L’École de Yasnaïa Poliana/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par B. Tseytline et E. Jaubert.
Albert Savine (p. 1-332).


PREMIÈRE ÉTUDE


Aperçu général et caractère de l’école.
Lecture mécanique et progressive.
Grammaire et style.


I


Nous n’avons pas de commençants.

La classe inférieure lit, résout des problèmes relatifs aux trois premières règles d’arithmétique et apprend l’Histoire Sainte : de sorte que les matières se distribuent, d’après le tableau de l’emploi du temps, de la façon suivante :

1o La lecture mécanique et progressive ;

2o L’écriture ;

3o La calligraphie ;

4o La Grammaire ;

5o L’Histoire Sainte ;

6o L’Histoire de Russie ;

7o Le dessin ;

8o Le dessin linéaire ;

9o Le chant ;

10o Les mathématiques ;

11o Des conversations sur les sciences naturelles ;

12o L’instruction religieuse.

Avant de parler de l’enseignement, je dois donner un aperçu succinct de l’école de Yasnaïa Poliana[1], de son caractère et de son développement.




II


Comme tout être vivant, l’école non seulement se modifie chaque année, chaque jour et chaque heure, mais elle est exposée à diverses crises, à des malheurs, à des maladies.

L’école de Yasnaïa Poliana a traversé, l’été dernier, une de ces crises maladives, due à des causes multiples.

1o Comme il arrive toujours en été, les meilleurs élèves avaient quitté l’école ; nous ne les rencontrions plus qu’à de rares intervalles, aux champs, aux travaux et dans les pâturages ;

2o Des maîtres nouveaux survinrent, et, partant, de nouvelles influences s’établirent ;

3o Pendant tout l’été, chaque jour amenait de nouveaux visiteurs, des maîtres en vacances ; et rien ne nuit plus que les visites à la bonne marche d’une école : le professeur en est toujours plus ou moins dérangé.

L’école compte quatre maîtres : deux anciens, en fonctions depuis deux ans déjà ; ils sont familiarisés avec leur besogne comme avec leurs élèves, avec la liberté et le désordre extérieur de l’école ; — deux nouveaux, venus tout récemment ; grands amateurs de l’exactitude, de l’emploi du temps, de la cloche, des programmes, etc., ils ne sont point entrés dans la vie de l’école comme les premiers. Ce qui, aux premiers, semblait raisonnable, nécessaire, impossible à concevoir autrement, comme les traits, même sans beauté, d’un enfant qu’on aime et qu’on a vu grandir, — les nouveaux maîtres n’y voyaient que des défauts à corriger.



III


L’école se trouve dans une maison en pierre à deux étages. Deux pièces sont réservées aux enfants, deux aux maîtres ; une autre sert de cabinet de travail. Sur le perron, au-dessous de l’avant-toit, suspendue par un cordon, une petite cloche. Dans le vestibule d’en bas, le gymnase ; dans celui d’en haut, l’établi. Escalier et vestibules portent des marques de neiges ou de boue ; même là, on peut lire sur les murs le tableau de l’emploi du temps.

Voici comment se règle l’enseignement. Vers huit heures, le maître logé dans l’école, l’ami de l’ordre extérieur, chargé d’administrer, envoie sonner l’un des élèves, qui la plupart du temps a passé la nuit là.

Au village on se lève à la clarté des lampes. De l’école, depuis longtemps déjà, on voit des lumières briller aux fenêtres ; une demi-heure après le coup de cloche, dans le brouillard, sous la pluie ou les obliques rayons d’un soleil de printemps, apparaissent sur les hauteurs — le village est séparé de l’école par un ravin — de confuses silhouettes, par deux, par trois, ou solitaires. Cet instinct qui pousse les chevaux à marcher par troupeaux, nos élèves l’ont perdu depuis longtemps. Plus besoin d’attendre, ni de se crier les uns aux autres :

— Hé ! enfants, à l’école !

Il sait déjà, notre écolier, que outchilitché[2] est du genre neutre, il sait encore beaucoup d’autres choses, grâce auxquelles il ne sent plus la nécessité d’aller de compagnie. L’heure est venue, et il se rend. Il me semble qu’ils deviennent d’un jour à l’autre plus francs d’allures, que leur caractère prend plus d’initiative.

Chemin faisant, je ne les ai presque jamais vus s’amuser, sauf peut-être quelqu’un des plus petits, ou un nouveau sortant d’une autre école.

Aucun ne porte rien sur lui, ni livre, ni cahier : on ne donne jamais de devoirs à faire à la maison. Et non-seulement l’enfant ne porte rien dans les mains, il n’a rien non plus à porter dans la tête. Point de leçon : ce qu’il a fait hier, il n’est pas obligé de s’en préoccuper aujourd’hui. Il ne se torture pas l’esprit pour la leçon qui va venir. Il n’apporte que lui-même, sa nature impressionnable, et la certitude que l’école lui sera aujourd’hui aussi joyeuse qu’hier. Il ne songe à la classe qu’au moment où elle commence.

Jamais de reproche pour un retard, et tout le monde arrive à l’heure, hors un grand que son père, parfois, retient pour quelque besogne, un grand que l’on voit alors accourir au galop, hors d’haleine.

En attendant le maître, ils se réunissent, les uns près du perron, à se donner des poussées sur les marches, ou à faire des glissades sur la glace du sentier, les autres dans les salles de l’école, où, quand il fait froid, ils lisent, écrivent ou s’amusent.

Les filles ne se mêlent pas avec les garçons. Lorsque les garçons ont quelque chose à proposer aux filles, ils ne s’adressent jamais à l’une d’elles, en particulier, mais à toutes ensemble.

— Eh ! fillettes ! pourquoi ne glissez-vous pas ?

Ou :

— Voyez, les fillettes sont toutes gelées !

Ou :

— Allons, fillettes, sautez toutes sur moi seul !

L’une d’elles, pourtant, une fille de la cour[3], une enfant d’une dizaine d’années, aux aptitudes remarquables et variées, commence à se détacher du groupe des filles : c’est la seule que nos écoliers traitent comme une égale, comme un garçon, mais avec une légère nuance de politesse, d’indulgence et de retenue.



IV


Supposons que l’ordre des matières appelle, dans la classe inférieure, une leçon de lecture mécanique, dans la seconde, de lecture progressive, dans la troisième, de mathématiques.

Le maître fait son entrée dans la classe. Sur le plancher sont étendus, en tas, les enfants piaillant et criant :

— Vous m’écrasez, enfants !

Ou :

— Assez ! cesse donc de me tirer les cheveux ! etc.

— Piotre Mikhaïlovitch ! crie au maître qui entre une voix partie du fond du tas, commande-leur de me laisser ?

— Bonjour, Piotre Mikhaïlovitch ! crient les autres en continuant leur tapage.

Le maître va prendre des livres, en distribue à ceux qui l’ont suivi jusqu’à l’armoire. Les élèves couchés au sommet du tas en demandent à leur tour. Peu à peu le tas diminue. En voyant les livres entre les mains de la plupart de leurs camarades, les derniers courent à l’armoire en criant :

— Et pour moi ?… Et pour moi ?… Donne-moi le livre d’hier… Moi, je veux le livre de Koltzev… etc…

S’il en reste encore deux qui, dans la chaleur de la lutte, continuent à se rouler sur le plancher, les autres, déjà assis sur le banc, livre en main, leur crient :

— Pourquoi tardez-vous tant ? On n’entend rien… Assez !

Les combattants se soumettent ; tout essoufflés, ils vont prendre leurs livres et s’asseoir, non sans remuer un peu la jambe dans le premier moment, par suite de leur agitation encore inapaisée. L’ardeur de la bataille s’évanouit, et l’ardeur de la lecture commence à régner dans la classe. Avec le même feu qu’il mettait tout à l’heure à tirer les cheveux de la tempe de Michka, il lit maintenant le livre de Koltzev, ses lèvres légèrement entr’ouvertes, ses petits yeux brillants, sans rien voir autour de lui en dehors de son livre. Il faut autant d’efforts pour l’arracher au volume, que tantôt à la lutte.

Ils s’assoient où bon leur semble : sur les bancs, les tables, sur l’appui de la fenêtre, sur le plancher, dans le fauteuil. Les fillettes s’assoient toujours ensemble. Les amis d’un même village, surtout les petits — la camaraderie est plus grande entre eux — se mettent toujours à côté l’un de l’autre. Dès que l’un d’eux a choisi tel ou tel coin, tous ses compagnons, se poussant, se glissant sous les bancs, viennent s’y asseoir côte à côte, et, promenant leurs regards autour d’eux, manifestent par leur physionomie un air de bonheur et de satisfaction, comme s’ils se sentaient heureux pour la vie de se voir là. Le grand fauteuil qui se trouve dans la classe on ne sait comment, est l’objet de l’envie générale. Dès que l’un a l’idée de s’y installer, rien qu’à son regard, l’autre a deviné son intention, et tous deux se précipitent, et c’est à qui l’emportera. Le plus leste s’étend, la tête beaucoup plus basse que le dossier ; mais il lit aussi bien que les autres, tant il prend cœur à sa besogne.

Pendant la classe, je ne les ai jamais vus chuchoter, ni se pincer, ni rire en sourdine, ni s’ébrouer dans leurs doigts, ni se plaindre l’un de l’autre au maître. Lorsqu’un élève, sorti de l’école du sacristain, ou de celle du district, vient faire une plainte, on lui dit :

— Quoi donc ? Ne t’es-tu pas pincé toi-même ?

Les deux classes inférieures se font dans une pièce, la classe supérieure dans une autre. Quand le maître arrive dans la première classe, tout le monde l’entoure près du tableau noir, ou sur les bancs ; on se couche, on s’assoit sur la table autour du maître ou de celui qui lit à haute voix. Si c’est l’écriture, ils se tiennent tranquillement assis sur les bancs, mais ils se lèvent à tout moment pour aller regarder les cahiers les uns des autres, ou montrer les leurs aux maîtres.

L’emploi du temps comporte quatre leçons, mais parfois on se borne à trois ou à deux, et parfois aussi on empiète sur les autres matières. Le maître commence par l’arithmétique et passe à la géométrie, ou bien commence par l’histoire sainte pour finir par la grammaire. Il n’est pas rare que maître et élèves se laissent entraîner et que la classe, au lieu d’une heure, se continue trois heures durant. Il arrive aux enfants de crier eux-mêmes :

— Pas encore !… Encore !…

Et de rabrouer ceux qui s’ennuient :

— Si cela t’ennuie, va donc avec les petits ! disent-ils avec mépris.

Pour la classe d’instruction religieuse, la seule qui s’achève régulièrement, parce que le maître demeure à deux verstes et ne vient que deux fois par semaine, et pour la classe de dessin, les élèves sont réunis tous ensemble. C’est dans les moments qui précèdent ces classes que l’animation, le tapage, les cris, le désordre sont à leur comble : qui traîne les bancs d’une salle dans l’autre, qui se chamaille, qui court à la maison[4] chercher du pain, qui met ce pain à cuire dans la cheminée ; celui-ci arrache quelque chose à celui-là ; un autre fait de la gymnastique.

Là encore, comme dans le tumulte du matin, il est plus aisé de les laisser se calmer d’eux-mêmes, et d’eux-mêmes prendre leurs places naturelles, que de les y contraindre par la force. Dans l’esprit actuel de l’école, les contraindre matériellement est chose impossible. Plus fort crie le maître, — cela est arrivé — plus fort crient les élèves : ses cris ne font que les exciter. Si l’on réussit à les arrêter, à détourner leur attention d’un autre côté, cette petite mer va s’agitant de moins en moins, jusqu’à s’apaiser. Mais, la plupart du temps, il vaut mieux ne rien dire.

La classe de dessin, celle que chacun préfère, commence à midi : quand on a faim, et qu’on est déjà resté assis près de trois heures, on sent, ici encore, le besoin de traîner les bancs et les tables et de mener grand bruit ; néanmoins, dès que le maître est prêt, les élèves sont prêts, et gare à qui veut empêcher la classe de commencer : ils se chargent eux-mêmes de lui imposer silence.




V


Je dois m’expliquer. En décrivant l’école de Yasnaïa Poliana, je ne prétends point la donner comme un modèle utile et bon à imiter, je ne veux que la montrer telle qu’elle est. Je crois que de telles descriptions peuvent avoir leur avantage. Si je réussis, dans les pages suivantes, à retracer avec netteté l’histoire du développement de l’école, il apparaîtra clairement au lecteur comment s’en est formé l’esprit actuel, pourquoi je le trouve bon, pourquoi il me serait absolument impossible de le changer, lors même que je le voudrais.

