantages politiques et financiers que de la question de principe, opinaient pour la tolérance, voire même pour l’exploitation de la traite de l’eau-de-vie. De là des conflits et des luttes qui se sont répercutés jusqu’à travers les pages de notre histoire.

On regrette de voir Talon figurer parmi les partisans du commerce libre des boissons enivrantes. Nous avons dit qu’il hésita au début. Les arrêts rendus par le Conseil en 1667 avec sa coopération, nous semblent l’indiquer. Mais son désir de voir le commerce du Canada se développer, la prospérité de la colonie s’accroître, sa population augmenter, ses finances devenir prospères, le zèle impatient dont il était animé pour le progrès économique de la Nouvelle-France, obscurcirent son jugement, mirent en défaut sa clairvoyance, lui dissimulèrent les conséquences désastreuses et l’abusèrent quant aux résultats avantageux de la traite. Cette préoccupation trop exclusive, jointe à ses fâcheux préjugés relativement à l’action du pouvoir spirituel, lui fit commettre l’erreur capitale de sa vie. Car c’est à lui qu’il faut attribuer le trop célèbre arrêt rendu par le Conseil Souverain, le 10 novembre 1668[27]. Sa première intendance était virtuellement terminée ; son successeur, M. de Bouteroue, était présent, ainsi que Mgr  de Laval. M. de Courcelle présidait la séance, et Talon y assistait comme intendant sortant de charge. Mais son esprit dominait l’assemblée. Après un long préambule embarrassé, où il était dit que le meilleur moyen de remédier aux désordres causés par la trop grande quantité d’eau-de-vie, fournie aux sauvages par les Français au mépris des ordonnances, était « d’admettre la liberté aux dits sauvages d’en user à l’instar des Français afin de les introduire par là dans la société des plus honnêtes gens, plutôt que de les voir exposés à vivre dans les bois où les libertins, gens sans aveu et fainéants abandonnant leurs cabanes et leurs travaux ordinaires qui est la culture de la terre, les y vont trouver pour les corrompre et enlever par cette voie la meilleure partie de leur chasse, » après toutes ces laborieuses précautions oratoires inspirées par le désir de pallier la pitoyable résolution qu’on allait prendre, le Conseil, par provision et sous le bon plaisir de Sa Majesté, permettait à « tous les Français habitants de la Nouvelle-France de vendre et débiter toutes sortes de boissons aux sauvages qui en voudront acheter d’eux et traiter. » La barrière était ouverte. C’est en vain que l’arrêt enjoignait aux sauvages d’en user sobrement et leur défendait de s’enivrer sous peine du pilori et d’une amende de deux castors gras. Prescription vraiment dérisoire ! Cela équivalait à mettre un fruit appétissant mais vénéneux entre les mains d’un enfant, avec défense d’y mordre. Mgr  de Laval et M. de Tilly seuls refusèrent de signer cet arrêt ; Louis Rouer de Villeray lui-même, l’ami du prélat, y apposa sa signature.

Certes Talon ne se rendait pas compte du fléau qu’il déchaînait. Il croyait, sans doute, servir encore le bien public en provoquant cette décision. Cependant quelles que pussent être ses intentions, il commettait un acte dont l’historien impartial ne saurait l’excuser. Il y a dans sa vie bien des pages glorieuses. Mais on voudrait pouvoir déchirer celle qu’il écrivit le 10 novembre 1668.



  1. — « On appelle des pièces tapées, des sols marqués d’une fleur de lis au milieu ; ce qui augmentait leur valeur du Parisis, As lilio notatus. » (Dictionnaire de Trévoux, 1771). — On lit dans une vieille chanson populaire :

    Veux-tu racc’moder mon soulier ?
    Dansons ma bergère, oh ! gai.
    Je te donnerai un sou marqué.

  2. — « Tournois est aujourd’hui une désignation d’une somme de compte, qui est opposée à parisis. La monnaie parisis était plus forte d’un quart que la monnaie tournois. On s’est servi en France dans les comptes et dans les contrats de ces deux sortes de monnaie, jusque sous le règne de Louis XIV, où la monnaie parisis a été abolie ; on ne se sert plus que de la monnaie tournois. Cette différence vient de celle qui était autrefois entre la monnaie de Tours et de Paris. » (Furetière, Dictionnaire universel, seconde édition, La Haye et Rotterdam, 1701).

