L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789/II/I

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LIVRE II

LE RÉGIME DE L’ESCLAVAGE


CHAPITRE I

LA LÉGISLATION AUX ANTILLES. — LE CODE NOIR


« Tout était à peu près à la discrétion du maître. » (Malouet, 1788.)


I. — Vu l’influence de l’esclavage sur la destinée des Antilles, il importe d’étudier les rapports des maîtres et des esclaves. — Au début, l’esclave n’a aucune garantie. — Il est en dehors de la législation imitée de la métropole.
II. — Juridiction établie d’abord par la Compagnie des Îles. — Juridiction des particuliers. — Le roi se réserve la justice souveraine. — Conseils souverains créés à la Martinique (1664), à la Guadeloupe et à Saint-Domingue (1685). — Gouverneur et Intendant. — Lois du royaume suivies aux colonies. — Nécessité d’en promulguer de nouvelles, surtout pour les esclaves.
III. — Le Code Noir, œuvre de Colbert. — Comment il a été préparé. — Mémoires de Patoulet, Blenac et Begon.
IV. — Au sujet de la rédaction du Code Noir. — Influence de la Bible, du droit romain, du droit canonique ; applications parfois erronées. — La fusion des races au point de vue légal et au point de vue pratique. — Le Code Noir est une œuvre humaine pour l’époque.
V. — Le Code Noir d’après un texte manuscrit des Archives Coloniales.


I

La destinée des Antilles françaises fut fixée à partir du moment où la traite des noirs fut adoptée comme un moyen régulier de les peupler, c’est-à-dire vers le milieu du xviie siècle. Dès lors, elles furent condamnées à vivre d’une vie anormale, soit au point de vue économique, soit au point de vue social. D’un côté, en effet, l’unique préoccupation des colons, en assujettissant les nègres à travailler la terre sans relâche, fut d’en obtenir le plus de produits possible pour l’exportation ; de l’autre, il fallut s’attacher à contenir les esclaves par la force et à établir une ligne profonde de démarcation entre la race blanche dominatrice et la race noire opprimée. Si on sait déjà quel fut le régime économique des îles, il nous a paru qu’on savait moins dans quelles conditions exactes avaient vécu en présence les uns des autres maîtres et esclaves. C’est ce que notre intention est de faire voir.

Au début, entre les mains de l’acheteur, le noir est entièrement sa chose, dont il a la droit de faire ce qu’il veut ; c’est un instrumentum vocale[1], suivant l’expression romaine. Prenons-le au moment où il est devenu la propriété de l’Européen. Qu’il soit outragé, maltraité, mis à mort ; quelle justice lui offre une garantie quelconque ? Aucune. Sa vie est uniquement protégée par l’intérêt qu’a son propriétaire à ne pas le perdre parce qu’il représente un capital. Mais jamais il ne fut pris aucune mesure pour limiter l’arbitraire des négriers ; jamais ils n’eurent à rendre compte à personne de ce qui se passait à bord de leurs navires, ou du moins la surveillance qui leur fut imposée fut absolument illusoire. En effet, la seule indication que ayons trouvée à ce sujet est dans une note manuscrite de Moreau de Saint-Méry[2]. Parlant de la traversée des nègres, il s’écrie : « Le législateur a cependant prévu les maux qui pouvaient résulter du défaut de vivres ou de leur mauvais choix, et il a voulu que les officiers des amirautés surveillassent cet objet ; mais ces officiers signent une visite qu’ils n’ont pas faite, et leur paresseuse complaisance les rend complices de tous les crimes que les armateurs vont faire commettre en Afrique. » Il cite un autre abus non moins révoltant, relatif au mauvais choix ou à l’insuffisance des remèdes que l’on embarque : le négrier conclut un forfait avec un apothicaire, à tant par tête. On considère même comme inutile de soigner les nègres qui sont trop sérieusement atteints. Il est plus simple de compter sur le sacrifice calculé d’avance d’un certain nombre des individus embarqués.

Aux îles, tout à fait à l’origine, aucune réglementation ne paraît non plus avoir existé relativement aux esclaves ; ils sont assimilés aux bestiaux. Dès qu’une société nouvelle se fonde, en même temps qu’elle pourvoit à ses premiers besoins matériels, il est indispensable qu’elle établisse tout d’abord un système de justice destiné à régler les rapports de ses membres entre eux. C’est ce qui eut lieu aux Antilles et, pour cela, on imita ce qui existait dans la métropole, d’où venaient, d’ailleurs, tous les ordres ; mais, comme naturellement il n’y avait pas de juridiction concernant les esclaves, ils furent laissés en dehors de la législation importée aux îles.



II

La propriété des Antilles fut, en premier lieu, concédée à la Compagnie des Îles d’Amérique, créée dès 1626, qui forma des tribunaux et établit comme juges ses propres agents. Mais, le 4 septembre 1649[3], la Compagnie vend au sieur de Boisseret, « le fond et propriété » de la Guadeloupe, de la Désirade, Marie-Galante et les Saintes pour 60.000 livres. Le 27 septembre 1650[4], c’est la Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade et les Grenadines, qu’elle cède moyennant la même somme à Jacques d’Yel, seigneur Duparquet. En 1664[5], la Compagnie d’Occident racheta la Martinique, de M. Duparquet, 120.000 livres ; la Guadeloupe, Marie-Galante et les Saintes, de MMe Vve de Boisseret et de M. Houel, 400.000 livres ; Saint-Christophe, Saint-Martin, Saint-Barthélemy et Sainte-Croix, de l’ordre de Malte, 500.000 livres ; la Grenade, du comte de Cerillac, 100.000. Cayenne appartenait à une Compagnie qui s’associa à celle d’Occident. Les diverses Antilles ayant été ainsi achetées ou vendues à plusieurs reprises soit par les Compagnies, soit par des particuliers, jusqu’à ce qu’elles fussent définitivement acquises au domaine du roi, en 1674, nous constatons pour toute cette période une complication extrême de droits et de juridictions.

