L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789/II/VIII

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CHAPITRE VIII

DES ESCLAVES AMENÉS EN FRANCE


« Notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs… » (Ordonnance de Louis X le Hutin.)


I. — Le principe de la liberté personnelle en France au xive siècle siècle. — Que vont devenir les nègres esclaves des colonies passant dans la métropole ? — Au début, ils sont considérés comme libres. — Première décision à ce sujet, en 1696. — Défense aux capitaines d’en embarquer. — Ceux qui ont débarqué en France ne peuvent être contraints de retourner aux îles.
II. — Édit d’octobre 1716, restrictif de la liberté. — Déclaration royale, du 15 décembre 1738, pour empêcher les maîtres de garder leurs esclaves au delà des délais fixés ; ses prescriptions plus sévères. — Déclaration à faire pour les esclaves amenés en France. — Exceptions au règlement. — Cas de confiscation. — Les nègres se multiplient en France.
III. — Ordonnances du duc de Penthièvre (1762). — Lettre ministérielle aux administrateurs des colonies pour leur défendre d’accorder aucun passage aux gens de couleur (1763). — De la consignation à i payer pour les esclaves amenés dans la métropole. — Déclaration du roi, du 9 août 1777, interdisant l’entrée du royaume à tous les gens de couleur, sauf les domestiques.
IV. — Difficulté de garder les nègres en dépôt. — Pièces servant à vérifier la situation des noirs embarqués pour la France. — Du nombre des nègres venus en France. — Arrêt du 11 janvier 1778. — Ordonnance du 23 février. — Arrêt du 5 avril, interdisant le mariage entre blancs et gens de couleur. — La plupart des prescriptions ne furent jamais rigoureusement observées.


I

Le célèbre édit du 3 juillet 1315, par lequel Louis X le Hutin vendit la liberté aux serfs du domaine royal ne fit guère que consacrer légalement l’œuvre d’affranchissement à peu près entièrement accomplie en France à cette époque. Le principe de la liberté personnelle triomphait définitivement. D’après les termes mêmes employés par le roi, « selon le droit de nature, chacun doit naître franc… Considérant que notre royaume est dit et nommé le royaume des Francs, et voulant que la chose en vérité soit accordant au nom et que la condition des gens amende de nous, etc. » Donc, depuis lors, la loi générale du royaume avait été qu’il ne pouvait plus y avoir de personnes liées à d’autres personnes par les liens de la servitude ancienne et primitive. Mais qui pouvait prévoir que la nation très chrétienne des Francs ferait elle-même revivre l’esclavage, sinon sur le territoire propre du royaume, du moins en des pays proclamés terre française ? Encore dans ces « climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire », comme dit le préambule du Code Noir, l’esclavage rétabli aux dépens de la malheureuse race noire ne paraissait pas trop choquant ; l’horreur ne nous touche très vivement que de près. Puis le voile de la religion couvrait tout. Mais les colons, qui s’étaient expatriés pour aller chercher fortune dans les lointaines Antilles, n’avaient pas abandonné le sol de la patrie sans esprit de retour. Bien plus, dès le début, il arriva que la plupart de ceux qui avaient fait leur fortune aux îles voulurent revenir en jouir en France ; à tout témoins, les uns et les autres y étaient ramenés momentanément par leurs intérêts, le souci de leur santé ou le désir de la distraction. Alors ils amenèrent avec eux des serviteurs nègres. D’autre part, les capitaines de navire, soit curiosité, soit spéculation, en embarquèrent pour la France. Ainsi se posa la question : Quelle était, une fois qu’ils avaient débarqué sur le sol du royaume, la situation de ces nègres ? Le principe n’était pas douteux : ils devaient être libres. Mais nous allons voir que, dans la pratique, on ne tarda pas à s’ingénier pour l’éluder.

Le premier document que nous ayons trouvé concernant des esclaves amenés en France est une lettre adressée, le 4 octobeo 1691, par le Ministre à M. d’Esragny[1] : « Le roi ayant été informé qu’il est passé sur le vaisseau l’Oiseau deux nègres de la Martinique, Sa Majesté, pour punir le sieur Chevalier de Hère, qui le commande, de n’avoir pas eu à cet égard toute l’attention qu’il fallait pour les empêcher de s’embarquer, donne ordre au sieur Ceberet d’en retenir le prix sur ses appointements, sur le pied de 300 livres pour chacun, et de le faire remettre à l’écrivain du vaisseau le Vaillant pour le payer suivant vos ordres à ceux à qui ces nègres appartiennent. Elle n’a pas jugé à propos de les renvoyer aux îles, la liberté étant acquise par les lois du royaume aux esclaves, aussitôt qu’ils en touchent la terre. » Il n’y a donc pas de doute ; l’affirmation du Ministre est bien nette. De même, dans une lettre du 2 juillet 1692[2], D. de Goimpy se plaint qu’on débauche des nègres pour les ramener en Europe, parce qu’ils sont libres dès qu’ils y arrivent. Il y a parmi eux tel nègre ayant appris un métier, que son maître ne donnerait pas pour 1.000 écus, et qui rapporterait plus de 400 francs par an, s’il le faisait travailler chez les habitants. Il faudrait punir sévèrement les nègres qui s’évadent et leurs complices. Le paiement de 100 écus, auquel on les rembourse, est à peine la valeur d’un jeune nègre qui n’est propre qu’à travailler la terre.

Il fut tenu compte de ces observations, à en juger par les deux pièces suivantes. La première est une lettre du Ministre à De Blenac[3], du 28 avril 1694 : « Quelques capitaines ayant ramené des nègres, le roi les a forcés à en payer le prix à raison de 400 livres pour les déterminer à prendre des précautions contre leurs équipages, qui en embarquent sans leur aveu. Du même jour est une ordonnance[4] portant que les capitaines paieront « 400 livres pour tout nègre, de quelque âge et force que ce soit ». M. Trayer pense « que ce n’est là qu’une indemnité et que le fugitif doit être rendu à son maître[5] ». C’est une erreur évidente, comme le prouvent les documents que nous venons de citer et dont il semble n’avoir pas eu connaissance. D’ailleurs, nous ferons observer que c’est bien en effet à peu près le prix des nègres à cette époque, tel que nous avons pu l’évaluer approximativement (livre I, ch. iv).

Le 12 octobre 1696[6], le Ministre écrit à M. Robert, intendant à la Martinique : « Je n’ai trouvé aucune ordonnance qui permette aux habitants des îles de conserver leurs nègres esclaves en France, lorsqu’ils se veulent servir de la liberté acquise à tous ceux qui en touchent la terre. » Il faut croire que l’administrateur, dans une lettre que nous n’avons pas retrouvée, demandait des renseignements sur ce point, et, sans doute, si tel ou tel habitant pouvait emmener avec lui des nègres sans risquer de les perdre. En tout cas, la réponse est très positive et nous renseigne de la façon la plus formelle sur la question. D’ailleurs, c’est ce que confirme une autre lettre ministérielle, du 5 février 1698[7], à M. Ducasse. Cette lettre traite en même temps de la question de la liberté à accorder aux mulâtres. Non seulement les esclaves deviennent libres par le seul fait de débarquer en France, mais ils ne peuvent être contraints de retourner aux îles ; ceux qui, ayant été emmenés petits dans le royaume, seront renvoyés aux îles pour être vendus, ne pourront être privés de la liberté qui leur était acquise[8].

