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Kiel et Tanger/03/22

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XXII

LE RETOUR À L’INERTIE

Plus loin, plus bas que Fachoda, où nous avait pourtant conduits la République conservatrice, la République radicale avait reçu dans cet affront une marque cruelle de son inaptitude à exécuter aucun mouvement à long terme.

Sous l’amitié anglaise comme à l’époque de l’entente allemande, cette vérité apparaissait éclatante : il fallait avouer que rien n’était changé ! Même la nouvelle expérience était plus concluante que les premières.M. Delcassé ne pouvait même pas essayer de l’excuse que M. Hanotaux fournira : « Je n’ai pas eu le temps. J’ai été renversé trop tôt. » Cette pauvre petite pétition de principe n’est même pas permise au ministère radical. Avant d’être renversé, M. Hanotaux avait dû faire face, pendant sept ou huit mois, à la diversion des Anglais pour Dreyfus. Mais, contre M. Delcassé, point de diversion, ni d’agitation. Le loisir d’un beau septennat. Le pouvoir le moins contrôlé, le plus indépendant, en bon latin le plus absolu qui existât alors en Europe ! Et ce pouvoir se révélait, pour la seconde fois, ridiculement inégal à une entreprise, qui s’était pourtant recommandée d’une forte raison : du moment que notre action coloniale restait à la merci des Anglais, mieux valait les avoir pour amis que pour ennemis ; au surplus, l’Angleterre était notre meilleure cliente ; et si l’Entente nous apportait un mauvais risque de guerre avec l’Allemagne, tout de même il était plus facile, quand on était la France, — à condition d’être la France, — de défendre les Vosges ou de passer le Rhin que de réussir le difficile chef-d’œuvre d’une descente en Angleterre.

Justement, parce qu’il aurait eu mille fois raison s’il avait existé, politiquement, une France, M. Delcassé avait eu mille fois tort dans cette carence des pouvoirs compétents qu’on appelle la République. Ayant vu ce gouvernement négatif, et, par système, insoucieux de sa lacune capitale, viser énergiquement un but maritime et découvrir un jour que, tout en le visant, il était dépourvu de marine de guerre, M. Delcassé n’avait pas le droit de lancer la République dans la direction contraire et de s’exposer à la guerre continentale sans se demander si une armée de terre ne lui manquerait pas comme une armée de mer à M. Hanotaux. Le régime qui avait manqué de bateaux pour aller contre l’Angleterre pouvait et devait être à court de soldats pour se heurter à l’Allemagne. Telles étaient bien, telles devaient être les assises de la diplomatie républicaine pendant son évolution de dix ans !

Ce ridicule état de choses risquait d’être enfin reconnu pour un stigmate naturel et nécessaire du régime, et destiné à durer autant que lui-même. Il se produisit donc une poussée de sens commun dans les régions gouvernementales, où chacun s’aperçut que la sagesse était de ne plus bouger désormais. Toute une presse invoqua à cor et à cri les maximes de la plus épaisse prudence.

M. Harduin, qui avait joué dans cette histoire le rôle à demi bouffe du chœur des tragédies antiques, n’a pas mal traduit ce que « pensent » les vieux républicains, M. Ranc, M. Mascuraud, sur ce qu’il appelle « l’absurde cauchemar marocain ». « Et je pense, à ce propos, que nous étions bien tranquilles, que nous aurions parfaitement pu continuer à l’être, si un ministre n’avait pas éprouvé le besoin, alors que personne ne le lui demandait, de faire de la haute politique. À quoi tient, cependant, le sort des nations ! Deux peuples vivent en paix, et, un beau jour, les voilà sur le point de s’égorger parce qu’un petit monsieur s’amuse à sortir du néant une question qui, sans aucun inconvénient, pouvait y rester. Ah ! être délivré des gens qui font du zèle, quel rêve[1] ! » Le portefeuille de M. Delcassé fut remis à M. Rouvier. L’imagination politique ou littéraire cédait à la vieille pratique.

M. Rouvier était considéré pour son expérience. On tenait compte de ses rares talents de financier, l’affaire du Maroc étant aux trois quarts financière, et nos entrepreneurs publics à Tanger et à Fez voulant sauver l’argent, à défaut de l’honneur. Mais ces raisons n’auraient pas été décisives si l’on n’eût observé en outre que M. Rouvier n’appartient pas à la tribu des jeunes ministres, ni roses, ni teintés ; il n’est pas radical, il n’est pas progressiste : il est « opportuniste ». Il est de la bande de Grévy et de Gambetta, il appartient à la promotion de ce héros d’Anatole France qui savait si bien dire que nous n’avons pas, que nous ne pouvons pas avoir de politique étrangère, et qui savait pourquoi et qui savait comment[2]. M. Rouvier avait été des plus fougueux à s’élever contre l’hurluberlu qui voulait faire de « la grande politique[3] », M. Rouvier se déclara pour la petite, très nettement. Il liquida l’affaire de Tanger et, tout en la liquidant, il se donna pour but de reprendre l’ancien système ou plutôt cette ancienne absence de système qui est positivement chère à quiconque, oubliant les sentiments et les intérêts d’une France, prend en main les nécessités d’une République anarchique.

