L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789/II/IX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IX

AFFRANCHISSEMENT DES ESCLAVES. — SITUATION NOUVELLE DES AFFRANCHIS


« Que Dieu me garde du mendiant enrichi et de l’esclave libéré ! » (Proverbe arabe, cité par Burton, Voyage aux grands lacs, 125.)


I. — Pas de disposition légale sur l’affranchissement avant le Code Noir, sauf pour les mulâtres. — Articles 55 et 56 du Code Noir : pas de restrictions à la volonté des maîtres. — Motifs qui les poussent à affranchir leurs esclaves : services rendus par les domestiques ; — services rendus à la cause publique ; — liaisons illégitimes ; — spéculation.
II. — Ordonnance royale interdisant l’affranchissement sans autorisation préalable (1713). — Affranchissements trop multipliés ; instructions à ce sujet. — Ordonnance royale de 1736, proscrivant la fraude qui consistait à baptiser comme libres des enfants de mères non affranchies.
III. — Vers 1740, imposition d’un droit pour les affranchissements. — Détails à ce sujet. — Suppression de cette taxe des libertés (1766). — Divers règlements locaux. — Le Conseil d’État décide qu’il n’appartient qu’aux gouverneurs et intendants de statuer sur les affranchissements. — Ordonnance de 1775. — État semestriel des permissions accordées. — Actes d’affranchissement non ratifiés. — Les esclaves ne pouvant montrer un titre légal appartiennent au roi. — Dans la pratique, la volonté des maîtres n’a jamais pu être sérieusement entravée par les règlements.
IV. — Articles 57, 58, 59 du Code Noir, relatifs aux affranchis : égalité apparente entre les gens de couleur libres et les blancs. — Le préjugé de couleur. — L’appellation de sang-mêlé considérée comme un délit. — Différence radicale entre les sang-mêlé et les blancs. — Il n’en est pas de même pour les Indiens. — L’opinion du gouvernement commence à changer vers 1789.
V. — Vérification des titres de liberté. — Défense aux sang-mêlé de porter les noms des blancs. — Politique tendant à empêcher les unions entre les gens de couleur et les blancs. — Règlements sur le luxe des gens de couleur.
VI. — Charges dans la judicature et les milices interdites aux sang-mêlé. — De même pour certains offices ou métiers. — Ils exercent souvent les moins avouables. — Restrictions à leur droit de propriété : ils ne peuvent recevoir ni dons, ni legs des blancs. — Débats au sujet du droit de capitation dont ils se prétendent exempts. — Mesures diverses à leur égard. — De leurs rapports avec les blancs. — Le préjugé de couleur partagé par les esclaves sang-mêlé.



I

La question si importante de l’affranchissement des esclaves ne semble pas avoir été réglée avant le Code Noir ; on ne trouve en effet aucune disposition législative générale à cet égard antérieurement à 1685. Et, pourtant, il est à peu près certain qu’il dut y avoir alors des esclaves affranchis. Dans les premiers recensements que nous ayons et qui remontent à 1665 pour Saint-Christophe[1], il n’est pas question néanmoins de nègres libres. Moreau de Jonnès[2] mentionne les premiers affranchis, au nombre de 4, en 1695, pour la Guyane française, et il n’en indique pas pour les Antilles avant 1700. Nous ne savons d’ailleurs de quels documents il a fait usage. Pour nous, qui avons dépouillé 5 cartons de pièces relatives aux anciens recensements des îles[3], la seule indication précise la plus reculée que nous ayons trouvée est de 1696[4]. Dans le recensement général de la Martinique pour cette année, il est porté 122 mulâtres, nègres et sauvages libres, 184 femmes et 199 enfants, sur 20.086 habitants, dont 13.126 esclaves. Pour la Guadeloupe, en 1697[5], il y a 50 mulâtres, nègres et sauvages libres, 96 femmes et 129 enfants, sur 7.353 habitants, dont 4.801 esclaves. — Dès 1681, les documents que nous avons cités (liv. II, ch. i, p. 152) nous apprennent qu’à la Martinique l’usage est que les mulâtres deviennent libres à vingt ans, et les mulâtresses à quinze. C’est bien ce que disait déjà le P. Du Tertre (Cf. plus haut, liv. II, ch. iii, p. 197) : « Quand quelque commandeur abuse d’une nègre, l’enfant qui en vient est libre… », et cela d’après une ordonnance. Il est également fait allusion à cette ordonnance dans un extrait du registre du greffe civil de la Martinique[6] : Le juge royal ordonne qu’une mulâtresse comprise dans une saisie jouira du bénéfice de l’ordonnance qui déclare les mulâtresses libres à quinze ans, qu’elle se pourvoira par le mariage ou se mettra en service.

Ainsi, il paraît n’avoir été réglé, sinon prévu, que ce cas spécial de l’affranchissement des esclaves avant 1685, c’est-à-dire la liberté acquise de droit, à une époque déterminée, à l’enfant né de l’union d’un blanc avec une négresse. Or nous allons voir que l’affranchissement peut résulter de plusieurs causes diverses.

Le Code Noir, très libéral sur ce point, n’impose aucune restriction à la faculté laissée aux maîtres d’affranchir leurs esclaves, soit de leur vivant, soit après leur mort, ce qui nous laisse supposer qu’auparavant l’habitude était que les maîtres pussent disposer d’eux à leur gré, puisqu’ils étaient leur propriété[7]. Ici encore nous retrouvons l’influence du droit romain. L’article 55 est en effet ainsi conçu : « Les maîtres âgés de vingt ans pourront affranchir leurs esclaves par tous actes entre vifs ou à cause de mort, sans qu’ils soient tenus de rendre raison de l’affranchissement, ni qu’ils aient besoin d’avis de parents, encore qu’ils soient mineurs de vingt-cinq ans. » Or la loi romaine permettait aux mineurs d’affranchir leurs esclaves à partir de vingt ans accomplis[8]. La disposition de l’article 55 du Code Noir fut, il est vrai, modifiée par deux ordonnances royales, du 15 décembre 1721 et du 1er février 1743, qui interdirent aux mineurs de vingt-cinq ans, même émancipés, d’affranchir leurs esclaves. Toutefois, il ne s’agit ici que des nègres « servant à exploiter les habitations » et non des domestiques ou de ceux qui exercent des métiers[9]. L’article 56 porte, en outre : « Les esclaves qui auront été faits légataires universels par leurs maîtres ou nommés exécuteurs de leurs testaments, ou tuteurs de leurs enfants, seront réputés et tenus, les tenons et réputons pour affranchis[10]. »

On ne paraissait pas s’être rendu encore un compte bien exact du nombre des causes variées qui devaient produire l’affranchissement et devenir à la longue un danger pour les îles. Les législateurs pensaient sans doute que l’intérêt suffirait à arrêter les maîtres dans cette voie. Mais, d’un côté, ils ne se préoccupaient pas assez de leurs passions ; de l’autre, ils ne réfléchirent pas assez que, dans bien des cas, il importe peu à un maître de rendre libre un de ses esclaves après sa mort, surtout étant donné qu’au début il y avait peu de familles régulièrement constituées. Quoi qu’il en soit, il est nécessaire d’indiquer tout d’abord les motifs qui poussaient les maîtres à affranchir leurs esclaves. Nous remarquerons qu’ils sont à peu près les mêmes dans l’esclavage moderne que dans l’esclavage ancien ; car, au fond, sous la variété des institutions des différents peuples, la nature humaine reste sensiblement identique, et l’histoire doit s’éclairer à chaque instant de la psychologie.

Du moment que le sort de l’esclave dépend uniquement de la volonté d’une personne, il est subordonné à son caractère. Il est naturel qu’un maître, qui a été fidèlement servi durant de longues années ou soigné dans une maladie par son esclave, éprouve le besoin de le récompenser par le don de la liberté, soit immédiatement, soit après sa mort. On conçoit aussi qu’il n’y avait guère que les esclaves domestiques qui fussent à même de profiter de cette cause d’affranchissement. D’une manière générale, d’ailleurs, c’est à peu près uniquement parmi cette catégorie que se recrutent les affranchis : ce sont, en effet, des esclaves de choix, ceux qui ont la meilleure tournure, qui sont les plus intelligentes et de meilleur caractère. Grâce à une certaine familiarité, qui était commune entre les créoles et leurs serviteurs, ceux-ci arrivaient souvent à prendre un grand empire sur eux. C’est ce qui se produisait en particulier pour les nourrices. N’oublions pas de noter que, vu la nonchalance bien connue des créoles et la facilité qu’ils avaient de s’entourer d’un innombrable personnel domestique, ils se laissaient aller à se rendre dépendants de leurs services pour s’éviter la moindre fatigue[11]. C’est même en voyant tous ces domestiques, souvent occupés à ne rien faire, plus ou moins indolents, presque toujours souriants, que certains voyageurs, accueillis aux îles par l’hospitalité la plus large, ont parfois été tentés de faire l’apologie de l’esclavage[12]. Mais il ne faut jamais perdre de vue que l’esclave véritable, celui qui porte réellement tout le poids de sa terrible chaîne, c’est celui de l’atelier et du jardin, condamné au travail forcé du matin au soir ; c’est l’automate anonyme, perdu dans cette masse noire incessamment mouvante et qui ne se distingue guère, pour le propriétaire, des rouages d’une machine. Donc ce chapitre s’applique presque exclusivement aux nègres domestiques.

