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Kiel et Tanger/01/03

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 15-18).

III

L’ALLIANCE RUSSE

Pourtant, ni les premières expéditions en Asie et en Afrique, où nous entraîna le Gouvernement, ni même la défaite de Boulanger, n’avaient éloigné des mémoires françaises le souvenir de l’Alsace et de la Lorraine. Patriotes et boulangistes avaient passionnément souhaité l’alliance russe, parce qu’ils supposaient que la Russie nous fournirait enfin l’occasion de reparaître sur le Rhin. Mais les vainqueurs du boulangisme avaient aussi un intérêt à conclure cette alliance à condition de la dégager du sens guerrier que lui donnait le pays. On leur fit savoir ou comprendre que l’état d’esprit de Saint-Pétersbourg correspondait à leur volonté de paix absolue.

L’intérêt de la Russie, déjà manifesté en 1875, était bien de ne pas nous laisser attaquer par l’Allemagne. Mais, déjà écartée par Bismarck de Constantinople, repoussée comme nous du centre de l’Europe vers les confins du monde la Russie ne voyait plus dans l’Allemagne ni l’ennemie héréditaire, ni l’ennemie de circonstance. Tout au plus si une offensive résolue de la France aurait pu entraîner la sienne. Germanisée jusqu’aux moelles, gouvernée par des Allemands, la Russie n’aurait pas rompu la première avec Berlin. L’antigermanisme a été pour nos alliés un sentiment, mais, s’il régna chez eux, ce ne fut pas sur eux.

Dans ces conditions, le vieux parti républicain s’accommodait fort bien de l’alliance russe[1], car elle respectait l’article fondamental de sa politique. Le « Point d’affaires » étant assuré, on bernait les chauvins en se fortifiant de leur adhésion ingénue. C’étaient deux profits en un seul.

À quoi bon s’en cacher ? Dans la mesure très étroite où un simple écrivain, qui ne se soucie pas d’usurper, peut donner son avis sur une affaire d’État dont il n’a pas en main les pièces, il est permis de regretter les conditions dans lesquelles cette alliance disproportionnée a été conclue.

Le plus imposant des deux alliés n’était pas le plus éclairé, et notre infériorité manifeste quant à la masse n’était pas compensée par une organisation qui permît de tirer avantage de nos biens naturels : traditions, culture, lumières. On peut imaginer une France jouant auprès de la Russie le rôle d’éducatrice et de conseillère, en échange duquel l’alliée eût fourni les ressources immenses de sa population et de son territoire. Mais le Gouvernement français n’était pas en mesure d’être centre et d’être cerveau. Notre France n’était plus assez organisée pour rester organisatrice.

Des deux pays, c’était le moins civilisé qui disposait de l’organisation politique la moins imparfaite. C’était nous qui subissions un régime qui convient à peine à des peuples barbares ou tombés en enfance. On médit beaucoup du tzarisme, on peut avoir raison. Mais que l’on se figure la Russie en république : une, indivisible, centralisée ! Ce modèle de l’ataxie, de la paralysie et de la tyrannie serait vite décomposé.

Telle quelle, la Russie peut avoir une politique. Telle quelle, en proie au gouvernement des partis, déséquilibrée, anarchique, la démocratie française ne le peut pas. Elle en était donc condamnée à remplir l’office indigne de satellite du tzar ! La pure ineptie de son statut politique plaçait la fille aînée de la civilisation sous la protection d’un empire à demi inculte, troublé par de profondes secousses ethniques et religieuses, exploité par une cour et par une administration dont la vénalité reste le fléau, depuis le temps où Joseph de Maistre, un ami pourtant, signalait « l’esprit d’infidélité, de vol et de gaspillage inné dans la nation ».

C’était un monde renversé, que cette alliance. Il en devait sortir de communes misères. Nous allions être dirigés par la Russie comme le seraient des voyants un peu perclus, par un aveugle turbulent et malicieux, un troupeau d’hommes adultes par un berger enfant. C’est d’après son conseil que notre folie commença.


  1. Ce n’est certainement pas à la guerre que pouvait songer M. Freycinet dès les débuts de l’alliance russe : c’est le simple maintien de la paix qu’il en espéra. Le 10 septembre 1891, au déjeuner militaire de Vandeuvres, après les premières grandes manœuvres d’armée, il jetait sur les effusions du chauvinisme exalté cette douche froide : « Personne ne doute que nous soyons forts ; nous prouverons que nous sommes sages. Nous saurons garder dans une situation nouvelle le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, on prépare notre relèvement. » (Il est bon de noter que ce document fut cité par M. Maurice Sarraut, répondant à Jaurès dans l’Humanité du 22 octobre 1905, pour établir combien M. Delcassé s’était tenu éloigné de l’idée de Revanche. La convention militaire entre la France et la Russie dut être signée vers décembre 1893.