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Kiel et Tanger/01/11

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. 66-71).

XI

L’OSCILLATION DE LA MARINE

Mais la réforme maritime de 1898-1902 ne s’avança qu’avec des lenteurs, des incertitudes et des contradictions ; elle échoua, en fin de compte, sur un double écueil bien républicain : les Chambres, les Bureaux.

M. Édouard Lockroy avait remplacé rue Royale le brave et digne marin qui, pour répondre à un interpellateur du Sénat, déclarait que ses équipages sauraient mourir. Le ministre civil entreprit quelques modifications brillantes, au beau milieu desquelles un parlementaire nouveau, M. de Lanessan, survint pour les bouleverser ou les remanier. Ce double programme Lockroy-Lanessan à peine esquissé, M. Pelletan paraïssait et cassait tout (1902-1905). Les dégâts et les ruines ont été particulièrement sensibles sous le ministère de M. Thomson, qui se flattait de raccommoder quelque chose. C’est une question de savoir si l’incohérente série de ces ordres et de ces contre-ordres n’étais pas aussi vaine, en étant plus coûteuse, que l’inaction sommaire de M. l’amiral Besnard. Il ne faut pas lutter contre les colosses de la bureaucratie, ou il faut être armé de manière à en triompher.

La monarchie seule le peut. Les incontestables progrès obtenus sous la République dans l’armée de terre ne doivent pas faire illusion, car, ici, l’anarchie démocratique a été puissamment tempérée par le stimulant de la Revanche[1], qui n’existait pas pour l’armée de mer. Il y a trop longtemps que nous n’avons plus fait de grande guerre maritime. L’âge de nos progrès sur mer remonte au prince de Joinville. En 1878, le rapport fameux de M. Étienne Lamy élevait contre notre marine un ensemble d’accusations que l’on n’a cessé de reprendre et de renouveler[2]. Le rapport fut écrit dans un but d’action et de progrès ; la fatalité démocratique a réduit cette pièce au rôle humiliant de memento pour mécontents. Aucune réforme utile n’en est sortie, mais tous les brouillons de la Chambre s’efforcent d’en démarquer les vieilles critiques qu’ils aigrissent et retournent en pointes offensantes contre le corps de nos officiers de vaisseau. Dans cet ordre naval, la République tricolore des Dufaure et des Lamy n’échappe donc à la routine qu’en poussant à la destruction. C’est par l’effroi de réformes qui détruisaient que la République rose de l’amiral Besnard était revenue aux pratiques de l’immobilité, d’où, nécessairement, le pendule devait se remettre, peu après, à courir de nouveau dans le sens des ruines.

La longueur de l’oscillation peut surprendre au premier abord. Mais c’est la faute du régime si les fautes n’apparaissent que lentement. Les services de la marine ne sont pas comparables à d’autres administrations techniques qui exigent aussi une très forte part de compétence spéciale, mais qui reçoivent, comme les chemins de fer, par exemple, la vérification et la critique perpétuelle de l’expérience publique : chaque voyageur et chaque actionnaire peut se convaincre des résultats bons ou mauvais de l’exploitation. La seule expérience publique bien concluante à laquelle puisse être soumise une marine militaire est celle qui vient d’une guerre, c’est-à-dire lorsqu’il est trop tard pour rien réformer. En temps de paix, ce personnel et ce matériel immenses, hautement spécialisés, ne sauraient être sérieusement contrôlés qu’à force de présence d’esprit, de volonté ingénieuse et de sagesse vigilante : œuvre de personnalité, de science humaine et d’esprit humain, affaires de prince et de chef. Les aristocraties versées dans les choses maritimes et commerciales, Carthage, Venise, aujourd’hui encore la ploutocratie américaine, peuvent réussir à faire de bonnes inspections, à donner des directions sérieuses à leurs ministres et fonctionnaires de la mer : elles ont la durée et la compétence. Aucun pouvoir démocratique et républicain ne possède ces deux vertus.

Un ministre, un grand chef militaire n’y peut garder longtemps sa place sans porter ombrage à l’État. Quant à contrôler des serviteurs successifs, les mieux douées des démocraties y échouent forcément : elles vont de déconvenue en déconvenue, trompées par l’indolence de leurs spécialistes qui se fatiguent, s’usent et se combattent les uns les autres, ou desservies par la compétition, le tumulte et le bruit qui sont le partage des assemblées. Les professionnels s’endorment ou s’entêtent, le peuple, le souverain, n’en peut rien savoir ; et ses représentants, les commissions incompétentes, les rapporteurs ignares, les ministres turbulents et destructeurs le précipitent, dès qu’ils ont le dessus, dans l’abîme du mal contraire !