L’école s’est développée librement par la seule vertu des principes établis et par le maître et par les élèves. Malgré toute l’autorité du maître, l’élève avait toujours le droit de ne pas fréquenter l’école, et, même en fréquentant l’école, de ne pas écouter le maître. Le maître avait le droit de ne point garder l’élève chez lui, et le pouvoir d’agir, avec toute la force de son influence, sur la majorité des enfants, sur la société qu’ils forment toujours entre eux. Plus les enfants avancent dans l’étude, plus l’enseignement s’étend, et plus la nécessité de l’ordre s’impose. Par suite, dans une école qui se développe normalement et sans violence, plus les élèves sont instruits, plus ils deviennent capables d’ordre, plus ils en sentent d’eux-mêmes le besoin, et plus aisément, à cet égard, s’établit l’autorité du maître.

À l’école de Yasnaïa Poliana, dès sa fondation, cette règle a été constamment confirmée. Au début, impossible de distribuer les classes, ni les matières, ni les récréations, ni les devoirs : tout se confondait, tous les essais de répartition demeuraient vains. Aujourd’hui, il y a dans la première classe des élèves qui demandent eux-mêmes à suivre l’emploi du temps, ils se fâchent quand on les arrache à leur leçon et chassent les petits qui se hasardent chez eux.

À mon avis, ce désordre extérieur est chose utile, indispensable, si étrange, si gênant qu’il apparaisse au maître. J’aurai à revenir assez souvent sur les avantages de cette organisation ; quant à ses inconvénients, voici ce que j’ai à dire :

Premièrement, ce désordre, ou ordre libre, ne nous paraît si effroyable que parce que nous sommes habitués à un tout autre système, suivant lequel nous avons été nous-mêmes élevés.

Secondement, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’emploi de la violence n’est fondé que sur une interprétation irréfléchie et irrespectueuse de la nature humaine. Il semble que le désordre gagne, croît d’instant en instant, ne connaît plus de limite, il semble que rien ne peut l’arrêter, sinon la contrainte, alors qu’il suffit d’attendre un peu pour voir ce désordre (ou ce feu) s’apaiser de lui-même et produire un ordre bien meilleur et plus stable que celui que nous lui substituerions.

Les écoliers sont des hommes, des êtres soumis, tout petits qu’ils soient, aux mêmes nécessités que nous, des êtres pensants comme nous ; tous ils veulent apprendre, et c’est pourquoi ils vont à l’école, et c’est pourquoi ils arrivent sans effort à cette conclusion, que, pour apprendre, il leur faut se plier à de certaines conditions. Non seulement ils sont des hommes, mais ils constituent une société d’êtres réunis dans une pensée commune. « Et partout où trois s’assemblent à Mon nom, Moi je suis au milieu d’eux. » En cédant aux seules lois naturelles, aux lois dérivées de la nature, ils n’ont ni révolte, ni murmure ; en cédant à votre autorité intempestive, ils n’admettent point la légitimité de vos sonnettes, de vos emplois du temps, de vos règles.

Que de fois il m’est arrivé d’assister à des batailles d’enfants ! Le maître se jette entre eux pour les séparer, et les deux ennemis se regardent de travers ; incapables de se contenir même en présence d’un maître redouté, ils finissent par fondre l’un sur l’autre avec plus d’ardeur encore qu’avant. Que de fois, dans la même journée, je vois un Kiruchka, les dents serrées, tomber sur Tarasska, l’empoigner par les cheveux des tempes, le renverser à terre ; il semble qu’il veuille défigurer son ennemi, le laisser pour mort. Mais il ne s’est pas écoulé une minute que déjà Tarasska rit sous Kiruchka et lui rend la pareille ; avant cinq minutes, les voilà tous deux bons amis, assis côte à côte.

Il y a peu de temps, après la classe, dans un coin, deux garçons en vinrent aux mains : l’un, un remarquable mathématicien de neuf ans environ, élève de la seconde classe ; l’autre, un petit, aux yeux noirs, tondu, intelligent mais vindicatif, nommé Kisska. Kisska empoigna les longues boucles de cheveux du mathématicien, et lui poussa la tête contre le mur, tandis que le mathématicien s’efforçait vainement de saisir les soies de porc tondues de Kisska. Les yeux noirs de Kisska brillaient triomphalement. Quant au mathématicien, il avait peine à retenir ses larmes.

— Eh bien ! Eh bien ! Quoi ? Quoi ? disait-il.

Mais on voyait bien que ça lui faisait mal, et qu’il voulait seulement faire le brave. Cela continua assez longtemps, et j’étais indécis sur le parti à prendre.

— On se bat ! on se bat ! criaient les enfants.

Et ils s’entassaient dans le coin. Les petits riaient, mais les grands, quoique n’essayant point de séparer les combattants, les regardaient d’un air sérieux. Ces regards, ce silence ne furent point perdus pour Kisska. Il comprit que ce qu’il faisait là n’était pas bien ; il se mit à sourire, et à lâcher peu à peu les cheveux du mathématicien. Ce dernier se dégagea, poussa Kisska, qui heurta de la nuque contre le mur, puis, satisfait, s’éloigna. Le petit se prit à pleurer et s’élançant à la poursuite de son ennemi, le battit de toutes ses forces sur la pelisse, mais sans lui faire mal. Le mathématicien allait riposter, mais au même instant retentirent des cris désapprobateurs.

— Voyez, il se commet avec un petit ! s’écriaient les spectateurs. Sauve-toi, Kisska !

L’affaire finit là, sans laisser de trace, sauf, j’imagine, chez l’un et chez l’autre, la confuse conscience, que se battre est désagréable, parce que ça fait mal à tous les deux. On peut remarquer qu’ici le sentiment de la justice a été provoqué par la foule ; mais que d’affaires analogues se terminent, on ne peut comprendre en vertu de quelles lois, de manière à satisfaire les deux parties ! Combien sont arbitraires et injustes, en comparaison, tous les moyens employés en pareil cas !

— Vous êtes tous les deux coupables ; à genoux ! dit l’instituteur.

Et il n’a pas raison, car il n’y a qu’un seul coupable, un coupable qui triomphe en se mettant à genoux et en remâchant sa méchanceté, tandis que l’innocent est doublement puni.

Ou :

— Tu es coupable d’avoir fait ceci et cela, et tu seras puni ! dira l’instituteur.

Et l’enfant puni n’en haïra que davantage son ennemi, à sentir à ses côtés une puissance despotique dont il ne reconnaît pas la légitimité.

Ou :

— Pardonne-lui, ainsi le veut Dieu, et sois meilleur que lui, dira l’instituteur.

Vous lui dites : « Sois meilleur que lui », mais il ne veut qu’être plus fort ; « meilleur… » il ne comprend ni ne peut comprendre :

Ou :

— Vous êtes coupables tous les deux : demandez-vous pardon l’un à l’autre et embrassez-vous, mes enfants.

Voilà le pire de tout, et parce que ce baiser ne sera pas sincère, et parce que le mauvais sentiment, un instant assoupi, risquera de se réveiller.

Laissez-les donc seuls, si vous n’êtes ni le père, ni la mère, qui, tout pitié pour leur fils, ont toujours raison de tirer les cheveux à qui le leur bat ; laissez-les et voyez comme tout s’arrange, tout s’apaise, simplement, naturellement.




VI


Mais peut-être les instituteurs qui n’ont pas tâté de ce désordre, ou ordre libre, penseront-ils que, le maître s’abstenant, ce désordre aura des conséquences physiquement déplorables : des morts, des fractures, etc. À l’école de Yasnaïa Poliana, le printemps passé, il n’y eut que deux cas de contusion avec des marques apparentes : un des garçons fut poussé au bas du perron, et se blessa à la jambe (la plaie guérit en deux semaines) ; un autre, on lui brûla la joue avec de la gomme allumée, et il eut une eschare pendant une quinzaine de jours. Il n’arrive pas plus d’une fois par semaine qu’un des élèves pleure, et ce, non par suite du mal, mais par honte ou dépit. En dehors de ces deux cas, ni coups, ni ecchymoses, ni bosse de tout l’été, avec trente à quarante écoliers entièrement livrés à eux-mêmes.

Je suis convaincu que l’école n’a pas à intervenir dans l’éducation, pure affaire de famille ; que l’école ne doit ni punir, ni récompenser, qu’elle n’en a pas le droit, que sa meilleure police et administration consiste à laisser aux élèves liberté absolue d’apprendre et de s’arranger entre eux comme bon leur semble. J’en suis convaincu, et cependant, les vieilles coutumes des établissements d’éducation demeurent si fortes en nous, qu’à l’école de Yasnaïa Poliana nous nous départons souvent de cette règle. Le semestre passé, notamment au mois de novembre, il y eut deux cas de punition.

Pendant la classe de dessin, le maître, qui venait d’arriver tout dernièrement, remarqua un garçon, qui sans écouter les leçons, criait et battait rageusement ses voisins à tort et à travers. Impuissant à le calmer par des paroles, le maître lui fit quitter sa place et lui retira sa planchette : c’était la punition. L’enfant ne cessa de pleurer pendant toute la leçon.

C’était ce même garçon que j’avais refusé d’admettre dans les premiers temps de l’école de Yasnaïa Poliana, le considérant comme un idiot incurable. Ses traits saillants étaient la stupidité et la douceur. Jamais ses camarades ne l’avaient pris dans leurs jeux, ils en riaient et s’en moquaient :

— Qu’il est drôle, ce Petka, disaient-ils eux-mêmes avec étonnement ; jusqu’aux petits qui le battent, et lui, il se secoue et s’en va.

— Il n’a point de cœur, me disait de lui un élève.

Lorsqu’on a amené un pareil enfant à un état de fureur comme celui qui l’avait fait punir par le maître, le coupable n’est assurément pas celui que l’on punit.

Autre cas. L’été précédent, pendant qu’on reconstruisait la maison, une bouteille de Leyde disparut du cabinet de physique. À plusieurs reprises furent perdus des crayons et des livres, alors que charpentiers et peintres n’étaient plus là. Nous interrogeâmes les garçons : les meilleurs élèves, les plus anciens dans l’école, nos amis de la première heure, rougissaient et balbutiaient tellement, que chacun eût cru voir dans ce trouble une preuve de leur faute. Mais moi je les connaissais, et j’aurais répondu d’eux comme de moi. Je compris que c’était la seule pensée d’un soupçon qui les affectait si profondément, si douloureusement : l’un des élèves, que je nommerai Fedka, une nature délicate et distinguée, tremblait et pleurait, tout pâle.

Ils promirent de nommer le coupable s’ils venaient à le connaître ; quant à le rechercher, ils s’y refusèrent. Quelques jours après, le voleur se découvrit, — un garçon de la cour d’un domaine éloigné. Il avait entraîné le fils d’un paysan, venu avec lui du même village, et tous deux avaient caché les objets volés dans un petit coffre. Cette découverte produisit une singulière impression sur leurs camarades : une espèce de soulagement et même de joie, et avec cela du mépris et du regret pour les voleurs.

Nous leur proposâmes d’indiquer eux-mêmes la punition. Les uns désignèrent le fouet, en demandant de fouetter eux-mêmes les coupables ; les autres émirent l’avis de leur attacher une étiquette avec l’inscription « voleur ». Cette punition, nous l’avions nous-mêmes infligée déjà, à notre honte, et le garçon qui, l’année d’avant, avait porté lui-même une étiquette avec l’inscription « menteur », se montra précisément le plus acharné à en réclamer une pour les voleurs.

Nous tombâmes d’accord sur l’écriteau, et lorsque une fillette fut venue le coudre, tous les élèves regardèrent les punis avec une joie méchante, en se moquant d’eux. Ils demandèrent, pour aggraver encore la punition, « de les mener dans le village, de leur laisser l’étiquette jusqu’à la fête, » disaient-ils.

Les punis pleuraient. Le fils de mougik, celui qui s’était laissé entraîner par son camarade, — conteur remarquable et plaisant, — un crapoussin grassouillet et blanc, pleurait bonnement de toutes ses forces d’enfant ; l’autre, le principal coupable, une bosse sur le nez, les traits secs, la physionomie intelligente, était pâle, ses lèvres tremblaient, ses yeux lançaient des regards mauvais et sauvages sur la joie de ses camarades, et, à de rares intervalles, les pleurs contractaient son visage. Sa casquette à visière déchirée était rejetée en arrière sur l’occiput, ses cheveux en désordre, ses vêtements salis de craie.