Voici un cas spécial : il s’agit des nègres revenus de l’expédition de Carthagène. « Le roi veut bien que les nègres, qui ont été à l’expédition de Carthagène et qui sont revenus, après avoir été pris par les ennemis, ou ont repassé par la France, soient affranchis, à condition que ce qui appartient à chacun de ces nègres, pour leur part, soit payé ou remis à leurs maîtres dans la colonie ; vous m’en enverrez le rôle en me marquant ce qu’ils sont devenus[9]. »

Cette question des affranchissements pour les nègres passés en France ne laissait pas de provoquer bien des difficultés. Ainsi l’intendant Mithon consulte le Ministre, le 20 novembre 1704[10] : les habitants prétendent que les nègres emmenés en France sont tenus, en qualité d’affranchis, de servir leur maître, sa vie durant, sans pouvoir le quitter ;… « ce serait là un milieu qui accommoderait l’habitant. » Mais un autre problème se posait : il s’agit du cas des négresses qui, depuis trente ans, ont été en France, ont peuplé à leur retour et fait de nombreuses familles. « Si ces familles venaient à réclamer leur liberté, qui leur est acquise par les mères qui ont été en France, la liberté ou l’esclavage suivant le ventre par le droit romain et par les ordonnances, quel parti prendre ? » Les déclarer libres, ce serait ruiner certains maîtres et peupler l’île de libertins. Mithon exprime alors l’avis que la loi qui déclare libre tout nègre allant en France pourrait ne produire ses effets que depuis la première décision de 1696. La seule lettre du Ministre que nous ayons trouvée ensuite à ce sujet, et qui semble d’ailleurs être une réponse tardive à la précédente, est du 10 juin 1707[11]. « L’intention de Sa Majesté est que les nègres qui auront été amenés dans le royaume par les habitants des îles, qui refuseront d’y retourner, ne pourront y être contraints ; mais que, du moment que de leur pleine volonté ils auront pris le parti de les suivre et de se rendre avec eux dans l’Amérique, ils ne puissent plus alléguer le privilège de la terre de France, auquel ils semblent avoir renoncé par leur retour volontaire dans le lieu de l’esclavage ; c’est la règle qui doit être suivie sur ce sujet, qui ne peut tirer à aucune conséquence, ni augmenter considérablement le nombre des nègres libres, parce que les habitants en amènent peu et choisissent, lorsqu’ils sont obligés d’en amener pour le service, ceux qu’ils connaissent le mieux et dans lesquels ils ont plus de confiance ; ils seront plus certains qu’ils ne désireront pas les quitter ; cette règle répond au cas particulier qui regarde les négresses, dont les requêtes ne doivent point être reçues. »



II

Mais, en somme, il n’y eut pas de réglementation complète sur la question avant l’édit du mois d’octobre 1716[12]. C’est dans l’ordre chronologique, le texte le plus important sur la matière. Il fut rendu, ainsi que l’indique le préambule, après examen des différents mémoires des administrateurs, dont il résultait que le Code Noir devait être maintenu dans son ensemble. Il s’agissait donc de prendre des dispositions nouvelles sur le cas des esclaves amenés en France, que n’avait pas prévu l’édit de mars 1685. Les maîtres, est-il dit, envoient leurs esclaves en France pour deux raisons : « pour les confirmer dans les instructions et dans les exercices de notre religion et pour leur faire apprendre, en même temps, quelque métier ou art, dont les colonies recevraient beaucoup d’utilité par le retour de ces esclaves. » (art. 1). — Pour amener des esclaves nègres en France, les propriétaires « seront tenus d’en obtenir la permission des gouverneurs généraux ou commandants dans chaque île, laquelle permission contiendra le nom du propriétaire, celui des esclaves, leur âge et leur signalement » (art. 2). — « Les propriétaires desdits esclaves seront pareillement obligés de faire enregistrer ladite permission au greffe de la juridiction du lieu de leur résidence avant leur départ, et en celui de l’Amirauté du lieu du débarquement, dans la huitaine, après leur arrivée en France » (art. 3). — « Les esclaves ne pourront prétendre avoir acquis la liberté que si les maîtres négligent d’accomplir les formalités prescrites » (art. 5). — « Il est défendu de soustraire les esclaves à leurs maîtres sous peine de répondre de leur valeur et de payer une amende de 1.000 livres » (art. 6). — « Les esclaves nègres de l’un et l’autre sexe, qui auront été emmenés ou envoyés en France par leurs maîtres, ne pourront s’y marier sans le consentement de leurs maîtres, et, en cas qu’ils y consentent, lesdits esclaves seront et demeureront libres en vertu dudit consentement » (art. 7). — « Voulons que, pendant le séjour des esclaves en France, tout ce qu’ils pourront acquérir par leur industrie ou par leur profession, en attendant qu’ils soient renvoyés dans nos colonies, appartienne à leurs maîtres, à la charge par lesdits maîtres de les nourrir et entretenir » (art. 8). — Si un maître meurt, les esclaves « resteront sous la puissance des héritiers du maître décédé », qui devront les renvoyer aux colonies pour y être partagés avec les autres biens, sauf le cas où le maître les aurait affranchis par testament ou autrement (art. 9). — « Les esclaves nègres venant à mourir en France, leur pécule, si aucun se trouve, appartiendra aux maîtres desdits esclaves. » (art. 10). — « Les maîtres desdits esclaves ne pourront les vendre ni échanger en France… » (art. 11). — « Les esclaves nègres étant sous la puissance de leurs maîtres en France ne pourront ester en jugement en matière civile autrement que sous l’autorisation de leurs maîtres » (art. 12). — « Les créanciers des maîtres ne pourront faire saisir les esclaves en France » (art. 13). — « Les esclaves quittant les colonies sans la permission de leurs maîtres pourront être réclamés par eux partout où ils se trouveront » (art. 14). — « Les habitants de nos colonies qui, après être venus en France, voudront s’y établir et vendre les habitations qu’ils possèdent dans lesdites colonies, seront tenus dans un an à compter du jour qu’ils les auront vendues et auront cessé d’être colons, de renvoyer dans nos colonies les esclaves nègres de l’un et de l’autre sexe, qu’ils auront emmenés on envoyés dans notre royaume. » Il en sera de même pour les officiers qui auront cessé d’être employés dans les colonies (art. 15 et dernier).

