Aller au contenu

Kiel et Tanger/01/05

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 23-28).

V

LA RÉPUBLIQUE CONSERVATRICE ET SES JEUNES MINISTRES

Le bon accueil fait aux avances de Berlin a été souvent expliqué par on ne sait quelle infériorité qui aurait été propre à la pensée de M. Hanotaux, De même, la malice ou l’incapacité profondes de M. Delcassé firent plus tard les frais de divers jugements portés sur son entente avec l’Angleterre contre l’Allemagne. J’ai donné autrefois dans ces verbiages. J’ai détesté de tout mon cœur M. Hanotaux. Franchement, était-ce la peine ?

Il est vrai que le ministre de 1895 était jeune et qu’il montrait, comme tous les hommes de sa génération, trop de goût intellectuel pour l’Allemagne. Les leçons de M. Monod, que ce dernier lui reprocha très amèrement par la suite, n’étaient pas suffisamment oubliées par l’héritier de Choiseul et de Talleyrand. Mais il ne manquait pas d’expérience technique, puisqu’il sortait des bureaux mêmes du quai d’Orsay et qu’il avait déjà fait partie du ministère précédent. Ses études d’histoire pouvaient toujours soutenir son expérience ; nos grands souvenirs nationaux, lui inspirer d’autres volontés et d’autres idées que d’aller parader dans un hémicycle.

Ce qui fut appelé mégalomanie chez M. Hanotaux, comme plus tard chez son successeur, n’était que rêve de l’action. Oui, remplir son mérite, servir son pays, cueillir ces fruits de gloire qui, pour un esprit neuf et, comme celui-ci, bien placé par les circonstances, deviennent aisément le seul digne objet de désir ! Neveu de l’historien patriote et révolutionnaire Henri Martin, l’homme d’État devait se dire qu’il serait beau d’avoir surgi enfin dans cette jeune République pour lui apprendre à se mouvoir entre les nations.

Elle avait vécu jusque-là d’une existence repliée et végétative, « à peine plus puissante », « mais moins honorée que la République helvétique ». C’était exactement le sort que lui avait prédit Renan. Eh bien ! on lui rendrait la vie supérieure et la figure humaine. L’étonnement de M. Hanotaux et de ses amis était qu’on ne l’eût pas essayé plus tôt. — Quelle erreur ! était-il de mode de se dire en 1895, quelle erreur que cette inertie !… Il semblait véritablement que ce fût erreur. Des nouveautés brillantes, vives, conformes à la tradition du pays, flattaient le regard, et l’espérance s’enhardissait. On choisissait de beaux ambassadeurs titrés, armoriés, dorés sur toutes les tranches. Amiraux, généraux, étaient mobilisés pour des missions d’État. Les cardinaux et les évêques attendaient leur tour, qui semblait imminent, au fur et à mesure que les organes du respect et ceux de la puissance semblaient renaître ou se rejoindre dans les différents corps d’une « démocratie » rayonnant au soleil du vingt-cinquième été.

Pendant que M. Jules Méline protégeait les intérêts agricoles et industriels, M. Félix Faure portait haut la cocarde et signifiait la forte tendance à « nationaliser le pouvoir ». Ce pouvoir cherchant à prendre appui sur des classes de la nation établies et enracinées, la politique financière elle-même inclinait au patriotisme ; certaines précautions de salut public étaient prises contre la coulisse hébraïque ; la bourgeoisie catholique et conservatrice cessait d’être éloignée des fonctions administratives ; les représentants de la vieille France coudoyaient les hommes nouveaux dans le brillant état-major du général de Boisdeffre. L’armée, bien entraînée, était pleine de confiance dans ses chefs, sa puissante organisation propageait même un esprit de déférence et de discipline dans la hiérarchie civile. Les tribunes officielles, les journaux reprenaient volontiers le thème typique du Temps, qui, bien qu’hostile au protectionnisme d’alors, ne faisait point mal sa partie dans le chœur mélinien : « Le gouvernement de la République n’est pas un gouvernement comme les autres, mais il est un gouvernement. » Il avait tout d’un gouvernement, en effet, excepté la tête et le cœur.

