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Kiel et Tanger/01/09

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 49-58).

IX

COMME EN POLOGNE

On vit s’opérer en peu de mois un revirement général.

L’opinion avait ratifié la bonne entente avec le Pape : or, il suffit de quelques campagnes de presse pour réveiller, en 1897, l’anticléricalisme de 1877 ; dans toutes les classes de la société républicaine, les tolérants et les sceptiques de la veille redevinrent fanatiques et persécuteurs.

L’opinion avait ratifié sans mot dire les mystères hautains de nos Affaires étrangères dans les sujets qui intéressaient le plus gravement le pays ; or, il suffit d’une banale affaire judiciaire pour exaspérer les curiosités et ravir aux ministres ce crédit implicite qui leur avait donné, en fait, pleins pouvoirs.

L’opinion de 1896 souhaitait un gouvernement responsable et fort, une belle armée : dix mois après, par un brusque et logique revirement, les libéraux démocrates ramenaient le thème anarchiste. Une moitié de l’ordre des avocats, tout ce que la haute société comptait d’utopistes, et le monde universitaire de philosophes mystiques, retourna, avec les Waldeck, les Barboux, les Duclaux, les Grimaux, les Saussine et les Boutroux, à leurs prototypes révolutionnaires de 1789, 1848 ou 1871.

M. Jules Méline, M. Gabriel Hanotaux et M. Félix Faure avaient donc bien mal calculé la résistance de ce banc de nuage sur lequel ils s’étaient ridiculement installés ! L’opinion change : c’est sa nature dont ils ne se méfiaient pas. Elle a suffi à les renverser.

Sur les causes de cette révolution de l’esprit public, M. de Freycinet disait au Conseil de guerre de Rennes que la campagne Dreyfus avait été « très désintéressée en France » (il en était « sûr »), mais qu’elle « l’était peut-être un peu moins à l’Étranger ». Ce témoin, le plus indulgent des hommes, n’avait pu fermer les yeux à l’évidence de l’intérêt majeur qu’avaient telle et telle puissance à diminuer la cohésion et le prestige de notre organisation militaire. Mais, plus encore que l’Armée, les amis de Dreyfus affaiblissaient l’État ; ils opposaient à toute politique générale un conflit intérieur qui paralysait. L’immobilité ainsi obtenue servait si clairement les intérêts de l’Angleterre qu’on ne peut supposer qu’elle y soit demeurée étrangère. La politique anglaise a toujours profité du jeu des factions parmi nous. Il est aussi de règle qu’elle les suscite et les paye. Son intervention était naturelle et d’ailleurs presque juste. C’était la riposte indiquée au plan Hanotaux, mais appliquée par un gouvernement traditionnel au point faible d’une démocratie. Le « chef du Foreign Office français » avait envoyé les tirailleurs de Marchand opérer au loin contre l’Angleterre : le chef du véritable Foreign Office répondait en envoyant la cavalerie de Saint-Georges manœuvrer dans nos villes contre le Cabinet français et les soldats français. Comme les souples et silencieux cavaliers ne rencontraient aucun pouvoir d’État indépendant de l’opinion (cette opinion qu’ils étaient capables de faire) ; comme ils étaient déjà assurés du concours actif de tous nos ennemis de l’intérieur (déjà maîtres d’une partie de cette opinion versatile) ; comme enfin ils ne trouvèrent de résistance que dans l’administration militaire (qui, étant subordonnée à la République, devait céder en fin de compte à l’opinion), il leur suffit de réussir à impressionner puissamment ce vague et vibrant composé de sentiments, d’intérêts, de caprices et de passions, dont la mobilité est prodigieuse en France. Un tel succès était facile. Qui émeut l’opinion ? La presse. Et qui mène la presse ? L’or.

C’est pourquoi, en raison de cet or anglais et de cette presse vénale, par la faute ou le crime de cette opinion souveraine et de ce régime démantelé, quand les journaux français de 1897 et de 1898 lui parvinrent, après ses longs mois d’immersion dans la solitude africaine, le colonel Marchand dut se détourner pour pleurer. Un Forain prophétique éternise ce souvenir.

On peut répondre que ce fut simple coïncidence de fortunes fâcheuses. Mais le hasard est innocent des maux immenses qui résultaient de la série de nos troubles civiques. Ces maux sont dus à l’imprévoyance des hommes et surtout à l’anarchie des institutions. Si, pendant qu’on édifiait Fort-Desaix, Mathieu Dreyfus a pu recruter un parti au traître, son frère[1], et allumer ainsi une guerre civile, — si l’œuvre d’un simple particulier a pu causer de tels effets, — si, au moment même où les nôtres se mettaient en marche pour Fachoda, Paris et la France ont pu se battre jour et nuit pour M. Zola : ces accidents scandaleux n’ont été possibles qu’à la faveur de la caducité absurde de l’État. Non, n’alléguons pas de surprise. La sagesse politique consiste à savoir qu’il y a des imprévus dans la marche du monde : elle échelonne les moyens d’y faire face et d’y pourvoir.