Tout cela nous frappa comme si nous l’eussions vu pour la première fois. Chacun le considérait avec une attention malveillante ; et lui, il le sentait douloureusement. Lorsque, sans regarder autour de lui, baissant la tête, et, à ce qu’il me sembla, avec la démarche d’un criminel, il alla à la maison, les enfants, le poursuivant en foule, le harcelèrent d’une manière si peu naturelle, si étrange et barbare, qu’on les eût dits poussés, malgré eux, par l’esprit malin. Quelque chose me disait que ce n’était pas bien : mais l’affaire suivit son cours, et, pendant toute la journée, le voleur garda son étiquette.

Depuis ce temps-là, je crus remarquer qu’il était moins appliqué ; et on ne le vit plus, après la classe, se mêler aux jeux et aux conversations de ses camarades.

Une fois, comme j’arrivai à l’école, tous les enfants m’annoncèrent avec effroi que ce garçon avait de nouveau volé. Il avait emporté de la chambre du maître vingt kopeks en pièces de cuivre qu’on l’avait surpris cachant dans l’escalier.

On lui recousit l’étiquette, et de nouveau la même scène monstrueuse se produisit. Je le sermonnai, comme font les instituteurs ; un grand garçon qui se trouvait là, un bavard, se mit à sermonner aussi, en répétant des paroles qu’il avait sans doute entendu prononcer à son père, un dvornik[5].

— Une première fois il a volé, une seconde fois il a volé, disait-il d’une voix cadencée et grave ; il en prendra l’habitude. Jusqu’où l’amour du gain ne le poussera-t-il pas ?

Cela m’agaçait. Je sentais presque de l’irritation contre le sermonneur. Je regardai la figure du puni. À la voir encore plus pâle, plus souffrante, plus sauvage, je me rappelai, je ne sais pourquoi, les forçats, et la conscience d’une vilenie cria soudain si fort en moi, que j’arrachai l’étiquette en disant au coupable d’aller où il voudrait. Je sentis brusquement, non par l’esprit, mais par tout l’être, que je n’avais pas le droit de torturer cet enfant pauvre, que je ne pouvais faire de lui ce que nous voulions en faire, moi et le fils du dvornik. Je sentis qu’il y a des secrets de l’âme qui nous sont fermés et que la vie peut modifier, non les reproches ni les punitions. Et quelle sottise ! L’enfant a volé un livre ; — par toute une voie longue, complexe, de sentiments, de pensées, de faux syllogismes, il a été amené à dérober un livre : il ne sait pas pourquoi il l’a serré dans son coffre ; — et moi je lui colle un écriteau avec ce mot « voleur » qui signifie tout autre chose ! À quoi bon ? Le punir par la honte ? dira-t-on… Le punir par la honte ? À quoi bon ? Sait-on si la honte détruit la disposition au vol ? Peut-être la stimule-t-elle. Peut-être n’était-ce pas de la honte, ce qu’exprimait son visage. Je le sais même sûrement, que ce n’était pas de la honte, mais quelque autre chose, qui eût peut-être dormi pour toujours dans son âme, et qu’il n’eût point fallu éveiller !

Que dans le monde qu’on appelle pratique, dans le monde des Palmerstons et des Caïns, dans le monde qui tient pour raisonnable, non ce qui est raisonnable, mais ce qui est pratique, que là les gens, punis eux-mêmes, s’arrogent le droit et le devoir de punir. Notre monde d’enfants, d’êtres simples, francs, doit rester pur de mensonge, de cette criminelle croyance en la légitimité du châtiment, d’où il suivrait que la vengeance est juste dès que nous l’appelons punition…



VII


Nous reprenons le détail de l’enseignement quotidien. Vers deux heures de l’après-midi, les enfants affamés courent à la maison. Malgré leur faim, ils demeurent cependant encore quelques minutes pour savoir chacun ses notes.

Ces notes, qui n’assignent aucun rang, les inquiètent fort.

— À moi 5[6], avec la croix, et à Olhuchka quel grand zéro on a administré !

— Et à moi 4 !… crie un autre.

C’est pour eux-mêmes qu’elles sont établies, pour qu’ils y trouvent une appréciation de leur travail ; et ils ne témoignent leur mécontentement que si cette appréciation est injuste. Malheur au maître qui, n’ayant point remarqué les efforts d’un élève, lui donne moins qu’il ne mérite ! L’enfant ne cesse de le harceler, il pleure à chaudes larmes s’il ne réussit pas à obtenir une modification.

Les notes mauvaises, mais méritées, subsistent malgré toute protestation. Les notes sont, d’ailleurs, un vestige de notre organisation primitive, et elles commencent à tomber d’elles-mêmes en désuétude.

Pour la première leçon qui suit la récréation, dans l’après-midi, on se rassemble comme le matin, en attendant de même le maître. La plupart du temps c’est la leçon d’histoire sainte ou russe, et toutes les classes sont réunies.

C’est ordinairement au crépuscule que commence cette leçon. Le maître se tient debout ou assis au milieu de la pièce, et la foule des enfants se place autour de lui en amphithéâtre, qui sur les bancs, qui sur les tables, qui sur les appuis des fenêtres.

Toutes les leçons du soir, et notamment cette première, tranchent sur celles du matin par un cachet spécial de tranquillité et de poésie.

Viens à l’école au crépuscule ; — tu ne vois pas de lumière aux fenêtres, tout est paisible ; la neige sur les marches de l’escalier, un faible et sourd murmure, un mouvement derrière la porte, un gamin qui, se tenant à la rampe, monte deux par deux les degrés, montrent seuls que les écoliers sont là. Entre dans la classe. Il fait presque nuit derrière les vitres gelées ; les aînés, les meilleurs élèves, poussés par leurs camarades tout proche du maître, et levant leurs petites têtes, tiennent leurs regards attachés sur sa bouche. La fillette de la cour, toujours perchée sur une haute table, le visage préoccupé, a l’air d’avaler chaque mot.

Un peu plus loin sont assis les moins bons élèves, puis les petits ; ces derniers écoutent, attentifs et même renfrognés, dans la même attitude que les grands ; mais, malgré toute leur attention, nous savons qu’ils ne répéteront rien, quoique ayant retenu bien des choses dans leur mémoire. Qui s’appuie sur les épaules du voisin, qui se dresse debout sur une table. Parfois l’un d’eux, s’étant glissé dans la foule, derrière un dos, s’occupe à tracer avec l’ongle des figures sur ce dos.

Quand on entame un nouveau récit, tous écoutent pétrifiés. À la reprise, — on entend par-ci par-là des voix d’enfants qui, dans leur fièvre d’amour-propre, ne peuvent se retenir de souffler au maître. Mais un vieux récit qu’ils aiment, ils prient le maître de le leur répéter mot à mot, et ils ne souffrent pas qu’on l’interrompe :

— Hé ! toi, tu n’as pas de patience ! Tais-toi ! crient-ils à celui qui se met en avant.

Ils voient avec peine qu’une interruption altère le caractère et la beauté du récit du maître. Dans les derniers temps, on leur contait la vie du Christ. À chaque fois, ils la redemandaient dans tous ses détails. Si l’on ne la leur redisait tout entière, ils complétaient eux-mêmes le reniement de Pierre et les souffrances du Sauveur.

Il semble que tout soit mort, rien ne remue : ne dorment-ils pas ? Tu t’avances dans la pénombre, tu regardes le visage de l’un des petits : il est assis, couvant des yeux le maître ; l’attention lui fronce les sourcils ; pour la dixième fois il pousse de l’épaule le bras d’un camarade qui s’y appuie. Tu lui chatouilles le cou, il ne sourit même pas, il secoue la tête comme pour chasser une mouche ; il s’absorbe tout entier dans le récit mystérieux et poétique, quand le grand rideau du temple se fendit de lui-même en deux, et que tout devint noir sur la terre : ce récit lui est pénible et doux.

Mais voici que le maître a fini de conter. Tous se lèvent de leurs places, se pressent autour du maître et, criant plus fort l’un que l’autre, tâchent de répéter tout ce qu’ils ont retenu. Ceux à qui l’on a défendu de parler, en leur assurant qu’ils savent, ne se tiennent pas plus tranquilles pour cela : ils s’approchent de l’autre maître, et, s’il n’est pas là, d’un camarade, d’un étranger, même de l’allumeur des poêles, vont d’un coin à l’autre par groupes de deux ou trois, en suppliant chacun de les écouter. Il est rare qu’un seul raconte. Ils se distribuent par groupes, chacun recherchant ses égaux en intelligence, et ils racontent, s’encourageant, s’interrogeant, se corrigeant l’un l’autre.

— Eh bien, répétons ensemble ! dit un élève à un autre.

Mais celui-ci, sachant qu’il n’est pas de taille, l’adresse à un troisième. Dès qu’ils ont tout dit, ils se calment enfin. On apporte des bougies, et leur pensée se porte sur un autre objet.

Le soir, en général, et dans les classes suivantes, moins de cris, moins de tapage, et plus d’obéissance au maître, une plus grande docilité. On remarque un dégoût particulier pour les mathématiques et l’analyse, et une passion pour le chant, la lecture et surtout les narrations.

— À quoi bon tant de mathématiques ? disent-ils. Raconter est bien mieux, ou bien l’histoire, et nous comprenons.

Vers huit heures, les yeux se troublent ; on bâille fréquemment ; les bougies brûlent moins vives, on mouche moins souvent la mèche. Les aînés tiennent encore ; mais les cadets et les moins bons élèves commencent à s’endormir, les coudes sur la table, à la vague musique des paroles du maître.




VIII


Parfois, quand les classes sont intéressantes et qu’elles se multiplient (il arrive qu’elles prennent jusqu’à sept grandes heures par jour), quand les enfants sont fatigués, ou la veille d’une fête, alors que les poêles chauffent à la maison pour le bain, tout d’un coup, sans dire un mot, à la deuxième ou troisième classe qui suit le dîner, deux ou trois écoliers s’élancent dans la salle et prennent vivement leurs chapeaux.

— Où allez-vous ?

— À la maison.

— Mais la leçon ? Le chant ?

— Les enfants ont dit : « À la maison ! » répond l’élève interpellé en se glissant dehors avec son chapeau.

— Mais qui a dit cela ?

— Les enfants sont partis.

— Comment donc ? demande le maître ennuyé, en préparant sa leçon ; reste, toi.

Mais dans la classe accourt un autre garçon, le visage animé, avec un air d’embarras.

— Pourquoi restes-tu ? dit-il d’un ton bourru à l’enfant retenu, qui, dans son hésitation, tortille entre ses doigts les flocons de son bonnet.

— Les enfants, voilà où ils sont déjà ! À la forge peut-être.

Et tous deux se précipitent au dehors, en criant de la porte :

— Adieu, Ivan Petrovitch !

Et quels sont, parmi les écoliers, ceux qui ont décidé d’aller à la maison ? Comment l’ont-ils décidé ? Dieu le sait. D’où notamment est partie la première idée, c’est ce que tu ne découvriras pas. Ils n’ont point délibéré, ils n’ont point comploté, et néanmoins ils ont pris la résolution d’aller à la maison.

« Les enfants vont à la maison ! » Et les petits pieds de frapper sur les marches ; et les écoliers, dégringolant, bondissant comme des chats, tombant sur la neige, se devançant l’un l’autre à la course, de s’élancer vers la maison avec des cris.

Ces scènes se reproduisent une et deux fois par semaine. C’est humiliant et pénible pour le maître, qui les tolère uniquement parce qu’elles donnent une plus grande signification aux cinq, six et jusqu’à sept leçons librement, volontairement écoutées chaque jour par les élèves. Seulement on peut être sûr, lorsque ces scènes se répètent, que l’enseignement, pour insuffisant, pour exclusif qu’on le suppose, n’est ni mauvais ni inefficace. Si l’alternative se posait en ces termes : que vaut-il mieux, ou qu’il n’advienne aucune de ces scènes dans le courant de l’année entière, ou qu’elles se répètent pour la moitié des leçons ? — c’est ce dernier terme que nous choisirions. Pour ma part, à l’école de Yasnaïa Poliana, j’étais ravi de les voir se renouveler plusieurs fois dans un mois. Malgré la latitude laissée aux enfants de s’en aller quand bon leur semble, l’autorité du maître est néanmoins si grande, qu’en ces derniers temps, je redoutais que la discipline des classes, l’emploi du temps, les notes, si léger qu’en fût le poids, ne finissent par gêner leur liberté, par les prendre tout à fait au filet de l’ordre posé sur eux par notre ruse, par leur ôter la faculté du choix et de la protestation. S’ils ont continué à étudier de bonne grâce, malgré la liberté qu’on leur laissait, je ne pense pas qu’il faille en attribuer le mérite aux seules vertus de l’école de Yasnaïa Poliana ; je crois que, dans la plupart des écoles, on obtiendrait le même résultat, et que le désir d’apprendre est assez fort chez les enfants pour les amener à supporter bien des conditions ennuyeuses, à pardonner bien des défauts. Il est bon, il est nécessaire de leur laisser la faculté d’escapades pareilles, ne fût-ce que pour prévenir des manquements plus grands, des abus plus graves.