Aussi bien, M. Hanotaux commençait-il par s’affranchir du contrôle parlementaire. Il traita et négocia de son cabinet, sans rien communiquer aux élus du peuple. Ses discours furent des lectures aussi impertinentes que brèves. Comme il est vrai que l’homme est un animal gouverné, cette allure hautaine n’était pas mal accueillie des Chambres, des journaux. Les exaltés du libéralisme protestaient seuls[1]. Encore étaient-ils peu nombreux. On n’aimait pas beaucoup l’orientation allemande, mais le vœu de discipline et d’ordre était si puissant que l’on évitait d’y faire une opposition vaine et qu’on préférait la laisser se développer jusqu’aux premiers fruits, quitte à juger ensuite de leur valeur. Un sens assez réel des nécessités générales rendait l’opinion plus que docile, très complaisante.

Hier on discutait, c’est-à-dire qu’on détruisait : ces républicains de gouvernement prétendaient construire. Déjeunant chez le pape et dînant chez le tzar, intelligents, actifs, suivis par à peu près toute la vraie France, la France honnête, aisée, patriote, laborieuse, ces jeunes députés et ces jeunes ministres ne pouvaient pas douter du pays ni d’eux-mêmes ; le ciel du « long espoir » et des « vastes pensées » semblait s’illuminer à chacune des ouvertures successives de Guillaume et de Nicolas. Tableaux étincelants, flatteuses perspectives, dont ils se plaisaient à oublier la fragilité ! La puissance même du charme aurait bien dû les mettre en garde. Elle avertissait d’autant moins qu’elle agissait avec plus de force. On ne comprendra rien d’humain si l’on se refuse à comprendre leur illusion.


  1. Parmi ces libéraux fidèles à la tradition du caquetage public, il faut citer M. Deschanel et M. de Pressensé. En juin 1905, peu après la démission de M. Delcassé, qui avait continué les habitudes de discrétion inaugurée par M. Hanotaux et qui n’en avait pas mieux géré nos affaires, M. Deschanel élevait ce soupir de soulagement au sein d’une Commission de la Chambre :

    « On a parfois repoussé au Parlement les interventions dans l’ordre diplomatique. Il est permis de penser, au contraire, que le contrôle parlementaire, et en particulier votre expérience et les remarquables travaux de vos rapporteurs ont rendu au pays de notables services, et que, si nous avions été renseignés à temps, certains événements eussent pris une autre tournure (!) La France peut s’expliquer librement avec tout le monde parce qu’elle n’a d’arrière-pensée contre personne et parce que ses intérêts se confondent avec la cause de la civilisation générale et du droit. » (Gazette de France du 16 juin 1905.) Ainsi, pour M. Deschanel, le remède au désordre était de l’aggraver.

    M. de Pressensé écrivait, le 10 juillet 1905, dans l’Humanité : « Ce qu’il faut par-dessus tout, c’est que la démocratie française proclame nettement, hautement, ses desseins, ses principes, ses fins en matière de politique étrangère, et qu’elle ne permette plus à un ministre infatué d’en faisifier l’esprit et de l’entraîner, malgré elle, à son insu, dans des voies aventureuses. On avait réussi à faire de la diplomatie de la République une sorte de mystère ésotérique. La démocratie souveraine abandonnait à des hommes d’État de raccroc, successeurs improvisés et mal préparés de Richelieu ou de Vergennes, une toute-puissance moins contrôlée, une irresponsabilité plus complèle qu’oncques n’en offrirent les ministres de la Monarchie absolue. Si je n’ai jamais réussi à comprendre comment et pourquoi le suffrage universel ne devait pas être le maître de sa politique étrangère comme de sa politique intérieure, le gardien vigilant des relations extérieures du pays, j’ai encore moins réussi à m’expliquer de quel front on osait revendiquer sans rire cette omnipotence pour des politiciens que le hasard seul des combinaisons parlementaires avait hissés à la tête d’un département à la direction duquel rien absolument ne les avait préparés. Le plus logiquement du monde, nous avons recueilli les fruits amers de cette sottise commise par la routine. » M. de Pressensé et M. Deschanel maintenaient à la fois la tradition de la démocratie, qu’ils ont dans le sang et les intérêts de leur opposition : libérale chez l’un, anarchiste chez l’autre. Mais M. Hanotaux pouvait toujours leur répondre en invoquant, avec les leçons de l’histoire et les maximes du sens commun, l’intérêt et la tradition du pays. Toutes les fois que nous avons tenté de la diplomatie en plein vent, de la politique extérieure démocratique, les résultats n’ont pas été de nature à nous encourager. M. Hanotaux en a précisément rappelé un triste exemple dans son Histoire de la Troisième République, en parlant des négociations de 1870-71, avec le Chancelier prussien : « Les plénipotentiaires françaîs jouaient cartes sur table, alors que personne ne connaissait le jeu des négociateurs allemands… »