Kiel et Tanger/Préface/04

La bibliothèque libre.
Nouvelle Librairie Nationale (p. xlvii-lxvi).

iv

essai loyal d’une réforme : après agadir


Il n’y eut pas à regretter cette publication. Les adversaires naturels de la vérité politique ont accusé M. Alcide Ebray, l’auteur de la pessimiste France qui meurt, d’avoir renseigné l’ennemi sur notre point faible. Personne n’a osé proférer la même absurdité haineuse contre mon livre[1] ; plutôt qu’on ne l’a diffamé on s’est même efforcé de faire droit à ses critiques ; quelques sombres confirmations nouvelles qui aient été apportées depuis 1910, on ne peut même dire que les pronostics de Kiel et Tanger aient été perdus pour l’ordre des réformes immédiatement pratiquables.

On nous a écouté, mais, malheureusement, d’une façon trop partielle, sur les points trop secondaires de la question : on n’a pas consenti à renverser la République ; dès lors le désordre a dû persister dans la mesure où il était républicain. Ce n’est pas peu de chose. En voici un exemple. Quel avait été le contre-coup constitutionnel du coup de Tanger ? La chute d’un ministre : M. Delcassé. Quel a été le contre-coup constitutionnel d’Agadir ? La chute générale du cabinet Caillaux[2] : il ne parvint pas à faire ratifier le traité qu’il avait conclu. Donc, en durant, le régime s’est aggravé.

À voir les choses dans leur ensemble, tous les maux que nous avions observés de 1895 à 1905, et que nous avions vus s’amplifier de 1905 à 1910, se sont reproduits de 1910 à 1913. Ils ne pouvaient pas ne pas se renouveler, leur génératrice ayant été respectée. Du moins, leur répétition devrait nous rendre le service de mettre hors de doute l’élément qui les a causés. Dix-huit ans d’observation, d’analyse, de prévision vérifiées, en déposent. L’élément qui n’a pas cessé d’agir de la même manière sous l’administration ef sous la présidence des factions opposées et des cabinets différents ne saurait être que celui qui n’a pas varié durant ces dix-huit ans, celui qui est également réparti entre ces années, celui qui se retrouve pareil dans ces factions, ces cabinets, et ces présidences. Si ce n’est pas la République, qu’est-ce que c’est ?

M. Briand, M. Monis, M. Caillaux, offraient entre eux bien des traits de diversité ou même de contradiction : mais comment leur politique extérieure aurait-elle évité de reproduire les mêmes misères ? De toute évidence, pareil échec attend tout autre individu et tout autre groupe, vous, moi, n’importe quel mammifère qu’on soumettra au même jeu de discussions effrénées dans la même « absence de prince »[3], au même conflit rituel d’opinions, d’intérêts et de coteries, à la même nécessité de faire prévaloir les conditions vitales des partis sur les conditions vitales de la patrie ; enfin à la nature d’un État où chaque intérêt particulier possède ses représentants attitrés, vivants, militants, mais où l’intérêt généra et central, quoique attaqué et assiégé par tous les autres intérêts, n’est pas représenté, n’est donc pas défendu, par personne ! sinon par hasard ou par héroïsme ou par charité, et n’a, en fait, aucune existence distincte, n’existant qu’à l’état de fiction verbale ou de pure abstraction, agitée et brandie successivement ou simultanément par les créatures et par les meneurs de tous les partis.

La République académique de M. Poincaré a bien pu succéder à la République financière de M. Caillaux où à la République bohémienne des premiers ministères Briand ; la distinction et le talent de quelques personnages ministériels n’ont pu améliorer l’administration. Et même la substitution d’apparences louables à des apparences qui ne l’étaient point ne pouvait être l’œuvre spontanée et propre du régime, La tentative, l’honnête effort a bien eu lieu sous l’aiguillon des partis, mais pas de leurs partis, pas des partis républicains : c’est à ses adversaires nationalistes et royalistes, c’est à nous, s’il vous plaît, que la République dut l’initiative de ses derniers beaux jours.

Pour élever une aspiration, même faible, vers l’intérêt de la patrie, l’État républicain, même provoqué d’Allemagne, a eu besoin de se sentir pressé à l’intérieur, et dans les œuvres vives de la coterie qui le mène. Parmi les accoucheurs de la réaction poincariste, on ne découvre aucun moyen de ne pas compter ce petit livre, dont la contribution se mesure à la part qu’il a prise à l’effort de l’Action française depuis cinq ans.