IX


Les soirées sont réservées au chant, à la lecture progressive, aux expériences de physique, aux devoirs écrits. Ce qu’on préfère, c’est la lecture et les expériences. Pendant la lecture, les aînés s’installent sur une grande table, en étoile — les têtes rapprochées, les jambes séparées. L’un d’eux lit, et tous échangent leurs impressions. Les cadets se placent deux par deux devant leurs livres, et, si le livre est à la portée de leur intelligence, ils lisent comme nous lisons : bien assis sous la lumière, tranquillement accoudés, ils goûtent un visible plaisir. Quelques-uns, désireux de réunir deux jouissances, viennent se mettre contre le poêle allumé : ils se chauffent et lisent en même temps.

Aux expériences de physique, tous ne sont pas admis, mais seulement les aînés et les meilleurs, les plus raisonnables de la seconde classe. Cette leçon, telle qu’elle est devenue chez nous, la dernière de la soirée, est la plus fantastique, la plus appropriée à la disposition d’esprit qu’engendre la lecture des contes. Et c’est en effet comme un conte. Tout se personnifie pour eux : la baie de genièvre que repousse la cire à cacheter, l’aiguille aimantée qui décline, la limaille qui court sur la feuille de papier sous laquelle on promène un aimant, tout cela leur apparaît comme autant d’êtres vivants. Les plus intelligents, ceux qui comprennent la cause de ces phénomènes, s’extasient, poussent des « ouf ! » sur l’aiguille, sur la baie, sur la limaille.

— Voyez-vous ?… Où ?… Où ?… Arrête !… Ouf !… Roule !… etc.

D’ordinaire, les classes se terminent entre huit et neuf heures, à moins que la menuiserie ne retienne un peu plus longtemps les aînés ; et toute la bande, avec un cri, s’élance pêle-mêle dans la cour, et de là commence à se séparer par groupes, s’interpellant les uns les autres, avant de se répandre aux quatre coins du village. Parfois, ils s’amusent à monter sur les grands traîneaux qu’ils tirent en dehors de la porte cochère, au pied de la montagne, du côté du village ; ils attellent, se mettent entre les brancards, et, dans la poussière de neige, avec des cris, disparaissent aux regards, laissant çà et là, derrière eux, des taches noires, — enfants jetés par-dessus bord.




X


En dehors de l’école, en pleine liberté, en plein air, il s’établit entre les élèves et le maître des rapports nouveaux, où règnent la plus grande franchise d’allures, la plus grande simplicité, la plus grande confiance, les mêmes rapports, qui nous apparaissent, à nous, comme l’idéal où doit tendre l’école.

Dernièrement, on lut à la première classe le « Wiy »[7] de Gogol. Les scènes finales produisirent une vive impression, et mirent en branle leur imagination ; quelques-uns mimaient la sorcière, et sans cesse ils parlaient de la dernière nuit.

Il ne faisait pas froid dehors ; une nuit d’hiver, sans lune, avec des nuages au ciel. Près du carrefour, nous fîmes halte. Les aînés, à l’école depuis trois ans, s’arrêtèrent près de moi, en me priant de les mener plus loin ; les petits se regardèrent un moment, puis se précipitèrent au bas de la montagne. Les cadets étudiaient depuis peu sous un nouveau maître ; entre moi et eux, il ne régnait pas encore la même confiance qu’entre moi et les aînés.

— Eh bien ! nous irons dans la défense (un petit bois à deux cents pieds de l’habitation), dit l’un d’eux.

Plus que tous les autres supplia Fedka, un garçon de dix ans, une nature délicate, impressionnable, poétique et brave. Le danger constitue pour lui, ce me semble, la principale condition du plaisir. En été, cela faisait toujours trembler de le voir, avec deux autres enfants, s’avancer à la nage jusqu’au milieu de l’étang, large de cinquante toises, et disparaître parfois dans l’ardent miroitement du soleil d’été, et plonger au fond, et s’allonger sur le dos en faisant jaillir des filets d’eau et en appelant d’une voix grêle les camarades sur le bord, pour leur montrer comme il était brave. À cette heure, il savait qu’il y avait des loups dans la forêt, et c’est pourquoi il voulait aller dans la défense.

Tous donnèrent leur avis, et, à quatre, nous nous dirigeâmes vers la forêt : un garçon robuste de corps et d’esprit, que j’appellerai Semka ; un garçon d’une douzaine d’années, nommé Vavilo, qui marchait en avant et d’une voix flexible et diversement modulée criait « holà ! » à tout venant ; Prognka, — maladif, doux, plein de talent, le fils d’une pauvre famille, maladif, ce semble, uniquement par défaut de nourriture, — cheminait à mes côtés ; quant à Fedka, il se tenait entre moi et Semka ; il ne cessait de m’entretenir d’une voix singulièrement douce, tantôt racontant qu’il avait gardé ici les chevaux, pendant l’été, tantôt assurant qu’il n’y avait aucun danger, et finissant par demander :

« Qu’arriverait-il, si tout à coup il en surgissait un ? » et par le demander avec assez d’insistance pour m’obliger à répondre quelque chose.

Nous ne pénétrâmes point dans la forêt, — c’eût été trop dangereux ; mais, près de la lisière, l’ombre s’épaississait ; on voyait à grand’peine le petit chemin ; les lumières du village se dérobaient aux regards. Semka s’arrêta et se mit à écouter.

— Arrêtez, enfants !… Qu’est-ce ? dit-il soudain.

Nous nous tûmes ; mais on n’entendait rien. Néanmoins la peur s’y mit.

— Eh bien ! que ferons-nous, s’il en surgit un, — à nos trousses ?… demanda Fedka.

Nous parlâmes des brigands du Caucase. Ils rappelèrent l’histoire du Caucase, que je leur avais racontée longtemps auparavant, et, de nouveau, je leur parlai des Abreks, des Cosaques, de Hadji-Mourad.

Semka tenait la tête, faisant de grandes enjambées avec ses grandes bottes, s’ébranlant en cadence par ses larges épaules. Prognka voulait marcher près de moi ; mais Fedka le poussa hors du chemin, et Prognka, toujours soumis à tout le monde à cause de sa pauvreté, se contentait, aux endroits intéressants de mon récit, de trotter par côté, bien qu’il dût s’enfoncer dans la neige jusqu’aux genoux.

Quiconque a pratiqué un peu les enfants des mougiks a dû remarquer qu’ils ne sont pas accoutumés et qu’ils ne peuvent se prêter aux caresses de toute nature, — mots câlins, baisers, accolades.

Il m’est arrivé de voir, dans une école paysanne, une dame, désireuse de caresser un garçonnet, lui dire : « Allons, je vais t’embrasser, mon bijou ! » et l’embrasser ; et lui, honteux, offensé, ne comprenait point qu’on l’eût ainsi traité.

Un garçon de cinq ans évite ces caresses : c’est déjà un homme.

Aussi fus-je surpris lorsque Fedka, qui marchait à côté de moi, au passage le plus émouvant de l’histoire, me frôla tout à coup avec sa manche, puis, me saisissant deux doigts à pleine main, me les tint serrés. Dès que je me taisais, Fedka me priait de reprendre, avec une voix si suppliante, si émue, qu’il était impossible de refuser.

— Et toi, ôte-toi de devant ! dit-il une fois d’un ton bourru à Prognka, qui trottait en avant.

Il en devenait cruel, tant il était remué terriblement et délicieusement, en tenant toujours mon doigt, — et nul ne devait oser interrompre son plaisir :

— Encore ! encore ! voilà qui est bon !

Nous avions dépassé la forêt et nous commencions à nous rapprocher du village.

— Allons encore, me dirent-ils tous à la fois en apercevant les lumières ; promenons-nous encore.

Nous marchions en silence, glissant parfois sur le sentier friable et mal battu ; l’obscurité blanche — il neigeait — papillotait devant les yeux ; les nuages s’abaissaient, comme si quelque chose les eût poussés sur nous ; point de limite à ce blanc, où nous seuls faisions craquer la neige. Le vent bruissait aux cimes des trembles, mais, abrités par la forêt, il faisait calme autour de nous.

J’achevai mon récit… « L’Abrek, entouré, se mit à chanter, puis se jeta lui-même sur le poignard. »

Tous se taisaient.

— Mais pourquoi s’est-il mis à chanter en se voyant entouré ? — demanda enfin Semka.

— Mais on t’a dit qu’il se préparait à mourir ! répondit Fedka tout affligé.

— Je crois qu’il chantait une prière, ajouta Prognka.

Tous acquiescèrent.

Fedka s’arrêta brusquement.

— Comment donc, avez-vous dit, votre tante a-t-elle eu la gorge coupée ? demanda-t-il — cela l’épouvantait moins. — Racontez ! racontez !

Et je leur redis une fois de plus la terrible histoire de l’assassinat de la comtesse Tolstoï, et ils restaient immobiles et silencieux autour de moi, les yeux fixés sur mon visage.

— On l’a pris, le bandit ! disait Semka.

— Quelle épouvante pour lui, d’aller la surprendre la nuit et de lui couper la gorge pendant son sommeil ! disait Fedka. Moi, j’aurais pris la fuite.

Et il serrait plus fort mes deux doigts dans sa main.

Nous nous arrêtâmes dans le bosquet, derrière les enclos où sont les meules de blé, tout au bout du village. Semka ramassa une branche sèche dans la neige, et en frappa le tronc glacé d’un tilleul. La gelée blanche tomba des branches sur nos chapeaux, et le son retentit solitairement dans la forêt.

— Léon Nikolaïevitch, me dit Fedka (je pensais qu’il allait me reparler de la comtesse), pourquoi apprendre le chant ? J’y songe souvent, je vous l’avoue, — à quoi sert de chanter ?

Comment, de l’effroi que lui inspirait l’assassinat, avait-il sauté à cette question ? — Dieu le sait. Mais à tous les indices, au son de sa voix, au sérieux avec lequel il attendait la réponse, au silence attentif des deux autres, on sentait que cette question se rattachait fortement, naturellement à la conversation précédente. Répondait-il à l’explication que je leur avais donnée, en attribuant le crime à l’ignorance ? Se transportait-il dans l’âme de l’assassin et, faisant un retour sur lui-même, se rappelait-il son étude de prédilection (il a une voix merveilleuse et de grandes aptitudes pour la musique) ? Ou sentait-il que le moment était propice d’une conversation sincère, et que surgissaient dans son esprit toutes les questions qui appellent une solution ?… Sa demande ne surprit aucun de nous.

— À quoi sert le dessin, à quoi sert le style ? dis-je, absolument hors d’état de lui expliquer à quoi l’art est bon.

— À quoi sert le dessin ?… répéta-t-il d’un air pensif.

Il demanda notamment :

— À quoi sert l’art ?

Je ne pouvais, je ne savais comment le lui expliquer.

— À quoi sert le dessin ! fit Semka. À dessiner tout, à reproduire chaque chose par la ligne.

— Non, cela, c’est le dessin linéaire, répliqua Fedka ; mais pourquoi dessiner des figures ?

La saine nature de Semka ne s’embarrassait guère.

— Pourquoi un bâton ? Pourquoi un tilleul ? dit-il en frappant sur le tilleul.

— Oui, c’est vrai ; à quoi sert un tilleul ? demandai-je.

— Mais à faire des chevrons, répondit Semka.

— Et en été, à quoi sert-il, tant qu’il n’est pas coupé ?

— Mais, à rien !

— Non, non, insista Fedka ; pourquoi donc en effet croît le tilleul ?

Et nous en vînmes à conclure qu’en dehors de l’utile, il y a la beauté, et que l’art, c’est la beauté, et nous comprimes l’un et l’autre, et Fedka comprit tout à fait pourquoi le tilleul croît et pourquoi chanter.