Ce fut jusqu’en 1738 la seule législation en vigueur sur ce point. Mais on n’avait pas tardé à s’apercevoir des abus auxquels donnait lieu cette tolérance. Aussi, le 15 septembre 1738, parut une Déclaration du roi[13] destinée à les réprimer en édictant des prescriptions plus sévères. Le préambule expose qu’à la faveur de l’édit de 1716 on a fait passer en France un grand nombre de nègres, mais que, nonobstant l’article 15, les habitants, qui ont définitivement quitté les colonies, gardent leurs esclaves dans le royaume, « que la plupart des nègres y contractent des habitudes et un esprit d’indépendance qui pourraient avoir des suites fâcheuses ; que, d’ailleurs, leurs maîtres négligent de leur faire apprendre quelque métier utile, en sorte que, de tous ceux qui sont emmenés ou envoyés en France, il y en a très peu qui soient renvoyés dans les colonies, et que, dans ce dernier nombre, il s’en trouve le plus souvent d’inutiles et de dangereux ». De là des dispositions nouvelles, que nous résumons : Il sera fait mention du jour de l’arrivée des esclaves dans les ports (art. 2). — Pour les esclaves amenés à Paris, la permission délivrée par les administrateurs sera enregistrée au greffe du siège de la Table de marbre du Palais ; il faudra indiquer d’une manière précise le métier et le maître chargé d’instruire les esclaves (art. 3). — Les esclaves devant apprendre un métier ne pourront être gardés plus de trois ans en France ; sinon, ils seront confisqués au profit du roi (art. 6). — « Les habitants de nos colonies qui voudront s’établir dans notre royaume ne pourront y garder dans leurs maisons aucuns esclaves de l’un ni de l’autre sexe, quand bien même ils n’auront pas vendu leurs habitations dans leurs colonies… » (art. 7). — Pour chaque nègre non renvoyé, outre qu’il sera confisqué, le maître devra payer 1.000 livres, somme consignée d’avance pour obtenir la permission de l’emmener (art. 8). — Quant à ceux qui sont actuellement en France, les maîtres seront tenus d’en faire dans trois mois la déclaration au siège de l’Amirauté, en s’engageant en même temps à les renvoyer dans un an (art. 9). — « Les esclaves nègres qui auront été emmenés ou envoyés en France ne pourront s’y marier, même du consentement de leurs maîtres, nonobstant ce qui est porté par l’article 7 de notre édit du mois d’octobre 1716, auquel nous dérogeons quant à ce » (art. 10). — « Dans aucun cas, ni sous quelque prétexte que ce puisse être, les maîtres qui auront amené en France des esclaves de l’un ou de l’autre sexe ne pourront les y affranchir que par testament ; et les affranchissements ainsi faits ne pourront avoir lieu qu’autant que le testateur décédera avant l’expiration des délais dans lesquels les esclaves emmenés en France doivent être renvoyés dans les colonies » (art. 11). — Enfin, il est prescrit d’élever les esclaves dans la religion catholique, apostolique et romaine.

Cette Déclaration est commentée dans une lettre du Ministre à MM. de Larnage et Maillart, du 15 février 1739[14]. Nous y relevons ce passage : « Enfin, toutes les dispositions de cette déclaration ont pour objet d’empêcher que la liberté que le roi veut bien laisser aux habitants des îles de faire passer des esclaves en France ne puisse point occasionner la multiplicité des affranchissements ni le mélange du sang des noirs dans le royaume. » Ce sont également les mêmes idées qui sont exprimées dans une lettre ministérielle à M. Hérault[15]. Conformément à ladite Déclaration, un ordre du roi[16] porte qu’un nègre engagé en France, dans un régiment de carabiniers, comme tompette, continuera à y servir, nonobstant les réclamations de son maître, attendu que les formalités voulues par les ordonnances concernant les nègres esclaves amenés en France n’ont point été remplies.

Aux Archives Nationales sont conservés les registres qui ont servi à l’enregistrement des déclarations relatives aux nègres emmenés en France des colonies. Il y en a 5[17] : Le premier, de 28 feuillets, commence le 26 juin 1739, et la dernière déclaration qu’il porte est du 4 mars 1751. Au 1er juillet 1752, il y avait, rien que pour la Martinique, 167 nègres déclarés en France[18]. On peut voir aussi aux Archives Nationales[19] un « État des certificats délivrés aux nègres et négresses non déclarés au greffe de l’Amirauté de 1755 à 1758 ».

Voici quel était le « Modèle de la déclaration[20] à faire pour les esclaves emmenés en France ».

« Du… 1760. — Est comparu au greffe de la cour… sieur (son nom, qualité et demeure, etc.), lequel, pour satisfaire aux ordonnances et règlements, a déclaré avoir à son service tel ainsi nommé, âgé de…, né en tel lieu, de telle colonie, qu’il a fait instruire dans la religion catholique romaine, et qui a été baptisé en tel lieu, lequel il a amené avec lui dudit lieu de… dont il est parti le… dans le vaisseau nommé le… lequel est arrivé en France au port de…, le…, et qu’étant dans l’intention de retourner en ladite colonie aussitôt qu’il aura fini ses affaires en France, il remmènera avec lui ledit…, lequel il garde à cet effet à son service en qualité de nègre. Dont et de quoi il a requis acte à lui octroyé pour lui servir et valoir ce que de raison et a signé. »

Il y eut des exceptions à la rigueur de la règle. Elles furent même assez nombreuses. Nous n’en indiquerons que quelques-unes, à titre d’exemples. Il est à remarquer que les motifs n’y sont pas indiqués. Elles devaient s’obtenir par la faveur. Ainsi, un ordre du roi, du 8 novembre 1743[21], permet à la dame Pelletier de retenir en France la nommée Hélène, négresse esclave, pendant le temps et espace de huit mois au delà des trois années accordées par la déclaration de 1738. Le sieur Louis Gratiano du Godin, de la Martinique, obtient de retenir pendant un an le jeune nègre nommé Lorient et une négresse nommée Marie-Jeanne[22].

D’autres fois, au contraire, les règlements sont appliqués d’une manière inflexible contre les maîtres en faute. Les cas étaient assez fréquents. Une lettre du Ministre à MM. de Chatenoye et Maillart[23], du 10 avril 1747, leur notifie la confiscation du nommé François Denis, nègre esclave du sieur Sombrun, négociant à La Rochelle ; il devra être embarqué pour Saint-Domingue et employé aux travaux du roi. Le 2 juin suivant[24], le Ministre envoie à M. Maillart un ordre du roi pour transporter également à Saint-Domingue la négresse Catherine. Elle appartenait au sieur Morgan ; fatiguée de ses mauvais traitements, elle s’est pourvue à l’Amirauté de Nantes, revendiquant sa liberté ; mais elle s’est trouvée simplement dans le cas de confiscation. L’intendant en disposera de la manière qui lui paraîtra le plus convenable. Et, quelques jours après[25], le Ministre l’informe qu’elle a deux enfants qui seront embarqués avec elle. S’ils ne peuvent pas être employés aux travaux publics, il n’aura qu’à les vendre. Il devra prendre garde surtout que ni la négresse ni ses enfants ne retombent aux mains de Morgan. Dans l’intervalle, avait paru un ordre du roi[26] pour confirmer une sentence de l’Amirauté de Nantes qui portait confiscation au profit du roi de la négresse et de ses enfants.