Cela ressortira d’un rapprochement entre deux époques.

En 1905, nul mouvement d’opinion n’a suivi le coup de Tanger : c’est qu’en 1905, l’Action française n’avait pas encore sa librairie, son Institut, son journal, ni sa forte prise sur la jeunesse et sur l’élite intelligente du pays. En 1911, au contraire, l’esprit public a réagi devant le coup d’Agadir : c’est que, en 1911, nous étions là, avec toutes nos forces, hommes et idées. Guillaume II n’était plus seul à stimuler la République ; une autre action que celle de la Wilhelmstrasse s’exerçait sur le monde républicain : par l’effort d’un jeune journal parisien, par son contrôle impitoyable, le monde républicain le plus avancé dut se mettre à penser et à parler à la française, dont il avait perdu l’habitude et le goût.

Sous la simple menace de l’empereur allemand, on n’avait guère fait que des réponses démocratiques et républicaines, c’est-à-dire discontinues et brèves, comme il convient aux êtres qui sentent à peine, enchaînent peu, ne pensent rien : notre œuvre aura été d’éclaircir la vue du péril, et de la débrouiller, et de la rendre intelligible : d’en faire chaque jour un rappel très concret. Assurément, l’Allemagne de 1911 aura, plus qu’en 1905, pressé le bouton, mais nous l’avons bien remplacée dans l’intervalle des sonneries. Et c’est alors que le pays a répondu par des efforts de réflexion personnelle qui ont réorganisé toute sa pensée. De là est sorti ce qu’un publiciste[4] a pu appeler une « renaissance de l’orgueil français » et qu’il faudrait appeler plutôt un retour de l’intelligence politique française.

L’attitude de la presse républicaine envers notre livre put en témoigner à partir de ce moment-ià.

De juillet 1910 à juillet 1911, on avait chicané sur Kiel et Tanger. Mais, du jour où la Panther menaça le Sud marocain, toute conteste s’arrêta et l’on se mit à le réciter, à le récrire, à l’utiliser. Nos trois cents pages devinrent le Manuel du journaliste ou du politique, et l’on en adoptait jusqu’aux plus modestes détails de vocabulaire, Quel était le conseil prodigué inlassablement par les journaux républicains aux négociateurs de la République ? Le conseil même que nous avions ressassé : il faut « manœuvrer » l’adversaire pour n’être pas « manœuvré » par lui… Que blâmait-on dans notre politique extérieure ? Comme nous, la discontinuité, l’ataxie et, dès lors, le défaut d’activité spontanée. On allait jusqu’à dénoncer le défaut central à sa place, dans ces vides supérieurs de l’État que le député socialiste Marcel Sembat m’avait très bien définies, dans une lettre antérieure[5], « un trou par en haut » : quand, au cours des débats sur l’accord congolais, le cinquième ou sixième successeur de M. Delcassé, M. de Selves, se vit réduit à quitter la place, sa lettre publique au Chef de l’État déplora que « à notre politique extérieure » fissent défaut « l’unité de vues et l’unité d’action solidaire »[6], La solidarité nationale en un régime de parti ! On souhaitait cette chimère, on proposait d’autres remèdes ridicules et palliatifs dérisoires ; mais c’était toujours du même côté que se tendaient les regards et les intelligences. On sentait distinctement ce qui nous manquait.

« Nous n’avons pas, nous ne pouvons pas avoir… ! » L’épigraphe de M. Anatole France obsédait les esprits comme l’ombre portée par l’illusion républicaine à son couchant. La presse officielle ne pouvait pas nommer l’immense lacune, mais elle en trahissait la haute anxiété. Anxiété, non pas doute. Sentiments avivés et empoisonnés, par une terreur manifeste que la France tout entière n’en vint à reconnaître l’inaptitude ou l’indignité de la République. Comme il arrive en temps de crise, on pouvait voir glisser les plus secrets des masques, ceux que prend une idée avant même de s’énoncer.