Prognka tomba d’accord avec nous, mais lui comprenait mieux la beauté morale, — le bien.

Semka, grâce à sa grande intelligence, comprenait aussi, mais il ne séparait pas le beau de l’utile. Il doutait, comme il arrive assez souvent aux gens de grande intelligence, qui, reconnaissant que l’art est une force, ne sentent point dans leur âme la nécessité de cette force. Comme eux, il voulait, lui aussi, arriver à l’art par l’intelligence, et allumer en lui cette flamme.

— Nous chanterons demain le psaume : « Je suis… » je sais ma partie.

Il a l’oreille juste, mais il manque de goût et de grâce dans le chant.

Fedka donc trouvait que le tilleul est beau avec ses feuilles, et qu’en été, c’est un plaisir de le regarder, et qu’il n’en faut pas davantage. Prognka estimait qu’il est regrettable de le couper, parce que l’arbre est aussi un être vivant.

— Car c’est comme du sang, quand nous buvons la sève du bouleau.

Semka ne disait rien, mais il pensait visiblement qu’il offre moins d’utilité, une fois pourri. Il me serait difficile de répéter tous les propos que nous échangeâmes alors, mais je me souviens que nous dîmes, à mon sens, tout ce qu’on peut dire sur l’utilité, sur la beauté plastique et morale.

Nous nous dirigeâmes vers le village. Fedka ne lâchait pas ma main, en signe de reconnaissance, me semblait-il maintenant. Depuis longtemps, une pareille intimité n’avait pas régné entre nous. Prognka cheminait à côté de nous, sur le large chemin du village.

— Voyez-vous, il y a encore de la lumière chez Masanov ! dit-il… Aujourd’hui, comme j’allais à l’école, Gavrukcha sortait du cabaret, ajouta-t-il, ivre, absolument i-v-r-e. Son cheval était tout couvert d’écume, et lui, il l’accablait de coups… J’en souffre encore, je vous assure. Pourquoi le battre ?…

— Aujourd’hui, le père, disait Semka, a mené dans un tas de neige son cheval de Toula ; il l’a laissé, et lui, il dort ivre-mort.

— Et Gavrukcha fouettait son cheval sur les yeux… que j’en souffre encore, reprenait Prognka. Pourquoi le battre ? il était descendu pour le fouetter.

Semka s’arrêta brusquement.

— Les nôtres sont déjà couchés, dit-il, en fixant ses regards sur les fenêtres de sa noire isba bossuée.

— Vous ne venez pas plus loin ?

— Non. Au revoir, Léon Nikolaïevitch ! cria-t-il soudain, et s’arrachant, comme avec effort, d’auprès de nous, il courut au trot vers la maison, souleva le loquet, et disparut.

— Veux-tu nous reconduire, d’abord l’un, puis l’autre ? dit Fedka.

Nous reprîmes notre marche. Chez Prognka on voyait de la lumière. Nous regardâmes par la fenêtre. La mère, une femme grande, jolie, les sourcils et les yeux noirs, mais accablée, était assise devant la table et épluchait des pommes de terre ; au milieu, un berceau était suspendu ; le mathématicien de la seconde classe, l’autre frère de Prognka, debout près de la table, mangeait les pommes de terre avec du sel. L’isba était noire, trop petite, sale.

— Il n’y a pas de précipice pour toi ! cria la mère à Prognka ; où étais-tu ?

Prognka sourit doucement et douloureusement en regardant par la fenêtre. Sa mère devina qu’il n’était point seul, et sa physionomie prit aussitôt une autre expression doucereuse et hypocrite.

Il ne restait plus que Fedka.

— Nous avons les tailleurs chez nous, c’est pourquoi il y a de la lumière, dit-il, avec sa voix douce de la soirée ; au revoir, Léon Nikolaïévitch ! ajouta-t-il avec tendresse.

Il se mit à heurter la porte, fermée avec l’anneau.

— Ouvrez ! résonna sa petite voix cristalline, au milieu du grand silence de l’hiver au village.

On tarda quelque temps à lui ouvrir. Je jetai un coup-d’œil à travers la fenêtre. L’isba était grande ; le père jouait aux cartes avec les tailleurs ; — quelques pièces de cuivre étaient sur la table. Une baba, la marâtre, assise près du chenet garni de copeaux de pin allumés, attachait sur l’argent des regards d’avidité. L’un des tailleurs, un jeune mougïk, un luron « percé par le feu en long et en travers »[8], tenait, sur la table, ses cartes retournées, et considérait son adversaire avec un air de triomphe. Le père de Fedka, le col déboutonné, les sourcils froncés par l’attention et le souci, froissait ses cartes d’un air irrésolu, en brandissant au-dessus d’elles son bras de travailleur.

— Ouvrez !

La baba se leva et vint ouvrir.

— Au revoir ! me dit encore une fois Fedka. Nous irons toujours nous promener ainsi.



XI


J’entends des gens honnêtes, bons, libéraux, des membres de sociétés de bienfaisance, qui sont prêts à donner, et qui donnent aux pauvres, une partie de leur fortune, qui ont fondé et fondent des écoles, je les entends me dire, après avoir lu cela : « Ce n’est pas bien ! » Puis, secouant la tête : « Pourquoi les développer à ce point ? ajouteront-ils. Pourquoi leur inculquer des sentiments et des idées qui les brouilleront avec leurs pareils ? Pourquoi les faire sortir de leur sphère ? »

Je ne parle point de ceux qui, trahissant leur arrière-pensée, diront : « Le gouvernement sera bien loti, quand tous voudront être penseurs et artistes, quand nul ne travaillera plus ! » Ceux-là avouent franchement qu’ils n’aiment pas à travailler, et c’est pourquoi il faut qu’il y ait des gens qui, nullement incapables d’un autre genre d’activité, travaillent, comme des esclaves, pour les autres. Est-il bon, est-il mauvais, est-il nécessaire de les faire sortir de leur sphère ? — Qui le sait ? Et qui peut les faire sortir de leur sphère ? C’est absolument comme en matière purement mécanique : est-il bon ou mauvais d’ajouter du sucre dans la farine, ou du poivre dans la bière ? Fedka ne sent point le froid qui le mord à travers les déchirures de son caftan, mais les problèmes nouveaux, les doutes, le tourmentent ; et vous voulez lui donner trois roubles, le catéchisme, et l’historiette comme quoi le travail et l’humilité, dont vous ne voulez à aucun prix pour vous-mêmes, sont seuls utiles à l’homme ! Il n’a pas besoin de trois roubles, il saura bien les trouver et les prendre quand il en sentira la nécessité. Travailler, il l’apprendra sans vous, comme il apprit à respirer. Il a besoin de ce à quoi aboutit votre vie, et celle de vos dix générations que n’écrasa point le travail ; vous avez eu le temps de chercher, de penser, de souffrir ; donnez-lui donc le résultat de vos souffrances ; — de cela seul il a besoin. Mais, vous, comme le sacrificateur d’Egypte, vous vous dérobez à ses regards par un voile mystérieux, vous enfouissez dans le sol le trésor de la science que vous légua l’histoire. N’ayez crainte : à l’homme, rien d’humain ne nuit. Vous en doutez ? Abandonnez-vous au sentiment, le sentiment ne vous trompera pas. Confiez le paysan à la nature, et vous verrez qu’il y puisera ce que l’histoire vous chargea de lui transmettre, ce que vos propres souffrances ont élaboré en vous.



XII


L’école est gratuite. Ses plus anciens élèves sont du village de Yasnaïa Poliana. Plusieurs d’entre eux ont quitté l’école, parce que les parents ne goûtaient point l’enseignement ; plusieurs, après avoir appris à lire et à écrire, cessèrent de venir, pour se louer au relais (c’est là le principal métier de notre village). D’abord, les villages pauvres du voisinage nous envoyèrent leurs enfants ; mais l’ennui de revenir dîner, ou de payer la pension (on ne prend pas chez nous moins de deux roubles par mois), les fit retirer aussitôt. Dans les villages plus éloignés, les mougiks les plus aisés, attirés par la gratuité et par le bruit, au loin répandu, que l’école de Yasnaïa Poliana donnait un bon enseignement, nous confièrent leurs enfants ; mais, cet hiver, à l’ouverture des écoles dans chaque commune, ils les ont repris pour les placer dans les écoles communales payantes. Chez nous sont restés les enfants des mougiks de Yasnaïa Poliana, qui viennent en hiver, mais qui, en été, d’avril à la mi-octobre, vont travailler aux champs, et les enfants des valets de ferme, des gérants, des soldats, des cabaretiers, des sacristains et des mougiks riches, dans un rayon de trente à cinquante verstes.

Nous comptons une quarantaine d’élèves, mais il en vient rarement plus de trente ensemble, dont trois à cinq filles ; nos garçons ont de sept à treize ans, en général. En outre, chaque année, il nous arrive trois ou quatre adultes, pour un mois, parfois pour tout l’hiver ; puis ils nous quittent tout à fait. Pour ces adultes, qui viennent un par un, le régime de l’école est des plus incommodes. Leur âge, leur amour-propre, les empêchent de participer à l’animation de l’école, de se mêler aux enfants, et ils demeurent absolument isolés. Le mouvement de l’école ne fait que les gêner. Ils viennent là, pour la plupart, sachant déjà quelque chose, achever de s’instruire, dans la conviction que l’étude consiste uniquement et toujours dans la lecture des mêmes livres qu’ils ont déjà lus ou entendus lire auparavant. Pour venir à l’école, il lui a fallu surmonter sa crainte, subir les orages des siens et les railleries des camarades :

— Voyez-vous, quel cheval hongre ! il va à l’école !

Et, en outre, il sent que chaque jour passé à l’école est un jour perdu pour le travail, qui forme son unique capital, et c’est pourquoi, pendant tout le temps qu’il y passe, il se trouve dans un état d’irritation, de zèle fiévreux et hâtif, qui nuit le plus souvent à l’étude. Dans la période dont je parle, nous en avions trois de ce genre : l’un d’eux continue à venir encore aujourd’hui.

L’adulte se comporte, à l’école, exactement comme à un incendie : à peine a-t-il fini d’écrire, que, posant la plume d’une main, il attrape de l’autre le livre, et se met à lire debout. Lui retire-t-on le livre, il saisit l’ardoise ; quand on la lui prend, il se voit perdu. Nous eûmes, cet automne, un ouvrier qui allumait les poêles dans l’école, et qui étudiait en même temps. En deux semaines, il apprit à lire et à écrire : ce n’était pas étude chez lui, mais maladie, comme un accès d’ivresse. En traversant la classe avec du bois, il s’arrêtait et, son bois dans les bras, courbé sur la tête des enfants, il épelait : s, k, a, ska, en allant à sa place. Lorsqu’il en était empêché, il promenait sur les élèves des regards d’envie et presque de haine ; mais quand il se trouvait libre, on n’en pouvait rien tirer : il couvait le livre des yeux, en répétant : b, a, ba, r, i, ri, etc., et il était alors hors d’état de comprendre rien autre chose.

Quand il arrivait aux adultes de chanter ou de dessiner, ou d’écouter un récit d’histoire, ou d’assister aux expériences, — on voyait, clairement, qu’ils cédaient à une dure nécessité, et que, comme des affamés à qui l’on arrache le morceau de la bouche, ils n’avaient d’autre désir que de se repaître de nouveau les yeux des lettres du livre. Fidèle à mon principe, je n’imposais pas plus l’alphabet à l’enfant quand il voulait autre chose, que la mécanique ou le dessin linéaire à l’adulte quand il voulait l’alphabet. Chacun prenait ce qu’il lui fallait.

En général, les adultes déjà enseignés antérieurement n’ont pas encore trouvé une place pour eux dans l’école de Yasnaïa Poliana ; ils apprennent mal, il y a quelque chose d’anormal et de maladif dans leur manière d’être. Les écoles du dimanche que j’ai vues présentent le même phénomène, en ce qui touche les adultes ; et c’est pourquoi tous les renseignements sur une méthode vraiment efficace pour l’instruction libre des adultes nous seraient infiniment précieux.



XIII


L’opinion du peuple sur l’école s’est beaucoup modifiée depuis sa fondation. Ce qui s’est dit au début, il nous arrivera de le relater au cours de ce récit. Aujourd’hui on dit qu’à l’école de Yasnaïa Poliana on enseigne tout, toutes les sciences, qu’on y trouve des maîtres… malheur ! On dit qu’ils forgent le tonnerre et la foudre. Cependant, les élèves comprennent à merveille, ayant déjà appris à lire et à écrire.