Nous mettrons à part les affranchissements pour services rendus à la cause publique. Un arrêté du Conseil de guerre de la Martinique[13], du 17 février 1695, stipule que la liberté sera donnée à tout nègre qui aura pris un drapeau ennemi, fait prisonnier un officier, ou sauvé un sujet du roi. — Le 2 août 1698[14], un esclave est affranchi par le gouverneur Ducasse, parce qu’il a fait la campagne de Carthagène, a été pris et emmené en Hollande, dont il est de retour. — En vertu d’un arrêt du Conseil du Cap, du 6 août 1708[15], Louis la Ronnerie, appartenant à Mme de Graffe, est déclaré libre pour avoir tué deux nègres révoltés et en avoir fait arrêter plusieurs autres. Sa maîtresse refusant d’y consentir, quoique devant être indemnisée, est déboutée de sa requête, le 2 juillet 1709. Les administrateurs confirment alors la liberté de la Ronnerie[16] ; ils rappellent qu’il s’est signalé pendant la guerre, en allant enlever un prisonnier au milieu du camp ennemi, ce qui l’avait fait considérer dès lors comme libre par feu M. de Graffe, « n’ayant point été compris dans l’inventaire des nègres de ladite dame de Graffe lors de ses partages ». — Le 28 juin 1734, un esclave obtient la liberté, à la demande des habitants, pour avoir aidé à la capture d’un chef de bandes de nègres marrons ; il sera seulement tenu de servir pendant trois ans dans la maréchaussée[17]. — Le Conseil supérieur de Léogane récompense par l’affranchissement un esclave qui avait préservé le quartier des Baradaires d’une invasion, le 28 janvier 1748[18]. — Un maître reçoit 1.000 livres de la caisse des suppliciés pour le prix de sa négresse, que le gouvernement a affranchie, parce qu’elle a dénoncé des assassins[19]. — Dans l’acte de capitulation de la Guadeloupe, daté du 1er mai 1759[20], l’article 20 est ainsi conçu : « Il sera permis aux habitants de donner la liberté aux nègres auxquels ils l’auront promise pour la défense de l’île. » Il est seulement spécifié que ces affranchis devront quitter l’île. L’article 19 de l’acte de la capitulation de la Martinique[21] porte également : « Les esclaves, qui ont été affranchis pendant le siège ou à qui la liberté a été promise, seront réputés et déclarés libres, et ils jouiront paisiblement de cette liberté. »

À côté de ces causes honorables d’affranchissement, il faut en citer une, qui avait des effets beaucoup plus considérables, et qui n’était autre que le fait de la corruption des mœurs. On a vu ce que nous avons dit de cette corruption dans un chapitre spécial. Devenir l’esclave favorite ou une des esclaves favorites du maître, c’était, la plupart du temps, l’ambition des négresses. Et combien de maîtres, dans ce cas, savaient résister, pour ne pas libérer l’objet de leur faiblesse, la mère de leurs enfants et ces enfants eux-mêmes ? « Sur 100 affranchissements, est-il dit dans un Mémoire sur la législation de la Guadeloupe[22], 5 tout au plus ont un motif louable. Les 95 autres ont été donnés à des concubines favorites et à quelques-uns de leurs enfants. Tous ces instruments et ces fruits du dérèglement ne reçoivent pas également la liberté ; il est des maîtres qui font le lendemain matin, et par 25 coups de fouet, reconduire au travail celle dans les bras de laquelle ils ont passé la nuit ! Il est des pères qui froidement consentent que l’enfant provenu de leurs œuvres gémisse sous le fouet d’un commandeur ; d’autres qui, pour affranchir et la mère et l’enfant, emploient le patrimoine de leurs enfants légitimes, quelquefois la dot de leurs épouses, en laissant ceux-ci dans l’abandon, la douleur, les besoins et l’ignorance. De l’un et de l’autre côté, quel oubli de tous principes ! »

Il est très rare de constater des affranchissements d’hommes consentis par des particuliers, surtout parmi les esclaves de culture ou d’atelier. Ces cas-là ne se produisent guère que lorsque les maîtres veulent spéculer sur cette opération. Alors ils font payer chèrement la liberté à leurs esclaves. Tantôt, ce sont même des femmes qui l’achètent, on peut deviner comment ; tantôt ce sont des nègres indociles ou peu travailleurs, qui se procurent aussi par tous les moyens, dont un des plus communs était le larcin, le prix de leur rachat ; tantôt enfin, de sont des esclaves ouvriers, habitués déjà à travailler pour eux moyennant une rétribution et que leurs maîtres affranchissent pour une somme déterminée.



II

Mais on ne tarda pas à s’apercevoir de s inconvénients de ce système. Dès le 15 août 1711, nous trouvons un règlement local[23], qui défend d’une manière absolue aux propriétaires d’affranchir leurs esclaves sans autorisation, à cause des abus multiples qui se produisaient ; il est constaté que les nègres volent et que les négresses se prostituent pour amasser l’argent nécessaire. Le lieutenant-général Phelypeaux commente cette ordonnance dans une lettre qu’il adresse au Ministre, le 1er août 1712[24]. Après avoir rappelé les désordres de toute espèce auxquels se livrent les esclaves, il écrit qu’ils se croient en droit, une fois libres, d’exercer ce qu’ils ont pratiqué étant esclaves. « Ils tiennent cabaret, brelan,… et donnent retraite aux nègres marrons qui apportent chez ces anciens camarades tout ce qu’ils ont volé pour quelque jour acheter aussi leur liberté… » M. l’intendant et moi avons donc « liché (sic) une ordonnance, par laquelle tous les affranchissements sont nuls s’ils ne sont pas visés par nous ». Il demande qu’elle soit confirmée par le roi. Il faudrait, de plus, que les affranchis ne pussent pas tenir de cabaret, pour les forcer de s’adonner au négoce, aux métiers et à la culture.

Le Conseil du Cap, s’autorisant de cette lettre et de cette ordonnance, qu’il rappelle expressément, annula, le 29 août 1712[25], plusieurs libertés accordées par testament. Il n’en donnait d’autre raison que celle-ci, à savoir que l’octroi de la liberté est très préjudiciable à la colonie. Les nègres devaient être vendus au profit de Sa Majesté. Mais cet arrêt fut cassé par le Conseil d’État[26]. La mesure s’explique parce que l’ordonnance des administrateurs n’avait pas encore été ratifiée quand le Conseil du Cap avait pris sa décision. Cependant on en reconnut tellement le bien-fondé que le roi rendit, le 24 octobre 1713, une ordonnance[27] pour la confirmer. Il décida que, pour empêcher les abus et le trafic, il faudrait, pour affranchir les esclaves, une permission par écrit du gouverneur général et de l’intendant des îles pour les Îles-sous-le-Vent ; des gouverneurs particuliers, des commissaires ordonnateurs des îles de la Tortue, côte de Saint-Domingue et de la province de Guyane et de l’île de Cayenne, pour ce qui regarde lesdites îles ; sinon, les nègres seraient vendus au profit du roi. Le Code Noir devait, au surplus, être exécuté en ce qui n’y était pas dérogé.

Une lettre du Conseil de Marine aux administrateurs de la Martinique, du 14 octobre 1722[28], leur dit qu’ils ont eu tort de confirmer la liberté de deux esclaves, donnée sans leur consentement préalable ; ces esclaves auraient dû être vendus au profit du roi, conformément à l’ordonnance de 1713[29]. Il leur faut examiner avec soin les raisons alléguées par les maîtres pour accorder la liberté à leurs esclaves, car il n’y a déjà que trop d’esclaves libres aux colonies. Ils n’ont pas non plus le droit d’exiger des aumônes pour les hôpitaux à propos des affranchissements. — Les administrateurs eux-mêmes se plaignent de ces affranchissements multipliés. Ainsi, nous lisons dans une lettre de MM. Pas de Feuquières et Bénard, du 18 janvier 1723[30] : « Si nous ne tenions pas la main à empêcher les libertés des esclaves, il y en aurait quatre fois plus qu’il n’y en a, car il y a ici grande familiarité et liberté entre les maîtres et les négresses, qui sont bien faites, ce qui fait qu’il y a une si grande quantité de mulâtres, et la récompense la plus ordinaire de leur complaisance aux volontés des maîtres est la promesse de la liberté qui est si flatteuse que, jointe à la volupté, elle détermine aisément ces négresses à faire tout ce que les maîtres veulent. » — Le 17 juillet 1724, le Ministre écrit à M. Blondel[31] : « Il n’y a déjà que trop de nègres libres aux îles, ce qui pourrait devenir d’une dangereuse conséquence et à quoi il paraît qu’il conviendrait de mettre ordre pour l’avenir. Je vous envoie les articles du Code Noir modifiés ; pour ceux qui sont relatifs à la Louisiane, je vous prie de les examiner et de me mander si vous n’estimeriez pas qu’il convient d’ordonner la même chose pour les Îles-du-Vent. — Il pourrait peut-être convenir aussi de restreindre pour l’avenir la liberté des esclaves à ceux qui auront sauvé la vie à leur maître, à sa femme ou à quelqu’un de ses enfants, comme aussi à ceux qui auraient empêché la perte totale des biens de leurs maîtres. Si vous pensez qu’une pareille règle peut augmenter la désertion ou le marronage des nègres, on pourrait prendre un autre expédient pour venir à la même fin. » Ce serait, comme l’explique le Ministre, de déclarer nuls tous les billets de liberté non visés par le gouverneur et l’intendant, à qui l’on prescrirait en secret de ne les viser que pour les motifs ci-dessus.