Après M. Anatole France et son mot terrible et fameux, le plus grand succès de l’époque aura été pour un autre Athénien, l’orateur Démosthène. Nous avions cité à plusieurs reprises le reproche sanglant qu’il adressait à ses compatriotes qui, sans même avoir été réellement vaincus par Philippe, se comportaient en sujets de ce roi, puisque l’initiative guerrière, comme l’impulsion politique, ne leur venait jamais de leurs conseils, mais de ceux du Macédonien. Peut-être sans l’avoir voulu, l’orateur démocrate, par la pure lumière où il a mis le fait, a démontré pour notre siècle quel état de passivité politique est attaché à toutes les démocraties de l’histoire : Voici ses paroles :

« Athéniens, il ne faut pas se laisser commander par les événements, mais les prévenir : comme un général marche à la tête de ses troupes, ainsi de sages politiques doivent marcher, si j’ose dire, à la tête des événements ; en sorte qu’ils n’attendent pas les événements pour savoir quelle mesure ils ont à prendre, mais les mesures qu’ils ont prises amènent les événements.

« … Vous faites dans vos guerres avec Philippe comme fait le barbare quand il lutte. S’il reçoit un coup, il y porte aussitôt la main. Le frappe-t-on ailleurs ? il y porte la main encore. Mais de prévoir le coup qu’on lui destine, ou de prévenir son antagonisie, il n’en a pas l’adresse, et même il n’y pense pas.

« … Jamais de projets arrêtés ! Jamais de précautions ! Vous attendez qu’une mauvaise nouvelle vous mette en mouvement. Autrefois, peut-être, vous pouviez sans risque vous gouverner ainsi, mais le moment décisif est venu, il faut une autre conduile. »

C’est un excellent signe que ces claires paroles n’aient pas été perdues pour nos bons confrères. Beaucoup s’y sont précipités avec une avidité presque touchante. Dès le lendemain d’Agadir, la réminiscence sortait par tous les pores des plus grands journaux parisiens. Avec un ensemble admirable, en des termes presque pareils, on sommait le gouvernement de prévenir l’Allemagne au lieu de se laisser prévenir par elle, et, sans se soucier le moins du monde de savoir si le régime était capable d’une telle gymnastique ou si l’essai ne ferait pas tomber (comme en 1895 M. Hanotaux) de Charybde en Scylla (oui, de l’inertie périlleuse naturelle à la République dans l’agitation pleine de danger inhérente à une politique monarchique sans monarchie[7], on pressait M. Jules Cambon et M. Joseph Caillaux d’arrêter des plans à l’avance et de suivre d’amples desseins, sagement médités. On déplorait que notre diplomatie fût également incapable de riposter avec choix ou d’attaquer avec intelligence et qu’au lieu de se protéger par des feintes, elle se jetât imprudemment sur le fer ennemi. L’antique métaphore venue de la lutte à mains plates cédait à des images tirées du jeu des salles d’armes, mais la pensée était la même, la haute inspiration reconnaissable, et d’ailleurs suggérée par l’analogie des époques et des régimes. Il reste trace de cet état d’esprit dans le recueil des articles publiés à cette date par le principal porte-parole du gouvernement républicain dans la presse, l’auteur du Mystère d’Agadir, M. André Tardieu. Un de ses admirateurs et ami zélé, M. René Pinon, du Temps, analysant ce précieux recueil, a pu écrire avec justesse :

« Il y a, dans le Mystère d’Agadir, une phrase qui revient à plusieurs reprises et qui en est comme le leitmotiv : — Au lieu de mener les événements, « la diplomatie française se laissa mener par eux. « (En note : pp. 446, 451.) » C’est, condensée en une formule, la grande faiblesse de notre politique extérieure : on dirait qu’elle n’ose pas ou qu’elle ne sait pas prendre des initiatives… L’art de la politique ne consiste pas seulement à parer les coups et à faire face aux difficultés qui surgissent : il consiste surtout à prévoir et à préparer de loin des solutions que l’avenir mûrira. »[8]

À marcher », disait énergiquement Démosthène, « à la tête des événements, comme un général à la tête de ses troupes »…

Une parole antique, où la vérité ramenée à ses éléments simples et généraux peut atteindre à ce maximum de lucidité, devient tout à fait efficace[9] ; sa diffusion est un bienfait public. On eût simplement désiré que le malheureux Démosthène fût associé par MM. Tardieu et Pinon à l’épiphanie de son formulaire ; une mention modeste, signée d’un de ces grands publicistes républicains, aurait causé sans doute un plaisir obscur à ses mânes.