Le roi avait d’abord renoncé à exercer par lui-même la juridiction[6]. D’après l’arrêt du Conseil d’État du 8 mars 1635, qui confirme un nouveau traité de la Compagnie, Sa Majesté se réserve la nomination des officiers de la justice souveraine, « lorsqu’il sera besoin d’en établir ». Par les lettres patentes de 1642, Elle se réserve la nomination du gouverneur général. Une commission d’intendant, accordée le 1er octobre de la même année à M. Clerselier de Laumont, lui donne rang et séance avant les juges ordinaires. Patrocle de Thoisy étant nommé par la Compagnie Sénéchal à Saint-Christophe, le 25 février 1645, doit y présider la justice. Le 1er août 1645, une Déclaration du roi établit une justice souveraine dans les îles : les appels des jugements rendus par les juges ordinaires seront jugés dans chaque île par celui qui y commandera, assisté du nombre de gradués prescrit par les ordonnances ou, à leur défaut, de 8 des principaux officiers ou habitants ; notons qu’on eut presque toujours uniquement recours aux officiers des milices. Une autre Déclaration royale, du 11 octobre 1664, créa le Conseil souverain de la Martinique, qui devenait le chef-lieu de toutes les îles : ce Conseil comprenait le gouverneur, les officiers que les directeurs de la Compagnie des Indes voudraient y faire entrer, et 6 gradués ou, à défaut, des principaux habitants. Il était analogue à celui qui avait été établi en Alsace et dans les autres provinces nouvelles de la France, à l’imitation des Parlements. Sa composition fut modifiée dans la suite à plusieurs reprises, mais ce qui nous importe surtout, ce sont ses attributions. Il avait pour mission de rendre la haute justice et de faire les règlements y relatifs. De même pour ceux qui furent établis, en même temps, à la Guadeloupe et à Saint-Domingue au mois d’août 1685[7]. « Investis d’abord de pleins pouvoirs en matière de police et de commerce, ils les perdirent plus tard et ne connurent plus des matières d’administration qu’à l’occasion des actes rendus sur ces objets et par voie de remontrances, selon le droit qui, à cet égard, était, d’après les lois du royaume, commun à toutes les cours supérieures[8]. »

Quand un édit du roi de décembre 1674 eut réuni définitivement au domaine les pays concédés antérieurement, le gouvernement devint purement royal et fut exercé par le gouverneur commis par le souverain. Au-dessous de lui était le lieutenant général. Mais, par lettres patentes du 1er avril 1679, fut placé à côté du gouverneur un intendant de justice, police et finances, qui avait surtout la charge des affaires civiles[9]. Ces deux hauts fonctionnaires, qualifiés souvent simplement du nom d’administrateurs, rendirent des ordonnances en commun. Il y avait encore dans chacune des îles un gouverneur particulier et un lieutenant du roi. Tous eurent entrée au Conseil en vertu des mêmes lettres patentes.

Tels sont donc les principaux éléments de la juridiction des Antilles. Nous avons cru devoir les indiquer, parce que nous aurons constamment à citer, outre les actes royaux, les arrêts des Conseils souverains et les ordonnances ou règlements des administrateurs. Les règlements locaux ne s’appliquent, la plupart du temps, qu’à une île et à ses dépendances. Mais souvent ils sont adoptés ensuite par les autres, car la situation et les besoins étaient à peu près partout identiques. Aussi peut-on dire qu’ils ont un certain caractère de généralité. Nous verrons aussi qu’il y en eut fatalement de contradictoires et d’inconciliables.

Un ordre du roi, du 3 mars 1645[10], puis l’article 34 de l’édit du 28 mai 1664, qui créait la Compagnie des Indes-Occidentales, spécifient nettement que « les juges se conformeront aux lois et ordonnances du royaume et à la coutume de Paris ». Le roi voulait, en effet, soustraire ses sujets des îles à « toutes sortes de vexations que le nombre différent de seigneurs et propriétaires rendait fort communes et ordinaires[11] ». Mais l’assimilation ne pouvait forcément pas être complète ; on s’en aperçut bientôt. C’est ce qui est bien exposé dans le discours préliminaire mis en tête d’un Recueil des lois particulières à la Guadeloupe et à ses dépendances[12]. « L’expérience a fait voir que ces lois étaient insuffisantes pour les îles. Les mœurs, le génie, surtout le climat, les besoins et le commerce des colonies, différents de ceux de l’Europe, ont provoqué de nouveaux règlements, de nouveaux intérêts ; des circonstances différentes ont donné naissance à de nouvelles lois. » Et plus loin : «  Aussitôt que les îles furent délivrées des gênes et des entraves décourageantes des Compagnies propriétaires exclusives, l’agriculture, le commerce et la population firent des progrès étonnants ; le nombre des propriétaires s’accrut et nécessairement les discussions, les procès se multiplièrent. Alors on sentit la nécessité des lois locales, on fut forcé de déroger à plusieurs de celles de la métropole, d’ajouter à beaucoup des dispositions particulières, et surtout d’en promulguer de nouvelles pour fixer l’état et régler la discipline des esclaves, sur lesquels le royaume de France n’avait encore rien statué. »

Les principales lois qui ne furent pas suivies dans les colonies furent les ordonnances postérieures à celle de Blois sur la légitimité des mariages, l’ordonnance sur les saisies réelles, et celle de 1735 sur les testaments, ce qui s’explique par le caractère spécial de la population des îles et la nature particulière des propriétés[13].