Ce qui pousse les uns — de riches fermiers — à nous confier leurs enfants, c’est la vanité de les voir faire leurs études complètes, connaître la division (la division symbolise pour eux le plus haut degré de l’instruction) ; d’autres pères estiment le savoir chose très avantageuse ; mais la plupart agissent inconsciemment, pour obéir à l’esprit du temps.

Ces élèves ainsi amenés à l’école, qui forment la majorité, nous offrent le plus heureux phénomène : ils mordent si bien à l’étude que les pères se prêtent bientôt au désir des enfants, et, sentant eux-mêmes, inconsciemment, que leurs enfants ont tout à gagner à l’école, ils se gardent bien de les en retirer. Un père m’a raconté qu’il brûla une fois une bougie entière, en la tenant devant le livre de son fils, et qu’il loua fort et son fils et le livre. C’était l’Évangile.

— Mon père aussi, me disait un autre écolier, mon père, en écoutant un conte, sourit et s’en va ; mais le divin livre, jusqu’à minuit, il reste à l’écouter, en m’éclairant lui-même.

Me trouvant avec un instituteur nouveau en visite chez un élève, je lui donnai, pour le faire briller devant le maître, un problème d’algèbre à résoudre. La mère était occupée près du poêle, et nous l’avions oubliée. En entendant son fils, qui construisait l’équation, dire, d’un air appliqué et assuré : « 2 ab — c = d, divisé par 3, etc. », elle se couvrit, tout le temps, la bouche avec sa main, en se contenant à grand’peine ; puis elle finit par éclater de rire, sans pouvoir nous expliquer de quoi elle riait.

Un autre père, un soldat, étant venu chercher son fils, le trouva dans la classe de dessin. En voyant le talent de son fils, il se mit à lui dire « vous », et il ne put se résoudre à lui remettre, dans la classe, les petites marmites qu’il lui apportait en cadeau.

L’opinion générale est, je crois, celle-ci : on enseigne tout (comme aux enfants des barines), avec excès et en vain, mais on enseigne vite à lire et à écrire ; donc, on peut envoyer ses enfants.

Il circule aussi des bruits malveillants, mais ils rencontrent, aujourd’hui, moins de créance.

Deux excellents élèves ont, naguère, quitté l’école, parce qu’on n’y apprenait censément pas à écrire.

Un autre soldat voulait nous donner son fils, mais après avoir interrogé le meilleur de nos élèves, trouvant qu’il lisait avec trop d’hésitation le livre des psaumes, il décida que l’enseignement était mauvais, et qu’il n’avait de bon que sa réputation.

Maint paysan de Yasnaïa Poliana redoute encore que les fâcheux bruits d’antan ne viennent à se réaliser : ils croient qu’on instruit les élèves en vue de quelque emploi, et qu’on est toujours prêt à les charger sur des camions pour les emmener à Moscou. On ne se plaint presque plus que les enfants ne soient pas battus et que l’ordre manque ; et il m’est arrivé assez souvent de remarquer la perplexité d’un père qui, venu à l’école pour chercher son fils, tombait au milieu du tumulte, du tapage et des batailles. Il trouvait le désordre funeste, et l’enseignement bon ; et, comme tout se combinait, il n’y comprenait plus rien.

La gymnastique soulève encore quelques préventions, et l’on demeure convaincu qu’elle finit par abîmer le ventre. Au sortir du maigre, ou en automne, quand les légumes sont mûrs, — la gymnastique fait du mal, et les babouchkas[9], en mettant des cruchons, expliquent que c’est la faute de la dislocation des membres.

Quelques parents, en petit nombre, il est vrai, vont jusqu’à se formaliser de l’esprit d’égalité qui règne dans l’école. Au mois de novembre dernier, nous eûmes deux fillettes, les filles d’un riche fermier, en manteaux et en bonnets ; toujours seules, d’abord, elles finirent par s’apprivoiser, et, oubliant le thé et la toilette des dents au moyen du tabac à priser, elles se mirent à étudier avec ardeur. Le père, survenant dans une chouba[10] de Crimée déboutonnée, les trouva, un jour, dans la foule des enfants barbouillés, en lapti[11], lesquels, s’appuyant du coude sur les bonnets de ses fillettes, écoutaient le maître. Il en conçut de l’humeur et les retira de l’école, sans vouloir avouer le motif de son mécontentement.

Enfin, des élèves quittent l’école parce que leurs parents, poussés à nous les envoyer par la nécessité de complaire à quelqu’un, les retirent une fois que cette nécessité ne se fait plus sentir.



XIV


En résumé, donc, douze ordres de matières, trois classes, une quarantaine d’élèves, quatre maîtres, de cinq à sept leçons par jour.

Les maîtres tiennent chacun un journal des études, qu’ils se communiquent l’un à l’autre le dimanche. Ils s’en servent pour arrêter le plan de l’enseignement pendant la semaine suivante. Ce plan ne se réalise pas toujours tel quel, il se modifie suivant la demande des élèves.



XV


La lecture mécanique est comprise dans l’enseignement de la langue. Le problème de cet enseignement, à notre avis, consiste à guider l’élève dans l’intelligence des livres écrits en langue littéraire. La connaissance de la langue littéraire est indispensable, car en dehors d’elle point de bons livres.

Avant, dans les débuts de l’école, la division n’existait point entre la lecture mécanique et progressive ; les élèves ne lisaient que ce qu’ils pouvaient comprendre : des œuvres spéciales, des mots et des phrases écrits à la craie sur les murs, puis les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev. Je pensais que les enfants devaient, pour apprendre à lire, prendre goût à la lecture, et, pour prendre goût à la lecture, comprendre et aimer ce qu’ils lisaient. Mais cette idée, pour raisonnable et claire qu’elle semblait, n’en était pas moins fausse.

Premièrement, pour passer de la lecture sur les murs à la lecture dans les livres, il fallait apprendre à chaque élève en particulier la lecture mécanique dans un livre quelconque. Tant que les élèves furent peu nombreux et les matières confondues, la chose était encore possible et je réussissais, sans grande difficulté, à les amener de la lecture sur les murs à la lecture dans les livres ; mais, avec des élèves nouveaux, ce devint impossible. Les cadets se trouvaient hors d’état de lire et à la fois de comprendre les contes : cet effort simultané — épeler les mots et saisir le sens — dépassait leur portée.

Autre inconvénient : ces contes interrompaient la lecture progressive, et, quelque livre que nous prissions, — national, militaire, Pouchkine, Gogol, Karamzine, — il apparaissait que les aînés, en lisant Pouchkine, comme les cadets en lisant les contes, ne pouvaient à la fois lire et comprendre, là où ils comprenaient en nous entendant lire.

Attribuant d’abord la difficulté à leur seule ignorance du mécanisme de la lecture, nous inventâmes une méthode mécanique, la lecture pour la lecture, le maître lisant alternativement avec les élèves ; — mais l’affaire ne marcha point, et la même impuissance se manifesta à la lecture de Robinson. En été, dans la morte-saison de l’école, nous crûmes résoudre la difficulté par le moyen le plus simple et le plus usité. Pourquoi ne pas l’avouer ? Nous en fûmes pour notre courte honte vis-à-vis des visiteurs : nos écoliers lisaient bien plus mal que les élèves du sacristain au bout du même temps d’étude. Le nouveau maître proposa d’introduire la lecture à haute voix, et nous y consentîmes. Partant de cette idée fausse que les élèves devaient lire couramment ce même été, nous inscrivîmes dans l’emploi du temps la lecture mécanique et progressive, et nous les obligeâmes à lire deux heures par jour dans les mêmes livres. C’était très commode pour nous ; mais une seule transgression à la règle de la liberté des élèves engendra mensonge sur mensonge, faute sur faute.

On acheta des livres, les petits contes de Pouchkine et de Ierschov ; on faisait asseoir les enfants sur les bancs : l’un devait lire à haute voix, les autres suivre sa lecture ; pour s’assurer si tous suivaient réellement, le maître interrogeait tantôt l’un, tantôt l’autre.

Au commencement, cela nous paraît parfait. Tu viens à l’école, — on est assis comme il faut sur les petits bancs, un d’eux lit, tous suivent. Celui qui lit prononce : « s’ápitoie… souveraine… petit poisson » ; les autres, ou le maître, corrigent « s’apítoie » ; — tous suivent.

— Ivanov, lis, toi !

Ivanov cherche un peu et lit. Tous sont absorbés, on écoute le maître, on prononce régulièrement chaque mot, on lit assez couramment. Cela semble parfait, mais va plus au fond. Celui qui lit lit la même chose pour la trentième ou la quarantième fois. — Une feuille imprimée suffit pour toute une semaine et au delà ; acheter chaque fois de nouveaux livres serait trop onéreux, et les livres compris par les enfants de mougiks se réduisent à deux : les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev. En outre, à force de lire et de relire le même livre dans une classe, quelques-uns le savent par cœur, et non seulement tous les écoliers le connaissent, mais il finit par ennuyer toute la famille. — Celui qui lit se décourage à écouter sa voix qui résonne seule dans le silence de la pièce ; toutes ses forces se concentrent dans l’observation des signes et des accents, et il prend l’habitude de lire sans chercher à pénétrer le sens, car il est absorbé par d’autres soucis. Ceux qui écoutent font de même, et, constamment préoccupés de tomber juste au bon endroit quand on leur dira de continuer, ils traînent machinalement leurs doigts sur les lignes, s’ennuient, et se laissent aller à des distractions étrangères. Le sens de ce qu’on leur lit, comme une chose indifférente, tantôt répugne à leur volonté, tantôt n’entre pas dans leur tête. Mais le principal inconvénient, c’est l’éternelle lutte de ruse et d’adresse entre les élèves et le maître, lutte qu’une pareille méthode développe à l’excès, et que notre école ne connaissait point jusqu’alors ; tandis que l’unique avantage de ce système de lecture, la prononciation régulière des mots, échappait complètement à nos écoliers. Ils lisaient sur le mur les phrases qu’ils écrivaient et prononçaient eux-mêmes, et tous savaient qu’on doit écrire « koho[12] » et qu’on prononce « kovo » ; mais leur apprendre à suspendre et à changer la voix selon les signes de ponctuation, je le trouve inutile, car tout enfant de cinq ans observe exactement, en parlant, les signes de ponctuation quand il comprend ce qu’il dit. Par conséquent, il est plus aisé de le dresser à comprendre ce qu’il lit dans le livre (ce à quoi il doit arriver tôt ou tard) que de lui apprendre à chanter d’après ces signes comme d’après les notes. Mais il convient, ce semble, de se demander où est la commodité du maître.

Le maître est toujours porté involontairement à choisir pour lui le procédé d’enseignement le plus commode. — Plus ce procédé est commode pour le maître, plus il est incommode pour les élèves. — Celui-là seul est bon qui satisfait les élèves.

Ces trois lois de l’enseignement se sont réfléchies, de la façon la plus palpable, dans l’école de Yasnaïa Poliana, pour la lecture mécanique.

Grâce au souple esprit de l’école, cette lecture tomba d’elle-même, surtout quand les anciens élèves revinrent des travaux agricoles. Ils s’ennuyaient, polissonnaient, manquaient la leçon. Mais voici le point capital : la lecture de récits, qui devait consacrer le succès de la lecture mécanique, prouva que les progrès étaient nuls, qu’en cinq semaines on n’avait pas avancé d’un pas ; et plusieurs même avaient reculé. Le meilleur mathématicien de la première classe, R…, qui extrait les racines carrées de tête, avait, au bout de ce temps, si bien désappris de lire, qu’on dut lire avec lui en épelant.

Nous laissâmes là la lecture dans les livres, et nous nous rompîmes la tête à imaginer un système de lecture mécanique. Cette idée simple, — que le temps n’était point encore venu d’un bon système, que le besoin ne s’en faisait pas sentir pour le moment, que les enfants trouveraient d’eux-mêmes la meilleure méthode quand la nécessité s’en imposerait, — cette idée ne germa que tout dernièrement dans nos têtes.