Le précieux concours donné par M. Anatole France, Démosthène et les autres collaborateurs de Kiel et Tanger, ne se limita point à une information générale de l’esprit public non plus qu’à des utilisations de détail. Le service fut plus direct et plus actif encore. Munis de notre table sommaire des événements qui avaient commandé toute cette crise, les royalistes se trouvèrent en mesure d’interpréter jour par jour chaque fait nouveau surgissant et de le rapporter à ses causes intimes : — « Nous retrouvons Kiel et Tanger » ! « étudions « Kiel et Tanger » ! sont des espèces de refrain qui scandèrent, de vive voix ou par écrit, des arguments auxquels nos démocrates n’avaient pas de répiique.

Plus encore qu’une doctrine, on y trouvait une méthode efficace et satisfaisante. C’est pourquoi les plus jeunes, les plus libres d’esprit d’entre les patriotes attardés dans la République, en comparant notre analyse des diverses difficultés antérieures à tel accident qui venait de leur être appris, ont saisi le rapport et se sont délivrés de l’erreur politique ; on les a vus quitter allègrement le camp troublé du régime des dissensions et des incohérences pour la doctrine de l’unité, de la durée et de l’autorité. Un grand aîné, M. Émile Flourens, donna le même exemple de haute vertu. Mais la plupart de ceux qui étaient de son âge restèrent enchaînés par les habitudes et les intérêts du passé : les concessions et les emprunts qu’ils ne cessaient pas de nous faire n’en montrèrent que mieux le degré de la prise qui s’exerçait sur eux. Comme on dit en logique, ces messieurs répétaient nos « prémisses » en faisant de leur mieux pour y adapter les « conclusions » d’un démocratisme opiniâtre ou résigné, mais le principe de cet effort ne venait guère que de nous. La patrie profitant du décalque et du démarquage, il n’y avait là rien que d’honorable pour tout le monde.

Pour citer un exemple aussi tranché que possible, à peine M. Delcassé fut-il devenu ministre de la Marine, qu’il nous donna la satisfaction de mettre à profit les conseils rétrospectifs que nous lui avions prodigués : reniant la pratique d’un septennat antérieur[10], il associa l’Opinion au travail de ses directions, appela la presse dans le vestibule de ses comités techniques, organisa la grande revue navale du 4 septembre 1911, enfin convia les multitudes françaises à collaborer aux efforts de son gouvernement. Le même homme qui avait jalousement renfermé dans ses bureaux une politique susceptible d’intéresser le patriotisme français se rendait maintenant au reproche élevé par nous.

« Eh !… quoi » avait grondé le XIXe chapitre de Kiel et Tanger « votre défi à l’empereur remplit la presse européenne, y compris la russe et la turque. Et voilà qu’une seule presse, une seule opinion, en est tenue absolument ignorante, et c’est la presse officieuse de votre pays, c’est notre presse nationale ! L’opinion française est censée gouverner, et vous ne faites rien pour l’avoir avec vous. Vous ne faites rien pour émouvoir le pays et pour l’associer à votre mouvement[11]… »

Le Delcassé de 1911 voulut mettre les bouchées doubles, En janvier 1912, entrés après lui dans le ministère, le premier à la Guerre, le second aux Affaires étrangères, MM. Millerand et Poincaré tentèrent comme lui de ne pas faire une politique nationale sans le concours de la nation. M. Poincaré ouvrit au quai d’Orsay une espèce de salon de réception, les méchants dirent de fumerie, pour y recevoir toute la presse parisienne ; M. Millerand compléta d’heureuses initiatives techniques, par des spectacles et des manifestations qui permirent aux patriotes de revoir enfin des soldats dans la rue et d’y saluer le drapeau ; les officieux furent priés de dire et d’imprimer que nous conservions une armée digne d’estime et que ses chefs n’étaient point du tout des fléaux publics qu’il y eût lieu d’accabler de notre mépris. L’idée des retraites militaires, souvent réalisée d’une façon très heureuse, témoignait de l’appel répété aux bonnes volontés du pays. Les généraux et les amiraux de carrière, succédant aux militaires politiciens qu’on remerciait, rentrèrent dans les directions administratives avec une faveur qui rendait confiance, Le gouvernement adopta dans ses déclarations publiques et dans ses journaux un langage frappé au coin des idées nouvelles : il déclarait vouloir répondre de l’intérêt général, ou, disait-il encore, de l’intérêt national qu’il opposait correctement à l’intérêt particulier (c’est-à-dire aux partis ; c’est-à-dire à la République !). Ce langage réactionnaire était parlé par tout le monde à l’Officiel, au Temps, dans les communiqués du Conseil des ministres, et tout homme en place se montraît résolu à tirer parti du progrès que la critique royaliste avait fait accomplir dans l’intelligence des grands devoirs.