III

Les lois nouvelles se rapportent à peu près toutes aux esclaves. Le texte de beaucoup le plus important est l’Édit du roi connu sous le nom de Code Noir. Aussi avons-nous jugé à propos de lui consacrer une étude spéciale, puisque nous aurons à l’invoquer sans cesse ; nous montrerons dans la suite de notre travail les modifications qu’on a dû lui faire subir. Les dispositions relatives aux esclaves sont innombrables. Beaucoup, il faut le dire, sont fréquemment renouvelées, soit qu’il fût difficile de les faire observer, soit qu’elles fussent tombées en désuétude. C’est pourquoi nous estimons que, pour tracer un tableau fidèle de la situation des nègres aux colonies, il est bon de ne pas s’en rapporter uniquement à une série de testes législatifs. La réalité est loin de correspondre parfois aux prescriptions légales. Nous nous efforcerons de la démêler dans la mesure du possible à travers tous les autres documents que nous avons consultés.

Le Code Noir, quoiqu’il porte la date de mars 1685, est l’œuvre de Colbert. Il lui a été surtout inspiré par ses préoccupations commerciales. Son idée est toujours de lutter à ce point de vue contre les Hollandais, d’affranchir les Français de leur dépendance en ce qui concerne les productions coloniales et de rivaliser avec leur marine. Ainsi, nous voyons dans des instructions données le 16 septembre 1668[14] au sieur de Baas, qui partait comme gouverneur pour les îles, que le roi se propose « d’établir un grand et considérable commerce à l’avantage de ses sujets en donnant l’exclusion aux étrangers, qui jusqu’alors en avaient tiré tout le profit ». Dans une lettre, datée également de septembre de la même année, il est dit que, sur 150 vaisseaux qui faisaient annuellement le commerce avec les îles, en 1662, il n’y en avait au plus que 3 ou 4 qui partissent des ports de France. C’est pour cela que le roi a jugé à propos de donner le privilège exclusif du commerce à la Compagnie des Indes-Occidentales, en 1664. En effet, cette Compagnie envoie, dès 1668, plus de 50 vaisseaux aux Antilles. La traite, l’impulsion donnée à la culture par l’importation des nègres n’ont pas peu contribué à ce rapide progrès. Il s’agit donc de développer la prospérité des Antilles. Comme elle dépend surtout du travail des noirs esclaves, Colbert encourage la traite. Il se fait, d’ailleurs, tenir très exactement et d’une manière très détaillée au courant de tout ce qui se passe dans les colonies. Son immense correspondance nous montre qu’il ne néglige aucun menu fait. Il accumule ainsi les documents pour être bien éclairé sur les questions et, le moment venu, s’aidant encore de la compétence d’hommes spéciaux, il publie ces admirables ordonnances, si complètes sur chaque matière, et qui constituent un de ses principaux titres de gloire.

Pour nous rendre bien compte, en particulier, de la manière dont a été préparé le Code Noir, il nous reste un certain nombre de pièces intéressantes.

La première en date, où nous constatons directement l’élaboration du projet définitif, consiste en une série de questions posées par le roi aux administrateurs dans une lettre du 30 avril 1681 et auxquelles sont joints leurs avis différents datés du mois de décembre suivant[15].

Il leur est demandé, par exemple (3e article), si la population s’accroît ou diminue et quelles en sont les causes. De Blenac répond que, par suite de leur fainéantise, un certain nombre d’habitants quittent les Îles-du-Vent pour aller à Saint-Domingue, « où l’on vit de larcin, de chasse, et où le libertinage est entier ». Patoulet, au contraire, ne pense pas que la population ait diminué depuis deux ans et demi qu’il est aux îles, mais bien plutôt qu’elle a augmenté considérablement à la Martinique, de quelques-uns à Marie-Galante, à la Guadeloupe et à la Grenade, tandis qu’à Saint-Christophe seulement il est parti une vingtaine de petits habitants. L’un et l’autre sont d’avis qu’il faut « abondance de nègres ». Mais il y a lieu d’exiger aussi que les grands propriétaires les nourrissent ; sans cela, ils volent les petits propriétaires et deviennent marrons.

Il est nécessaire, pour la discipline et la sécurité des colons, de punir de mort les nègres qui frappent les blancs. — Il devra être défendu aux maîtres de mutiler leurs esclaves, de leur faire subir le hamac, c’est-à-dire de les suspendre par les quatre membres et de les fouetter, et la brimballe, qui consiste à les suspendre par les mains et à les fouetter. Il arrive qu’alors les nègres « se plient la langue et se bouchent la respiration » pour mourir ; mais on leur applique le feu au bas du dos, — probablement parce que la douleur les fait crier. Patoulet trouve cependant que la brimballe n’est pas un châtiment excessif, parce que « la malice des nègres est plus grande qu’on ne saurait s’imaginer ».

Le cinquième article traite des enfants que les négresses peuvent avoir des blancs et des Indiens. Le roi consulte Blenac et Patoulet, parce qu’à la Guadeloupe ils sont esclaves, pour que leur maître n’y perde pas. À la Martinique, l’usage est que les mulâtres deviennent libres à vingt ans, les mulâtresses à quinze. Le père paie 1.000 livres d’amende à l’église ; il peut garder l’enfant en payant 1.000 livres au maître. — Il est curieux de constater que, plus d’une fois, les réponses de Blenac et Patoulet sont en désaccord absolu. En effet Blenac répond : « Il me revient de Saint-Christophe que la plupart des officiers ont épousé des mulâtresses, ce qui fait juger qu’elles n’y ont pas toujours été esclaves. » Il est d’avis que tous les mulâtres soient libres ; le père serait contraint de dédommager le maître, de nourrir l’enfant, et le produit de l’amende servirait à empêcher le commerce des blancs avec les esclaves. Mais Patoulet objecte qu’il n’est pas exact qu’à Saint-Christophe des officiers aient épousé des mulâtresses ; les mulâtres sont esclaves dans cette île. À la Guadeloupe on les a maintenus aussi dans l’esclavage pour empêcher le libertinage. Il pense qu’on doit les laisser esclaves et il est absolument opposé aux mariages entre blancs et gens de couleur.

