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Kiel et Tanger/01/10

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 59-65).

X

LA FIN DU SYSTÈME HANOTAUX :
LE DÉSARROI DE LA MARINE

La catastrophe consommée découvrit au régime un autre point faible par lequel il est bien probable que l’effondrement se serait produit, alors même que l’Angleterre se fût épargné les dépenses de l’affaire Dreyfus.

Pour la commodité et pour la clarté de l’exposition, j’ai laissé de côté ce point : j’ai supposé que le fragile gouvernement de MM. Félix Faure, Méline, Hanotaux, et leur façade d’administrations éphémères composaient, tout au moins, à chaque instant donné, une surface une, liée, suivie et cohérente. C’est ce qu’on avait attendu de leur « ministère homogène », et c’est ce que réclame toute politique sérieuse, en particulier, la politique extérieure, qui, avant d’obtenir la continuité dans le temps, a besoin de bien assurer sa liaison dans l’espace. Bismarck, à Ems, ne put se résoudre à marcher sans avoir consulté, une dernière fois, ses principaux collaborateurs, Moltke et Roon.

Mais en France il fallait compter avec les conditions qui sont inhérentes à toute république démocratique ; faute d’un chef suprême, stable et puissant, le gouvernement y est divisé et segmenté à perte de vue, pour le plus grand bonheur des chefs de service et le pire malheur des services eux-mêmes. Deux ministres y sont égaux sous un chef qui n’est pas un maître. Deux ministères sont deux maisons qui s’ignorent l’une l’autre. Ces rivales jalouses ne se pénètrent pas et refusent de se rien céder l’une à l’autre. On correspond, on traite, mais c’est entre puissances étrangères, lointaines, et l’on n’agit pas de concert ni sous une même impulsion. Il en était ainsi en 1896. Il en est ainsi aujourd’hui. Les ministres modérés trouvèrent cet état de choses incoordonné et, loin de le modifier, n’y furent même pas sensibles.

La fortune voulut que cette secrète ataxie n’apparût point aussi longtemps que le système « Pétersbourg-Berlin contre Londres » fut en vigueur et que les ministres modérés furent en fonctions. Mais, trois mois après leur départ, au jour précis de l’échéance du principal effet tiré par M. Hanotaux sur notre avenir national, c’est-à-dire en septembre 1898, on découvrit subitement que tout avait été agencé par nos mains en vue d’une rencontre possible avec l’Angleterre sans qu’on eût pris aucune des précautions navales qu’impliquait une telle éventualité… Un rapport de l’amiral Fournier déclara textuellement : « Nous ne sommes pas prêts… » La « forme républicaine », qui avait permis ce cas d’imprévoyance et de distraction monstrueuses èapportait ici les effets directs de son essence propre. « Elle est la dispersion, elle est la diversité, elle est le mal. » On ne peut que redire ces définitions de l’abbé Lantaigne[1] pour peu qu’on se reporte à ce moment-là. Oui, en septembre 1898, et notre mission Congo-Nil venant de se heurter à Fachoda contre l’Angleterre, l’opinion française découvrit, sans en être d’ailleurs autrement émue, que, pendant ces quatre ans d’une politique évidemment antianglaise, nous n’avions négligé qu’un élément : nos forces de mer. Nous n’étions dépourvus que d’un organe, et c’était précisément du seul organe utile, l’unique organe de défense et d’attaque contre l’Anglais. Notre armée de terre était encore bonne, mais ne servait pas à grand’chose ici. Une protection sérieuse du littoral métropolitain et colonial, sur la mer, des escadres, à terre, des ports en état, c’était aujourd’hui l’indispensable, et cela manquait. Le Cabinet Brisson-Cavaignac-Lockroy eut la charge d’improviser ce qui aurait dû être préparé à loisir dans les années antérieures et ce qui n’y avait même pas été commencé.

La présidence de la République était occupée par un ancien armateur havrais, ancien ministre de la Marine, à qui l’importance de la mer ne pouvait vraisemblablement échapper. Elle ne pouvait échapper non plus à son ministre des Affaires étrangères.

M. Gabriel Hanotaux s’était appliqué à consolider notre situation en Tunisie, en nous déliant de traités antérieurs : à quoi bon, si le passage de la Méditerranée n’était pas assuré par une flotte suffisante ? La grande île de Madagascar avait été proclamée colonie française le 20 juin 1896 : à quoi bon si, de Madagascar à Marseille, une force étrangère restait facilement maîtresse d’arrêter nos communications ?