Tandis que nous cherchions, la méthode suivante se formait toute seule :

Pendant les classes consacrées à la lecture, qui ne se divise que nominalement en mécanique et en progressive, les moins bons élèves, deux par deux, prenant un livre (parfois les contes, parfois l’Évangile, ou le recueil des chansons, ou un journal de lecture populaire), lisent ensemble, seulement pour le mécanisme de la lecture, machinalement ; mais viennent-ils à tomber sur un conte à leur portée, ils lisent avec une pleine compréhension du sens, et ils demandent que le maître les écoute, — bien que ce soit à la classe de lecture mécanique. Parfois des élèves, pour la plupart les plus mauvais, prennent le même livre plusieurs fois de suite, l’ouvrent à la même page, lisent le même conte et l’apprennent par cœur, non seulement sans en être priés, mais encore malgré la défense du maître ; ils viennent parfois trouver le maître, ou quelqu’un des aînés, pour les prier de lire ensemble avec eux.

Ceux qui lisent le mieux de la seconde classe n’aiment pas beaucoup lire en compagnie ; encore moins lisent-ils mécaniquement, et, s’ils apprennent par cœur, ce sont des vers, et non point de la prose.

Chez les aînés, le même phénomène se reproduit, avec une particularité qui me frappa le mois passé. Dans leur classe de lecture progressive, on leur donne un livre quelconque : ils le lisent alternativement, puis tous ensemble ils s’en racontent le contenu. Parmi eux, cet automne, arriva un élève remarquablement doué, Tch., qui avait étudié deux ans chez le sacristain et pour cela les devançait dans la lecture : il lit aussi bien que nous. Aussi, dans la classe de lecture progressive, les enfants ne comprennent-ils un peu que lorsque Tch. lit, et alors chacun d’eux veut lire lui-même. Mais dès que se met à lire un lecteur malhabile, tous expriment leur mécontentement, surtout quand l’histoire est intéressante : — ils rient, ils s’emportent, le mauvais lecteur rougit de honte, et il s’élève des disputes infinies. Le mois dernier, l’un d’eux déclara que, coûte que coûte, il arriverait à lire comme Tch. ; les autres prirent le même engagement, et tout d’un coup la lecture mécanique devint une étude aimée. Une heure, une heure et demie durant, ils demeuraient assis, sans s’arracher du livre, qu’ils ne comprenaient pas ; ils se mirent à emporter les volumes chez eux, et en trois semaines ils firent des progrès tels qu’on n’eût pu s’y attendre.

Avec eux, il se produisit l’inverse de ce qui arrive ordinairement avec les personnes qui savent lire et écrire. Il arrive le plus souvent, en effet, qu’on apprenne à lire sans avoir rien à lire, rien à comprendre ; et il advint ici que les élèves, s’étant rendu compte qu’ils avaient de quoi lire et de quoi comprendre, et qu’ils manquaient seulement de pratique, trouvèrent d’eux-mêmes la lecture rapide.

Aujourd’hui, nous avons absolument abandonné la lecture mécanique. Les choses se passent comme nous l’avons décrit plus haut. Faculté est laissée à chaque élève d’employer tous les systèmes qui lui plaisent, et il est à marquer que chacun d’eux use de tous les systèmes à moi connus :

1o La lecture avec le maître ;

2o La lecture mécanique ;

3o La lecture en apprenant par cœur ;

4o La lecture commune ;

Et 5o la lecture avec l’intelligence de ce qu’on lit.

Le premier, qu’emploient toutes les mères, est moins une méthode scolaire qu’un enseignement de famille : l’élève vient prier le maître de lire avec lui ; le maître lit, en épelant, en articulant mot par mot. C’est le procédé qui se présente tout d’abord, le plus rationnel, celui que rien ne remplace, celui que l’enfant demande avant tout autre, et que choisit le maître involontairement. Malgré tous les moyens censément destinés à perfectionner l’enseignement, à faciliter la tâche du maître à l’égard d’un plus grand nombre d’élèves, ce procédé restera le meilleur, l’unique, pour apprendre à lire et à écrire couramment.

Le second procédé, très en faveur aussi, par où passa quiconque apprit à lire couramment, consiste en ceci : on donne à l’élève un livre, et on lui remet à lui-même le soin d’épeler et de comprendre comme il peut. L’enfant, devenu assez instruit pour ne pas sentir le besoin de prier l’oncle[13] de lire avec lui, pour ne compter que sur lui-même, se prend toujours d’une belle passion pour la lecture machinale, de cette passion que Gogol a si vivement raillée dans Pétrouchka ; et cette passion le fait progresser. Comment un tel procédé leur entre-t-il la lecture dans la tête ? — Dieu le sait ; mais ils arrivent ainsi à se familiariser avec le contour des lettres, avec le mécanisme de l’épellation, avec la prononciation des mots et la compréhension du sens ; et plus d’une fois j’ai pu reconnaître, par une expérience personnelle, combien nous avait ramenés en arrière cette idée, — que l’élève doit comprendre pleinement ce qu’il lit. Beaucoup d’autodidactes ont appris à lire parfaitement par cette méthode, bien qu’elle ait évidemment ses défauts comme toutes les autres.

Le troisième procédé consiste à apprendre par cœur les prières, les vers, en général une page entière, et à réciter, en suivant à mesure sur le livre, ce qu’on a appris par cœur.

Le quatrième, si pernicieux d’abord à l’école de Yasnaïa Poliana, c’est, notamment, la lecture en commun. Il s’est amélioré de lui-même dans notre école. D’abord, on n’avait pas assez de livres, et l’on s’assoyait à deux devant le même ; puis cela leur plut ; et quand on dit : « Lecture ! », les enfants égaux en forces se mettent deux par deux, quelquefois trois par trois, devant un livre : l’un lit, les autres suivent et corrigent. Et tu gâteras tout si tu veux les placer toi-même ; eux-mêmes savent qui peut s’apparier, et Tarasska ne manque pas de demander Dougnka.

— Eh bien, viens lire ici, et toi, va trouver les tiens !

Quelques-uns n’aiment pas du tout cette lecture en commun, n’en sentant pas le besoin. Elle offre l’avantage d’une prononciation plus nette, plus espacée, pour être comprise de celui qui ne lit pas et ne fait que suivre. Mais toutes les qualités se tournent en défauts, dès que ce procédé, ou tout autre, se répand dans l’école entière.

Enfin, le cinquième système, que nous goûtons encore beaucoup, c’est la lecture progressive, c’est-à-dire la lecture de livres étudiés avec une ardeur, une compréhension du sens de plus en plus développées.

Tous ces procédés, comme il est dit plus haut, sont entrés d’eux-mêmes dans la pratique de l’école, et les progrès, au bout d’un mois, étaient déjà considérables.

Le maître a, pour seule mission, de proposer au choix de l’élève tous les moyens connus et inconnus qui peuvent lui faciliter l’étude. Une méthode, il est vrai, — la lecture dans les mêmes livres, — facilite l’enseignement ; commode pour le maître, elle semble offrir gravité et régularité ; mais l’emploi n’en est pas seulement malaisé, étant donnée notre organisation, il est encore impossible dans plusieurs cas.

On dira :

— Comment deviner ce qu’il faut, précisément, à tel ou tel élève, et décider si la demande de chacun est fondée ?

On dira :

— Comment se reconnaître dans cette variété, que ne régit aucun principe commun ?

À cela je répondrai :

— La difficulté nous semble telle, uniquement parce que nous n’arrivons pas à nous débarrasser de l’ancien préjugé qui considérait l’école comme une compagnie disciplinée de soldats, que commande, aujourd’hui, un lieutenant, demain, un autre. Pour l’instituteur, familiarisé avec la liberté de l’école, chaque élève a son individualité propre ; chaque élève expose ses goûts particuliers, auxquels la liberté du choix permet seule de satisfaire. Sans cette liberté, sans ce désordre extérieur, que d’aucuns trouvent si étranges, si impossibles, non seulement nous n’aurions jamais trouvé cinq méthodes de lecture, mais nous ne pourrions pas même les employer, les alterner, conformément aux vœux des enfants, et, dès lors, nous n’aurions jamais obtenu les splendides résultats que nous avons obtenus, ces temps derniers, dans la lecture. Que de fois nous avons remarqué la perplexité de nos visiteurs, qui voulaient, en deux heures, apprendre la méthode de l’enseignement, — méthode que nous ne possédons pas, — et nous exposer, par surcroît, leur méthode à eux ! Que de fois nous leur avons entendu former le projet d’introduire, dans leurs écoles, tel système qui, inconnu chez eux, fonctionnait sous leurs yeux à Yasnaïa Poliana, mais non point à titre de règle despotique imposée à tous !



XVI


Bien que, nous l’avons dit, la lecture mécanique et la lecture progressive se soient, en fait, confondues, nous ne laissons pas néanmoins de les distinguer selon leurs buts respectifs. La première a, ce nous semble, pour but de former couramment les mots, d’après certains signes ; la seconde se propose la connaissance de la langue littéraire.

Pour apprendre la langue littéraire, un moyen s’offrait de lui-même à nous, le plus simple, en apparence, mais, en fait, le plus difficile. Il nous semblait qu’après la lecture des phrases écrites par les élèves eux-mêmes sur leurs planchettes, il fallait leur donner les contes de Khoudiakov et d’Afanassiev, puis quelque chose d’un peu plus difficile, d’une langue un peu plus compliquée, et ainsi de suite jusqu’à la langue de Karamsine, de Pouchkine, et du code ; mais, pas plus que la plupart de nos suppositions, celle-ci ne se réalisa. De la langue écrite par eux-mêmes sur leurs planchettes, je réussis bien à les amener à la langue des contes, mais, quant à les amener au degré supérieur, à quelque chose de plus relevé, ce « quelque chose » transitoire n’existait pas dans la littérature. Nous essayâmes de Robinson, l’affaire ne marchait pas : quelques élèves pleuraient de chagrin de ne pouvoir comprendre et raconter. Je me mis à leur traduire en termes plus appropriés ; — ils commencèrent à croire en la possibilité de comprendre ; ils rattrapaient le sens ; pendant un mois, ils lurent Robinson, mais avec ennui, et, à la fin, presque avec dégoût. L’effort était trop grand pour eux. Ils aimaient mieux l’apprendre par cœur ; en racontant, tout de suite, après la lecture, pendant une soirée entière, ils en retenaient des morceaux ; mais aucun ne s’assimila l’ensemble. Ils ne retenaient, par malheur, que des mots incompréhensibles pour eux, qu’ils employaient ensuite à tort et à travers, comme le font les gens qui ne savent écrire et lire qu’à demi. Je voyais bien que cela n’allait pas ; quant à y remédier, je ne savais. Afin de m’édifier, et pour l’acquit de ma conscience, je leur donnai à lire, bien que sachant d’avance qu’elles ne les satisferaient point, différentes rhapsodies populaires, comme « Les Oncles Naoums », et « Les Tantes Nathalies », — et ma prévision se justifia. Ces livres les ennuyaient plus que tout le reste quand on leur demandait de les raconter.

Après Robinson, nous essayâmes de Pouchkine, notamment « Le Fabricant de cercueils », mais, sans aide, ils réussissaient encore moins à le raconter que Robinson, et « Le Fabricant de cercueils » leur sembla encore plus ennuyeux. L’invocation au lecteur, les improbables rapports de l’auteur avec ses personnages, ses réflexions humoristiques, sa concision, — tout cela jurait tellement avec ce qu’ils demandaient, que je dus renoncer définitivement à Pouchkine, dont les nouvelles me semblaient, auparavant, justement construites, simples, et, partant, à la portée du peuple.

J’essayai encore de Gogol : « La Nuit de Noël. » Elle plut d’abord, surtout aux adultes ; mais, dès que je les laissais seuls, ils ne comprenaient plus, et l’ennui les prenait. Même lorsque je leur lisais, ils ne demandaient pas la suite. La richesse du coloris, l’allure fantastique, le caprice de la construction, ne répondaient pas à leurs goûts.

J’essayai aussi de l’ « Iliade » de Gnéditch. Cette lecture ne provoqua rien de plus qu’une étrange perplexité ; ils s’imaginaient que c’était écrit en français, et n’y comprenaient rien, tant que je ne leur en avais pas expliqué le contenu en termes usuels ; et même alors la fable du poème ne leur entrait pas dans la tête. Le sceptique Semka, avec sa saine nature logique, était frappé par le tableau de Phœbus descendant de l’Olympe avec ses flèches sonnant derrière le dos ; mais on voyait qu’il ne savait où placer cette figure.

— Comment a-t-il pu se précipiter du mont sans se rompre les os ? me demandait-il toujours.

— Mais c’est un dieu pour eux !

— Comment, un dieu ! Il y en a donc plusieurs ?… Alors, ce n’est pas un véritable dieu. Descendre ainsi d’un pareil mont, est-ce facile ? Il ne pouvait que se briser, démontrait-il en écartant les bras.