Blenac continue à se montrer plus humain que Patoulet, et il demande que le Conseil établisse en chaque île des commissaires pour examiner les bons ou les mauvais traitements des maîtres à l’égard des esclaves. Il voudrait qu’on défendît aux nègres de circuler sans billets de leurs maîtres, pour empêcher leurs révoltes. Or Patoulet dit qu’un arrêt a déjà été pris en ce sens, de même qu’au sujet des nègres marrons. Il faut croire qu’il n’était pas régulièrement observé.

Enfin, Blenac et Patoulet ont porté au Conseil l’arrêt du Conseil d’État qui prohibe la saisie des nègres. Il a été enregistré et le Conseil a ordonné, en outre, que les nègres seraient à l’avenir réputés immeubles et, par conséquent, ne pourraient être vendus qu’avec la terre.

Nous avons extrait de ce document tout ce qui est relatif aux nègres pour bien montrer que les questions sont traitées au fur et à mesure qu’elles se présentent, sans qu’il y ait encore un plan très net ; c’est la pratique de chaque jour qui révèle constamment les sujets nouveaux sur lesquels il est nécessaire de légiférer. Mais Colbert a fait demander par le roi à Patoulet et à Blenac de rédiger un Mémoire d’ensemble sur tout ce qui concerne les esclaves, comme il en exige, du reste, sur la religion, la justice, les finances des îles[16]. Il veut qu’ils s’inspirent des arrêts et règlements déjà rendus par les Conseils souverains et, en outre, qu’ils prennent sur chaque point l’avis desdits Conseils. Ces prescriptions ont donné lieu à deux mémoires remarquables. Le premier[17], daté du 20 mai 1682, est de Patoulet seul et a été approuvé par Blenac, qui n’y a rien trouvé à réformer. Le second[18], en date du 13 février 1683, est de Begon, successeur de Patoulet comme gouverneur, qui l’a rédigé de concert avec Blenac. Ils ont servi de base pour la rédaction définitive du Code Noir.


IV

Pour le texte du Code Noir lui-même, nous jugeons utile de le reproduire à la fin du présent chapitre, parce que nous aurons souvent à y renvoyer par la suite. Nous donnerons la copie même du manuscrit des Archives Coloniales, qui est dans le volume des Ordres du roi de 1685, et qui doit être la reproduction de l’original ; car il existe des différences parfois assez importantes dans les textes de cet édit qui ont été publiés jusqu’à ce jour dans des ouvrages considérés pourtant comme des plus estimables[19]. Nous devons dire qu’à notre connaissance il a déjà été inséré intégralement par Chambon dans le Commerce de l’Amérique par Marseille, et par A. Dessalles dans son Histoire des Antilles.

Nous l’avons trouvé en manuscrit aussi, mais non sans inexactitudes, dans un volume de la Bibliothèque nationale intitulé : Ordonnances du présidial de Nymes, qui est un recueil de pièces diverses et où ces ordonnances sont en tête[20]. Les articles sont reproduits avec un commentaire à la suite, dû à Antoine Loisel fils[21]. Ce jurisconsulte, descendant du célèbre Loisel, ami de Cujas, a surtout rapproché le Code Noir des textes romains auxquels il se rapporte et du droit canonique. Il est certain, en effet, que cette double influence est frappante. Les magistrats et hommes de lois du xviie siècle puisaient constamment à ces sources ; il n’est donc pas étonnant que la trace s’en retrouve dans ce document législatif. L’influence romaine, de même que celle de la Bible, avait été remarquée à la fin du siècle dernier par l’auteur anonyme de l’Essai sur l’esclavage des nègres[22]. Faisant l’histoire de l’esclavage dans l’antiquité, il est d’abord amené à citer la Bible, et il écrit (p. 13) : « Quelques-unes de ces lois sont atroces et surtout en ce qui regarde les nations étrangères. D’autres ont pour objet d’adoucir les horreurs de l’esclavage, et c’est en particulier les esclaves hébreux qu’elles cherchent à protéger et favoriser. Elles ont eu plus d’influence qu’on ne croit sur l’état des esclaves, lorsque les chrétiens se sont avisés d’importer des nègres d’Afrique en Amérique. » Puis il parle de Justinien et des adoucissements qu’il apporta à la législation concernant les esclaves. Empruntons-lui encore cette citation intéressante (p. 96) : « Lorsque les esclaves africains furent importés dans nos colonies au xvie siècle (sic), la puissance publique ne songea point d’abord que ces créatures humaines avaient droit à sa protection. Des notions générales sur le droit que les maîtres avaient de les faire travailler et de les faire mourir sans jugement formèrent le Code et négligèrent le sort de ces infortunés ; à mesure que leur nombre s’accrut, le prince ou ses représentants interposèrent leur autorité pour contenir les maitres qui portaient à l’excès l’abus de la leur. L’édit de 1681 (sic), appelé Code Noir, est la première loi complète par laquelle le souverain vint à leur secours ; elle se ressent encore de la rudesse des temps, et cependant elle procura des soulagements efficaces aux esclaves et détermina enfin les premiers rapports entre eux et leurs maîtres. »

À notre tour, nous ferons remarquer que l’application de certains principes de droit romain et de droit canonique fut parfois tout à fait erronée au xviie siècle. Les juristes, imbus d’idées trop générales et abstraites, ne tinrent pas assez de compte des différences capitales qui caractérisent l’esclavage moderne par opposition à l’esclavage ancien. À Rome, en effet, et, après la chute de l’Empire romain, dans les premiers siècles de l’Église, les esclaves ne constituaient pas une race spéciale. Ils n’eurent pas, en particulier, à subir l’influence du préjugé de couleur ; on ne les maintint pas systématiquement dans un état d’infériorité intellectuelle aussi absolue. Sous l’influence du changement des mœurs, des progrès de la philosophie, du christianisme, qui correspondent à l’amélioration de la législation les concernant, il n’était pas rare de voir certains d’entre eux s’élever dans la société. Rien de pareil aux colonies pour les nègres esclaves. Aussi les assimilations tentées entre l’esclavage antique et l’esclavage moderne sont-elles restées sans effet.

