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Kiel et Tanger/01/02

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 8-14).

II

AVANT 1895 : « POINT D’AFFAIRES » — AUCUN SYSTÈME

Avant 1895, la tradition du quai d’Orsay était un peu basse et assez facile : tous les ministres y recommandaient uniformément aux sous-ordres de ne « point » leur faire d’  « affaires ». — « Politique de réserve et d’expectative », a dit le colonel Marchand dans l’un des beaux articles qu’il a publiés dans l’Éclair sur nos alliances. Le mot « politique » est de trop. La politique ne peut être confondue avec l’administration, la politique ne se réduit pas à expédier les affaires courantes dans le continuel effroi d’en voir émerger de nouvelles.

Et d’abord, après Mac-Mahon, la grande affaire, la préparation de la Revanche, à laquelle le pays entier se croyait fermement exercé et conduit, avait été rayée du programme réel. Les monarchistes de l’Assemblée nationale n’avaient signé la paix de Francfort qu’avec cette arrière-pensée de reprendre par force ce que la force avait ravi. Mais, dès 1871, Grévy avait déclaré à Scheurer-Kestner, alors député de Thann : « Il ne faut pas que la France songe à la guerre ; il faut qu’elle accepte le fait accompli ; il faut qu’elle renonce à l’Alsace. » Grévy ajoutait : « N’en croyez pas les fous qui vous disent le contraire[1]… » Après la victoire du parti, la politique de Grévy s’imposa en fait ; les « fous » eux-mêmes, c’est-à-dire Gambetta et ses amis cessèrent de conseiller sérieusement « le contraire » ; s’ils continuaient d’en parler, ils y pensaient si peu qu’ils nouaient d’obscures intrigues avec M. de Bismarck[2]. Il en résultait à Berlin une sorte de protectorat qui pesa lourdement sur nous.

À la volonté agissante du Chancelier correspondait chez nous la volonté de céder, de nous laisser mener, de ne jamais soulever de complications. Cette volonté toute négative que se transmirent nos diplomates aida Bismarck à les jeter dans la politique coloniale. On désirait nous éloigner des conseils de l’Europe, au moment même où nos gouvernants se montraient scrupuleusement attentifs à n’y plus rentrer : pour donner pleine satisfaction à ce bel accord, il suffisait de faire miroiter aux yeux de l’électeur ou du parlementaire français l’image de quelques « bons coups » à frapper sans risque. La Tunisie en parut un. L’Indo-Chine en parut un autre. Cependant, notre empire colonial, dit M. Lockroy, « ne recèle pas les richesses qu’on lui attribue[3] ». Quand il nous faisait généreusement ces présents discutables, le prince de Bismarck comptait bien que la Tunisie nous créerait de longues difficultés avec l’Italie, si déjà il ne méditait de nous lancer obliquement contre l’Angleterre. Peut-être aussi calcula-t-il que, la mise en valeur de l’Indo-Chine devant coûter très cher, il serait temps de s’approprier le domaine quand les trésors français l’auraient engraissé et rendu moins improductif. Nos gains, s’il y eut gain, étaient accompagnés, au même instant, de graves déchets, « Les marchés du Levant, de la Méditerranée et de l’Amérique nous ont été disputés, puis peu après enlevés », confesse M. Lockroy. Nous perdions des terres françaises : l’Égypte, la Syrie ! Pertes sèches, alors que les bénéfices nouveaux, loin d’être nets, étaient onéreux pour le présent et pour l’avenir bien précaires. L’unique avantage en aura été d’exercer l’activité de la nation. La politique coloniale nous forma des hommes, administrateurs et soldats. On murmurait en outre que, en mettant la chose au pis, elle fournirait la menue monnaie des échanges européens, quand s’ouvrirait, le plus tard possible, la succession d’un vieil empereur…

Ces lieux communs de l’éloquence gambettiste ou de l’intrigue ferryste étaient surtout des formules d’excuse destinées à masquer l’incertitude ou la versatilité des desseins. Nos expéditions coloniales doivent être comprises comme des dérivatifs allemands, acceptés par notre Gouvernement en vue d’entreprises financières profitables à ses amis. Nul plan d’ensemble. On travaillait au petit bonheur, avançant, reculant, sans système tracé, ni choix défini, sans avoir voulu, sans même avoir su, mais (il convient aussi de le reconnaître) en parfaite conformité avec l’esprit des institutions, La nolonté diplomatique de ce gouvernement se compose avec l’intérêt supérieur de la République et la condition même de sa durée.