À propos du recensement de 1733 comparé à celui de 1732, le Ministre constate encore[32], en écrivant au marquis de Fayet, « une augmentation considérable sur le nombre des nègres et mulâtres libres ». Puis, il lui recommande d’être extrêmement circonspect et de n’accorder des libertés qu’en parfaite connaissance de cause. Dans une autre lettre[33], il ajoute : « J’approuve qu’en observant de ne point permettre de donner la liberté aux nègres hors dans certains cas, vous n’en usiez pas de même avec les mulâtres ; je sais qu’ils sont ennemis déclarés des nègres. »

Une ordonnance royale, du 15 juin 1736[34], renouvelant celle du 24 octobre 1713, interdit, en outre, de baptiser comme libres des enfants dont la mère ne serait pas manifestement affranchie. C’était un des moyens qu’on employait le plus fréquemment pour échapper à la nécessité d’obtenir l’autorisation des administrateurs. Cette ordonnance est commentée dans une lettre à MM. de Champigny et d’Orgeville[35]. Le Ministre rappelle d’abord les dispositions libérales du Code Noir. « Mais, dit-il, depuis que les esclaves ont été en plus grand nombre, l’on a reconnu qu’il y avait des maîtres qui mettaient leur liberté à prix d’argent et des esclaves qui, pour se la procurer, cherchaient à avoir de l’argent par toutes sortes de voies. » Il n’a pas été tenu un compte suffisant de l’ordonnance de 1713. On a affranchi sans permission ou baptisé comme libres des enfants de mères esclaves. Aussi a-t-on proposé de rechercher ceux qui ont été ainsi indûment affranchis depuis 1713, et de les confisquer au profit du roi. Mais Sa Majesté a trouvé qu’il y aurait de très grands inconvénients et a mieux aimé prendre de nouvelles dispositions. — Une ordonnance locale, du 5 septembre 1742[36], rendue à la requête de la dame de Silvecanne, déclare nulle la liberté accordée à 16 esclaves par son mari sans la ratification des administrateurs.



III

C’est à peu près vers cette époque que, pour enrayer les affranchissements, on imagina d’ajouter à la nécessité d’une autorisation celle du paiement d’une certaine somme. Moreau de Saint-Méry, dans ses notes manuscrites[37], dit qu’il n’est pas possible de préciser la date exacte à laquelle cet usage commença à être établi. D’après lui, on trouve la preuve qu’il était en vigueur dès 1740 dans des payements exigés sous l’administration de MM. de Champigny et de La Croix. Peut-être ces administrateurs avaient-ils pris sur eux de les exiger. Mais, en tout cas, la mesure n’avait pas été encore ratifiée par le roi. En effet, ce n’est que le 8 juillet 1745 que le Ministre écrit à ce sujet aux administrateurs de la Martinique, MM. de Caylus et de Ranché[38]. Comme toujours, il est question des libertés trop facilement accordées par les maîtres, « particulièrement à des négresses et des mulâtresses, et le plus souvent pour prix du commerce qu’ils ont eu avec elles ». Aussi a-t-il été proposé d’imposer un droit[39] de 1.000 livres pour les hommes et de 600 pour les femmes, sauf les cas où la liberté est de droit, conformément au Code Noir. Le Ministre demande leur avis aux administrateurs. Le droit dut être immédiatement adopté, car il leur prescrit, le 8 juin 1746[40], de lui rendre compte, chaque année, des autorisations accordées, des sommes perçues comme droit et de leur emploi. Il en est, par la suite, fait état comme d’une ressource régulière. Le procès-verbal de l’imposition de 4 millions faite par l’assemblée des deux Conseils supérieurs de la colonie, tenue au Cap, du 30 janvier au 12 mars 1764[41], contient tout un développement inséré dans le rapport des commissaires sur le produit des libertés. Ils disent que c’est MM. de Larnage et Maillart[42] qui imaginèrent de taxer la ratification des affranchissements à une certaine somme en faveur des hôpitaux ; la taxe fut ensuite perçue au profit du roi. Elle rapporte annuellement une moyenne de 18.700 livres Et les commissaires ajoutent : « La taxe des libertés n’a aucun établissement légal ; cette taxe est odieuse en elle-même. Si l’on peut, si l’on doit punir le libertinage, parce qu’il est dangereux et criminel, on doit épargner le fruit du libertinage, parce qu’il est innocent. Il est défendu aux maîtres de vendre la liberté aux esclaves ou de la donner conditionnelle. Le roi pratiquera-t-il ce qu’il défend à ses sujets ? Nous estimons qu’il convient de supprimer ces taxes… » Relativement aux libertés testamentaires, ils disent : « C’est ici le lieu, Messieurs, de vous rappeler les attentats des esclaves sur la vie des maîtres, dans l’espérance de la liberté. Que de colons bienfaisants sacrifiés au désir impatient de hâter une liberté promise par la mort ! Que de maîtres indifférents conduits lentement au tombeau par un poison ménagé, afin d’arracher de leur faiblesse et de leur douleur, par des soins simulés, la promesse de la liberté ! Nous croyons donc devoir proposer à l’assemblée d’arrêter que le roi sera supplié d’interdire les libertés testamentaires. »

Nous allons voir que le roi lit droit à ces réclamations. Déjà le droit est diminué pour Saint-Domingue par une ordonnance des administrateurs[43], qui le fixe à 300 livres au lieu de 800, et retranche de plus tous les frais de secrétariat, enregistrement et autres. Puis, il est supprimé par une ordonnance royale du 1er février 1766[44]. L’article 27 est, en effet, ainsi conçu : « Les permissions pour affranchir les esclaves seront pareillement données par eux (les administrateurs) conjointement, suivant les règles prescrites et gratuitement, sans que lesdits affranchissements puissent précéder les permissions qu’ils auront données ; et ils observeront à cet égard les dispositions de l’ordonnance du 15 juin 1736, sauf, en cas d’opposition de la part des parties intéressées, à y être pourvu par la justice ordinaire. » Quant aux libertés testamentaires, une lettre ministérielle adressée aux administrateurs de la Martinique, le 14 janvier 1766[45], porte injonction de permettre très rarement les affranchissements et d’empêcher absolument de les accorder à la condition de n’en jouir qu’après le décès du maître.

Un arrêt du Conseil de Port-au-Prince, du 29 décembre 1767[46], décide : Aucun maître ne pourra affranchir un esclave, en vertu de la permission des administrateurs, sans avoir, au préalable, fait publier ladite permission au siège royal dans le ressort duquel il aura fait sa demeure, pendant trois audiences consécutives, et sans justifier par le certificat du greffier dudit siège qu’il n’y a été formé aucune opposition. — Le Conseil du Cap rendit, le 28 janvier 1768, un arrêt identique[47]. Mais il fut cassé par le Conseil d’État[48], pour les raisons suivantes : Tout ce qui concerne les affranchissements appartient exclusivement aux gouverneurs et intendants ; de plus, le Conseil a modifié certaines dispositions de l’ordonnance royale du 15 juin 1736 par d’autres dispositions contraires aux articles 39 et 46 de celle du 1er février 1766. Or il appartenait à Sa Majesté seule de statuer.

À la Martinique, les administrateurs se bornent à rappeler les anciennes mesures prescrites par les ordonnances royales et à les renouveler. Ils défendent aux maîtres[49] de traiter avec leurs esclaves pour les affranchir, de les faire passer dans les îles étrangères et de les rendre libres au moyen d’une vente simulée, de faire baptiser des enfants de mères esclaves.

Une ordonnance du roi, du 10 juillet 1768[50], interdit de laisser des esclaves libres en vertu d’un simple billet du maître, qui les fait ensuite rentrer en esclavage après plusieurs années, et, de plus, de les affranchir en fraude des créanciers. — On tend de plus en plus à restreindre les libertés qui ne sont pas justifiées. Par exemple, les administrateurs de Saint-Domingue publient, avec l’autorisation royale, le 23 octobre 1775, une ordonnance[51], aux termes de laquelle les maîtres seront tenus de présenter d’abord une requête ; puis, ils n’auront le droit d’affranchir gratuitement un esclave que pour services particuliers rendus à eux-mêmes ou à la colonie. Un autre moyen de procurer la liberté gratuite à un esclave, c’est de le faire recevoir en qualité de tambour dans les régiments du Port-au-Prince ou du Cap, ou dans les compagnies d’artillerie, pendant l’espace de huit années consécutives, ou bien de l’engager pour dix ans à la suite des compagnies des gens de couleur libres ; après ce laps de temps, « s’il a servi avec fidélité et exactitude », il obtiendra son congé et la liberté gratuite ; mais, s’il se conduit mal, il sera rendu à son maître. Pour tout autre cas, à moins que l’esclave n’eût dépassé quarante ans, il devait être payé 1.000 livres, si c’était un homme ; 2.000, si c’était une femme. On n’avait donc pas entièrement renoncé à la taxe des libertés.