Croyant le succès assuré, des républicains optimistes perdirent toute retenue : sans discrétion, ils confessèrent d’où leur étaient venus l’exemple et la leçon : Oh ! ils se hâtaient d’ajouter que les royalistes avaient perdu, « depuis quinze mois », « le plus beau de leurs forces, le privilège du patriotisme » (ce qui déjà donnait à croire que nous avions détenu ce privilège un bout de temps, concession qu’au surplus nous ne demandons guère, car le patriotisme peut être partout : éclairé ici, là obscur). Ils en déduisaient que dès lors notre « rôle politique avait diminué d’intérêt » Avec M. Étienne Rey, jeune écrivain à qui j’emprunte ce cri de joie bien naturel, mais irréfléchi, comme la suite l’a démontré, ils croyaient pouvoir se réjouir en ces termes :

« La marque d’un gouvernement valide, de même qu’un organisme bien portant, c’est de savoir tirer de toutes choses les éléments les plus utiles pour se les assimiler. C’est ainsi qu’a procédé la République à l’égard du nationalisme et de l’Action française. Au début, elle a repoussé toutes les manifestations de leur idéal traditionaliste, parce qu’elle voyait dans ses survivances du passé un danger pour elle ; mais dès qu’elle a pu s’assimiler sans péril certaines parcelles de cet idéal, elle n’a pas hésité. De là, la disparition actuelle du préjugé contre l’armée (hélas !) ; de là ce désir d’un gouvernement qui gouverne ; de là enfin cet effort pour développer dans tout le pays le patriotisme. »

L’auteur républicain ajoutait à ces prétentions généreuses, mais sans mesure, un témoignage loyal, environné de vaines réserves :

« L’idée qui présida au boulangisme et au nationalisme était belle et grande : la fidélité au souvenir de la défaite, le culte de la revanche, le respect de l’armée, le souci des traditions purement françaises, le goût d’une certaine fierté nationale, en furent, à côlé de bien des petitesses, les plus nobles aspects.

« C’est cette même idée que, depuis dix ans, l’Action française a reprise et élargie. Et en cela elle a accompli une œuvre salutaire. Il est certain qu’il y a quelques années, le sentiment de la patrie avait fléchi dans tout le pays ; en lui donnant une forme vigoureuse et combative, l’Action française a préparé son réveil et pris une part des plus actives au mouvement actuel de renaissante française. »

Mais, cette renaissance désormais lancée, assurée, notre mission était finie, M. Rey croyait pouvoir l’affirmer dans une formule augurale : « Le meilleur de la doctrine nationaliste est maintenant entre les mains du parti républicain. »

Mains débiles ! Mains incapables de prendre ou de retenir fortement autre chose que les avantages immédiats du pouvoir ! Qu’autrefois elles eussent laissé échapper le soin de la grandeur et de l’orgueil français, M. Étienne Rey ne permettait plus d’en douter. Que, depuis, ces pauvres mains fussent plus ou moins agitées du désir de nous reprendre un noble dépôt, ce n’était pas niable non plus. Mais, vu et jugé à distance, leur désir n’a plus qu’une valeur historique et n’importe plus guère qu’à la chronique des intentions et des tentatives. Seulement, celle-ci présenta un vif intérêt pour la passion avide avec laquelle le monde républicain se jeta sur des idées et des formules qui plaisaient, non seulement par la mise en ordre et la mise en œuvre, mais par l’extrême convenance à la situation.