Le nouveau ministre des Affaires étrangères n’était déjà plus seul dans son sentiment ; il se fit rapidement écouter parmi de plus jeunes que lui. Il convertit à son point de vue les esprits capables d’entendre les leçons de l’expérience. Notamment M. Pierre Baudin, homme avisé, opiniâtre, à écrit, au Figaro, que notre malheur est de trop faire de « diplomatie, de vieille diplomatie » : « demandons aux ministres et à leurs collaborateurs de travailler, non à l’élaboration de grands instruments politiques, mais à la défense de la multitude de nos affaires à l’étranger, et nous aurons moins de difficultés à résoudre… » Des affaires industrielles et commerciales, et point d’affaires proprement politiques : comme si les premières n’étaient pas étroitement liées aux secondes, ainsi que l’exemple du commerce italo-allemand ne le montre que trop ! M. Pierre Baudin indiquait dans cette direction d’autres vues non sans intérêt, mais sa tendance allait évidemment au même objet que M. Rouvier : n’ayons plus de desseins, traitons, commerçons, trafiquons le plus obscurément, le plus modestement et le plus fructueusement possible, avec tous les comptoirs et tous les ateliers du vaste univers.

Reste seulement à savoir si ce retour aux premières pratiques du Vieux Parti républicain est demeuré dans l’ordre des choses possibles, après Tanger, après Kiel, après l’alliance russe. Il ne le paraît guère au premier examen. Au second, il ne le paraît plus du tout. D’abord parce que nous sommes engagés ; ensuite parce que nous le sommes avec l’Angleterre. Notre passé nous tient, et le roi d’Angleterre ne nous lâchera pas.

C’est ce que les événements n’ont pas tardé à montrer.

Depuis la chute de « son » ministre Delcassé, qui constituait un échec personnel pour lui, le roi d’Angleterre n’a cessé de nous obliger. Il a même « obligé » la Russie et, de manière à faire dire ou croire que c’était pour l’amour de nous, il a conclu la paix russo-japonaise. L’Allemagne a retrouvé sur sa frontière orientale une Russie hostile qu’il lui faut surveiller, à moins de recouvrer la chance ou le moyen de changer la voisine en amie, comme à l’époque où s’allièrent les trois empereurs. En tous cas, l’activité politique et militaire de l’Angleterre doit redoubler. Multipliant les précautions pour nous imposer son service et constituer fortement notre vassalité, elle nous a soutenus à la Conférence d’Algésiras. Le ministère Rouvier s’était brisé en plein conflit, peut-être sous le choc d’une impatience de l’empereur Guillaume, peut-être par l’initiative réfléchie du roi Édouard ; celui-ci a immédiatement exigé la constitution d’un cabinet à lui : Clemenceau, premier ministre, flanqué d’Albert Sarraut, le frère de l’ami et défenseur de Delcassé, au sous-secrétariat de l’intérieur, et de M. Pichon, créature de Clemenceau, au quai d’Orsay. Le roi d’Angleterre enjoint dès lors à Clemenceau de rétablir l’ordre, de réorganiser le civil et le militaire. Il ajoute à ses bons conseils des cadeaux plus sensibles. Notre colonisation semblait lui faire ombrage ; maintenant nous aurons toute liberté de l’étendre et de l’arrondir. On nous en donnera l’invitation de plus en plus nette avec les facilités les plus larges. Le bon sens nous indiquerait ici de perfectionner et d’accroître la flotte. Non. Ce n’est pas d’une flotte que l’Angleterre se soucie pour coopérer contre l’Allemagne : elle a besoin de notre armée. Notre gage colonial soigneusement accru et gonflé par ses suggestions lui garantira le concours de l’armée française.