À cette époque, commençaient à se répandre aux îles des bruits de liberté générale. Le gouvernement jugea même à propos d’y couper court par une circulaire[52] du 25 mars 1776. Le Ministre expose que, si quelque esprit faible avait conçu de l’inquiétude au sujet des projets attribués au roi par des gens malintentionnés, il y a lieu de le dissuader et de réprimer les désordres que pourrait causer une telle nouvelle. « Les colons doivent être assurés que les liens de leur intérêt particulier avec celui de l’État sont communs et ils n’ont à attendre du roi que des actes de bienfaisance et de nouvelles marques de son attention pour tout ce qui peut contribuer à leur bonheur. »

Sans parler des libertés irrégulières, existant de fait plutôt que de droit, et des libertés gratuites, nous pouvons nous faire une idée du nombre de celles qui étaient payées, d’après un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique concernant la caisse des libertés (7 mai 1776)[53]. Les recettes provenant des taxations faites pour raison des affranchissements accordés par le comte de Nozières et le président de Tascher pendant les quatre années de leur administration, terminées le 15 mars précédent, s’élèvent à 271.525 livres pour la Martinique et 41.091 pour Sainte-Lucie. Ce chiffre représente à peu près une centaine d’affranchissements par an pour la Martinique, en ne comptant que 700 livres environ pour la taxe moyenne. Ce ne serait certes pas beaucoup si l’on songe que cette île avait certainement alors plus de 100.000 esclaves. Mais il devait y avoir beaucoup plus de libertés, qui ne sont pas relatées officiellement. À Saint-Domingue, d’après Moreau de Saint-Méry[54], le nombre des affranchis était, en 1703, de 500 ; en 1715, de 1.500 ; en 1770, de 6.000 ; en 1780, de 22.000 ; et, vers 1789, de 28.000. Une note manuscrite du même auteur, que nous avons rapportée à la page 139, donne 25.000, au lieu de 22.000 pour cette île vers 1780, et 36.400 à cette date pour toutes les Antilles françaises. Du reste, leur plus ou moins grand nombre variait suivant les périodes et dépendait surtout des dispositions des administrateurs. Au moment où nous sommes, par exemple, pour Cayenne, de Fiedmont et Malouet ne s’entendent en aucune façon. Entre leurs différentes manières de voir, le Ministre adopte un moyen terme. Le résumé de sa lettre, du 3 septembre 1776[55], va nous éclairer sur ces dissentiments : M. de Fiedmont, persuadé que ce n’est qu’à l’aide des compagnies de gens de couleur libres qu’on peut arrêter les marrons, aurait voulu accorder toutes les permissions d’affranchissement et même « pouvoir donner, sans le consentement des maîtres, la liberté aux esclaves qu’il aurait jugés les plus propres à servir dans ces compagnies ». — « M. de La Croix, ayant reconnu, au contraire, que les nègres ne profitaient de la liberté qu’ils obtenaient que pour se livrer à la paresse, à la débauche et au libertinage, a regardé la multiplicité des affranchissements comme nuisible aux progrès de la culture et aux bonnes mœurs. » Aussi n’a-t-il accordé son consentement que dans de rares cas, et il a proposé de n’affranchir les hommes qu’à soixante ans, les femmes qu’à quarante. Les sentiments de ces deux administrateurs sont également exagérés. En effet, « la position de la Guyane qui, par l’immensité de ses forêts, facilite le marronage des esclaves, paraît exiger, de la part du gouvernement, plus de condescendance pour les affranchissements que dans nos autres colonies, afin d’augmenter ou du moins d’entretenir les compagnies des gens de couleur libres ; mais cette condescendance a des bornes que l’intérêt de la culture et les droits de la propriété doivent fixer… — Les esclaves sont, comme tous les autres biens, des objets de propriété dont on ne peut dépouiller aucun citoyen sans son consentement… » D’autre part, le système de M. de La Croix « détruirait l’amour des bonnes actions, qui ne serait plus excité par l’attrait des récompenses et rendrait impossible le recrutement des compagnies de gens de couleur. L’établissement des nègres révoltés de Surinam, s’il a lieu comme je le pense, suppléera au surplus, par la suite, les compagnies de gens de couleur. »

Malgré tout, il y a toujours abus, du moins au gré du gouvernement. Les mêmes recommandations ne cessent d’être faites aux administrateurs[56]. Dans une lettre du 6 avril 1786[57], le Ministre explique que Sa Majesté n’a pas voulu interdire les affranchissements par testament et priver les esclaves de jouir de la faculté qu’accorde l’article 56 du Code Noir ; mais Elle recommande d’être très difficile pour l’homologation des libertés accordées. — De même, Elle prescrit de rejeter toutes les demandes contraires aux règlements et de lui faire connaître le nombre de celles qui auront été accueillies[58]. En 1785, il a été donné 845 libertés, rien que pour Saint-Domingue, dont 203 gratis et 108 à un prix modéré. C’est un abus, et il y aura lieu de se conformer aux règlements en vigueur. « Je vous prie, au surplus, ajoute le Ministre, de m’adresser tous les six mois, à compter du 1er janvier dernier, un état exact de toutes les libertés que vous aurez jugé convenable d’accorder, en spécifiant les motifs des différentes grâces, pour que je puisse rendre compte à Sa Majesté de l’exécution de ses volontés. » — Enfin, une ordonnance des administrateurs de la Guadeloupe[59], du 3 mars 1789, stipule que les libertés, accordées par les maîtres, et qui n’auront pas été approuvées par le gouverneur, seront déclarées nulles et abusives, si ceux qui les ont obtenues ne se sont pas pourvus par-devant les administrateurs dans un délai de six mois.

Nous avons relevé aux Archives Nationales[60] un certain nombre d’actes d’affranchissement, mais il n’y en a qu’un qui porte la ratification des administrateurs. C’est celui d’un nègre nommé Almanzor, affranchi par M. de Maupin, « à l’Azile, le 17 novembre 1781, sous le bon plaisir de Messeigneurs les général et intendant ». Nous rapporterons comme exemple un certificat de liberté ; la formule est des plus simples. « Je certifie que nous avons donné la liberté à la négresse Jeanne pour les bons services qu’elle a rendue (sic) à mon père et à ma mère ; et les héritiers Guibert s’obligent de faire ratiffier sa liberté. À Lartibonite, le 15 décembre 1784. Signé : Guibert-Minière. » — Voici un cas particulier de l’intérêt que porte un maître à un de ses esclaves. Il est relaté dans une lettre[61] d’un nommé Dubarry à un de ses parents, Darode, qui vient d’être nommé chef d’artillerie à Port-au-Prince. Il lui dit qu’il a fait venir un de ses esclaves, Eutrope, pour lui demander quelles étaient ses intentions : « Il me met au comble de mes souhaits en désirant vous servir… ; je l’ai acheté dans l’intention de lui faire du bien. » Il recommande donc à son parent, si Eutrope se conduit bien, de l’en informer pour qu’il l’affranchisse, et de faire son possible pour le marier ; « mais il faudrait que ce fût un grand parti à pouvoir faire son bonheur toute sa vie. » Nous ignorons si ce rêve philanthropique fut réalisé.

Petit, dans son Droit public des esclaves[62], est d’avis qu’il faudrait ne permettre les affranchissements que pour services exceptionnels, tels que « la découverte d’une conspiration, celle d’un poison inconnu, avec l’indication des coupables et des preuves ; la dénonciation d’un repaire, d’une troupe d’esclaves obstinés dans leur défection ; la découverte d’un parti ennemi ; la capture ou la destruction d’un général ennemi dans une affaire ; la conservation de la vie d’un blanc dans un danger évident » ; et, en outre, pour certains services privés déterminés, comme « la nourriture du maître ou de trois de ses enfants sevrés par ses ordres ; la maternité de six enfants vivants, dont le moins agirait atteint sept années ; trente années de travail au jardin ou de service domestique, sans marronage ; une industrie, une économie, un attachement ayant contribué avec distinction à la conservation et à la fortune du maître… » Il traite ensuite de la nécessité d’assurer la subsistance de l’affranchi. Il ne paraît pas y avoir jamais eu de règlement spécial à ce sujet. Mais, en fait, les administrateurs exigeaient, la plupart du temps, que les maîtres prissent un engagement en ce sens. Le roi prescrit, le 20 mars 1784, à ceux de la Guyane[63], de n’imposer une pension que si l’affranchi a cinquante ans ou s’il est affligé ou menacé d’infirmité. En aucun cas, cette pension ne pourra dépasser 600 livres ni être au-dessous de 400 livres argent de France. Aussi beaucoup de maîtres, pour éviter de contracter pareille obligation, laissaient-ils simplement tel ou tel de leurs esclaves en liberté, sans faire régulariser sa situation. « Le libre de fait, — écrit à ce sujet M. Schœlcher[64], — dont le propriétaire était mort, le patronné qui avait perdu son patron, étaient tenus pour fugitifs, épaves, s’ils ne pouvaient montrer un titre légal d’affranchissement, et appartenaient au roi qui pouvait les faire vendre au profit de l’État. » Ainsi, en 1705[65], une négresse au service d’une demoiselle La Pallu, ayant réclamé sa liberté, sous prétexte qu’elle était née de père et mère libres, sans pouvoir faire la preuve, le subdélégué à l’intendance des îles, Mithon, la déclare esclave et la condamne à un mois de prison, les fers aux pieds. Mais, trois ans plus tard[66], l’intendant la déclare libre, ainsi que ses enfants, et sa maîtresse est déboutée de sa demande. Schœlcher rapporte[67] un arrêt du Conseil du Cap, du 7 février 1770, condamnant un mulâtre, malgré quarante ans de liberté, à redevenir esclave, faute de justifier de sa liberté ; en même temps, son mariage était cassé et ses six enfants déclarés bâtards. Il fallut une ordonnance des administrateurs pour suspendre l’exécution de cet arrêt et lui rendre la liberté.

