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Kiel et Tanger/03/23

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XXIII

RAISON DE L’INERTIE : QUE NULLE RÉPUBLIQUE NE POURRA MANŒUVRER. — VAINES RÉFORMES QUI TÉMOIGNENT POUR LE ROI.

Quel serait ce régime actif ? La crise de 1905 suscita bien des réponses à cette question, et c’est à ce propos que le général Zurlinden se demanda si l’on devrait aller jusqu’à la monarchie. « Ce serait assurément », dit-il, « le plus simple et le plus facile. » Pour éviter cette voie droite, on a proposé bien des circuits plus ou moins embranchés à la constitution de 1875. Mais toutes les modifications constitutionnelles ne permettront pas à la République de cesser d’être République, nature qui exclut le ressort permanent et coordinateur que tout le monde appelle à grands cris.

Une solution présentée par M. Paul Deschanel, solution à laquelle semblent incliner MM. Denis Guibert et Henry Ferrette, dans laquelle Édouard Drumont lui-même a parfois témoigné une confiance narquoise, consiste à demander le contrôle du Parlement. Bonne ou mauvaise, plutôt mauvaise, la réponse ne se rapporte guère au problème posé. À la rigueur, un contrôle parlementaire peut éviter des fautes, signaler des périls, exercer l’influence d’un correctif, d’un cran d’arrêt matériel, d’un principe négatif. Mais cela suppose un mouvement déjà ordonné : à quoi servirait ce contrôle, dans l’acte de concevoir ou dans le fait d’exécuter ? Il nuirait nécessairement, dès les premières difficultés, à la mise en œuvre de chaque système : tout système enveloppant nécessairement le sacrifice de quelques parties à l’ensemble, rien ne serait plus aisé que d’alarmer et d’ameuter un parlement ou une commission en faveur de l’élément qui ne voudra pas qu’on le sacrifie[1], Et comme tout se passerait au grand jour ou à peu près, malgré les formations en comité secret, l’intervention de l’Étranger n’en serait que facilitée. Il verrait notre jeu un peu plus clairement qu’il ne le distingue aujourd’hui, et le sien nous resterait d’autant plus obscur.

On a beaucoup exagéré la publicité donnée aux questions extérieures dans le Parlement britannique. D’abord, les orateurs qui y questionnent le gouvernement y sont presque toujours en accord tacite ou formel avec lui ; de plus, les réponses publiques du cabinet responsable n’ont souvent qu’une relation éloignée avec la vérité des faits et des tendances ; troisièmement, l’opinion anglaise accepte de bon cœur ces fictions et ces conventions : enfin, et c’est la nouveauté de l’Angleterre moderne, les Chambres et les ministres ont beaucoup moins de part qu’autrefois aux affaires extérieures du pays. Comme toujours, dans tous les cas où une fonction s’exerce parfaitement, celle-ci s’est de plus en plus spécialisée et incarnée dans un organe accompli ; après avoir été, comme prince de Galles, le premier agent diplomatique de son pays, Édouard VII était devenu le maître de ce département : il consultait, on le conseillait ; mais, aux applaudissements de son peuple, il mena la barque à son gré[2].

Dès lors, nous nous trouverions d’autant plus faibles devant le roi d’Angleterre que nous adopterions un système plus voisin des anciennes coutumes de son île. Nos comités parlementaires deviendraient facilement le jouet de ses cigares et de ses dîners. Mieux vaut un Delcassé qui reste, après tout, punissable, que huit cents Delcassés sur lesquels il serait impossible de mettre la main. Le fou méchant unique est moins redoutable qu’une horde quelconque, animée de terreurs, de paniques et de tentations que nul esprit humain ne peut prévoir ni arrêter. Notre statu quo est bien préférable à l’intrusion du Parlement dans la diplomatie.

Il serait cependant d’une « urgente nécessité », disait-on en 1905, de coordonner l’action de nos ministères. Dans ce noble dessein, l’on a rêvé d’un ministère central appelé Ministère de la Défense nationale. Le personnage pourvu de ce portefeuille cumulerait les Affaires étrangères, la Guerre, la Marine et les Colonies. On ne dit pas quelle serait la nature de ses rapports avec le président de la République, dont ce potentat pourrait escamoter la personne, le siège et le titre dès qu’il en aurait fantaisie. On ne dit pas non plus quelles seraient ses relations avec le Parlement le jour où Ia forme de son nez aurait déplu à la majorité : la défénestration des palabreurs hostiles serait probablement sa première réponse aux ordres du jour un peu frais.