Nous trouvons un cas assez singulier, à la date du 15 août 1748[27] : d’après un ordre du roi, la négresse Marie-Magdelaine a été envoyée en France par la veuve Cahouët en 1733, et attachée alors par elle au service de sa fille, avec promesse de l’affranchir. Cependant la demoiselle Cahouët l’a congédiée après plusieurs années de service assidu, parce qu’elle ne se trouvait plus en état de l’entretenir, comme l’atteste un certificat qu’elle lui a délivré, le 11 avril 1745 ; son frère a consenti à l’affranchissement et, depuis, la négresse a travaillé à gagner sa vie. Mais elle est réclamée aujourd’hui par le sieur Lamanoir, qui a épousé la veuve Cahouët. Or celle-ci n’a pas fait les déclarations voulues ; la négresse aurait donc dû être confisquée. Mais, vu les circonstances particulières où elle se trouve, Sa Majesté l’a affranchie, à condition qu’elle repasse dans six mois à Saint-Domingue. — En revanche, la mulâtresse Rosette, quoique mariée à Paris, à la paroisse Saint-Eustache, à un blanc, valet de chambre de M. de Chanvallon, est envoyée à la Martinique pour y être vendue[28].

Une lettre ministérielle, du 11 mai 1752, à MM. de Bompar et Hurson[29], les prévient d’un ordre autorisant la demoiselle de Crezol à garder en France encore pendant trois ans la négresse Pancrasse et à affranchir une autre de ses esclaves, nommée Marie-Thérèse. En même temps il est observé que les nègres se multiplient trop en France et qu’il y a lieu de tenir la main à l’exécution de la Déclaration du roi sur cette matière. — Le 18 octobre 1753, une lettre analogue est adressée aux administrateurs de la Martinique[30]. « Il est certain, y est-il dit, qu’il y en a actuellement beaucoup de répandus dans toutes les villes du royaume, et principalement dans les ports. » Le Ministre parle des habitudes et des connaissances qu’ils acquièrent pendant leur séjour et qui sont de nature à les rendre dangereux. Ne pourrait-on pas en venir à une défense générale, sauf pour les domestiques ? Les raisons invoquées — religion et métiers — ne doivent plus guère subsister. Les administrateurs répondent affirmativement[31]. Ils font remarquer qu’en France les habitants n’hésitent pas à se lier avec les nègres et n’ont pas pour eux le mépris que l’on a aux colonies. « Les nègres qui reviennent de France sont insolents par la familiarité qu’ils y ont contractée avec des blancs, et y ont acquis des connaissances dont ils peuvent faire un très mauvais usage. » Les motifs de la Déclaration de 1738 ne subsistent plus ; il y a assez d’ouvriers, trop de nègres même connaissant des métiers, car les blancs trouvent difficilement à s’employer ; et il y a aussi assez de secours spirituels. Les administrateurs ajoutent ce détail que M. de Rochechouart a emmené 9 ou 10 nègres, qu’il compte mettre dans sa terre ; il en a fait sa déclaration. Le roi rend alors une ordonnance — 9 mars 1754 — ne permettant d’emmener qu’un nègre avec soi et enjoignant de le représenter au retour[32].



III

Il parut, quelque temps après, un règlement des plus importants : ce sont les ordonnances du duc de Penthièvre, amiral de France, des 31 mars et 5 avril 1762[33]. Elles enjoignent à toutes personnes ayant à leur service des nègres ou mulâtres de l’un ou de l’autre sexe d’en faire la déclaration au greffe de l’Amirauté de France et font défense par provision à qui que ce soit de vendre ou acheter aucuns nègres ou mulâtres. Elles furent promulguées à propos d’un cas particulier, celui d’un mulâtre, Louis, de Saint-Domingue, qui réclamait sa liberté à un M. Le Febvre, bourgeois de Paris. Les considérations historiques du préambule sont des plus curieuses et méritent d’être rappelées en passant ; elles sont tirées des conclusions du procureur du roi, qui a exposé les « abus aussi odieux que multipliés qui se commettent journellement tant à Paris que dans le ressort de la Chambre, à l’occasion des nègres et mulâtres ». Il remonte alors jusqu’au règne de Clovis, époque à laquelle les « seigneurs n’étaient puissants que par l’asservissement de leurs vassaux. Ces derniers, réduits à la plus dure servitude, étaient contraints d’obéir en esclaves, à la première volonté de leur maître ». Ce ne fut que sous la troisième race que « l’esclavage, dont le nom seul révolte toujours, subsistant malgré les adoucissements que des lois sages y avaient apportés, reçut une atteinte mortelle. L’abbé Suger, régent du royaume, en 1141, affranchit par un diplôme tous les gens de mainmorte ; Louis X, en 1315, et Henri II, en 1553, terminèrent définitivement la prescription de toute sorte de servitude corporelle. — Le cri de la liberté devint alors général ; et, si celui de l’esclavage se faisait quelquefois entendre, il était bientôt proscrit par les arrêts de cet auguste corps qui fait le bonheur et le repos de la France. Le Parlement rejeta toujours toute demande qui avait le plus léger rapport à la servitude corporelle. On ne connut donc plus d’esclaves en France. Tous les hommes y vécurent en frères. Il n’y eut plus de différence entre les sujets du même monarque. L’étranger réduit à la servitude y trouva même un asile ; et il a toujours suffi depuis qu’il soit entré dans ce royaume pour y recouvrer un bien qui est commun à tous les hommes. C’est ce qui a été jugé par le Conseil de nos rois, par le Parlement et par plusieurs sentences de ce tribunal, le plus ancien du royaume. » L’auteur dit ensuite que Louis XIII a fait une exception aux maximes du royaume en permettant la traite des nègres en 1615 ( ?). « Et on ne peut disconvenir que l’esclavage, dans ce cas, n’ait été dicté par la prudence et par la politique la plus sage. Cet esclavage, au surplus, n’a rien de comparable à celui des Romains que relativement aux effets publics de la volonté ; car, relativement aux personnes des esclaves, ils y sont traités avec toute la douceur naturelle aux Français… Uniquement destinés à la culture de nos colonies, la nécessité les y a introduits, cette même nécessité les y conserve, et on n’avait jamais pensé qu’ils vinssent traîner leurs chaînes jusque dans le sein du royaume. C’est néanmoins ce qu’ont voulu introduire parmi nous quelques habitants de nos colonies, dont l’orgueil, resserré dans ce nouveau monde, a voulu s’étendre jusque dans la capitale de cet empire et dans le reste de son étendue. » La Déclaration de 1716 est qualifiée d’ « Édit subreptice et obreptice rendu sur un faux exposé et sans aucun motif de nécessité… La France, surtout la capitale, est devenue un marché public où l’on a vendu les hommes au plus offrant et dernier enchérisseur ; il n’est pas de bourgeois ou d’ouvrier qui n’ait eu son nègre esclave… Nous sommes constamment occupés à faire ouvrir les prisons aux nègres qui y sont détenus, sans autre formalité que la volonté de leurs maîtres qui osent exercer sous nos yeux un pouvoir contraire à l’ordre public et à nos lois. » En conséquence, le nommé Louis fut déclaré libre ; de plus, son maître fut condamné à lui payer 750 livres pour sept mois et demi de gage, temps durant lequel il l’avait servi en France. Le premier arrêt est du 31 mars 1762. Depuis, « la Chambre, faisant droit sur la réquisition du procureur du roi », ordonna à toutes personnes de déclarer leurs nègres dans un mois pour Paris, dans deux mois pour les villes du ressort de l’Amirauté. Les nègres et mulâtres qui n’étaient au service de personne devaient également faire leur déclaration. Enfin, il était défendu d’acheter aucuns nègres ou mulâtres.