M. Gaffarel[23] fait erreur lorsqu’il écrit à propos du Code Noir : « On y constate une singulière préoccupation d’empêcher la fusion des deux races. Ne pouvant empêcher les rapprochements charnels, il interdit tout rapprochement légal. » Nous n’avons, pour le réfuter, qu’à le renvoyer à l’article 9, où il est question de mariages réguliers possibles entre hommes libres et femmes esclaves. Ce qui est vrai, c’est que le préjugé social empêcha presque toujours dans la pratique ces unions légitimes. La contradiction est presque constante entre les dispositions légales et les faits. Si les juristes de la métropole admirent sans hésitation le principe des mariages entre les deux races, les mœurs des colons y répugnèrent sans cesse. Passe encore d’avoir une esclave pour concubine ; pour femme, non. Mais c’est la question des enfants qui devint capitale. Les pères ne voulaient pas qu’ils restassent esclaves. La mère continuerait-elle donc à l’être ? De là des affranchissements très nombreux, auxquels on se verra forcé, à diverses reprises, de mettre des restrictions, à la fois pour réprimer le libertinage et pour empêcher la trop grande diminution du nombre des esclaves qui, par suite de ces faits, ne se renouvelaient pas au moyen de la reproduction.

Ainsi la fusion des races s’opéra de fait, mais non en droit. La conséquence devait être la prédominance du nombre des mulâtres devenus libres, mais avec lesquels les blancs ne s’unirent guère non plus légitimement. On sait avec quelle ténacité s’est conservé aux colonies le préjugé contre les sang-mêlé. S’il n’avait pas existé primitivement à ce degré, qui sait s’il ne se serait pas produit une assimilation progressive qui insensiblement aurait, par la force des choses, amené la disparition de l’esclavage ?

Quoi qu’il en soit, la promulgation du Code Noir fut assurément un bienfait pour les esclaves. C’est une œuvre humaine pour l’époque, surtout si on la compare à la législation qui existait sur ce point chez les autres nations. Quelque intérêt que dût offrir cette comparaison faite en détail, nous avons dû pourtant nous en abstenir, car cette étude nous eût entraîné trop loin[24]. Mais l’idée générale de la douceur relative avec laquelle les Français traitaient leurs esclaves est admise par tous ceux qui se sont occupés de ces questions[25]. Et pourtant nous verrons quelle était leur situation. Ce n’est que vers la fin du xviiie siècle qu’on songera vraiment qu’ils sont hommes comme nous. Mais, comme on l’a dit : « Il ne faudrait pas chercher dans la pensée de Colbert la moindre trace d’humanité ou ce philosophisme qui va se saisir de la question après lui ; il en est à cent lieues. Pour lui, il n’y a en tout cela qu’un intérêt commercial. Comme jadis le vieux Caton, il est doux et humain envers les esclaves, par spéculation[26]. »


V


Voici donc le texte du Code Noir :


Édit du Roi, ou code noir[27],
sur les esclaves des îles de l’Amérique


Mars 1685. À Versailles.


Louis, par la grâce de Dieu, etc… Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine Providence a mis sous notre obéissance, Nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informé du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine, et pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans lesdites îles ; et désirant y pourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ils habitent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leur sommes toujours présent non seulement par l’étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les soutenir dans leurs nécessités. À ces causes, etc.

Article premier. — Voulons que l’Édit du feu roi de glorieuse mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles ; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nosdites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d’en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.

Art. 2. — Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants qui achètent des nègres nouvellement arrivés d’en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneur et intendant desdites îles, à peine d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.

Art. 3. — Interdisons tout exercice public d’autre religion que la C., A. et R. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui les permettront et souffriront à l’égard de leurs esclaves.

Art. 4. — Ne seront préposés aucuns commandeurs à la direction des nègres, qui ne fassent profession de la religion C., A. et R., à peine de confiscation desdits nègres contre les maîtres qui les auront préposés et de punition arbitraire contre les commandeurs qui auront accepté ladite direction.

Art. 5. — Défendons à nos sujets de la religion P. R. d’apporter aucun trouble ni empêchement à nos autres sujets, même à leurs esclaves, dans le libre exercice de la religion C, A. et R., à peine de punition exemplaire.

Art. 6. — Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion C., A. et R. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l’heure de minuit jusqu’à l’autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d’amende et de punition arbitraire contre les maîtres et de confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail.

Art. 7. — Leur défendons pareillement de tenir le marché des nègres et de toute autre marchandise auxdits jours, sur pareille peine de confiscation des marchandises qui se trouveront alors au marché et d’amende arbitraire contre les marchands.

Art. 8. — Déclarons nos sujets qui ne sont pas de la religion C., A. et R. incapables de contracter à l’avenir aucuns mariages valables, déclarons bâtards les enfants qui naîtront de telles conjonctions, que nous voulons être tenues et réputées, tenons et réputons pour vrais concubinages.

Art. 9. — Les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leur concubinage avec des esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront chacun condamnés en une amende de 2.000 livres de sucre, et, s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons, outre l’amende, qu’ils soient privés de l’esclave et des enfants et qu’elle et eux soient adjugés à l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. N’entendons toutefois le présent article avoir lieu lorsque l’homme libre qui n’était point marié à autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l’Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes.

Art. 10. — Les solennités prescrites par l’Ordonnance de Blois et par la Déclaration de 1639 pour les mariages seront observées tant à l’égard des personnes libres que des esclaves, sans néanmoins que le consentement du père et de la mère de l’esclave y soit nécessaire, mais celui du maître seulement.

Art. 11. — Défendons très expressément aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. Défendons aussi aux maîtres d’user d’aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.

Art. 12. — Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents.

Art. 13. — Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants, tant mâles que filles, suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur père, et que, si le père est libre et la mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement.

Art. 14. — Les maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés. Et, à regard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés.

Art. 15. — Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de gros bâtons, à peine de fouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera saisis, à l’exception seulement de ceux qui sont envoyés à la chasse par leurs maîtres et qui seront porteurs de leurs billets ou marques connus.

