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Kiel et Tanger/01/12

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 72-79).

XII

UNE RÉFORME EN MONARCHIE

Dans l’été de 1900, un écrivain français, à qui l’instabilité parlementaire avait fait des loisirs, visitant les arsenaux, les ports, les chantiers de la mer du Nord et de la Baltique, écrivait au directeur du Temps qu’une émotion profonde l’étreignait « à la vue d’une pareille explosion de « vitalité et de force ». La jeune marine allemande jaillissant des eaux toute neuve, pourvue des derniers perfectionnements de l’outillage scientifique moderne, lui donnait une idée de « vie intense » qui suggérait la comparaison avec l’Amérique. Mais l’auteur se rendait compte des différences et notait qu’il ne s’agissait point de la simple exubérance d’une nature longtemps vierge, révélant tout d’un coup des trésors de fécondité : non, le sol est ingrat, la race est lourde en Allemagne, les côtes fournissent des matelots médiocres en petit nombre. Seulement un principe y domine tout : c’est la division du travail, l’économie des moyens, l’énergie de l’impulsion. « Une discipline sévère, jointe à un esprit d’initiative qui ne recule devant aucune audace, là est le secret de la force. » Comment ce secret a-t-il été mis en œuvre ? Comment se maintient ce bel ordre des travailleurs très divers si exactement spécialisés ?

Le voyageur, qui n’était autre que M. Édouard Lockroy, arrivait un an à peine après la réorganisation de l’administration supérieure de la marine. En décrivant le jeu de cette réforme, il fait voir et toucher, sans y songer peut-être, assurément sans le vouloir, le double avantage de la monarchie. Cette institution conservatrice de l’ordre et dont il prononce à peine le nom se révélait à lui réformatrice par excellence : prompte, directe, sans tergiversations ni tâtonnements superflus. Il écrit :

Quand en Allemagne une réforme paraît utile, elle est toujours rapidement accomplie. L’exécution suit toujours de près la pensée. Le 7 mars 1899, un décret impérial modifia profondément les choses, supprima l’Oberkommando[1], créa à sa place l’Admiralstab, augmenta les pouvoirs du Reichsmarineamt, et plaça enfin toute la marine sous l’autorité directe de l’empereur, aidé de son cabinet militaire.

Ce fut une révolution. À la tête de l’Oberkommando avait été placé un homme que l’éclat de ses services et sa longue expérience rendaient sympathique à tout le pays : l’amiral de Knorr. Jeune encore, puisqu’il n’était âgé que de cinquante-neuf ans, l’amiral de Knorr était entré au service à quatorze ans… (Ici les titres de l’amiral.) On l’avait fait Oberkommandant, c’est-à-dire commandant en chef de la marine allemande. Cependant, il fut tout à coup, et sans que personne s’y attendit, relégué dans le cadre de réserve. L’Oberkommandant s’en alla avec l’Oberkommando.

M. Lockroy attribue la rapidité et le radicalisme de cette « révolution » bienfaisante à ce que l’Allemagne était alors, au point de vue maritime, une table rase ; l’esprit d’innovation n’y était gêné par aucune des traditions naturelles aux pays engagés depuis longtemps dans cette voie. Il ne dit pas si cette absence de traditions maritimes n’était pas compensée par la présence d’une tradition politique si forte et si continue qu’elle est incarnée dans une famille représentée par un homme. Continuons à lire les explications données au Temps du 9 septembre 1900 :