Le 30 juin 1763, une lettre-circulaire du Ministre aux administrateurs[34] défend d’accorder aucun passage pour la France aux esclaves et aux nègres libres. Il est constaté une fois de plus que les esclaves ne sont guère instruits en la religion ni dans les métiers qu’on avait déclaré vouloir leur faire apprendre. Les ordres nécessaires ont été donnés pour que l’expulsion totale ait lieu au plus tard au mois d’octobre prochain, à peine de confiscation, à cause de l’abus des sang-mêlé. En conséquence, le général et l’intendant de la Guadeloupe[35] promulguent, le 1er mars 1764, une ordonnance défendant le transport en France des gens de couleur libres et esclaves ; ils disent que, les gens de couleur s’étant multipliés outre mesure en France, « il en résulte un sang-mêlé qui augmente journellement ». Cependant l’administrateur Fénelon proteste[36] contre la mesure prise de renvoyer tous les nègres aux colonies. « Il y aurait, je crois, écrit-il, de grands inconvénients de faire repasser dans les colonies les nègres qui sont en France… Le retour des nègres de France dans les colonies nous inonderait de fort mauvais sujets trop instruits. » Dans un Mémoire du roi servant d’instruction aux administrateurs de la Martinique[37], il est recommandé d’empêcher le transport des esclaves en France, « où cette espèce s’est étrangement multipliée » ; car il importe essentiellement de ne les occuper qu’à la culture des terres.

Mais le gouvernement lui-même ne s’attachait pas à une prohibition absolue. En effet, la correspondance de Saint-Domingue contient une circulaire, du 30 septembre 1766[38], au sujet du paiement qui doit être fait de la somme de 3.000 livres par chaque nègre qui sera emmené en France, et que les habitants des colonies négligeront de renvoyer. On recommande de tenir rigoureusement la main à ce que les ordres donnés par M. de Choiseul à ce sujet soient exécutés. — Un règlement de l’intendant[39] prescrit de consigner 4.500 livres argent des îles pour chaque esclave, sous la condition expresse de le faire revenir dans le délai de huit mois. Et, le 25 juin 1772, dans une lettre à MM. le chevalier de Vallière et de Montarcher[40], le roi approuve les modifications proposées au sujet du versement de 3.000 livres exigé pour chaque nègre. « Elles consistent à n’exiger qu’un cautionnement pour les négresses nourrices des enfants que l’on embarque, pour les nègres qui servent des enfants en bas âge ou qui sont indispensables à des vieillards et gens infirmes : j’en ai rendu compte au roi, dit le Ministre, et Sa Majesté, en approuvant ces restrictions, vous recommande la plus grande discrétion dans la dispensation de cette faveur. »

Enfin, le 9 août 1777[41], une déclaration du roi interdit l’entrée du royaume à tous les noirs. Ce fut à la suite d’un rapport, dont nous avons retrouvé l’original aux Archives coloniales[42]. L’auteur de cette pièce, non signée, rappelle d’abord les édits de 1716 et de 1738. « Ces lois, dit-il, ont été enregistrées aux Parlements de Bordeaux, Rennes, Rouen (et, en marge, Dijon, Grenoble, Besançon, Metz). Mais le Parlement de Paris et d’autres tribunaux s’y sont refusés, et, d’après le principe qu’il n’y a pas d’esclaves en France, ils déclarent libres les nègres qui ont recours à leur autorité : les jugements rendus à cet égard étant conformes aux lois générales, il n’est pas possible de les attaquer, et cependant ces jugements priveraient les maîtres d’une propriété avouée par l’État même et par les lois qui régissent les colonies de Votre Majesté, s’ils étaient exécutés. — Le feu roi a toujours prévenu ces jugements ou en a empêché l’effet en faisant expédier par le secrétaire ayant le département de la marine des ordres pour arrêter et reconduire aux colonies les nègres qui se sont évadés et ont réclamé la liberté. » Mais il faut songer à l’ « inconvénient de l’opposition de la loi à la loi et de l’autorité de Votre Majesté à celle qui est confiée à ses cours. Or les circonstances actuelles rendent le remède plus instant que jamais. La plupart des esclaves se pourvoient au siège de la Table de marbre, à Paris, pour s’y faire déclarer libres et obtenir le paiement de gages qu’ils prétendent leur être dus pour leurs services. Des Mémoires imprimés, remplis de déclamations contre l’esclavage et contre la tyrannie des maîtres, sont répandus avec profusion dans Paris. Des jugements rendus publics par des affiches avertissent les nègres qu’ils sont libres, indépendants et même égaux à ceux qu’ils regardaient comme des êtres supérieurs, qu’ils étaient destinés à servir. Enfin, quelquefois, les juges les prennent sous la sauvegarde de la justice, les font enlever de chez leurs maîtres et favorisent leur évasion ou les détiennent en prison avec défense aux concierges de s’en dessaisir sous peine de punition exemplaire. » — De plus, les nègres se multiplient chaque jour en France. « On y favorise leurs mariages avec les Européens ; les maisons publiques en sont infectées ; les couleurs se mêlent, le sang s’altère, une prodigieuse quantité d’esclaves enlevés à la culture dans les colonies ne sont amenés en France que pour flatter la vanité de leurs maîtres, et ces mêmes esclaves, s’ils retournent en Amérique, y rapportent l’esprit de liberté, d’indépendance et d’égalité qu’ils communiquent aux autres ; détruisent les liens de la discipline, de la subordination, et préparent ainsi une révolution dont les colonies voisines fournissent déjà des exemples et que la vigilance la plus active ne saurait prévenir. » — Il ne reste aucune raison de maintenir l’introduction des noirs en France… L’auteur s’est préoccupé d’élaborer un projet dont les dispositions concilient avec les principes de la propriété ceux qui guident le Parlement de Paris, afin que l’enregistrement ne souffre pas de difficulté. Il importe de substituer le mot domestique à celui d’esclave, et on pourra ainsi faire une exception pour les domestiques. C’est en effet ce qui eut lieu. L’article 4 de la Déclaration royale permit à tout habitant d’emmener avec lui, comme domestique, un nègre ou une négresse, qui devait rester dans le port d’arrivée jusqu’au moment de son embarquement. De plus, il était prescrit par l’article 5 de consigner 1.000 livres argent de France entre les mains du trésorier de la colonie. Tous les esclaves qui étaient alors en France devaient être déclarés dans le délai d’un mois (art. 9).