Art. 16. — Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s’attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l’un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l’arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenants, et de les arrêter et de les conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décret.

Art. 17. — Les maîtres qui seront convaincus d’avoir permis ou toléré telles assemblées composées d’autres esclaves que de ceux qui leur appartiennent seront condamnés en leurs propres et privés noms de réparer tout le dommage qui aura été fait à leurs voisins à l’occasion desdites assemblées et en 10 écus d’amende pour la première fois et au double en cas de récidive.

Art. 18. — Défendons aux esclaves de vendre des cannes de sucre pour quelque cause et occasion que ce soit, même avec la permission de leurs maîtres, à peine du fouet contre les esclaves, de 10 livres tournois contre le maître qui l’aura permis et de pareille amende contre l’acheteur.

Art. 19. — Leur défendons aussi d’exposer en vente au marché ni de porter dans des maisons particulières pour vendre aucune sorte de denrées, même des fruits, légumes, bois à brûler, herbes pour la nourriture des bestiaux et leurs manufactures, sans permission expresse de leurs maîtres par un billet ou par des marques connues ; à peine de revendication des choses ainsi vendues, sans restitution de prix, pour les maîtres et de 6 livres tournois d’amende à leur profit contre les acheteurs.

Art. 20. — Voulons à cet effet que deux personnes soient préposées par nos officiers dans chaque marché pour examiner les denrées et marchandises qui y seront apportées par les esclaves, ensemble les billets et marques de leurs maîtres dont ils seront porteurs.

Art. 21. — Permettons à tous nos sujets habitants des îles de se saisir de toutes les choses dont ils trouveront les esclaves chargés, lorsqu’ils n’auront point de billets de leurs maîtres ni de marques connues, pour être rendues incessamment à leurs maîtres, si leur habitation est voisine du lieu où leurs esclaves auront été surpris en délit ; sinon elles seront incessamment envoyées à l’hôpital pour y être en dépôt jusqu’à ce que les maîtres en aient été avertis.

Art. 22. — Seront tenus les maîtres de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus, pour leur nourriture, deux pots et demi, mesure de Paris, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant chacune 2 livres et demie au moins, ou choses équivalentes, avec 2 livres de bœuf salé, ou 3 livres de poisson, ou autres choses à proportion ; et aux enfants, depuis qu’ils sont sevrés jusqu’à l’âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus.

Art. 23. — Leur défendons de donner aux esclaves de l’eau-de-vie de canne ou guildive, pour tenir lieu de la substance mentionnée en l’article précédent.

Art. 24. — Leur défendons pareillement de se décharger de la nourriture et subsistance de leurs esclaves en leur permettant de travailler certain jour de la semaine pour leur compte particulier.

Art. 25. — Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile ou quatre aunes de toile, au gré des maîtres.

Art. 26. — Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l’avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d’office, si les avis viennent d’ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais ; ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves.

Art. 27. — Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres, et, en cas qu’ils les eussent abandonnés, lesdits esclaves seront adjugés à l’hôpital, auquel les maîtres seront condamnés de payer 6 sols par chacun jour, pour la nourriture et l’entretien de chacun esclave.

Art. 28. — Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs maîtres ; et tout ce qui leur vient par industrie, ou par la libéralité d’autres personnes, ou autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leurs maîtres, sans que les enfants des esclaves, leurs pères et mères, leurs parents et tous autres y puissent rien prétendre par successions, dispositions entre vifs ou à cause de mort ; lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et contracter de leur chef.

Art. 29. — Voulons néanmoins que les maîtres soient tenus de ce que leurs esclaves auront fait par leur commandement, ensemble de ce qu’ils auront géré et négocié dans les boutiques, et pour l’espèce particulière de commerce à laquelle leurs maîtres les auront préposés, et au cas que leurs maîtres ne leur aient donné aucun ordre et ne les ait point préposés, ils seront tenus seulement jusqu’à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit, et, si rien n’a tourné au profit des maîtres, le pécule desdits esclaves que les maîtres leur auront permis d’avoir en sera tenu, après que les maîtres en auront déduit par préférence ce qui pourra leur être dû ; sinon que le pécule consistât en tout ou partie en marchandises, dont les esclaves auraient permission de faire trafic à part, sur lesquelles leurs maîtres viendront seulement par contribution au sol la livre avec les autres créanciers.

Art. 30.. — Ne pourront les esclaves être pourvus d’office ni de commission ayant quelque fonction publique, ni être constitués agents par autres que leurs maîtres pour gérer et administrer aucun négoce, ni être arbitres, experts ou témoins, tant en matière civile que criminelle : et en cas qu’ils soient ouïs en témoignage, leur déposition ne servira que de mémoire pour aider les juges à s’éclairer d’ailleurs, sans qu’on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve.

Art. 31. — Ne pourront aussi les esclaves être parties ni être (sic) en jugement en matière civile, tant en demandant qu’en défendant, ni être parties civiles en matière criminelle, sauf à leurs maîtres d’agir et défendre en matière civile et de poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été commis contre leurs esclaves.

Art. 32. — Pourront les esclaves être poursuivis criminellement, sans qu’il soit besoin de rendre leurs maîtres partie, [sinon] en cas de complicité : et seront, les esclaves accusés, jugés en première instance par les juges ordinaires et par appel au Conseil souverain, sur la même instruction et avec les mêmes formalités que les personnes libres.

Art. 33. — L’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.

Art. 34. — Et quant aux excès et voies de fait qui seront commis par les esclaves contre les personnes libres, voulons qu’ils soient sévèrement punis, même de mort, s’il y échet.

Art. 35. — Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, bœufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert.

Art. 36. — Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, cannes à sucre, pois, mil, manioc, ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s’il y échet, les condamner d’être battus de verges par l’exécuteur de la haute justice et marqués d’une fleur de lys.