Ce remaniement des autorités supérieures de la marine, qui avait coûté si cher à l’amiral de Knorr, simplifiait encore l’organisation de 1889. Elle avait surtout pour but d’empêcher ces compétitions entre des services, qui entravent la marche des affaires d’une façon toujours fâcheuse. » [L’inconvénient serait donc le même, n’en déplaise à l’auteur, dans ce pays sans tradition et dans nos pays de vieilles traditions maritimes.] « Pour la rendre à peu près irréprochable, on n’eut qu’à copier l’organisation de l’armée de terre. Tout le monde sait que l’empereur allemand commande personnellement cette armée. Toute les attributions sont spécialisées et séparées avec un art méticuleux et admirable. Il en fut de même pour la marine. On ne conserva de l’Oberkommando que le service relatif à la préparation à la guerre, qui, sous le nom d’Admiralstab, devint le pendant du Generalstab ou état-major général. À lui furent spécialement réservées les questions de stratégie et de tactique navale, les questions de politique militaire se rapportant aux navires de guerre allemands qui se trouvent à l’étranger, enfin la mobilisation. Le Reichsmarineamt s’enrichit des disponibles de l’administration supprimée, et l’empereur, à la tête de son cabinet militaire, prit le commandement effectif et direct de la marine entière.

Le décret impérial, dont M. Lockroy nous traduit le texte, ne manque pas d’allure :

« Ayant décidé de prendre en mains le commandement de la marine comme je l’avais fait jusqu’ici pour l’armée, j’ai jugé qu’il n’était plus nécessaire de laisser entre moi et les divers commandants une autorité spéciale et centrale qui n’avait d’autre service à faire que mes ordres à transmettre.

« En conséquence, j’ordonne ce qui suit :

La branche spéciale appelée Oberkommando est supprimée. »

M. Lockroy ajoute :

C’est ainsi que s’est accomplie en quelques jours, on pourrait dire en quelques heures, la révolution administrative et militaire qui, pour la seconde fois, a profondément modifié les conditions du commandement supérieur dans la marine allemande. Il a suffi que l’on constatât des défauts dans l’organisation existante et qu’on ne la crût pas suffisamment en harmonie avec un principe fondamental, pour qu’aussitôt, sans souci des situations acquises, sans crainte de jeter le trouble dans l’administration, on résolût un changement radical. Si le nouveau système présente encore des inconvénients, et si — ce qui n’est pas impossible — quelque frottement se produit entre le Marinekabinet et l’Admiralstab, on n’hésitera pas à retoucher l’œuvre nouvelle.

C’est en poursuivant avec cette ténacité l’exécution d’une série ininterrompue de progrès et de réformes que l’Allemagne est parvenue, on pourrait dire en quelques bonds, au degré redoutable de puissance où nous la voyons aujourd’hui. Voilà-t-il pas une leçon et un exemple ?

L’auteur écrit que l’« on » constata. Qui, on ? Il ajoute qu’ « on » ne crut pas et qu’ « on » résolut. Qui ne crut pas ? Qui résolut ? Et plus loin : « l’Allemagne ». L’Allemagne, c’est Guillaume II. C’est le successeur du roi-sergent devenu l’Empereur, disons l’Empereur quartier-maître, qui traite l’administration maritime comme son trisaïeul traitait les grenadiers. C’est l’esprit toujours agissant d’une dynastie militaire. Ainsi la monarchie, quand elle est dynastique, peut associer aux lourdes garanties de stabilité qu’elle porte en elle un esprit de réforme qui ne s’embarrasse outre mesure ni des situations acquises ni de la crainte de jeter le trouble dans l’administration. Esprit éminemment pratique d’ailleurs, puisqu’il réalise les réformes conçues par lui avec une telle célérité que le narrateur, la voulant bien qualifier, emploie, à tort sans doute, mais emploie le terme de révolution qui lui est naturellement sympathique. Des révolutions conservatrices, des cyclones tutélaires et protecteurs, voilà ce dont la Monarchie est capable.

Nous n’étions pas en monarchie dans les années 1895, 1896, 1897 et 1898[2] : aussi, notre Marine ignorait bien ce que faisaient les Affaires étrangères, et nos Affaires étrangères ne se doutèrent pas que nous avions quelque part une Marine en souffrance ; et cette Marine était en souffrance parce que, en dépit d’une bonne technique professionnelle, elle se trouvait inévitablement livrée à l’inertie de son mouvement routinier : il n’existait aucun mécanisme supérieur de surveillance et de contrôle, aucun organe d’ordre, aucun pouvoir d’irrésistible coercition.