Nous citerons, à titre de curiosité, en en respectant l’orthographe, une « Lettre adressée au greffier de l’Amirotée à Paris par un sieur Le Franc, marchand à La Flèche, le 24 août 1777[43] ». « Par l’ordonnance qui a été représenté dans notre ville de vous instruire des Amériquains noirastre ou Bisquains, un nommé Jean François Piou fils de Pierre Joseph Piou et de Marthe Lossé âgé de vingt ans taille de 5 pieds 6 pouces, natif de la paroisse Saint-Jérôme de l’Artibonite isle Saint-Domingue est chez moy depuis huit ans, a fait toutes ses études a quitté ses classes par ordre du père. Jai lui ait fait apprendre le métier de charpentier et autre États par la suitte nécessaire dans son pays si il est à propos d’autre indice vous aurée la complaisance de me le faire assavoir vous obligerée celui qui a l’honneur d’estre etc. » On voit que le sieur Lefranc tenait à se mettre en règle.

Le 7 septembre 1777, parut un arrêt du Conseil d’État[44] accordant un nouveau délai de deux mois aux colons ayant amené des gens de couleur en France et qui s’étaient conformés à l’article 9, s’ils voulaient les faire repasser aux îles. Passé ce délai, ceux-ci ne pourraient être retenus que de leur consentement au service de leurs maîtres.


IV

Mais ce n’était pas sans difficulté qu’on pouvait garder les nègres en dépôt. Nous le voyons par un questionnaire qu’on avait adressé à chaque port[45]. Le Ministre demande quel est le lieu le plus propre à leur servir d’abri. Dans le cas où ce devrait être la prison, Sa Majesté ne veut pas qu’ils soient traités comme les criminels, ni confondus avec eux. Suit une série de questions, auxquelles il est fait des réponses assez variables. Quel sera le prix de la nourriture ? Quel sera le prix du gîte à payer au concierge, lequel fournira un matelas, une couverture, deux draps et un traversin garni de paille, à raison de deux noirs par lit ? En cas de maladie, où seront-ils traités ? Y a-t-il un hôpital ? Quel sera le prix de la journée ? Celui de l’écrou ? Dans quelle forme les noirs seront-ils conduits du vaisseau au dépôt et réciproquement ? Quel est le prix du passage et de la nourriture ? Enfin la déclaration paraît-elle présenter des difficultés ?

Une des réponses les plus caractéristiques est celle du sieur Cholet, procureur du roi de l’Amirauté de Bordeaux, en date du 18 septembre 1777. « L’Amirauté de Bordeaux n’a d’autres prisons que celles du Palais ; mais elles sont si affreuses que la seule idée d’y renfermer les noirs révolte l’humanité. Les prisonniers y sont rongés de gale et de vermine », et le procureur du roi craint que les noirs n’y apportent de plus le scorbut. Le Ministre lui répond, le 25 octobre, par une lettre où il lui exprime tout son mécontentement à ce sujet ; et le 18 novembre, le sieur Cholet lui fait savoir qu’il a pris tous les arrangements nécessaires. Il avait parlé de 20 sols pour la nourriture ; mais on ramène le chiffre à 12, à raison du prix des denrées (tandis qu’il n’est que de 6 dans la plupart des ports). — Le sieur L. Martin, concierge de la prison de Dunkerque, adresse, le 27 novembre de cette même année, une requête à Mgr de Sartine, secrétaire d’État, à l’effet d’obtenir une augmentation de la pension des noirs. Il fait observer qu’il n’a pas de salaire, tandis qu’il est responsable des prisonniers. Il ne doit compter que sur les produits du casuel. Aussi préférerait-il être dispensé des fournitures, si on ne lui accorde des « prix proportionnés aux déboursés inévitables et aux peines qu’ils entraînent (les nègres) nécessairement ».

Un accusé de réception, signé Chardon[46], nous indique toutes les pièces à l’aide desquelles on vérifiait la situation des noirs embarqués pour la France. Il y est question d’états de situation de la caisse des consignations, qui doivent être dressés tous les mois par ses commis dans les colonies ; de l’état qui doit être tenu par les administrateurs des colonies pour le départ et le retour des noirs ; de celui qui doit être tenu par les intendants de la marine dans les ports, et d’un autre encore qui l’est par les procureurs du roi des Amirautés.

Nous choisirons, entre autres pièces, comme spécimen de déclaration, un Extrait des registres de l’Amirauté de France (sur papier timbré) : « Aujourd’hui est comparu au greffe M. Paquot, demeurant rue Saint-Honoré, paroisse Saint-Roch, lequel, pour satisfaire à l’ordonnance de la Chambre, a déclaré avoir à son service une négresse nommée Henriette, âgée de vingt-cinq ans, arrivée sur le vaisseau la Jeune-Julie en 1776 et être dans l’intention de la ramener avec lui au cap Français où elle est née, dont il nous a requis acte à lui octroyé et a signé. Fait en l’Amirauté de France, au siège général de la Table de marbre du Palais. À Paris, le 14 mai 1777. Signé : Bothée. » Cet extrait est joint à une lettre de Mme Paquot, qui déclare aussi vouloir ramener la négresse aux îles. Il y a toute une série de pièces relatives à cette affaire. Henriette (appelée aussi Lucile dans plusieurs autres actes), ayant eu un enfant, a dû aller à l’hôpital. Il est délivré ordre de l’arrêter. Or la comtesse de Béthune, qui paraît informée des mauvais traitements que la dame Paquot exerçait contre son esclave, l’a prise sous sa protection et a sollicité un ordre du roi qui, en révoquant le premier, laisse Henriette-Lucile dans la jouissance de la liberté que les lois lui ont assurée, puisqu’elle n’a pas été ramenée en temps utile. — Le même carton des Archives Coloniales contient des pièces relatives à plusieurs autres affaires de revendication de liberté. Au sujet d’un nègre Azor, en particulier, transporté directement de la côte de Juda en France, il est déclaré qu’il n’a jamais pu être esclave.