La folie, la faiblesse des années 1897, 1898, 1899, étaient comme enfermées et sous-entendues dans un régime où nul barrage n’était opposé aux sautes de l’opinion ni préposé à la défense de l’intérêt général contre le caprice des foules ou l’entreprise des factions que subventionnait un ennemi bien organisé et bien soutenu. « Nous n’avions point d’État ! » On avait négligé d’en forger un quand il était temps. On avait refusé de construire le roi : nos actions extérieures ne pouvaient que succomber aux convulsions de l’intérieur. Les prédictions de quelques journalistes perdus, griffonnées dès l’éclat des premières alarmes[2], restent pour faire foi de la nature essentiellement organique et constitutionnelle des difficultés auxquelles se heurtèrent alors les Hanotaux et les Méline, ainsi qu’ils devaient s’y heurter. Les républicains modérés purent s’apercevoir qu’il n’y avait aucune proportion entre les outils dont ils avaient disposé et la grande œuvre extérieure et intérieure à laquelle ils avaient entraîné leur pays.

L’un de ces ministres d’alors, grand ami de M. Méline, Alfred Rambaud, en convenait vers la fin de l’année suivante[3]. En examinant les points noirs d’Asie et d’Afrique au Transvaal, en Chine, au Japon, puis la crise autrichienne, alors immi-nente, et en considérant tout ce qui se défait, tout ce qui se refait dans l’univers autour de nous et en dehors de nous, l’ancien ministre rédigeait ce mélancolique mémoire, ce compte douloureux du temps et des efforts que l’Étranger nous avait fait perdre dans l’affaire Dreyfus :

Pour faire front à tant de périls, il faudrait une France une, non pas seulement au point de vue administratif, mais d’intelligence et de cœur. Il faudrait qu’aucun Français n’eût rien de plus cher que la grandeur et la sécurité de la France.

En sommes-nous là ?

Il faudrait un gouvernement qui n’eût d’autre pensée que celle de notre salut, une armée très forte, une diplomatie attentive et souple.

Or, depuis deux ans, quel est celui de nos ministres de la Guerre qui a pu dévouer tout son temps et toute son intelligence à la préparation de la Défense nationale ? Pour chacun d’eux, qu’on fasse le compte des heures qu’il a pu consacrer à cette tâche et de celles que lui ont gaspillées d’autres préoccupations, d’autres dossiers.

L’un d’eux[4], et non des moins dignes de cette haute fonction, était obligé de répondre à une interpellation sur nos ouvrages de défense : « Je suis ministre depuis huit jours ; j’ai dû en employer sept à l’examen de… ce que vous savez. »

Faites ce même compte pour les présidents du Conseil, les ministres de la Marine. Faites-le pour le ministre des Affaires étrangères lui-même.

Faites-le pour le Conseil des ministres ; demandez-vous pendant combien de minutes, dans une séance de deux ou trois heures, les hommes chargés de la défense nationale ont pu retenir sur cet objet l’attention de leurs collègues.


Faites le même compte pour les séances du Parlement. Combien ont été employées à des discussions utiles ? Combien à l’Affaire et aux affaires connexes, dont elle fut une infatigable mère Gigogne ?

Par la place qu’elle a prise dans les colonnes des journaux, appréciez ce qui restait d’espace à ceux-ci pour tenir le public au courant de ce qui doit le plus intéresser des patriotes, pour éclairer l’opinion sur notre situation en Afrique, en Asie, et sur nos propres frontières.

Pendant tout ce temps, que devenait l’armée ? Une furieuse campagne tendait à l’affaiblir dans sa cohésion morale, dans sa confiance en ses chefs, dans sa discipline. Un incident comme celui des réservistes de l’Yonne[5] aurait-il été possible il y a seulement un an ? Est-ce simplement un incident ? Ne serait-ce pas un symptôme ? Et de quelle gravité !

Notre diplomatie ? Il y a dix-huit mois, elle se heurtait déjà à des difficultés inexplicables, à une force d’inertie évidemment expectante, et, jusque dans les négociations pour le Niger, elle constatait l’influence maligne du trouble des esprits en France et des calculs malveillants de l’étranger.

Cela ne pouvait qu’empirer. Nous l’avons bien vu pour Fashoda. Nous l’éprouverons dans d’autres occasions autrement graves et périlleuses, si nous ne parvenons à nous ressaisir.