    Dans le cours tournois, qui était le cours régulier et ordinaire, voici quelle était en France l’échelle des monnaies :

    2 deniers = 1 double
    6 doubles = 1 sou
    20 sous = 1 livre
    3 livres = 1 écu

    C’était à l’écu que se réduisaient en comptant toutes les autres monnaies d’or ou d’argent. Il y avait des pièces d’argent valant 60 sous (3 livres) que l’on appelait louis d’argent ou écu blanc. Le louis d’or était une pièce de monnaie valant 5 livres et 10 sous. Il y avait aussi des louis d’or de 11 livres qu’on appelait doubles louis, et de 22 livres qu’on appelait quadruples.

    Une pièce de monnaie fort en vogue pendant quelque temps fut le quart d’écu ou pièce de 15 sols. Suivant Pierre Boucher elle était en circulation courante au Canada.

    Le liard était une petite pièce de monnaie qui valait originairement 3 deniers. Il s’en fabriqua ensuite qu’on appela liards de France d’une valeur de 2 deniers. Ces liards passant ici à 6 deniers, les marchands venant de France en importèrent de grandes quantités sur lesquelles ils firent un gros profit. Cela se passait sous M. de Mésy. Le conseil pour remédier à ce mal, réduisit la valeur courante de ces liards à trois deniers, et peu après à deux.

    Le denier était une petite pièce de cuivre valant le douzième d’un sou.

    Le double était une petite pièce de cuivre valant deux deniers.

    La livre était une monnaie de compte, mais non pas une pièce de monnaie. Il n’y avait pas de pièces d’une livre. Les pièces de monnaie généralement en circulation ici étaient les deniers, les doubles, les liards, les sous, les quarts d’écu ou quinze sols, et les écus.

    Durant le voyage de Talon en France, en 1669, il fut question de la fabrication d’une monnaie spéciale pour le Canada. De retour à Québec, en 1670, Talon écrivait à Colbert : « Quand il vous plaira donner les ordres nécessaires on travaillera à cet ouvrage qui sera d’une très grande utilité pour la colonie. » (Talon à Colbert, 10 nov. 1670). Colbert répondit : « Auparavant que le roi puisse prendre aucune résolution sur la fabrique d’une monnaie pour être introduite en Canada, il est nécessaire de savoir le titre, le poids et le cours qu’il peut avoir en ce pays-là. » (Colbert à Talon, 11 fév. 1671). La monnaie proposée par Talon, au titre de l’écu blanc, aurait été « moindre seulement en poids de 10 sols, et les sous-espèces à proportion jusqu’à la pièce de 5 sols. » Une somme de 60,000 livres, compris pour 2,000 livres de liards répandus dans le pays, en aurait fait tout le commerce. (Talon au roi, 2 nov. 1671).

  3. — Évidemment, M. Pierre Boucher commettait ici une inadvertance. « Il y a hausse du quart, disait-il : une pièce de quinze sols en vaut vingt. » Vingt au lieu de quinze, c’était une hausse d’un tiers et non d’un quart. Le tiers de quinze est cinq, et cinq plus quinze font vingt. La hausse de la monnaie au Canada était donc d’un tiers. Nous en avons d’ailleurs le témoignage autorisé de Talon, qui, en 1669, écrit au bas d’une pièce de comptabilité : « Le tiers en sus, à cause de l’augmentation des espèces, l’écu blanc (3 livres) valant au Canada 4 livres. »

    M. Faillon a reproduit l’affirmation de Pierre Boucher sans remarquer l’erreur commise. « Le numéraire, dit-il, avait un quart de plus de valeur qu’en France : une pièce de quinze sous, par exemple, en valait vingt au Canada. »