Déjà bien avant Agadir, et Jules Lemaître l’avait remarqué, certaines jeunes équipes républicaines, celle surtout qui entourait Aristide Briand[12], tendaient à souscrire à tout ou partie du programme d’Action française, dont elles jalousaient le très vif succès dans l’élite de la nation, sans en toujours saisir les raisons et les causes. Néanmoins ces tendances étaient circonscrites à de très petits groupes, elles s’agitaient dans des caves. Le réveil d’Agadir leur permit de se manifester au grand jour parce qu’elles étaient dès lors autorisées à classer nos idées comme nous les classons, par rapport à leur axe, à leur centre normal : sentiment national, intérêt national. Le patriotisme était redevenu à la mode, on n’en rougissait plus, il devenait même une manière de parure. Bientôt, l’équipe poincariste, en réalisant mieux qu’aucune autre ce qui avait été rêvé sous Briand, ne garda plus aucune mesure de prudence dans son extrême application à nous refléter, et, comme nous, dans les mêmes termes, elle appela la patrie régionale et mumicipale au service de la commune patrie française ; contre tous les usages de la démocratie, sans peur de chagriner M. Joseph Reinach par d’intempestifs « réveils du passé »[13], on parla provinces, traditions, particularisme local ; le flanc de nos vaisseaux de ligne naguère étrangement timbré des noms d’Ernest-Renan, d’Edgar-Quinet, de Démocratie ou de Justice fut signé Lorraine, Bretagne, Provence. À cette religion du sol de la France, on ne craignit pas d’ajouter le culte de son histoire : les deux années 1912 et 1913 virent librement circuler à travers les rues de Paris ce cortège de Jeanne d’Arc pour lequel, aux tros années précédentes, les Camelots du Roi avaient dû affronter les batailles contre la police et la prison qui s’ensuivait. On donnait même de timides coups de sonde dans la direction des questions sociales pour essayer de les résoudre sans antagonisme de classe et abstraction faite de l’anarchisme démocratique… C’était notre programme presque au complet, reconnaissable à tous les ornements empruntés aux Lettres et aux Arts dont nous avions pris plaisir à le décorer. Pour en faire tenir ensemble tous les éléments et pour le faire vivre, il n’y manquait plus que le Roi. Mais en ce temps-là (l’année dernière), on aimait à se déclarer « Action française sans le roi ». Ce mot, qui a couru certains milieuxt officiels, nous a été rapporté souvent. Ce qu’allait devenir le programme royal, conçu pour remonter cent vingt années de révolution et d’erreur, mais ainsi amoindri et, pour ainsi dire, tronqué de son moyen, de son royal organe d’exécution, ce fut pour nous, durant quelques mois, un digne sujet de curiosité. Curiosité sans malveillance : il ne pouvait pas nous déplaire d’assister à la mise en essai de notre programme. Curiosité sans illusion : nous savions comment tournerait cet effort insensé de disciples inattendus.

Pour que l’échec eût toute sa valeur probante et démontrât l’usage de l’outil historique dont on prétendait si cavalièrement se passer, il convenait que l’expérience républicaine se poursuivit en toute liberté, comme un essai loyal, sans coup de pouce royaliste, les événements seuls ayant Ia charge de mettre en lumière la vérité. Le patriotisme nous rendit cette réserve plus que facile.

Sans conteste possible, dès l’époque des négociations congolaises, de juillet à novembre 1911, et pendant la période d’agitation parlementaire qui précéda la ratification du traité franco-allemand, nous aurions eu des occasions de mettre le gouvernement dans un vif embarras. De Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/69 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/70

  1. Que ceux qui ont imposé au peuple des Gaules le gouvernement d’opinion portent la peine des effets produits par la révélation de notre faiblesse : ils le disent eux-mêmes, tous les progrès sont à ce prix.
  2. 10 janvier 1912.
  3. Ce mot est de M. Anatole France…
  4. M. Étienne Rey.
  5. Voyez l’appendice XV.
  6. Lettre du 9 janvier 1912.
  7. Voir le livre premier du présent ouvrage : « L’erreur des républicains modérés ».
  8. Temps du 6 juillet 1912.
  9. Cette rapidité avec Jaquelle la pensée de Démosthène a été comprise, assimilée, exportés dans le flot de la circulation, comporte quelques leçons : et, d’abord, que les Français de 1911 n’étaient pas aussi barbares qu’on le prétend ; ensuite que la sage antiquité a prévu bien des choses que nous croyions d’hier, sa fréquentation, même intermittente, n’est donc pas sans fruit ; troisièmement, que, la démocratie étant ainsi toujours pareille à elle-même, à Athènes comme à Paris et à Varsovie, les républicains athéniens se conduisant devant Philippe comme les républicains français devant Guillaume II, il n’y a qu’un moyen d’améliorer la démocratie : la détruire.
  10. M. Delcassé avait été ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905 avant d’être ministre de la Marine en 1911 et 1912.
  11. Voir ci-dessous, page 153.
  12. Y compris la Démocratie sociale, qui rage à chaque fois qu’on le lui rappelle.
  13. Reinach : Le Matin du 19 avril 1895. — L’article de M. Reinach a été recueilli dans Un débat nouveau sur la République et la décentralisation, par Paul Boncour et Charles Maurras.