En réalité, cette question des affranchissements, malgré des prescriptions multiples, ne put jamais être réglée d’une manière satisfaisante. Les restrictions apportées à la volonté des maîtres après le Code Noir ne furent jamais appliquées dans toute leur rigueur, ainsi que le constate encore M. Rouvellat de Cussac à propos de l’ordonnance du 16 septembre 1841[68]. Peut-être y aurait-il eu moyen, en favorisant les affranchissements et en accordant même au besoin des primes, d’arriver graduellement à l’abolition de l’esclavage, une fois que la traite eut été supprimée. Nous nous contentons d’indiquer cette idée, dont le développement et la discussion n’auraient plus qu’un intérêt tout à fait rétrospectif.



IV

La situation nouvelle des affranchis est déterminée aussi nettement que possible par les articles 57, 58 et 59 du Code Noir. Par le premier, ils sont réputés naturels français ; par le deuxième, ils sont affranchis des « charges, services et droits utiles que leurs anciens maîtres voudraient prétendre tant sur leurs personnes que sur leurs biens et successions en qualité de patrons » ; ils ne sont assujettis qu’à une sorte d’obligation morale envers eux et leurs familles, en étant tenus de leur « porter un respect singulier » ; enfin le troisième leur accorde tous « les mêmes droits, privilèges et immunités » qu’aux personnes nées libres. Telle est la théorie, en apparence très libérale, contenue dans ces articles. Il semble qu’il n’y ait eu, pour ainsi dire, plus de différences entre les gens de couleur libres et les blancs. Toutefois, dans la vie réelle, les mœurs l’emportèrent sur la législation pour maintenir comme une barrière infranchissable entre les uns et les autres. Aucune mesure ne triompha jamais du préjugé de couleur. Bien plus, il provoqua un certain nombre de règlements locaux ou généraux destinés à rappeler aux sang-mêlé la distance qui les séparait des blancs. On peut voir dans Moreau de Saint-Méry[69] les innombrables combinaisons de couleur des sang-mêlé. Eh bien, tout individu qui était réputé avoir même une partie infinitésimale de sang noir était rangé dans cette catégorie. La distinction radicale entre les deux classes, établie par les colons, fut même soigneusement entretenue par les administrateurs et le gouvernement central qui, par intérêt politique, furent amenés à la consacrer.

Sang-mêlé ! Cette appellation seule fut de tout temps considérée aux Antilles comme un terme de mépris. Elle constitua même un outrage passible de peines sévères. Voici, par exemple, un arrêt du Conseil de Léogane, du 11 septembre 1742[70], contre un individu « atteint et convaincu d’avoir témérairement et calomnieusement taxé l’intimé d’être issu de sang-mêlé et sa mère de la race d’Inde ». Il devra demander pardon en la chambre des audiences du siège royal de Saint-Marc ; il est, en outre, condamné à 1.500 livres d’amende et deux mois de prison. — Un autre, ayant adressé le même reproche à un commandant des milices, est astreint à faire une réparation publique et à payer 300 livres d’amende et 1.500 livres de dommages-intérêts[71]. — Les nommés Guiran et Hattier, « convaincus d’avoir faussement et malicieusement dit et répandu dans le public que les dames Dufourcq (celle-ci était la femme d’un membre du Conseil du Petit-Goave) et Wis, et le sieur Abraham (capitaine de milice) étaient entachés de sang-mêlé, pour réparation de quoi seront mandés en la chambre du siège royal du Petit-Goave… et là, nu-tête et à genoux, en présence de dix personnes au choix des plaignants, demanderont pardon aux sieur et dame Dufourcq, au sieur Abraham et à la dame Wis, de l’injure atroce qu’ils ont proférée contre eux, les prieront de vouloir bien l’oublier et les reconnaîtront, ainsi que toute leur famille, pour gens d’honneur, non entachés de sang-mêlé par parenté ni par alliance ; seront ensuite lesdits Guiran et Rattier blâmés… » De plus, ils seront condamnés à une aumône de 2.500 livres chacun envers l’hôpital, à 4.000 livres de dommages-intérêts chacun envers la dame de Wis et aux dépens du procès. Les intéressés avaient, comme dans la plupart des cas, le droit de faire publier et afficher le jugement.

Nous allons montrer, par quelques documents caractéristiques, combien cette opinion était entrée peu à peu dans les vues du pouvoir central. Nous avons choisi nos textes à dessein dans la seconde moitié du xviiie siècle, à un moment où il semble que, dans la métropole, les idées dussent commencer à se dégager des préjugés. Le gouverneur de Cayenne, Maillart, ayant demandé à quelle génération les sang-mêlé doivent rentrer dans la classe des blancs et peuvent être exempts de capitation, le Ministre lui répond, le 13 octobre 1766[72] : « Il faut observer que tous les nègres ont été transportés aux colonies comme esclaves, que l’esclavage a imprimé une tache ineffaçable sur toute leur postérité, même sur ceux qui se trouvent d’un sang-mêlé ; et que, par conséquent, ceux qui en descendent ne peuvent jamais entrer dans la classe des blancs. Car, s’il était un temps où ils pourraient être réputés blancs, ils jouiraient alors de tous les privilèges des blancs, et pourraient, comme eux, prétendre à toutes les places et dignités, ce qui serait absolument contraire aux constitutions des colonies. » — Cette même théorie est confirmée peu après au sujet de gens de couleur de Saint-Domingue, qui ont demandé au Conseil supérieur de Port-au-Prince l’enregistrement de titres de noblesse, en se fondant sur ce qu’on l’accordait à des Indiens. Mais le Ministre répond aux administrateurs[73] qu’il y a une différence essentielle entre les Indiens et les nègres. « La raison de cette différence est prise de ce que les Indiens sont nés libres et ont toujours conservé l’avantage de la liberté dans les colonies, tandis que les nègres n’y ont été introduits que pour y demeurer dans l’état d’esclavage, première tache qui s’étend sur tous leurs descendants et que le don de la liberté ne peut effacer. » Les Indiens, assimilés aux sujets du roi originaires d’Europe, peuvent prétendre à toutes charges et dignités dans les colonies ; tandis que les nègres ou leurs descendants, étant exclus de tous emplois, le sont, à plus forte raison, de la noblesse.

Aussi les gens de couleur essayaient-ils de se faire passer pour Indiens. Le 27 mai 1771, le Ministre[74] approuve les administrateurs de Saint-Domingue, MM. le comte de Nolivos et de Montarcher, d’avoir refusé de solliciter pour les sieur et dame Vincent des lettres patentes les déclarant issus de race indienne. « Une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la nature a mise entre les blancs et les noirs, et que le préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendants ne devaient jamais atteindre ». Il importe « au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce, dans quelque degré qu’elle se trouve ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves et qu’il contribue principalement au repos même des colonies. » Le Ministre recommande, en outre, de ne favoriser sous aucun prétexte les alliances des blancs avec les filles de sang-mêlé. Ainsi le marquis De Lage, capitaine d’une compagnie de dragons, qui a épousé en France une fille de ce sang, ne pourra plus servir à Saint-Domingue. — Nous relèverons encore ce passage dans un Mémoire du 7 mars 1777[75] : « À quelque distance qu’ils (les gens de couleur) soient de leur origine, ils conservent toujours la tache de leur esclavage et sont déclarés incapables de toutes fonctions publiques ; les gentilshommes même qui descendent, à quelque degré que ce soit, d’une femme de couleur, ne peuvent jouir de la prérogative de la noblesse. Cette loi est dure, mais sage et nécessaire dans un pays où il y a 15 esclaves pour 1 blanc ; on ne saurait mettre trop de distance entre les deux espèces ; on ne saurait imprimer aux nègres trop de respect pour ceux auxquels ils sont asservis. Cette distinction, rigoureusement observée même après la liberté, est le principal lien de la subordination de l’esclave, par l’opinion qui en résulte que sa couleur est vouée à la servitude, et que rien ne peut le rendre égal à son maître. L’administration doit être attentive à maintenir sévèrement celle distance et ce respect. »

Quelque temps après, cependant, une autre opinion se manifeste dans des instructions au sieur de Clugny, gouverneur de la Guadeloupe, et au sieur Foulquier, intendant, datées du 20 mai 1781[76]. « Les personnes les plus réfléchies considèrent aujourd’hui les gens de couleur comme la barrière la plus forte à opposer à tout trouble de la part des esclaves. Cette classe d’hommes mérite, selon leur opinion, des égards et des ménagements, et elles penchent pour le parti de tempérer la dégradation établie, de lui donner même un terme. Cet objet délicat mérite une méditation profonde. Sa Majesté recommande aux sieurs de Clugny et Foulquier de s’en occuper essentiellement et de recueillir les sentiments des Conseil supérieur, de la Chambre d’agriculture et des habitants qu’ils jugent les plus dignes de leur confiance… » La Constituante allait bientôt, en effet, déclarer que les gens de couleur libres sont citoyens au même titre que les blancs, en attendant la mesure plus radicale de la Convention proclamant la liberté de tous les esclaves. Mais ce serait sortir des limites de notre sujet que de rapporter ici ces mesures. Il nous suffira donc d’exposer comment les sang-mêlé furent à la fois avilis et pourtant protégés par le gouvernement, ce qui, tout en paraissant une inconséquence, fut en réalité la suite d’un plan bien combiné pour mieux assurer leur soumission vis-à-vis des blancs et celle des esclaves à leur égard.