Le contrôle des services d’une marine, services à la fois spéciaux, techniques et militaires, doit, pour être efficace, posséder au plus haut degré la durée, la puissance et la discrétion. Ce sont les vertus mêmes du contrôle royal. L’intérêt monarchique n’est pas de causer un scandale sous le prétexte d’imposer une réforme pour renverser un Cabinet, mais bien de réformmer, en fait, tout en évitant les éclats. Ennemi personnel des préyarications et des négligences, comme de cette impunité qui fait les rechutes, le Roi suit son intérêt et fait son devoir en recherchant le mal, en vue non de l’étaler, mais de l’extirper. Maître de procéder sans aucune publicité, il ne peut être retenu par la crainte de donner une alarme excessive. Aisément prémuni contre les emportements de l’esprit public, il lui est pourtant naturel de presser et de stimuler l’indifférence du pays aux grands objets de politique nationale. Cette opinion publique, il aide à la faire, n’étant pas roi pour suivre, mais pour guider, éclairer et rectifier. Véritable disciple de Louis XIII et de Louis XIV, qui ont fait tout cela avant lui, Guillaume II a su trouver dans sa Ligue navale un merveilleux auxiliaire civique qui lui fournit l’appui moral et jusqu’à des ressources. L’opinion qui détruit tout dans notre pays se trouve donc là-bas conviée et utilisée pour construire. L’initiative du pouvoir est soutenue, multipliée, ravitaillée par le concours de la nation. Sans doute, tout monarque est appelé à vieillir. Mais le royaume a de fortes chances de conserver sa jeunesse, l’État est défendu par sa nature même contre les routines qui asservissent notre inertie : au fur et à mesure que le Prince décline, son héritier grandit, et chaque nouveau règne renouvelle la Monarchie.


  1. Haut commandement des armées de mer, qu’en 1889 l’amiral Von der Golz avait constitué en service distinct du ministère de la marine ou Reichsmarineamt.
  2. Et, hélas ! neuf années après ces années de Fachoda, nous n’étions pas encore en monarchie, et cela s’est bien vu à l’explosion de l’Iéna, en mars 1907 : cent cinquante bons Français, officiers et matelots, ayant été tués ou blessés grièvement dans cette catastrophe, le général de La Rocque, ancien directeur de l’artillerie au ministère de la Marine (1892-1899), a pu écrire à ce propos (Lettre à l’Éclair du 20 mars) : « Les enquêtes contre l’artillerie, les constructions navales, les commandants des navires, prouveront que tout le monde a tort, si elles sont bien conduiles — mais elles ne remédieront pas au mal… Avec un personnel incomparable à tous les degrés et dans tous les corps, avec des ressources financières beaucoup plus que suffisantes, on aboutit à n’être pas en mesure de faire la guerre contre la dernière des puissances maritimes ! Les énormités et le chambardement dont nous avons le triste spectacle, depuis quelques années, sont imputables au régime parlementaire, qui affirme en principe, mais supprime en fait, la responsabilité où elle doit porter tout entière, c’est-à-dire sur les ministres. » — Le général répétait la même pensée en d’autres termes à un envoyé du Temps (24 mars) : « Les coupables sont moins les hommes que le système. Ce système est celui de l’irresponsabiälité. Le désordre en est la conséquence. Nous ne manquons ni d’argent ni de collaborateurs dévoués. Mais nous ne savons utiliser ni l’un ni les autres. »

    Le système peut être défini, celui auquel aucune expérience ne sert de rien ou, pour mieux dire encore, c’est un régime polilique sans mémoire. Précisément parce que « tout le monde » peut s’y mêler de tout, on n’y trouve personne dont le rôle défini soit de pouvoir, de devoir et de savoir se souvenir dans l’intérêt public et en vue de l’action commune.