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Kiel et Tanger/01/06

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 29-33).

VI

DU SYSTÈME HANOTAUX : QU’IL RENIAIT LA RÉPUBLIQUE

Que l’illusion fût folle, nous l’avons déjà remarqué. Que ces plans, ces desseins, fussent irréalisables en l’absence du seul moyen de les réaliser, c’est aussi l’évidence pure. Toutefois, en eux-mêmes et abstraction faite du reste, ils étaient soutenables et pouvaient tenter les esprits.

D’abord, cette politique eut ceci pour elle de correspondre à des prévisions justes. Le système Hanotaux, normalement pratiqué et continué, n’eût pas été surpris par la guerre sud-africaine : l’heure de l’action, d’une action qui pouvait réussir, eût sonné immanquablement quand les forces anglaises furent immobilisées par le petit peuple des Boërs. La Russie et la France pouvaient, alors, tout entreprendre contre l’Angleterre avec la coopération militaire et navale de l’Allemagne[1], celle-ci essayant d’entraîner ou de neutraliser l’Italie. Des patriotes avérés, tels que M. Jules Lemaître, ont aimé cette conception. Je n’ai aucun sujet de contester le patriotisme d’hommes tels que Félix Faure, M. Méline ou M. Hanotaux. Un autre ami de cet accord franco-allemand, M. Ernest Lavisse, avait longtemps prêché dans ses cours de Sorbonne la mémoire pieuse des pays annexés : on se disait tout bas que l’alliance allemande lui apparaissait un détour pour obtenir ou arracher plus tard la suprême restitution.

Or, une Monarchie aurait pu faire ce détour. La Monarchie peut feindre d’ajourner ses meilleurs desseins pour les réaliser en leur temps. La Monarchie française, dont la tradition fut toujours de cheminer du côté de l’Est, aurait pu conclure une alliance provisoire avec l’Allemagne et se réserver l’avenir. Le plus national des gouvernements aurait pu gouverner d’une manière utile et même glorieuse en faisant une violence passagère au sentiment national et en formant une liaison avec les vainqueurs de Sedan : il gouverna ainsi, de 1815 à 1848, avec l’amitié des vainqueurs de Waterloo, contre l’opinion du pays, mais dans l’intérêt du pays, sans avoir eu à renoncer le moins du monde à l’adoucissement des traités de 1815, puisqu’il ne cessa de s’en occuper et qu’il était à la veille d’en obtenir de considérables quand les journées de Juillet vinrent tout annuler par la Révolution.

La politique extérieure n’est pas un sentiment, même national : c’est une affaire, on le dit, et l’on dit fort bien. Mais à la condition que le sentiment public ne fasse pas corps avec le pouvoir politique. À condition que l’intérêt soit représenté et servi par un pouvoir indépendant de l’opinion. Quant à vouloir poursuivre l’exécution d’une pensée et d’un système politiques sans le concours de l’opinion alors qu’on n’est soi-même qu’un pouvoir républicain, c’est-à-dire un sujet, une créature de l’opinion : le vouloir, c’est vouloir entreprendre un effort immense et consentir d’avance à ce qu’il soit stérile, car c’est en même temps se priver de l’unique moyen dont on ait la disposition.

Ainsi, dès son premier effort systématique, la diplomatie nouvelle se trouva induite à prendre conscience de son incompatibilité de fait avec le gouvernement de la France, lequel était un autre fait. « Manœuvrons temporairement avec l’Allemagne », disait par exemple une certaine idée de l’intérêt national. « Manœuvrons en secret », ajoutaient l’expérience technique et le sens de nos susceptibilités françaises. « Mais », interrompait alors la sagesse politique, « si vous manœuvrez en secret contre le cœur et la pensée de la nation pour vous entendre avec ces Prussiens qu’elle traite en ennemis mortels, vous serez sans soutiens aux premières difficultés qui feront nécessairement un éclat dans ce public dont vous dépendez ».

En effet, l’action de M. Gabriel Hanotaux pouvait bien être patriote dans son intention et dans son objet : dans sa formule expresse, qui eût immanquablement révolté le sentiment national, elle ne pouvait lui être soumise en aucun langage explicite. Rien d’important ne devait donc en être traité qu’en dehors des agents de la démocratie, en dehors du Parlement, à l’écart de la presse, alors que le principe et le jeu des institutions exigeaient le contrôle perpétuel de l’opinion du pays et, surtout, en cas d’émotion, son ferme concours…

M. Gabriel Hanotaux ne fut pas seul à éprouver cette contradiction. Lorsque, plus tard, M. Delcassé s’engagea dans une manœuvre plus conforme au sentiment national, mais qui était contraire aux intentions de son parti, les mêmes renaissantes nécessités l’obligèrent à renouveler les procédés du gouvernement personnel, à renier le principe républicain, à ne tenir aucun compte de l’opinion républicaine, enfin à subir l’ascendant des mêmes méthodes que son prédécesseur.

Un ami politique de M. Delcassé redisait volontiers pendant les dernières années :

Nous faisons de la politique monarchique sans monarchie[2].

Mais faire — non pas feindre — de la politique monarchique sans monarchie, c’est ce qui paraîtra l’impossible même à qui voit le rapport des institutions avec les fonctions dans la suite des desseins et des événements. On peut se conformer au système républicain, et pour l’amour de lui se priver d’agir pour la France. On peut aussi renverser cette République pour l’amour de l’action française à travers le monde. Mais, sans la renverser, essayer d’opérer comme si elle n’était pas debout, agir sans tenir compte de cette présence réelle, agir comme s’il existait un autre régime, lequel n’existe point, ne pas vouloir tenir compte de cette absence non moins réelle, annoncer aux nations qu’on se comportera comme si ce qui existe n’existait pas et comme si ce qui n’existe pas existait, c’est une gageure que l’on peut soutenir quelque temps par la distraction ou la confiance du public, la longanimité ou la ruse de l’adversaire ; mais, sitôt que le jeu devient sérieux, on perd.


  1. Une démarche effective faite par l’ambassadeur allemand à la veille de la chute de M. Hanotaux ne reçut de son successeur aucune réponse.
  2. Ce mot a été dit par le Comte de *** à l’auteur de ce livre, pendant l’enterrement de Gabriel Syveton, le 10 décembre 1904, c’est-à-dire quatre mois avant l’éclat de Tanger.