V

Tout d’abord, les gens de couleur étaient soumis, comme c’est naturel, à la vérification des titres servant à prouver leur liberté. C’était là une simple mesure de police pour éviter les abus ; elle fut assez fréquemment renouvelée[77], et nous avons vu, dans ce même chapitre, que, faute de pouvoir justifier de leur affranchissement, ils étaient exposés a retomber en esclavage.

Une distinction primordiale établie entre eux et les blancs, c’est la défense qui leur est faite de porter les noms des blancs[78]. Ceux d’entre eux qui en avaient déjà pris furent contraints d’en changer[79]. Mais il est à remarquer que cette défense s’appliquait aux « négresses, mulâtresses, quarteronnes et métives libres et non mariées ». Elles sont tenues, en faisant baptiser leurs enfants, de leur donner, outre le nom de baptême, « un surnom tiré de l’idiome africain ou de leur métier et couleur, mais qui ne pourra jamais être celui d’une famille blanche de la colonie[80] ». Cette précaution était prise sans doute pour éviter qu’on donnât aux enfants naturels le nom de leur père. Ce n’était que dans le cas où une femme de couleur libre épousait un blanc qu’elle pouvait prendre son nom.

Mais on cherche par tous les moyens possibles à éviter les unions régulières des blancs et des gens de couleur. Ainsi le Ministre écrit, le 26 décembre 1703[81], au gouverneur général des îles, que le roi ne veut pas que les titres de noblesse des sieurs [pas de nom] soient examinés et reçus, parce qu’ils ont épousé des mulâtresses, ni que le gouverneur permette qu’on rende aucun jugement pour la représentation de leurs lettres. — Une négresse affranchie étant sur le point d’épouser un blanc, l’autorisation lui est refusée, et le roi fait connaître à M. Dalbond[82] qu’il a eu raison, car son intention n’est point de permettre le mariage des nègres avec les blancs. Cette interdiction paraît d’autant plus singulière que le Code Noir permettait même le mariage entre blancs et esclaves. Nous savons, d’autre part, que c’était un procédé courant pour certains colons peu délicats que d’épouser une femme de couleur libre, ayant des économies[83]. Il faut donc croire qu’en réalité la défense ne s’appliquait qu’à certains cas particuliers, que nous n’avons, du reste, vus spécifiés nulle part.

Un arrêt du Conseil souverain de la Martinique[84] défend à tous officiers publics de qualifier les gens de couleur des titres de sieur et dame. — On voulut, de plus, les empêcher d’imiter les blancs par le luxe de leurs vêtements. « Tous mulâtres indiens et nègres affranchis, ou libres de naissance, de tout sexe, — dit un règlement de la Martinique[85], — pourront s’habiller de toile blanche, ginga, cotonille, indiennes ou autres étoffes équivalentes de peu de valeur, avec pareils habits dessus, sans soie, dorure, ni dentelle, à moins que ce ne soit à très bas prix ; » les derniers ne devront avoir que des chapeaux, chaussures et coiffures simples, sous peine de prison et confiscation, et même de perte de la liberté en cas de récidive. Mais il était bien difficile de refréner l’amour des noirs pour la toilette. Nous constatons, par un autre règlement, du 9 février 1779[86], que, malgré ces mesures prohibitives, le luxe des gens de couleur est devenu extrême. Les administrateurs remarquent, à ce propos, qu’ils ne sont dignes de la protection du gouvernement qu’à la condition qu’ils « se contiennent dans les bornes de la simplicité, de la décence et du respect, apanage essentiel de leur état ». Aussi leur est-il enjoint (art. 1) « de porter le plus grand respect… à tous les blancs en général… à peine d’être punis même par la perte de la liberté, si le manquement le mérite ». Il leur est défendu (art. 2) « d’affecter dans leurs vêtements et parure une assimilation répréhensible sur la manière de se mettre des hommes blancs ou femmes blanches » ; enfin, on leur interdit « pareillement tous objets de luxe dans leur extérieur ». — Un arrêt du Conseil du Cap[87], du 3 février 1761, touchant le port d’armes, le défend expressément aux noirs et mulâtres libres. Il s’agit principalement du port de l’épée et des duels assez fréquents qui en étaient la conséquence.



VI

Indépendamment de ces différences purement extérieures, on en établit d’autres ayant une portée plus réelle dans la vie pratique. Un ordre du roi décide que tout habitant de sang-mêlé ne pourra exercer aucune charge dans la judicature ni dans les milices ; et il ajoute : « Je veux aussi que tout habitant qui se mariera avec une négresse ou mulâtresse ne puisse être officier, ni posséder aucun emploi dans la colonie[88]. » — Un arrêt du Conseil de la Martinique[89] défendit à tous greffiers, notaires, procureurs et huissiers d’employer des gens de couleur pour le fait de leur profession. On fit observer que de pareilles fonctions ne pouvaient être « confiées qu’à des personnes dont la probité soit reconnue, ce qu’on ne pouvait présumer se rencontrer dans une naissance aussi vile que celle d’un mulâtre ; que, d’ailleurs, la fidélité de ces sortes de gens devait être extrêmement suspecte ; qu’il était indécent de les voir travailler dans l’étude d’un notaire, indépendamment de mille inconvénients qui en pouvaient résulter : qu’il était nécessaire d’arrêter un pareil abus… »

Ils ne pouvaient pas non plus se livrer à certains métiers. À ce point de vue, Moreau de Saint-Méry[90] attire notre attention sur un arrêt du Conseil du Cap, du 22 mai 1760, qui autorise la femme Cottin à exercer la profession de sage-femme. Trois autres sages-femmes l’avaient attaquée comme incapable et non autorisée, conformément à un arrêt de la Cour, du 14 juin 1757. Elle répond alors qu’elle exerce depuis vingt ans, qu’elle a appris le métier de sa mère, qui l’a exercé pendant plus de trente ans, et produit des certificats justifiant de sa capacité et de son expérience. Sur quoi elle est autorisée à prêter serment. « Cette exception flatteuse pour la femme Cottin, dit Moreau de Saint-Méry, est un acte de justice, dont ses vertus l’ont rendue encore plus digne chaque jour. Condamnée en quelque sorte à l’abjection par sa couleur, elle est parvenue à inspirer une estime universelle par les sentiments et surtout par cette générosité secourable qui en fait encore aujourd’hui au Cap la mère des pauvres et l’objet de la vénération publique. »

Mais il arrivait trop souvent que les gens de couleur s’adonnaient de préférence aux métiers les moins avouables. Dans une lettre de l’administrateur Phelypeaux, du 6 avril 1713[91], il est question de 3 négresses « ouvertement protégées par l’intendant Vaucresson, parce qu’elles le comblent de présents ». Elles habitent le bourg Saint-Pierre, où elles sont cabaretières receleuses de vols et de nègres marrons, donnent à jouer et font pis encore ; le gouverneur les qualifie, en outre, d’épithètes qu’on n’oserait pas reproduire aujourd’hui dans un rapport officiel. Le 11 février 1727, les curés du Mouillage et de Saint-Pierre présentent au juge ordinaire une requête[92] tendant à ce qu’il soit défendu aux négresses et mulâtresses libres de donner des bals et de recevoir des assemblées chez elles. Elles favorisent en effet ouvertement la prostitution. Une « mulle libertine » s’était vantée de ce qu’un de ses amants avait dépensé pour sa toilette 7 à 800 livres. La dépravation des mœurs restait très grande chez les gens de couleur libres, pour beaucoup desquels elle avait été précisément l’origine de la liberté. Faut-il s’étonner que le sens moral ne fût guère développé en eux ?