  4. — Les marchands forains étaient ceux qui ne demeuraient pas dans la colonie, mais qui venaient de France commercer ici dans l’été et s’en retournaient à l’automne.
  5. — Charles Aubert de la Chesnaye, arrivé au Canada en 1655, était devenu l’un des négociants et des citoyens les plus importants de la colonie. Intelligent et actif, il avait le génie du commerce. Il fut agent de la compagnie des Indes Occidentales, plusieurs fois seigneur, l’un des fondateurs de la compagnie du Nord, conseiller au conseil supérieur, reçut des lettres de noblesse en 1693, et mourut en 1702. Il fut l’ancêtre de la famille de Gaspé.
  6. — Quelques-uns des particuliers ainsi taxés, tels que Daniel Biaille, Chamot, Jean Gitton, étaient des marchands forains, à qui l’on voulait sans doute faire rendre, sous cette forme, les gains excessifs réalisés par la survente de leurs marchandises. Mais nous n’avons pu découvrir à quel titre on avait exigé des autres une contribution de ce genre. — Jugements du Conseil Souverain, I, p. 377.
  7. — Cette somme de 2875 livres représentait, à 20 sous la livre, 57,500 sous, lesquels, à 20 deniers le sou, équivalaient à 1,150,000 deniers. Or, comme il s’agissait de parer à une différence de 4 deniers par sou, c’était donc sur une somme de 287,500 sous, ou de 14,375 livres que roulait l’opération. C’est-à-dire qu’il y avait à ce moment dans la colonie des sous parisis ou « marqués » pour une valeur de 14,375 livres.
  8. — Le 3 août 1664, Claude Charron fut élu syndic. Mais il était marchand, et c’était une objection sérieuse à son choix, vu que les habitants avaient assez souvent des difficultés avec les négociants. On protesta contre son élection et il se démit. Une autre assemblée, convoquée par le gouverneur seul, eut lieu le 17 septembre, et Jean Le Mire fut élu. Plusieurs conseillers contestèrent la validité de l’assemblée.
  9. — Quelque lecteur remarquera peut-être les mots « marchandises sèches » employés ici. Cette expression, constamment usitée dans les écrits et documents de cette époque, n’est donc pas un anglicisme, traduction de « dry goods », comme on l’a prétendu.
  10. Jugements du Conseil Souverain, I, p. 222.
  11. — Ibid., p. 537.
  12. — Voici quel était ce tracé : « Par la rue Sainte-Anne entre l’enclos des pères Jésuites et celui des religieuses ursulines, pour descendre par un chemin de charroi distant de quinze perches ou environ du coin de l’enclos des dits pères, et suivre un petit coteau qui demeure sur la gauche, passera dans la cour de la maison ci-devant appartenant à défunt Abraham Martin, et sera continué droit par sur les terres du sieur de Repentigny à aller gagner le chemin ordinaire qui passe près une fontaine sise sur la terre des religieuses hospitalières pour aller devant la maison dite Saint-Jean, et de là sur la main gauche de la maison de la veuve et héritiers de défunt Jean Gloria, pour continuer par où il a d’ordinaire passé sur le ruisseau de Saint-François, et passer par un nouveau chemin encommencé par le dit Gaudry et par Jacques Gaudry, et être poursuivi droit pour rendre dans l’ancien chemin environ à deux arpents après avoir passé un petit ruisseau sur la terre de défunt Antoine Marette, et pour être continué jusqu’au bout de la dite route Saint-Michel ». — Jugements du Conseil Souverain, I, p. 409.
  13. — Il y eut cinq grands voyers sous la domination française : M. René Robineau de Bécancourt, de 1657 à 1699 ; M. Pierre Robineau de Bécancourt, fils du précédent, de 1699 à 1729 ; M. Eustache Lanoullier de Boisclerc, de 1731 à 1751 ; M. de la Gorgendière, de 1751 à 1752 ; M. de Lino, de 1752 à 1760.
  14. — Dans le texte : « remplie de fredoches ».
  15. Jugements du Conseil Souverain, I, p. 433.
  16. — Depuis notre code civil, un tel arrêt serait impossible, car l’article 1149 dit : « Le tribunal ne peut dans aucun cas, ordonner, par son jugement, qu’une dette actuellement exigible soit payée par versements, sans le consentement des créanciers. »