Nous n’avons pas de relevé général du nombre des nègres existant à un moment donné en France. Voici simplement quelques indications : M. de Bacquencourt, intendant de Bourgogne, constate, le 21 décembre 1776, en réponse à une lettre de M. de Sartine, qu’il n’y en a que 9 dans sa généralité : 5 à Dijon, 1 à Louhans, 1 à Mâcon, 1 à Seurre. — Un extrait des registres de l’Amirauté de France, à Paris, du 1er janvier 1760 au 8 mars 1777, en porte 281. — Un autre état, sans lieu ni date, donne 360 depuis 1760. — Une liste dressée par l’Amirauté de Bordeaux en comprend 174, le 6 janvier 1778[47]. — Deux registres, conservés aux Archives Nationales[48], contiennent les noms de tous les noirs inscrits au greffe de l’Amirauté de France, depuis le 3 mai 1777 jusqu’au 6 octobre 1790. — En somme, il y en eut au plus quelques centaines, spécialement à Paris et dans les ports en relation avec les Antilles.

Constatons qu’on met au dépôt des nègres libres, par exemple un tonnelier, un perruquier[49], un chirurgien[50]. Sans doute ils étaient restés attachés à la personne de leurs maîtres. après avoir été affranchis. Un état de mars 1778 nous fournit les prix, assez variables, d’entretien des esclaves domestiques :

L’un a payé pour 48
jours 
83 l. 8 s.
Un autre   — 37
     
55 livres
      — 37
     
42 livres
      — 25
     
46 l. 10 s.
      — 25
     
35 livres
      — 22
     
55 l. 3 s.
      — 20
     
52 l. 11 s.
      — 7
     
52 l. 16 s.

Il s’agit, dans ce dernier cas, d’un enfant de dix ans, et sa pension est de 7 livres et demie par jour. Il faut croire que c’était un négrillon auquel son maître tenait particulièrement. Or les maîtres avaient toujours le droit d’améliorer l’ordinaire de leurs domestiques. Certains sont estimés à plus de 10.000 livres. On a même vu des propriétaires refuser 20.000 livres de tel esclave de choix. « Quel homme, dit une note anonyme des Archives Coloniales[51], voudrait mettre son cheval favori, qu’il aurait acheté un prix considérable, dans un dépôt où tous les chevaux quelconques seraient admis ? La comparaison n’est pas déplacée. »

Un arrêt du Conseil d’État, du 11 janvier 1778[52], enjoint à tous les gens de couleur, qui ont satisfait aux articles 9 et 10 de la Déclaration du 9 août 1777, de se présenter dans le délai d’un mois aux Amirautés pour y prendre un cartouche contenant leur signalement, sous peine d’être arrêtés et rembarqués. C’est le lieutenant-général de police qui est chargé de l’exécution de l’arrêt. Aussi, le 29 janvier, le procureur général de l’Amirauté, De La Haye, exprime-t-il au roi la peine qu’il ressent « de voir plusieurs dispositions de cet arrêt qui dépouillent l’Amirauté de France de sa compétence ancienne et la mieux fondée sur cet objet[53] » ; et il revient à la charge à plusieurs reprises, ainsi qu’il résulte de diverses autres pièces ; mais ce fut sans succès. Nous donnons ci-après le


MODÈLE DE CERTIFICAT
armes royales

amirauté de France
177…
Police des noirs Gratis
CERTIFICAT POUR UN AN

Du…, mil sept cent… le… nommé… natif de… âgé de… ans, baptisé, arrivé en France au mois de… mil sept cent… par le vaisseau le… débarqué au port de… actuellement au service de… demeurant à Paris, rue de…, déclaré au greffe, en exécution de la Déclaration du roi, le… mil sept cent soixante…

Vu par nous, lieutenant-général de l’Amirauté, à
Certifié et délivré par nous,
Greffier de l’Amirauté.


Une ordonnance du roi, du 23 février 1778[54], défend aux capitaines de débarquer des gens de couleur avant d’avoir fait leur rapport à l’Amirauté, sous peine de 500 livres d’amende et de trois mois d’interdiction de leurs fonctions. — En vertu d’un arrêt du Conseil d’État, du 5 avril suivant[55], le roi interdit à ses sujets blancs de contracter mariage avec des noirs, mulâtres ou autres gens de couleur. Il nous a paru que cet arrêt avait été rendu sur le vu de la minute d’un projet plus complet, qui est conservé aux Archives Coloniales[56]. Nous y relevons une disposition intéressante, mais nous ne croyons pas qu’elle ait été transformée en loi. « Les noirs et mulâtres auxquels il aura été permis de rester dans le royaume, est-il dit à l’article 19, pourront, comme les autres sujets de Sa Majesté et en se conformant aux ordonnances, arrêts et règlements qui les concernent, exercer tels arts et professions qui leur conviendront, sans néanmoins qu’ils puissent jamais parvenir à la qualité de maîtres dans leur communauté, ni tenir pour leur compte particulier magasin ou boutique de marchandise. » On craignit sans doute de se montrer trop libéral.

En somme, malgré les prescriptions multipliées, beaucoup de noirs restaient en France. Ainsi, le 16 février 1781, l’intendant de Saint-Domingue écrit au marquis de Castries[57], en lui envoyant un état des gens de couleur passés en France et pour lesquels il a été consigné 16.500 livres : « Vous pouvez y voir, Monseigneur, que, malgré la sévérité des règlements, il n’en est revenu aucun depuis 1778. » — Un rapport du 9 mars 1782[58], non signé, exprime l’avis que les esclaves ne peuvent avoir leur domicile en France. « Quant à l’état des personnes, il n’appartient qu’aux juges du domicile, conséquemment aux juges des colonies. » C’est donc à tort, suivant l’auteur, que les juges de l’Amirauté jugent les nègres esclaves et les affranchissent en vertu de l’arrêt du 7 septembre 1777 ; ces causes ne sauraient être jugées que par les tribunaux des colonies. Il ne faudrait pas affranchir des esclaves par ce seul fait qu’ils n’ont pas été déclarés par leurs maîtres et renvoyés ensuite aux colonies. Ce Mémoire dut être préparé pour le Comité de législation, qui avait été établi à cette époque, spécialement pour les colonies. Ledit Comité jugea que le renvoi des esclaves aux colonies, étant chose de pure administration, ne regardait en rien la législation et le droit civil de France. L’arrêt du 7 septembre 1777 n’avait besoin, d’après lui, que d’être enregistré dans les cours par lesquelles devaient être jugés ceux qui auraient contrevenu à ses dispositions ; or ces cours étaient les Conseils supérieurs des colonies, comme juges du domicile des parties. En définitive, le Comité exprima l’avis qu’il convenait de renvoyer aux colonies tous les noirs et mulâtres, quoique libres. Ils y seraient utiles, au lieu qu’en France ils corrompaient la population et les mœurs.