Quelques-uns vont au-devant de l’objection en proposant de rendre la Guerre, la Marine et les Affaires étrangères, qui administrent les intérêts supérieurs de la patrie, indépendantes des fluctuations de la politique, et leurs titulaires (multiples ou uniques) inamovibles. On ajoute précipitamment : sous l’autorité du président de la République. En effet, s’ils ne dépendent pas de lui, ils seront ses supérieurs, et, s’ils dépendent de lui, ils voudront s’affranchir de ce joug nominal, de ce joug imjustifié : si des hommes recommandés par une haute valeur technique en ce qui touche à la sûreté même de l’État, ne doivent pas changer quand tout le reste change, s’ils conservent leur fonction indéfiniment, aucun politicien soumis à de tels changements n’aura d’autorité ni de prise sur lui. On peut sortir ainsi de l’anarchie parlementaire, mais ce sera par une dictature administrative, c’est-à-dire par la monarchie, sans les garanties de responsabilité à long terme d’impartialité et de modération qui sont propres à la monarchie.

Ce remède-là se confond avec le remède déroulédien. Il souffre des mêmes critiques, et l’argument tiré du beau masque de Roosevelt ne signifie rien. Roosevelt était le fondé de pouvoirs d’une ploutocratie en partie héréditaire. Profondément, il a été l’homme des Trusts. Pour avoir un équivalent français de M. Roosevelt, il faudrait combiner les personnages d’un Rothschild et d’un duc de la Rochefoucauld-Doudeauville. Rentrons dans nos conditions françaises : ce dictateur, s’il est élu, songera d’abord à sa réélection, et il lui manquera la vertu indispensable au chef de l’État : la capacité de réagir contre l’opinion du pays dans l’intérêt de ce pays. L’élira-t-on à vie ? L’obsession du long avenir historique, la prévoyance paternelle qui y répond, feront défaut encore. Le gouvernement d’un seul, lorsqu’il est sérieux, complet, indépendant, ne saurait recevoir qu’un tempérament : c’est l’hérédité. Sans elle, il est mené à la tyrannie la plus folle ; elle seule peut balancer le règne de l’opinion, car elle impose le souci, essentiellemert domestique, paternel, dynastique, de l’histoire à venir qui n’est pour la masse d’un peuple qu’un rêve abstrait sans consistance ni vertu.

Ceux qu’effrayait le dictateur ministériel préposé à la Défense nationale ont songé à mettre à la place du roi, non un ministre, mais un Conseil. Ce Conseil de la Défense nationale a paru à beaucoup une institution saugrenue. Les vrais parlementaires se sont rebiffés. Et la responsabilité ministérielle ? demandent les uns. Et la publicité des débats et des décisions ? objectent les autres. Une troisième Chambre ? Un autre Parlement ? Assez de deux, merci ! disent les militaires. Il nous manque « l’homme à la barre », il nous manque « quelqu’un », et rien de plus, a fait observer fort justement un général[3]. Autre objection faite en 1905 par M. Brunetière : on ne réunit pas le Conseil supérieur de la Guerre, que ferait-on d’un Conseil de la Défense nationale ? La « cérémonie » aurait lieu une fois l’an, « pas plus » ! a ricané M. de Galliffet. Et M. de Mun a conclu avec sérénité que cette « création » n’avait « aucune chance d’aboutir dans l’état présent de nos institutions ». Il était permis de le croire ; mais eût-elle abouti, telle quelle, elle n’eût donné à la politique républicaine ni plus de cohérence, ni plus de fermeté ; notre manœuvre internationale n’en aurait été qu’alourdie et compliquaillée.

Aux débuts d’avril 1906, pour ouvrir le septennat de M. Fallières, on estima utile de paraître tenter quelque chose. Le nouveau président et les nouveaux ministres imaginèrent de dénommer « Conseil supérieur de la Défense nationale » certaines réunions d’une petite moitié du conseil de ministres, auxquelles viennent faire figure de consulteurs les chefs d’état-major des armées de terre et de mer. La plaisanterie était si grossière que des officieux, au Temps, n’ont pu retenir l’expression d’une mauvaise humeur ironique. Ils ont traité ce Conseil d’inutile, en ajoutant que, dans le cas invraisemblable où l’on éprouverait l’envie d’en faire usage, on s’« apercevrait » que c’est « un bel édifice », mais « bâti sur le sable », puisque les représentants de chaque administration y seraient aussi instables, aussi passagers, aussi éphémères que le pouvoir politique lui-même, changeant à chaque crise et suivant les fluctuations des ministères successifs. « Base peu solide », en effet.

La direction de notre Défense nationale en demeura donc à attendre les vertus de permanence et de cohérence que les républicains ambitionnaient pour elle ; imaginaires ou réels, existants ou rêvés, ces organes postiches ne procurent ni l’œil du maître, ni la main du chef, ni aucun des organes politiques du roi.


  1. C’est proprement ce qui s’est passé pour l’Égypte. Voyez la Question d’Égypte, par M. de Freycinet.
  2. On pourra consulter sur ce point l’Appendice X : La Monarchie et la polilique extérieure, à propos du divorce suédois eb norvégien.
  3. Le général Garnier des Garets. Opinion fournie à un enquêteur du Figaro, M. Charriaut.