Mais, si elle a besoin de notre armée, elle n’a pas précisément besoin de notre victoire. Il suffira que nous ayons occupé l’Allemagne, attiré son effort, et détourné les coups. Ce qu’il ne faut point, c’est que l’effort de la Germanie se porte sur les rivages de la mer, ni que Guillaume de Prusse puisse recommencer Guillaume de Normandie ou Napoléon. Tout pastiche de camp de Boulogne, toute réunion de Grande Armée à la berge de Kiel ou dans les anciens ports de la Hanse doit être dérivée sur l’Ouest, sur le Rhin, sur nous, comme fut dérivée du côté du Danube la force qui menaçait Douvres en 1805. Il y a cent ans, l’Autriche, alliée et subventionnée de l’Angleterre, avait beau essuyer désastres sur désastres : à Elchingen, à Ulm et à Austerliz, elle n’en a pas moins sauvé une grande portion de la fortune anglaise. C’est le même rôle autrichien que nous destine l’Angleterre au xxe siècle. Plus on accepte ses services aujourd’hui, plus on engage nos lendemains à les rembourser. L’ancienne politique de recueillement sera donc d’utilité bien médiocre : On n’évitera pas l’échéance. Ne dire mot, c’est accepter. Et recevoir, c’est se lier. Inertie ou réengagement s’équivalent : du moment que notre partenaire agit pour nous entraîner, tout ce qui n’est pas résistance formelle de notre part est consentement. La féroce amie insulaire procède comme ces créanciers souriants, attentifs à ne mettre personne en fuite. Elle ne nous demande aucune parole à l’avance, mais s’inquiète de l’état de nos armes et de nos chevaux.

Nous avons accepté, nous avons reçu les services. Oh ! l’Angleterre n’a pas transcrit en un langage de prière ce que l’Allemagne avait mis en style de menace : — Soyez notre otage, consentez à répondre pour nous sur le continent… Nous n’avons rien promis, non plus. Mais le temps a consolidé, il a, pour ainsi dire, consacré la situation. M. Clemenceau a glissé et manœuvré en Delcassé supérieur. Y a-t-il une convention militaire entre nous et l’Angleterre ? lui demandait à la tribune le sénateur Gaudin de Villaine. Et le ministre a répondu par l’explication vague terminée par le célèbre « J’ai bien l’honneur de vous saluer. » On ne sait rien. Il n’est pas sûr que l’on ait signé quelque chose, même après que M. Clemenceau fût devenu premier ministre. Le fait a même été démenti assez nettement. Mais à certain jour dit, quand le marin anglais montera sur le pont et que le fusilier allemand épaulera son arme, quelque intérêt qui nous sera commun avec l’Angleterre se trouvera avoir été lésé, comme par hasard, du fait des Germains. Nulle excuse de notre part ne sera de mise. On nous intéressera à marcher. On y intéressera même les nôtres ou ceux que nous prenons pour tels. Le malheur de ne plus posséder qu’une milice de second ordre sera qualifié de mauvais prétexte évident. Milice ou armée, l’Angleterre ne nous demande qu’une chose : de nous faire envahir, et nous le ferons. Nous ferons cette basse guerre de mercenaires où nul sacrifice des hommes ne sera payé en avantages pour la patrie ; nous la ferons, en très grande partie, par un réflexe automatique qui aura découlé, comme ce qui précède, des excellentes positions que nous aura fait occuper notre seigneur, exploiteur et tuteur anglais. Elles suffisent à répondre de notre conduite.

Cette union de fait ne ressemble guère à une alliance dans laquelle on voit deux États contracter pour se mouvoir ensemble. Ici l’un est moteur, l’autre est simple mobile et simple protégé. L’utilité pratique d’une entente équitable avec l’Angleterre consistait à n’être pas gênés sur la mer, de manière à garder tous les moyens de manœuvrer sur le continent. Mais cette utilité s’évanouit pour un régime découragé et décomposé qui, se sentant incapable de bonne manœuvre, fait retour au premier état de neutralité. La République ne manœuvre plus, mais sera manœuvrée et manipulée par un cabinet étranger. Elle ne fera plus ni combinaisons ni systèmes, mais elle sera d’un système et d’une combinaison : système anglais, combinaison dont la mise en train et la direction lui échappent. L’inaction la plus complète va donc continuer à signifier, de sa part, le service de l’Angleterre. Le « point d’affaires », en 1879, était inspiré par la terreur de l’Allemagne. En 1905, il est grevé de toutes les hypothèques que le prêteur de Londres a prises sur nous.

Les patriotes qui gémissent ou se querellent[4] à propos de ce scandale feraient mieux d’en saisir la cause et le remède. À ce gouvernement que sa nature rend inerte ainsi que la masse et le nombre dont il est le reflet, il faut oser vouloir substituer un gouvernement indépendant des partis et ayant ses mouvements libres, un état politique autonome, par là même, capable d’actionner les autres, au lieu d’être toujours et forcément actionné par eux. « Athéniens », disait Démosthène, « il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi des sages politiques doivent marcher, si j’ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre ; mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements. »

  1. H. Harduin : Matin du 14 janvier 1906.
  2. Voîr l’Histoire contemporaine de Anatole France.
  3. L’expression est de M. Ranc, autre Gambettiste authentique.
  4. La presse nationaliste elle-même est divisée entre violents amateurs d’alliance anglaise et âpres partisans d’alliance allemande ; la défense nationale y devient donc un nouveau sujet et un nouveau prétexte de guerre civile.