  17. Jugements du Conseil Souverain, I, p. 396.
  18. — Voici les termes de l’édit de création : « Avons au dit Conseil Souverain donné et attribué, donnons et attribuons le pouvoir de connaître de toutes causes civiles et criminelles, pour juger souverainement et en dernier ressort selon les lois et ordonnances de notre royaume, et y procéder autant qu’il se pourra en la forme et manière qui se pratique et se garde dans le ressort de notre cour de parlement de Paris… Voulons, ordonnons et nous plaît que, dans le dit conseil il soit ordonné de la dépense des deniers publics, et disposé de la traite des pelleteries avec les sauvages, ensemble de tout le trafic que les habitants peuvent faire avec les marchands de ce royaume ; même qu’il y soit réglé de toutes les affaires de police, publique et particulière de tout le pays,… en outre donnons pouvoir au dit conseil de commettre des personnes qui jugent en première instance,… de nommer tels greffier, notaires et tabellions, sergents, autres officiers de justice qu’ils jugeront à propos. » ( Édits et Ordonnances, vol. I, p. 38).
  19. Mémoire des expéditions et autres choses que Talon estime être nécessaires ou utiles, 1671. — Arch. féd. Canada, corr. gén., vol. III.
  20. Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, II, p. 542.
  21. — Talon écrivait à Colbert le 26 août 1666 : « Pour obéir à ce que vous me commandez de vous faire un portrait fidèle de M. de Courcelle, j’aurai ci-après l’honneur de vous écrire de ses qualités personnelles et de vous distinguer les bonnes des mauvaises. Je dis mauvaises parce qu’il n’y a pas d’hommes parfaits… À l’avance je vous assure que je garderai de si bonnes mesures avec lui et avec M. l’évêque de Pétrée que le repos du Canada ne sera jamais altéré par moi et que le service du roi ne souffrira aucune atteinte. » (Arch. féd. ; Canada, corr. gén., vol. II).
  22. — Édits et Ordonnances, II, p. 7.
  23. — Une femme de Québec, surprise contrevenant aux règlements et débitant du vin à des sauvages, fut conduite en prison par l’ordre du gouverneur. Pressé par la famille de la délinquante, le P. Lalemant, recteur du collège, alla demander sa grâce et tâcha de l’excuser. M. d’Avaugour lui répondit avec brusquerie : « Puisque ce n’est pas une faute punissable pour cette femme, elle ne le sera plus pour personne. » Il tint parole. (Ferland, II, p. 481).
  24. Édits et Ordonnances, II, p. 6.
  25. — Voir la lettre de M. Dudouyt à Mgr  de Laval (1677) dans le volume des Archives canadiennes pour 1885, p. XCVIII.
  26. — « Celui qui vendra, échangera, troquera, fournira ou donnera à un sauvage… quelque substance enivrante… sera, sur conviction par voie sommaire devant un juge, un magistrat de police, un magistrat stipendiaire ou deux juges de paix, passible d’un emprisonnement d’un mois au moins ou de six mois au plus, avec ou sans travail forcé, ou d’une amende de cinquante piastres à trois cents piastres, avec les frais de la poursuite, ou des deux peines d’amende et de l’emprisonnement, à la discrétion du juge. » (Statuts révisés du Canada, 1886, vol. I, p. 713).
  27. — En 1677, Colbert, discutant avec M. Dudouyt, représentant de Mgr  de Laval, sur cette question de la traite de l’eau-de-vie, et invoquant l’opinion de M. Talon en faveur de ce commerce, reçut cette réponse, rapportée par M. Dudouyt lui-même : « Je lui dis que M. Talon était cause de la peine dans laquelle nous nous trouvions présentement, d’autant qu’un jour étant prêt de mettre le pied dans le vaisseau pour passer en France, il fit lever toutes les peines et les ordonnances desquelles la justice et ceux qui avaient eu l’autorité en main s’étaient servis pour réprimer les désordres qui étaient causés par la trop grande quantité de boisson que l’on baillait aux sauvages. » (Archives canadiennes, 1885, pp. XCVIII, XCIX).