Tous ces actes publics devaient nous obliger à veiller sur l’armée navale. À plus forte raison, cet acte secret, la mission du Congo vers le Nil. Ou c’était folie pure, ou l’entreprise sous-entendait des armements, des constructions, des approvisionnements maritimes réguliers et complets. Notre politique d’alors aurait permis, à la rigueur, de négliger les armées de terre, puisqu’elle escomptait le concours de l’armée russe et de l’armée allemande, mais elle exigeait l’entretien et, au besoin, la réfection de la marine. Précaution d’autant plus nécessaire que le concours de la flotte italienne semblait douteux, depuis que l’Angleterre se l’était assuré par un traité plus fort que l’arrangement triplicien. Ce long ministère modéré et conservateur, couronné d’une présidence plus modérée et plus conservatrice encore, avait donc légué un modèle de négligence maritime à ses successeurs radicaux. Si l’incurie et l’incohérence agressives de M. Camille Pelletan ont pu faire pardonner au public l’incurie et l’incohérence passives de l’équipe antérieure, l’historien ne l’oubliera pas. Une forte marine était supposée dans le dessein conçu et poursuivi dès 1895 et 1896 : or, nous ne l’avions pas à l’été de 1898 !

Comme toujours, alors, sous le poids des choses, sous la pression des circonstances, On essaya d’improviser[2]. Le ministère radical s’efforça de bien mériter de la patrie en parant tout de suite au plus nécessaire. Notre littoral se hérissa de canons. Les soutes des vaisseaux de guerre se garnirent de combustibles et de munitions. On jeta du charbon dans les postes lointains pour le ravitaillement de nos stationnaires. Ce fut un élan général.

On ne peut s’empêcher d’observer néanmoins que cette ardente réorganisation maritime devait coïncider, par une gageure ironique, avec un changement de front en diplomatie : le ministre nouveau détournait peu à peu sa pointe de notre vieille concurrente maritime ; c’est un ennemi continental que M. Delcassé nous mettait sur le dos. Dès ce moment-là, nous aurions eu besoin d’affermir et de consolider notre armée de terre. Mais, précisément dans les années qui suivirent, on ne travailla qu’à la désorganiser. En 1899, toujours à propos de Dreyfus, qui venait d’être recondamné et qu’il s’agissait de faire absoudre à tout prix, la lutte s’engageait entre l’important service des renseignements, organe de notre défense nationale, et la Sûreté générale, qui ne défendait que la République. En 1900, Waldeck-Rousseau donnait raison aux défenseurs de la République contre les défenseurs de la France : « Le Bureau des renseignements n’existe plus », déclarait-il. Le général André remplaça Galliffet au ministère, les généraux se virent dénoncés par des sous-officiers influents dans les Loges, un vaste service de délation fonctionna. En 1903 et 1904, le ministère de la Guerre donnait tout son cœur à la réhabilitation de Dreyfus, à la diminution du budget de la Guerre, au service de deux ans, et, lorsque, en 1905, éclata le coup de foudre de Tanger, qui ne fut rien qu’un Fachoda interverti, nous nous trouvions exactement dans la même impuissance pour des raisons égales, quoique toutes contraires : il aurait fallu exercer notre armée de terre, et c’était à l’armée de mer qu’on avait donné quelques soins.


  1. L’admirable passage du discours de M. l’abbé Lantaigne à M. le professeur Bergeret, dans l’Orme du mail, de M. Anatole France, serait à apprendre par cœur. Nous l’avons cité bien des fois. Mais il faut le relire.

    « M. Lantaigne — …… Fût-elle respectueuse de la religion et de ses ministres, je haïrais encore la République.

    « M. Bergeret. — … Pourquoi ?

    « M. Lantaigne. — Parce qu’elle est la diversité. En cela, elle est essentiellement mauvaise…

    « … La diversité est détestable. Le caractère du mal est d’être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République qui, plus qu’aucun autre, s’éloigne de l’unité. Il lui manque avec l’unité l’indépendance, la permanence et la puissance. Il lui manque la connaissance, et l’on peut dire de lui qu’il ne sait ce qu’il fait. Bien qu’il dure pour notre châtiment, il n’a pas la durée, car l’idée de durée implique celle d’identité, et la République n’est jamais un jour ce qu’elle était la veille. Sa laideur même et ses vices ne lui appartiennent pas. Et vous avez vu qu’elle n’en était pas déshonorée. Des hontes, des scandales qui eussent ruiné de puissants empires, l’ont recouverte sans dommage. Elle n’est pas destructible, elle est la destruction. Elle est la dispersion, elle est la discontinuité, elle est la diversité, elle est le mal. »

    La page, d’une extraordinaire lucidité, a précisément été écrite en 1896, alors que les jeunes ministres de la République conservatrice gravaient dans la chair vive, inscrivaient dans les faits concrets ce mémorable monument de dispersion, de discontinuité et de diversité dont il est fait ici l’historique.

  2. On trouvera un récit de ces improvisations aux appendices III et IV : « Les fonctions propres de l’État », « Mais il faut la violer ».