On n’exécuta pourtant pas rigoureusement cette mesure. En effet, un arrêt du Conseil d’État, du 23 mars 1783[59] prescrit le renouvellement des cartouches ou certificats des noirs et autres gens de couleur qui sont à Paris. De plus, on n’en continue pas moins à amener des nègres en France. Ainsi, dans une circulaire, du 28 mars 1783, adressée aux administrateurs des diverses îles[60], il est dit : « Il débarque journellement en France des nègres et négresses domestiques, qui sont arrêtés à leur arrivée dans les ports, et réunis au dépôt, conformément à la Déclaration du 9 août 1777 ; mais les maîtres prétendent pour l’ordinaire n’avoir pas eu connaissance de cette loi ni de la défense de les amener en France. » Les administrateurs seront donc tenus de faire publier de nouveau ladite ordonnance. Il se produit également un autre abus : souvent la consignation prescrite de 1.000 livres n’est pas mentionnée ; d’où la difficulté de faire acquitter les frais du dépôt. Chaque habitant amène couramment 3 ou 4 noirs, au lieu de 1 ; d’autres n’amènent que des négrillons de quatre, cinq et six ans, et même plus jeunes. Il y a lieu de veiller à ce que chaque maître n’en amène pas plus d’un : il faudra, en outre, s’assurer que ceux qu’on embarque ont au moins quinze ans.

Telles sont les dernières mesures prises avant 1789 à l’égard des nègres amenés en France. La Constituante, par un décret du 28 septembre 1791, déclara que tout individu entrant en France était libre, quelle que fût sa couleur, et même jouissait de tous les droits civils et politiques. La Convention confirma naturellement ce principe, puisqu’elle abolit l’esclavage. Un arrêté consulaire, du 13 messidor an X (2 juillet 1802)[61], interdit de nouveau l’entrée en France à tous les gens de couleur. Cette défense fut levée pour les libres, le 5 août 1818, par une circulaire du Ministre. Mais il était interdit encore d’amener des esclaves ; sinon, ils devenaient libres.


  1. Arch. Col., B, 14, p. 104.
  2. Arch. Col., C8, 7.
  3. Ib., B, 18, p. 18.
  4. Ib., ib., p. 19. M. Trayer l’indique à tort comme étant du 28 octobre.
  5. Op. cit., p. 92.
  6. Arch. Col., F, 249, p. 818.
  7. Moreau de Saint-Méry, I, 579.
  8. Arch. Col., B, 21, p. 51 ; — et F, 249, p. 926. Lettre ministérielle à M. Robert, 12 mars 1698.
  9. Moreau de Saint-Méry, I, 629. Lettre min. à M. Ducasse, 11 mars 1699.
  10. Arch. Col., C8, 15.
  11. Moreau de Saint-Méry, II, 99.
  12. Moreau de Saint-Méry, II, 525.
  13. Moreau de Saint-Méry, III, 547.
  14. Arch. Col., B, 68, Îles-sous-le-Vent. p. 8.
  15. Ib., F 256, p. 865, 22 décembre 1739.
  16. Ib., ib., 867, 24 décembre 1739.
  17. Arch. Nat., Z1D, 139.
  18. Arch. Col., F, 134, p. 79.
  19. Z1D, 139.
  20. Ib.
  21. Arch. Col., B, 76, Îles-sous-le-Vent, p. 123.
  22. Ib., B, 78, p. 53.
  23. Ib., B, 85, Îles-sous-le-Vent, p. 14.
  24. Ib., ib., p. 17.
  25. Ib., ib., p. 20.
  26. Ib., Col. en général, XIII, F, 90, 25 juin 1747.
  27. Arch. Col., B, 87, Îles-sous-le-Vent, p. 27.
  28. Ib., F, 134, p. 82. Pas de date.
  29. Ib., B, 95, Îles-du-Vent, p. 19.
  30. Ib., F, 258, p. 741.
  31. Arch. Col., Col. en général, XIII, F, 90, 30 janvier 1754.
  32. Dessalles, V. 62.
  33. Moreau de Saint-Méry, IV, 450. Le texte manuscrit est aux Arch. Nat., Z1D, 139.
  34. Moreau de Saint-Méry, IV, 602.
  35. Arch. Col., Recueil des lois particulières à la Guadeloupe, F, 236, p. 707.
  36. Ib., Colonies en général, F, 90. Lettre au Ministre, 11 avril 1764.
  37. Durand-Molard, II, 342, 25 janvier 1765.
  38. Arch. Col., B, 123, p. 154.
  39. Moreau de Saint-Méry, V, 267, 29 août 1769, Port-au-Prince.
  40. Arch. Col., B, 141, Saint-Domingue, p. 93.
  41. Moreau de Saint-Méry, V, 782. Nous n’insistons pas sur des lettres patentes du 3 septembre 1776, sur un arrêt du Conseil d’État, du 8, ni sur une ordonnance de Nosseigneurs de l’Amirauté, du 7 juillet 1777, qui ne contiennent en réalité rien de nouveau. Cf. Code Noir, pp. 473-489.
  42. Il est dans le deuxième volume de la série F6. En tête et en marge sont les mots : « Conseil des dépêches. Police des noirs », et l’annotation : « Approuvé à l’exception de l’article des mariages, 9 août 1777 ».
  43. Arch. Nat., Z1D, 138.
  44. Code Noir. Éd. de 1788, p. 507.
  45. Arch. Col. F6, vol. 2.
  46. Arch. Col. F6, Police des nègres, Carton A.
  47. Toutes ces pièces sont aux Arch. Col., F6, Carton A.
  48. Z1D, 138.
  49. Arch. Col., F6, vol. 2, novembre 1777. État des noirs… débarqués au Havre.
  50. Ib., ib., février 1778. État des noirs… débarqués à Nantes.
  51. F6, Carton A. Police des Noirs : Réflexions sur la Déclaration du 9 août 1717 (sans date ni signature).
  52. Code Noir, p. 510.
  53. Arch. Col., F6, Carton A. Déjà Poncet de la Grave avait réclamé à ce sujet, le 4 décembre 1777. Il y a plusieurs lettres de lui de cette même année au sujet des négresses « femmes publiques et raccrocheuses », qu’il est de toute nécessité de faire arrêter, et des mariages entre blancs et noirs, qu’il convient d’empêcher.
  54. Durand-Molard, III, 358.
  55. Moreau de Saint-Méry, V, 821.
  56. F6, Police des nègres. France. Carton A.
  57. Arch. Col., F6, Ib.
  58. Ib., ib.
  59. Code Noir, 521.
  60. Arch. Col., B, 180, Saint-Domingue, p. 40.
  61. Durand-Molard, IV, 479.