Art. 37. — Seront tenus les maîtres, en cas de vol ou d’autre dommage causé par leurs esclaves, outre la peine corporelle des esclaves, de réparer le tort en leur nom, s’ils n’aiment mieux abandonner l’esclave à celui auquel le tort a été fait ; ce qu’ils seront tenus d’opter dans trois jours, à compter de celui de la condamnation, autrement ils en seront déchus.

Art. 38. — L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; s’il récidive un autre mois à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et, la troisième fois, il sera puni de mort.

Art. 39. — Les affranchis qui auront donné retraite dans leurs maisons aux esclaves fugitifs, seront condamnés par corps envers le maître en l’amende de 300 livres de sucre par chacun jour de rétention, et les autres personnes libres qui leur auront donné pareille retraite, en 10 livres tournois d’amende par chacun jour de rétention.

Art. 40. — L’esclave puni de mort sur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura été condamné sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants de l’île, qui seront nommés d’office par le juge, et le prix de l’estimation en sera payé au maître ; et, pour à quoi satisfaire, il sera imposé par l’intendant sur chacune tête des nègres payant droits la somme portée par l’estimation, laquelle sera régalée sur chacun desdits nègres et levée par le fermier du domaine royal pour éviter à frais.

Art. 41. — Défendons aux juges, à nos procureurs et aux greffiers de prendre aucune taxe dans les procès criminels contre les esclaves, à peine de concussion.

Art. 42. — Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d’être procédé contre les maîtres extraordinairement.

Art. 43. — Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave étant sous leur puissance ou sous leur direction et de punir le meurtre selon l’atrocité des circonstances ; et, en cas qu’il y ait lieu à l’absolution, permettons à nos officiers de renvoyer tant les maîtres que les commandeurs absous, sans qu’ils aient besoin d’obtenir de nous des lettres de grâce.

Art. 44. — Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d’aînesse, n’être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire.

Art. 45. — N’entendons toutefois priver nos sujets de la faculté de les stipuler propres à leurs personnes et aux leurs de leur côté et ligne, ainsi qu’il se pratique pour les sommes de deniers et autres choses mobiliaires.

Art. 46. — Seront dans les saisies des esclaves observées les formes prescrites par nos ordonnances et les coutumes pour les saisies des choses mobiliaires. Voulons que les deniers en provenant soient distribués par ordre de saisies ; ou, en cas de déconfiture, au sol la livre, après que les dettes privilégiées auront été payées, et généralement que la condition des esclaves soit réglée en toutes affaires comme celle des autres choses mobiliaires, aux exceptions suivantes.

Art. 47. — Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères, s’ils sont tous sous la puissance d’un même maître ; déclarons nulles les saisies et ventes séparées qui en seront faites ; ce que nous voulons avoir lieu dans les aliénations volontaires, sur peine, contre ceux qui feront les aliénations, d’être privés de celui ou de ceux qu’ils auront gardés, qui seront adjugés aux acquéreurs, sans qu’ils soient tenus de faire aucun supplément de prix.

Art. 48. — Ne pourront aussi les esclaves travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries et habitations, âgés de quatorze ans et au-dessus jusqu’à soixante ans, être saisis pour dettes, sinon pour ce qui sera dû du prix de leur achat, ou que la sucrerie, indigoterie, habitation, dans laquelle ils travaillent soit saisie réellement ; défendons, à peine de nullité, de procéder par saisie réelle et adjudication par décret sur les sucreries, indigoteries et habitations, sans y comprendre les nègres de l’âge susdit y travaillant actuellement.

Art. 49. — Le fermier judiciaire des sucreries, indigoteries, ou habitations saisies réellement conjointement avec les esclaves, sera tenu de payer le prix entier de son bail, sans qu’il puisse compter parmi les fruits qu’il perçoit les enfants qui seront nés des esclaves pendant son bail.

Art. 50. — Voulons, nonobstant toutes conventions contraires, que nous déclarons nulles, que lesdits enfants appartiennent à la partie saisie, si les créanciers sont satisfaits d’ailleurs, ou à l’adjudicataire, s’il intervient un décret : et, à cet effet, il sera fait mention dans la dernière affiche, avant l’interposition du décret, desdits enfants nés des esclaves depuis la saisie réelle. Il sera fait mention, dans la même affiche, des esclaves décédés depuis la saisie réelle dans laquelle ils étaient compris.

Art. 51. — Voulons, pour éviter aux frais et aux longueurs des procédures, que la distribution du prix entier de l’adjudication conjointe des fonds et des esclaves, et de ce qui proviendra du prix des baux judiciaires, soit faite entre les créanciers selon l’ordre de leurs privilèges et hypothèques, sans distinguer ce qui est pour le prix des fonds d’avec ce qui est pour le prix des esclaves.

Art. 52. — Et néanmoins les droits féodaux et seigneuriaux ne seront payés qu’à proportion du prix des fonds.

Art. 53. — Ne seront reçus les lignagers et seigneurs féodaux à retirer les fonds décrétés, s’ils ne retirent les esclaves vendus conjointement avec les fonds ni l’adjudicataire à retenir les esclaves sans les fonds.

Art. 54. — Enjoignons aux gardiens nobles et bourgeois usufruitiers, amodiateurs et autres jouissants des fonds auxquels sont attachés des esclaves qui y travaillent, de gouverner lesdits esclaves comme bons pères de famille, sans qu’ils soient tenus, après leur administration finie, de rendre le prix de ceux qui seront décédés ou diminués par maladie, vieillesse ou autrement, sans leur faute, et sans qu’ils puissent aussi retenir comme fruits à leur profit les enfants nés desdits esclaves durant leur administration, lesquels nous voulons être conservés et rendus à ceux qui en sont les maîtres et les propriétaires.

Art. 55. — Les maîtres âgés de vingt ans pourront affranchir leurs esclaves par tous actes entre vifs ou à cause de mort, sans qu’ils soient tenus de rendre raison de l’affranchissement, ni qu’ils aient besoin d’avis de parents, encore qu’ils soient mineurs de vingt-cinq ans.