Un tel état de choses est évidemment très avantageux à nos rivaux. Ils avaient intérêt à le prolonger, à l’envenimer, et ils n’y ont pas manqué.

Les uns ont prodigué l’argent ; les autres y sont allés de leurs précieux conseils ; à Londres, au moment le plus critique du fameux procès, quand les cœurs de tous les Français, encore que pour les raisons les plus différentes, étaient étreints de la même angoisse, on s’amusait à ouvrir des paris.

Maintenant, à Londres, on ne s’amuse plus : on se fâche tout rouge. Il s’est tenu à Hyde-Park un meeting monstre d’indignation. Toute la canaille britannique a crié : « À bas l’armée française ! » N’avons-nous pas assez, pour cette besogne, de notre propre canaille ? Et, dans ce meeting, on a assommé quelques Français.

On a failli voir des officiers étrangers, dont le rôle d’espionnage a été reconnu aussi bien par la défense que par l’accusation, venir figurer comme témoins. Bien mieux : comme arbitres. Presque comme juges.

Quand il fait crédit au régime qu’il peut impressionner, diviser et troubler si facilement, l’Ennemi peut attendre que la victime soit à point. Mais l’exterminateur n’attendra pas-toujours. La Pologne, écrit M. Rambaud, a fini par être « partagée » :

Il ne faut pas croire que ce soit du premier coup que les armées ennemies ont pénétré sur le territoire polonais. Non. L’invasion étrangère a été précédée, préparée de longue main par une infiltration d’léments étrangers et d’influences étrangères.

De l’argent étranger entrait en Pologne pour y fomenter certaines agitations. Les étrangers avaient pris l’habitude de critiquer les lois du pays, de vouer au mépris de l’Europe intellectuelle les sentences de ses juridictions, de boycotter, à coups de tarifs, ses produits.

Ils estimaient injuste que les protestants et les orthodoxes n’eussent pas les mêmes droits politiques que les catholiques, et en cela ils avaient raison, mais les Polonais qui leur donnaient raison avaient tort, car l’étranger n’est jamais désintéressé dans ses critiques.

Des Polonais prenaient l’habitude de fréquenter chez les ambassadeurs étrangers, de leur demander des renseignements, de croire à leur parole, de suivre leur direction. Les uns dénonçaient aux Prussiens et aux Russes l’intolérance catholique de leurs compatriotes ; les autres les suppliaient de garantir les libertés anarchiques du pays ; d’autres s’entendaient avec eux pour condamner le « militarisme » polonais.

Au bout de quelques années de cet échange de bons offices entre Polonais et étrangers, la Pologne s’est trouvée mûre pour l’invasion et le partage.

Notez que la Pologne était vraiment une République, encore qu’elle eût à sa tête un roi qui, d’ailleurs, avait encore moins de pouvoir effeclif qu’un président français. Il est également facile de démontrer que (les paysans mis à part) la Pologne élait une Démocratie.

Comme elle, nous avons pour voisins de puissants États monarchiques et militaires. Ces voisins ont intérêt à ce que la France soit paralysée, neutralisée par impuissance…

Telle était l’opinion d’un esprit modéré jugeant à une année de distance : il commençait à dominer l’histoire de la crise, il en apercevait nettement les instigateurs. Les difficultés et les embarras extérieurs que nous avions suscités au Royaume-Uni étaient revenus à la République sous forme d’embarras et de difficultés à l’intérieur. Contre ce coup violent le régime ainsi attaqué demeurait sans riposte, parce qu’il était sans pouvoir. Dès lors impossible de rien sauver à moins que de changer la Constitution en pleine bataille et d’opérer une contre-révolution radicale sous le feu de l’ennemi ! Mais bien peu songeaient à ce remède héroïque. Tout s’écroula paisiblement.


  1. C’est à ce moment-là que Mathieu Dreyfus écrivît la lettre publique dans laquelle il dénonçait, comme le véritable traître, un homme de paille à la solde des juifs, Esterhazy.
  2. Par exemple, ceux de Barrès, de Drumont, de Judet, et, si j’osais les placer à leur suite, quelques-uns de ceux que la Gazeïle de France et le Soleil ont publiés sur ces sujets à partir du 1er décembre 1897
  3. Matin du 21 septembre 1899, quelques fours après la seconde condamnation du traître Dreyfus au Conseil de guerre de Rennes. — Rappelons à ce propos que cette condamnation du 9 septembre 1899 n’a pu être cassée, le 12 juillet 1906 par la Cour de Cassation, qu’à la suîte d’une enquête frauduleuse et de débats scandaleux couronnés par la violation et la falsification de l’article 445 du Code d’instruction criminelle.
  4. M. de Freycinet.
  5. Ces histoires de réservistes antimilitaristes se sont bien multipliées depuis douze ans.