C’est ainsi que, dans bien des cas, ils arrivaient à une certaine aisance et même à la fortune. Mais diverses restrictions furent imposées, après le Code Noir, à leur droit de propriété. Si une décision royale les autorise à disposer de leurs biens, lorsqu’ils n’ont pas d’enfants[93], ils sont en revanche déclarés incapable « de recevoir des blancs aucune donation entre vifs, ou à cause de mort, ou autrement, sous quelque dénomination ni prétexte que ce puisse être[94] ». Les dons ou legs faits en leur faveur étaient acquis à l’hôpital. Mais il est bien évident, comme le fait remarquer R. Dessalles[95], qu’il restait encore aux blancs la ressource d’éluder la loi de leur vivant en dénaturant leurs propriétés, ou, après leur mort, par des fidéi-commis. Du reste, nous trouvons à chaque instant des décisions contradictoires sur ce point comme sur bien d’autres, ce qui fait — répétons-le — qu’il est en réalité bien difficile de tracer un tableau rigoureusement exact de ce que fut aux Antilles la législation relative aux esclaves et aux affranchis. Par exemple, nous citerons le cas suivant d’une donation, en apparence irrégulière, d’après les textes que nous venons de rapporter, et qui fut néanmoins confirmée successivement par les diverses autorités d’une manière définitive[96]. Il s’agit de plusieurs esclaves affranchis en vertu d’un acte notarié par le sieur Dausseur, conseiller au Conseil supérieur de la Guadeloupe. Il est décédé en 1765. Or, il avait assigné une pension viagère de 600 livres à son esclave mulâtresse Victoire. Elle a épousé, en 1766, un mulâtre libre. Les deux époux réclament, en 1767, au fils Dausseur, le paiement de la pension. Celui-ci, condamné, fait appel ; mais la décision est confirmée le 12 janvier 1768. Alors Dausseur en appelle au roi ; il invoque tous les textes et se livre à une subtile discussion de droit. Malgré tout, un arrêt du Conseil d’État, du 23 avril 1774, le déclare non recevable en sa demande. Qu’est donc devenue la défense de faire des donations aux affranchis ?

Une question souvent agitée à propos des gens de couleur fut celle du droit de capitation, auquel ils prétendirent de tout temps se soustraire. Il semble bien, d’après le Code Noir, qu’ils ne dussent pas plus y être astreints que les blancs. Mais ce point fut continuellement remis en discussion. Dès 1688, les mulâtres de Saint-Christophe se refusent à payer le droit. Le gouverneur général des îles écrit à l’intendant Dumaitz[97] pour lui demander son avis à ce sujet. « On prétend, dit-il, que les officiers des Conseils favorisent ces exemptions, à cause du grand nombre de ces mulâtres qu’ils ont à leur service. » Or il rappelle une ordonnance de l’intendant Begon, de juillet 1684, qui déclare la capitation obligatoire pour les mulâtres. Il est vrai que cette ordonnance a spécialement exempté ceux de Saint-Christophe, par la raison qu’ils étaient utiles pour défendre les quartiers français et pour les empêcher de passer chez les Anglais ; cette mesure a été confirmée par arrêt du Conseil supérieur de cette île, du 13 mai 1688[98]. L’exemption est étendue aux autres îles, le 26 avril 1712, par l’intendant général, pour les esclaves affranchis et leurs enfants[99]. Mais une Déclaration royale, du 3 octobre 1730[100], les y soumet de nouveau ; elle sera de « 100 livres de sucre brut poids de marc ». En 1738, une sédition éclate à ce sujet à la Grande-Terre (Guadeloupe). « Les trois compagnies de milice de Saint-Francois ayant été assemblées, on leur lut l’acte de la déclaration du roi y relative. M. de Maisoncelle en fit sortir successivement 8 des rangs et leur demanda s’ils paieraient. Ils répondirent insolemment non. Ils ont été envoyés à la Martinique pour être mis aux cachots du Fort-Royal. On fera le procès des nommés La Verdure et Babien, mulâtres, accusés d’avoir tenu des discours séditieux sur le même sujet. » Les administrateurs durent prendre des mesures efficaces pour assurer l’exécution des volontés du roi. Car il semble que, depuis ce temps-là, la capitation ait été régulièrement payée par les gens de couleur libres ; du moins, ils n’en furent jamais exemptés qu’à titre exceptionnel, ce qui constituait, malgré le Code Noir, une différence de plus entre eux et les blancs.

Nous nous contenterons d’indiquer diverses autres mesures, qui ne sauraient être rangées sous une même rubrique, et qui serviront encore à montrer en quelle défiance ou quel mépris on tenait les gens de couleur. Une ordonnance des général et intendant de la Martinique[101] défend d’acheter d’eux des matières d’or et d’argent. — En temps de guerre, les arrivages ayant manqué, le juge de police du Cap interdit[102] aux boulangers de leur vendre du pain, à peine de 10 livres d’amende, et aux négociants, capitaines de navires marchands et autres, de leur vendre de la farine sous les mêmes peines. — Une autre fois, toute communication avec les galériens leur est interdite[103].

Dans la vie ordinaire, les blancs ne se faisaient pas faute, à l’occasion, de traiter les gens de couleur libres comme ils auraient traité les esclaves. Cependant, si les violences étaient excessives, ils pouvaient être punis, comme l’atteste une lettre du Ministre[104], qui approuve la condamnation d’un de la Martinique à 1.200 livres de dommages-intérêts envers un nègre libre blessé par lui d’un coup de sabre, plus un écu d’amende envers le roi et la peine de l’admonestation. Hilliard d’Auberteuil, qui écrit de 1776 à 1782, nous apprend que, de son temps, les relations réciproques se sont sensiblement améliorées : « Jusqu’à ces dernières années, un blanc qui se croyait offensé par un mulâtre le maltraitait et le battait impunément. » Mais, à présent, — ajoute-t-il, — quiconque frappe un mulâtre est passible de prison[105]. Pourtant, il devait subsister encore bien des abus, si nous en jugeons par la lettre suivante du Ministre à MM. le comte de la Luzerne et de Marbois[106] : « Je joins ici, Messieurs, deux mémoires qui m’ont été adressés par un homme de couleur, qui réclame pour lui et les individus de son espèce protection contre les vexations que leur font éprouver les blancs par l’effet d’un préjugé injuste, ainsi que l’existence dont leurs mœurs, leur aisance, leur honnêteté les rendent susceptibles. L’exposé de leur situation est touchant, et il paraît convenable de prendre provisoirement des mesures propres pour mettre cette classe d’hommes à l’abri des vexations dont elle se plaint ; je vous engage à prendre cet objet en considération et me rendre compte du parti que vous aurez pris. Quant à la sorte d’existence à laquelle les gens de couleur paraissent vouloir prétendre, la matière est absolument délicate, et la décision qu’ils sollicitent devra être le fruit du plus sérieux examen ; je recevrai avec plaisir les observations que vous voudrez bien m’adresser sur cet objet. » Quelques jours après[107], le Ministre leur envoie un troisième mémoire d’un homme de couleur sur le même objet, en leur recommandant d’y donner la plus grande attention. Mais ni les mémoires dont il est question, ni les réponses des administrateurs n’existent aux Archives Coloniales. Nous ne pouvons que constater la tendance générale, vers la fin de l’ancien régime, à améliorer la situation des gens de couleur libres.

S’il leur arrivait à eux-mêmes de se livrer à la moindre voie de fait sur un blanc, le châtiment était, cela va sans dire, des plus sévères. Ainsi un mulâtre libre fut condamné à être fouetté, marqué et vendu au profit du roi pour avoir battu un blanc, chantre de la paroisse de Jacmel[108]. La perte de la liberté était la punition qui menaçait sans cesse les affranchis ou même leurs descendants et qui rendait précaire la condition d’un grand nombre d’entre eux. Ils pouvaient être déchus de la liberté non seulement pour des délits commis par eux-mêmes, mais pour avoir recelé des esclaves et leurs vols[109].

Ce qu’il y a de curieux à remarquer, c’est que les esclaves sang-mêlé en étaient arrivés eux-mêmes à partager le préjugé de couleur. « Il n’est pas un nègre qui osât acheter un mulâtre ou un quarteron, dit Moreau de Saint-Méry[110] ; si cette tentative pouvait avoir lieu, l’esclave préférerait le parti le plus violent, la mort même, à un état qui le déshonorerait dans sa propre opinion. » Singulier point d’honneur ! Tant il est vrai que le blanc était considéré par lui comme une espèce supérieure ! La Révolution française a changé ces idées ; l’égalité des races a été proclamée ; mais encore aujourd’hui le préjugé de couleur est loin d’avoir disparu dans nos colonies, de même que dans tous les pays où les noirs ont été importés comme esclaves et ont produit des sang-mêlé.