C’est un réformateur parlementaire, c’est M. de Lanessan, qui, par ses décrets, imposa l’incohérence aux services du ministère et facilita la révolte dans les arsenaux. C’est un autre réformateur, parlementaire, Pelletan, qui prit à tâche de soulever les équipages, d’arrêter les constructions et de distribuer les commandements à la mer d’après les opinions philosophiques et religieuses des officiers. L’attitude de ce ministre échappait complètement aux reproches d’étroitesse ou de routine qu’on adresse aux professionnels : mais il en résulta une épouvantable série d’échouements, de naufrages, d’explosions, d’incendies, d’accidents et des désastres de toutes sortes, effets normaux de la malfaçon, de l’incurie, de la malveillance ou de la trahison. Quand, durant deux années entières, le malheur public éclatant, cet unique avertisseur et contrôleur des démocraties, eut longuement et cruellement fonctionné, le pays finit par l’entendre et le faire entendre au pouvoir. On rouvrit donc le vieux « conservatoire de tous les abus », et l’on revint, par les deux lentes étapes[3] de MM. Thomson et Picard, au ministère d’un amiral. Mais l’expérience avait coûté cher : du deuxième rang que nous tenions en 1899, nous tombions, en 1909, au cinquième : la marine française s’est classée au-dessous des marines de l’Allemagne, des États-Unis, même du Japon.

Le résultat n’était pas évitable. Mais un autre malheur est au bout du système contraire auquel on semble devoir se ranger. Affranchie des fous furieux du Parlement, la marine retombe sous le particularisme de ses bureaux. Dès qu’un grand pouvoir ne s’élève plus au-dessus des administrations, ces puissances subalternes, mais compétentes, doivent s’ériger en petites souverainetés indépendantes, comparables à des seigneuries féodales ou même aux Grandes Compagnies du xive siècle. En tout bien tout honneur, en tout scrupule de parfaite honnêteté, les professionnels en possession d’état, et par là même très hostiles aux changements et, de leur nature, opposés à tout élément qui n’est pas de leur partie, sont conduits à confondre le bien général avec les avantages de la spécialité qu’ils détiennent ; ils ne conçoivent plus qu’un service, et c’est le leur propre, et nul contrepoids ne leur est opposé que par d’autres coteries analogues, formées quelquefois en factions ou en clientèles : coalitions d’intérêts privés qui peuvent demander par hasard des réformes, mais qui, toutes ensemble, aspirent seulement à maintenir l’abus ou à le déplacer. Dans ce système comme dans l’autre, l’utilité générale cherche en vain son représentant.

Au lendemain du passage de Pelletan, on a dû avouer que cette routine, avec tous ses défauts, reste supérieure à l’immixtion brutale des orateurs et des rapporteurs, cette clique étrangère superposant à des torts purement administratifs tous les vices du désordre politicien. Le vieux bateau conserve un reliquat d’organisation, les bonnes traditions du commandement, ses usages utiles, un esprit de corps précieux. Pauvre musée flottant qui ne peut entreprendre des pointes bien hardies vers la haute mer, mais qu’on pourra garder en rade jusqu’au changement de régime, qui, rendant de nouveau les réformes possibles, lui fournira le moyen de se rajeunir.

  1. Voir à l’appendice v, Aéroplanes et dirigeables, ce qui se passe aujourd’hui dans les services techniques de la Guerre.
  2. Rapports du budget de la marine, 1870-1879, no 926, pp. 17 et 20.
  3. Combien ces étapes ont été lentes, on peut s’en faire une idée par des chiffres recueillis dans un grand organe officieux du gouvernement républicain, le Temps. Les trois années 1907, 1908 et 1909, celles qui ont vu éclater les conséquences du système Lanessan-Pelletan, et se vérifier, à coups de sinistres, tous les pronostics les plus sombres, ont vu périr ou mettre hors d’usage un certain nombre de nos unités de guerre maritime. Combien en a-t-on reconstruit ? Voici les mises en chantier en Allemagne et en France :
    france allemagne
    Cuirassés 
      
    0 10
    Croiseurs cuirassés 
      
    0 3
    Croiseurs protégés 
      
    0 6
    Contre-torpilleurs 
      
    17 36
    Sous-marins 
      
    0 8