L’instinct des vieux routiers de la Défense nationale et des 363 ne les trompait donc point en ce sens. Trop heureux de rester, de vivre et de durer, se félicitant d’avoir les mains libres pour organiser au dedans ce que le naïf Scheurer-Kestner appelait assez bien « la lutte[4] », ce qu’on pourrait nommer encore mieux la petite guerre civile, c’est-à-dire le jeu électoral et parlementaire, ils sentaient admirablement combien, en politique extérieure, une vraie démocratie, bien républicaine, demeure dépourvue de la continuité et de l’esprit de suite qui permet aux aristocraties et aux monarchies de se marquer un but politique, puis de l’atteindre, lentement ou rapidement, par la constance de leurs actions successives et la convergence des services coexistants. Nos vieux républicains furent dociles à la nature de leur régime : ils se résignèrent aisément au défaut dont ils recueillaient le profit. Capituler, s’éclipser et faire les morts leur coûta d’autant moins qu’ils étaient naturellement modestes pour leur pays, auquel un grand nombre d’entre eux ne tenaient que de loin : Génois, Badois, Anglais ou Juifs.

L’inertie devint le grand art. Ne rien prétendre, ne rien projeter, a été la prudente règle de leur conduite. Sagesse à ras de terre, inattaquable en fait. De M. Waddington à M. Develle, de Challemel-Lacour et Barthélemy-Saint-Hilaire à M. de Freycinet, tous, — les simples et les subtils, les ignares et les doctes, les niais et les malins, — se soumirent à la maxime éminemment juste qu’on doit s’abstenir d’essayer ce qu’on n’est point capable de réussir. Un système diplomatique quelconque, un plan général d’action en Europe ou ailleurs, requérait d’abord l’unité et la stabilité, qui n’étaient pas dans leurs moyens ; puis le secret qui leur échappait également ; la possibilité de prendre l’offensive à un moment donné, de supporter sans révolution une défaite ou une victoire, ce qui leur faisait de même défaut. Cela étant ou plutôt rien de cela n’étant, mieux valait se croiser les bras. Si l’on se résignait à perdre sur ce que les rivaux gagneraient dans le même laps de temps, du moins se trouvait-on gardé provisoirement contre les risques d’une fausse manœuvre. On pouvait bien être enferré, mais on ne se jetait toujours pas sur le fer.

Ceux qui ont inventé cette humble sagesse n’ont pas à en être trop fiers. Comme il ne suffit pas de vouloir être en paix pour ne jamais avoir de guerre, il ne saurait suffire de se montrer paresseux et incohérent pour s’épargner la peine de marcher, et de marcher droit : à défaut d’une direction nationale, conçue chez nous et dans notre intérêt, nous continuions à recevoir de Bismarck des directions systématiques, qui ne manquaient ni d’étroitesse, ni de constance, ni de dureté. Un ambassadeur d’Angleterre, lord Lyons, disait en 1887[5] :« Il est inutile de causer à Paris, puisque la France a confié toutes ses affaires au Gouvernement prussien. » Pour causer avec nous, il fallait passer par Berlin, c’était l’opinion courante en Europe, aucun de nos divers ministres des Affaires étrangères ne l’a ignoré.


  1. Souvenirs de Scheurer-Kestner. On trouvera le texte de la conversation à l’appendice i.
  2. Voyez, sur ce sujet, la République de Bismarck, par Marie de Roux et Jacques Bainville (Brochure parue à la Gazette de France, Paris, 1905), et Bismarck et la France, de Jacques Bainville, 1 vol.  à la Nouvelle Librairie Nationale, 1907. — Au surplus, l’examen des budgets de la Guerre permet de saisir les intentions et les arrière-pensées dans les actes. D’après les chiffres donnés par M. Klotz, rapporteur du budget de la Guerre en 1906, le budget de préparation nationale à la guerre, constructions neuves et approvisionnements de réserves (3e section du budget du département), s’est mis à décroître rapidement à partir de 1881. « De près du double des dépenses similaires allemandes en 1881 » (145 millions contre 80 en Allemagne}, « elles tombent à moins d’un cinquième en 1905 », c’est-à-dire à 27 millions sontre 137 millions en Allemagne. Cette date de 1881 est celle de la deuxième législature républicaine. Elle marque des élections triomphales et l’affermissement au pouvoir de Grévy et de Gambetta. J’extrais ces indications et ces renvois d’un article du général Langlois au Temps du 26 février 1906.
  3. Lockroy : La Défense navale. — Sur les origines bismarckiennes de notre politique coloniale et les premiers budgets du ministère des Colonies, on peut aussi consulter le substantiel opuscule du Comte de Chaudordy : Considérations sur la politique extérieure et coloniale de la France, 1897.
  4. « En présence des menées royalistes, il importait au parti républicain de s’organiser pour la lutte. » Souvenirs, p. 265.
  5. Comte de Chaudordy : La France en 1889, p. 230. Le comte de Chaudordy, diplomate de carrière, ancien délégué aux Affaires étrangères à Tours pendant la guerre de 1870, paraît avoir recueilli directement ce propos de la bouche de lord Lyons.