  1. Arch. Col., G1, 472.
  2. Op. cit., p. 21.
  3. Arch. Col., G1, 468 à 472.
  4. G1, 470.
  5. G1, 468.
  6. Arch. Col., F, 248, p. 977.
  7. Petit, Droit public, etc., I, 300 : « C’était une conséquence de la propriété à laquelle il paraît au premier coup d’œil être contre tout droit d’apporter aucune espèce de limitation que celle du droit d’un tiers. »
  8. Cf. Digeste, XL, i, 1.
  9. Trayer, op. cit., p. 82.
  10. Cf. Instit., II, xiv, 1 : Servus autem a domino suo heres institutus, si quidem in eadem causa manserit, fit ex testamento liber heresque necessarius.
  11. Schœlcher, Abolition immédiate de l’esclavage, cite des exemples de faits dont il a été encore lui-même témoin : une femme créole ne peut pas se baisser pour ramasser son mouchoir ; — une nouvelle mariée, que son mari attend pour déjeuner, se croit elle-même obligée d’attendre, pour se lever, la négresse qui d’ordinaire lui mettait ses bas, etc.
  12. Tel est spécialement Granier de Cassagnac.
  13. Moreau de Saint-Méry, I, 257.
  14. Arch. Col., F, 142.
  15. Moreau de Saint-Méry, II, 127.
  16. Id., ib., 180, 10 février 1710.
  17. Id., III, 402.
  18. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 271, p. 701. Arrêt du 25 mars 1750.
  19. Moreau de Saint-Méry, IV, 23. Arrêt du Conseil du Cap, 9 juillet 1750.
  20. Durand-Molard, II, 55.
  21. Durand-Molard, II, 113.
  22. Arch. Col., F, 267. Il est signé Parmentier et sans date.
  23. Arch. Col., Code Guadeloupe, F, 222, p. 189.
  24. Arch. Col., C8, 20.
  25. Moreau de Saint-Méry, II, 327.
  26. Id., ib., 399.
  27. Durand-Molard, I, 80. Nous ne savons pourquoi M. Trayer place cette ordonnance en 1723, tout en faisant observer que Moreau de Saint-Méry la place en 1713. Cf. II, 398. Quels sont ses motifs et ses sources, nous l’ignorons, puisqu’il n’indique ni les uns ni les autres.
  28. Arch. Col., F, 252, p. 651.
  29. Ce texte nous indique bien que M. Trayer fait erreur. Voir note 3 de la page 408.
  30. Arch. Col., C8, 31.
  31. Ib., B, 47, Îles-du-Vent, p. 755.
  32. Arch. Col., B, 61, Saint-Domingue, p. 437. Lettre du 29 juin 1734.
  33. Moreau de Saint-Méry, III, 420, 29 mars 1735.
  34. Durand-Molard. I, 397.
  35. Arch. Col., B. 64, Îles-du-Vent, p. 324, 20 juin 1736.
  36. Moreau de Saint-Méry. III, 703.
  37. Arch. Col., F, 134. p. 176.
  38. Arch. Col., B, 81. p. 46.
  39. Hilliard d’Auberteuil, op. cit., II, 73, est d’avis que c’est un palliatif bien insuffisant. Il distingue trois cas : « Dans le premier cas, un homme opulent ne sera point retenu par la crainte de payer ; l’amour de l’argent ne l’empêchera pas de faire une action généreuse : dans le second cas, il ne balancera pas à faire à sa passion un sacrifice de plus ; dans le troisième, il exigera de son nègre une plus forte rançon. »
  40. Arch. Col., F, 238, p. 239.
  41. Moreau de Saint-Méry, IV, 681.
  42. Leur administration commence en 1738.
  43. Moreau de Saint-Méry, IV, 798, 10 octobre 1764.
  44. Id., V, 13.
  45. Arch. Col., F, 260, p. 585. Cf. Moreau de Saint-Méry, V, 13, Ordonnance du 1er février 1766.
  46. Moreau de Saint-Méry, V, 149.
  47. Id., ib., 152.
  48. Id., ib., 190. Arrêt du 10 juillet 1768.
  49. Durand-Molard, II, 557. Ordonnance des administrateurs, du 5 février 1768.
  50. Moreau de Saint-Méry, V, 190.
  51. Id., ib., 610.
  52. Arch. Col., B, 56, Saint-Domingue, p. 44.
  53. Durand-Molard, III, 253.
  54. Description de Saint-Domingue, I, 79.
  55. Arch. Col., B, 156, Cayenne, p. 42.
  56. Arch. Col., F, 263 (pas de pagination). Extrait des registres du Conseil souverain de la Martinique, 11 novembre 1785.
  57. Ib., ib.
  58. Ib., B, 192, Saint-Domingue, p. 159. Lettre à MM. le comte de la Luzerne et de Marbois, 10 août 1786.
  59. Arch. Col., F, 233, p. 791.
  60. Z1D, 138.
  61. Ib., 7 septembre 1781.
  62. P. 303.
  63. Arch. Col., F, 72. Instructions au sieur de Clugny, gouverneur, et au sieur Foulquier, intendant.
  64. Colonies françaises, p. 306.
  65. Arch. Col., F, 250, p.301, 8 avril.
  66. Arch. Col., F, 230, p. 305, 25 août 1708.
  67. Col. fr., p. 306. — Cf. Moreau de Saint-Méry, V, 290.
  68. Op. cit., pp. 88 et suiv. Pour les mesures relatives aux affranchissements après 1789, Cf. Trayer, op. cit., p. 85.
  69. Description de Saint-Domingue, I, 83.
  70. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 271, p. 105.
  71. Arch. Col., F, 271, p. 863. Arrêt du Conseil du Port-au-Prince, 6 novembre 1753.
  72. Ib., B, 123, Cayenne, p. 42.
  73. Moreau de Saint-Méry, V, 80. Lettre du 7 janvier 1767.
  74. Id., ib., 356 ; — et Arch. Col., B, 138, Saint-Domingue, 77 ; ce dernier texte est plus complet ; dans le même volume, p. 100, est une autre lettre, du 5 juillet 1771, aux mêmes administrateurs, pour leur rappeler les principes à suivre à ce sujet.
  75. Durand-Molard, III, 295.
  76. Arch. Col., F, 72. L’extrait que nous citons est reproduit textuellement dans un Mémoire du roi adressé, le 2 juin 1785, à MM. Bessner et Lescallier. À chaque instant, d’ailleurs, nous avons constaté ce fait pour des instructions répétées dans les mêmes termes.
  77. Durand-Molard, I, 160, Ordonnance des Administrateurs de la Martinique, 7 juillet 1720 ; II, 105, 1er septembre 1761 ; III, 186, 29 décembre 1774.
  78. Durand-Molard, III, 151. Ordonnance du 6 janvier 1773.
  79. Id., ib., 168, 4 mars 1774.
  80. Moreau de Saint-Méry, V, p. 448. Règlement des Administrateurs de Saint-Domingue, publié au Cap, le 24 juin 1773, et à Port-au-Prince, le 16 juillet. Il rappelle les règlements des 12 janvier 1727, 15 juin 1736, 14 novembre 1755.
  81. Id., I, 716.
  82. Arch. Col., B, 72, p. 152. Lettre du 30 décembre 1741.
  83. Hilliard d’Auberteuil. op. cit., II, 79, parle de 300 blancs ayant épousé des filles de sang-mêlé, par cupidité, à Saint-Domingue.
  84. Arch. Col., F, 262, p. 663, 6 novembre 1781.
  85. Durand-Molard, I, 139, 4 juin 1720.
  86. Moreau de Saint-Méry, V, 855.
  87. Moreau de Saint-Méry IV, 342. Il rappelle une ordonnance royale, du 23 juillet 1720, et un arrêt de règlement de la Cour, du 7 avril 1758, art. 18.
  88. Id., III, 382, 7 décembre 1733. Voir ci-dessus, p. 424.
  89. Durand-Molard, II, 375, 9 mai 1765.
  90. IV, 317.
  91. Arch. Col., C8, 19.
  92. Arch. Col., F, 255, p.21.
  93. Arch. Col., B, 72, p. 152. Lettre ministérielle à M. Dalbond, 30 décembre 1741.
  94. Moreau de Saint-Méry. III, 159, 8 février 1723.
  95. Op. cit., IV, 232.
  96. Arch. Col. F, 228, p. 923, 12 juillet 1768.
  97. Arch. Col., C8, 5. Lettre du 10 novembre 1688.
  98. Ib., C8, 8. Mémoire de Blenac et de Goimpy, 19 avril 1694.
  99. Ib., F, 251, p. 61.
  100. Durand-Molard, I, 357.
  101. Durand-Molard, I, 157, 3 février 1720.
  102. Moreau de Saint-Méry, IV, 451. Ordonnance du 17 avril 1762.
  103. Arch. Col., F, 261, p. 233. Ordonnance des administrateurs, 7 mai 1772.
  104. Ib.,ib., p. 227, 2 mars 1742.
  105. Op. cit., II, 74.
  106. Arch. Col., B, 192, Saint-Domingue, p. 43, 11 mars 1786.
  107. Ib., ib., p. 85, 6 avril.
  108. Moreau de Saint-Méry, V, 84, 22 janvier 1767.
  109. Durand-Molard, I, 69. Déclaration du roi, 10 juin 1703 ; — Moreau de Saint-Méry, III, 159, 8 février 1726 ; — V, 165, arrêt du Conseil du Cap, 23 mars 1768, condamnant pour ce fait un nègre nommé Hercule ; — Arch. Col., F, 251, p. 877, arrêt condamnant un nègre libre à être vendu ainsi que sa famille, sans que la cause soit indiquée, 7 novembre 1718.
  110. Arch. Col, F, 156. Discours sur les affranchissements, prononcé dans l’assemblée publique du Musée de Paris, 7 avril 1785.