Art. 56. — Les esclaves qui auront été faits légataires universels par leurs maîtres ou nommés exécuteurs de leurs testaments ou tuteurs de leurs enfants, seront tenus et réputés, les tenons et réputons pour affranchis.

Art. 57. — Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles, leur tenir lieu de naissance dans nosdites îles et les esclaves affranchis n’avoir besoin de nos lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos sujets naturels de notre royaume, terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers.

Art. 58. — Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants, en sorte que l’injure qu’ils leur auront faite soit punie plus gravement que si elle était faite à une autre personne : les déclarons toutefois francs et quittes envers eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciens maîtres voudraient prétendre tant sur leurs personnes que sur leurs biens et successions en qualité de patrons.

Art. 59. — Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d’une liberté acquise[28] produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets.

Art. 60. — Déclarons les confiscations et les amendes qui n’ont point de destination particulière, par ces présentes nous appartenir, pour être payées à ceux qui sont préposés à la recette de nos droits et de nos revenus ; voulons néanmoins que distraction soit faite du tiers desdites confiscations et amendes au profit de l’hôpital établi dans l’île où elles auront été adjugées.


Il y a lieu d’être surpris que ces soixante articles n’aient pas été rangés sous des titres différents[29] ; car ils ne se suivent pas dans un ordre rigoureusement logique. Nous nous efforcerons cependant de nous conformer le plus possible pour notre étude à l’ordre adopté par le législateur, quoique notre groupement doive être un peu différent pour présenter un ensemble peut-être plus net de la situation.


  1. Tria sunt instrumenti villatici genera : vocale, in quo sunt servi ; semivocale, in quo sunt boves ; mutum, in quo sunt plaustra. Varron, R. R., I, 17.
  2. Arch. Col., F, 134, p. 279.
  3. Arch. Col., F, 18. Mémoire touchant la propriété incommutable des terres et droits du sieur Houel dans les îles de la Guardeloupe.
  4. Arch. Col., F, 247, p. 247.
  5. Arch. Col., F, 132, p. 149.
  6. Arch. Col., F, 156. Pièce 7, intitulée : Conseil. Nous en avons tiré les détails qui suivent.
  7. Celui-ci siégea d’abord au Petit-Goave, ensuite à Léogane et, enfin, au Port-au-Prince. Une seconde Cour souveraine fut créée au Cap en 1701. Cf. Moreau de Saint-Méry, I, 428. L’Encyclopédie méthodique, Jurisprudence, t. II, p. 743, art. Colonies, indique un édit du 8 juin 1702 pour le Conseil du Cap.
  8. Commission coloniale, 1849-1851. Rapport sur un projet de loi organique de gouvernement et de l’administration dans les colonies. Titre II (non signé).
  9. Cf. Code Martinique, de Durand-Molard, II, 130. Règlement du Roi du 24 mars 1763 au sujet des attributions respectives du Gouverneur et de l’Intendant.
  10. Arch. Col., F, 247, p. 217.
  11. Arch. Col., F, 67. Instructions au sieur de Baas. 16 septembre 1668.
  12. rch. Col., F, 236.
  13. Dalloz, Répertoire méthodique et alphabétique de législation, V, 34, art. Organisation des Colonies.
  14. Arch. Col., F, 67.
  15. Arch. Col., F, 248, p. 681. Extrait des avis de MM. de Blenac et Patoulet sur divers objets d’administration que le roi avait soumis à leur discussion. Ib., C8, 3. Minute de ce projet. D’un côté des feuilles est l’avis de Blenac, de l’autre la réponse de Patoulet. Une note du 13 décembre 1681 indique, à la fin, que Blenac se rendra chez Patoulet pour écrire avec lui de concert.
  16. Arch. Col., F, 67. Instructions à Begon, intendant, mai 1682.
  17. Cf. Arch. Col., F, 248, p. 535, et F, 90. Ce dernier volume contient une copie signée et annotée de Patoulet lui-même ; c’est le texte le plus complet.
  18. Arch. Col., F, 90. La copie porte la signature originale de Begon.
  19. Le Code Noir se trouve dans : P. Néron et Girard, Recueil d’édits et d’ordonnances royaux sur le fait de la justice et autres matières importantes, 1713 ; — Moreau de Saint-Méry, Loix et Constitutions, etc. ; – Code Noir ou Recueil des règlements concernant les colonies et le commerce des nègres ; — Durand-Molard, Code de la Martinique, I, 40 ; — Isambert, Anciennes lois françaises, XIX, 494.
  20. F. Fr., 5969.
  21. Cette indication se trouve à la page 235.
  22. Arch. Col., F, 129.
  23. Colonies françaises, p. 207.
  24. On peut consulter, à ce sujet, Petit, Dissertation sur le droit public des colonies françaises, espagnoles et anglaises d’après les lois des trois nations comparées entre elles.
  25. Cf., en particulier, Schœlcher, Colonies françaises et Colonies étrangères.
  26. Deschamps, Histoire de la question coloniale en France, p. 154.
  27. Le Code Noir fut alors promulgué pour les Antilles qui ressortissaient encore à la Martinique. Il ne fut enregistré à Cayenne que le 5 mai 1704, puis rendu applicable à Bourbon par lettres patentes de décembre 1723 et à la Louisiane par édit royal de mars 1724. — Un arrêt du Petit-Goave du 29 septembre 1688 (Moreau de Saint-Méry, I, 476) ordonne sa publication dans toutes les paroisses de la colonie, pour que personne ne puisse le violer « par malice ou ignorance ».
  28. La plupart des textes portent à tort : « Voulons qu’ils méritent une liberté acquise. »
  29. L’Encyclopédie méthodique, Commerce, I, 533, établit une division en 7 titres, et même 8, avec le dernier article, soit articles 1 à 14, — 15 à 22, — 23 à 28, — 29 à 32, — 33 à 44, — 45 à 55, — 56 à 59, — et 60.