J’essayai de « Gribouille », de George Sand, un récit populaire et militaire, mais sans plus de succès.

Nous essayons de tout ce qui nous tombe sous la main, de tout ce qu’on nous envoie, mais nous essayons vainement. Tu te trouves dans l’école, et tu décachètes un livre pseudo-populaire, que la poste vient d’apporter :

— Oncle, laisse-moi lire un peu ! — crient plusieurs enfants en étendant les bras ; — mais que ce soit un peu plus clair !

Tu ouvres le livre, et tu lis :

« La vie du grand évêque Alexis nous offre un modèle de foi ardente, de piété, d’infatigable activité, de brûlant amour pour la patrie, à laquelle ce saint homme a rendu les plus grands services. »

Ou :

« Depuis longtemps déjà, on a remarqué, en plusieurs points de la Russie, l’apparition d’autodidactes pleins de talents, mais elle ne s’explique point, partout, par les mêmes causes. »

Ou :

« Il y a trois cents ans que la Bohême est tombée sous la dépendance de l’empire allemand. »

Ou :

« Le mir[14] de Karatcharevo, éparpillé sur le flanc d’une montagne, est situé dans le gouvernement le plus fertile en blé de la Russie. »

Ou :

« Il prit sa course, se jeta hors du chemin… »

Ou bien, c’est l’exposition populaire de quelque science naturelle sur une feuille imprimée, remplie jusqu’à la moitié de flatteries à l’adresse du mougitchek[15].

Tu donnes un pareil livre à quelqu’un des enfants, ses yeux perdent leur vivacité, et il se met à bâiller :

— Non, ce n’est pas compréhensible, Léon Nikolaïevitch, dit-il, en rendant le livre.

Pour qui donc, par qui donc sont écrits les livres populaires ? Cela reste pour nous un mystère. De tous les livres de ce genre lus par nous, en dehors du vieux conteur Zolotov, qui eut un grand succès dans l’école et à la maison, il n’est rien resté.

Les uns sont simplement de mauvaises œuvres, écrites d’un mauvais style, et qui, ne trouvant pas de lecteurs dans le public ordinaire, n’en sont que plus sacrés aux yeux du peuple ; d’autres, encore pires, sont écrits dans une langue qui n’a rien de russe, une langue inventée à nouveau, censée populaire, à la manière de la langue adoptée par Krilov, dans ses fables ; d’autres sont des adaptations de livres étrangers, destinés au peuple, mais qui n’ont rien de populaire. Les seuls livres à la portée du peuple, et qui répondent à son goût, sont les livres écrits, non pour le peuple, mais sur le peuple : contes, proverbes, recueils de chansons, légendes, vers, énigmes, le récent recueil de Vodovosov, etc.

On ne saurait croire, avant d’en avoir fait l’expérience, avec quelle ardeur soutenue se lisent les livres de ce genre, sans exception ; tous, même les légendes populaires russes, les histoires véritables, les chansons, les proverbes de Snéghirev, les annales et tous les monuments de l’ancienne littérature. J’ai remarqué que les enfants se passionnent davantage que les adultes pour la lecture de pareils livres ; ils les relisent plusieurs fois, les apprennent par cœur, se plaisent à les emporter chez eux, et, dans leurs jeux, dans leurs conversations, ils se donnent entre eux les sobriquets recueillis dans les vieilles histoires et les chansons.

Quant aux adultes, soit parce qu’ils sont moins près de la nature, ou que leur goût les porte déjà vers l’élégance du style, soit parce qu’ils sentent, inconsciemment, la nécessité de connaître la langue littéraire, — ils se complaisent moins aux livres de ce genre, ils préfèrent ceux dont les mots, les images, les idées, leur sont à moitié incompréhensibles. Mais, comme ces derniers ne sont point goûtés par les enfants, le but n’est pas atteint, qu’à tort ou à raison nous nous sommes fixé : entre les livres précités et la langue littéraire, le même abîme subsiste.

Pour sortir de ce cercle vicieux, nous ne voyons jusqu’ici aucun moyen, malgré tous les essais que nous avons tentés et que nous tentons encore. Vainement, nous avons cherché le remède, et nous prions tous ceux à qui ce souci tient à cœur de nous communiquer leurs idées, leurs essais, leur solution du problème. Voici comment se pose la question insoluble pour nous : pour l’instruction du peuple, il est nécessaire de lui donner la possibilité et le désir de lire de bons livres ; or les bons livres sont écrits dans une langue que le peuple n’entend pas. Pour arriver à comprendre, il faut lire beaucoup, et pour avoir l’envie de lire, il faut comprendre… En quoi consiste le remède, et comment sortir de cette situation ?

Peut-être existe-t-il une littérature de transition, que nous ignorons ; peut-être que l’étude des livres qui circulent dans le peuple, et l’opinion qu’en porte le peuple, nous ouvriront la voie par où les gens du peuple arriveront à l’intelligence de la langue littéraire ?

À une telle étude, nous consacrerons peut-être un chapitre spécial, et nous prions tous ceux qui sentent l’importance de la question de nous communiquer leurs vues sur ce point.


Peut-être cette situation a-t-elle pour cause notre éloignement du peuple, la formation violente de la plus haute classe ; à cela point d’autre remède que le temps : il engendrera, non point une chrestomathie, mais toute une littérature de transition, composée avec les livres d’aujourd’hui, et qui, d’elle-même, normalement, entrera dans le courant de la lecture progressive.

Peut-être encore le peuple ne comprend-il pas et ne veut-il pas comprendre notre langue littéraire, parce qu’il n’y a là rien à comprendre pour lui, que toute notre littérature ne lui vaut rien, et qu’il se forge à lui-même sa propre littérature.

Une dernière hypothèse, celle qui nous semble la plus probable de toutes : le défaut constaté ne tient pas au fond même, mais à notre obstination dans cette idée, que le but de l’enseignement de la langue est de hausser, par degrés, les élèves à la connaissance de la langue littéraire, et que l’essentiel est d’atteindre au plus vite ce but. Sans doute la lecture progressive de nos rêves surgira-t-elle spontanément, et spontanément la connaissance de la langue littéraire viendra-t-elle, en son temps, à chaque élève, comme il arrive tous les jours chez les gens qui lisent à la file, sans comprendre, le psautier, les romans, les papiers juridiques, et par cette voie parviennent, on ne sait comment, à la connaissance de la langue écrite.

Seulement, cette hypothèse n’explique point pourquoi tous nos livres actuels sont si mauvais aux yeux du peuple, si contraires à son goût : et que doivent faire les écoles, en attendant ? Car nous ne pouvons admettre un seul instant qu’après avoir décrété l’utilité de connaître la langue littéraire, on puisse l’apprendre au peuple, contre sa volonté, à force d’explications violentes, à grand renfort de répétitions et de mémoire, comme on apprend la langue française. Nous devons avouer que, plus d’une fois, dans ces deux derniers mois, nous avons essayé de ce procédé ; mais, toujours, nous avons rencontré chez nos écoliers un dégoût invincible qui en démontre la fausseté. Ces divers essais me convainquirent seulement de l’absolue impossibilité, même pour un instituteur intelligent, d’expliquer le sens des mots et des phrases, car, pour expliquer un mot quelconque, le mot « sensation », par exemple, on ne peut que le remplacer par un autre tout aussi obscur, et, pour une série de mots, la liaison n’en est pas moins incompréhensible que les mots eux-mêmes.

Presque toujours, ce n’est pas tant le mot qui est obscur, c’est l’idée exprimée par ce mot qui échappe à l’élève. Il trouve presque toujours le mot quand il a trouvé l’idée. En outre, le rapport juste du mot avec l’idée et la formation de nouvelles idées constituent pour une âme d’enfant des phénomènes si complexes, si mystérieux, si délicats, que la moindre intervention apparaît comme une force rude, incohérente, qui arrête le progrès du développement.

« Comprendre », c’est bientôt dit ; mais tous ne comprennent pas, et que de choses différentes on peut comprendre dans le même temps, en lisant le même livre ! Tel écolier qui ne comprendra pas deux ou trois mots d’une phrase saisira la plus fine nuance d’une idée, et sa liaison avec les précédentes. Vous, le maître, vous appuyez sur un certain point de vue, mais, ce que vous prétendez expliquer à l’élève, l’élève n’en a pas besoin. Parfois il vous a compris, sans pouvoir vous montrer qu’il vous a compris, mais, dans le même temps il cherche, il devine, il s’assimile absolument une tout autre chose, qu’il sent plus utile et plus importante pour lui. Vous, cependant, vous le pressez de s’expliquer ; il lui faut donc exprimer par des mots l’impression que des mots ont produite sur lui ; alors il se tait, ou il se met à débiter des absurdités ; il ment, il trompe, il cherche à trouver ce qu’il vous faut, à satisfaire votre désir ; ou bien il se forge quelque difficulté qui n’existe pas, et il se débat contre elle, mais pendant ce temps l’impression générale produite par le livre, le flair poétique qui l’a aidé à pénétrer le sens, lui sortent de l’esprit et se dérobent.

Nous avons lu « le Wiy », de Gogol, en répétant chaque phrase en termes usuels. Tout alla bien jusqu’à la troisième page, où se trouve la phrase suivante : « Tous ces gens d’étude, tant au séminaire qu’au collège, qui nourrissaient entre eux une haine héréditaire, étaient absolument dénués de ressources, et avec cela si goulus, que c’eût été chose impossible de compter les boulettes que chacun d’eux engloutissait pendant le souper, de sorte que les généreuses offrandes de bienfaiteurs opulents n’y pouvaient suffire. »

Le maître. — Eh bien, avez-vous lu ?

(Presque tous les élèves sont des enfants très développés.)

Le meilleur élève. — Au collège, on était toujours goulu, pauvre, et pendant le souper, on engloutissait des boulettes.

Le maître. — Et quoi encore ?

Un élève. (C’est un espiègle, il a une bonne mémoire, il dit ce qui lui vient en tête.) — Chose impossible… bienfaiteurs généreux…

Le maître, mécontent. — Il faut réfléchir. Ce n’est pas cela. Quelle est donc cette « chose impossible » ?

Silence.

Le maître. — Lisez encore une fois.

On lit. Un des élèves, doué d’une excellente mémoire, ajoute encore quelques mots qu’il a retenus : « séminaire… les généreuses offrandes de bienfaiteurs opulents n’y pouvaient suffire… » Personne n’a compris. Ils en arrivent à dire des absurdités inouïes. Le maître les serre de plus près.

Le maître. — Quelle est donc cette chose impossible ?

Il voudrait leur faire dire que c’eût été chose impossible de compter.

Un élève. — Le collège… chose impossible…

Un autre. — Très pauvre… chose impossible…

On relit de nouveau. On se met à chercher comme une aiguille le mot que réclame le maître ; on tombe sur tous, excepté sur le mot « compter » ; et un désespoir les prend finalement.

Moi — ce maître — je ne renonce pas, et je réussis à leur faire développer toute la période ; mais alors ils y voient beaucoup moins clair qu’au moment où le premier élève a répété.

Du reste, il n’y avait rien à comprendre. De cette période négligemment liée, délayée, sans intérêt pour le lecteur, le fond avait été compris du premier coup : « des gens pauvres et goulus engloutissant des boulettes, » l’auteur n’avait rien voulu dire de plus. Je m’étais obstiné uniquement sur la forme, laquelle était mauvaise, et, pour cela, j’avais gâté toute la classe pendant une après-dîner entière, j’avais flétri et broyé toutes ces fleurs d’intelligence, naguère épanouies dans tous les sens.

Une autre fois, j’eus le tort d’insister hors de propos sur le sens du mot instrument, et sans plus de succès. Le même jour, dans la classe de dessin, l’élève Tch. protestait contre l’instituteur, qui avait ordonné d’écrire « dessins de Romachka » sur le cahier de celui-ci ; il disait :

— Nous autres, nous avons dessiné sur les cahiers, d’après des modèles ; mais Romachka seul ayant imaginé ses dessins, il faut écrire, non point « dessins », mais « œuvre » de Romachka.

Comment la distinction de ces idées lui entrait dans la tête, cela demeure pour moi un mystère qu’il vaut mieux ne pas approfondir ; — comme aussi l’emploi, bien que ménagé, des participes et des incises dans leurs compositions.

Il faut mettre l’élève en état de comprendre de nouvelles idées et des mots nouveaux d’après le sens général du discours. Il entendra ou lira un mot incompréhensible, une fois dans une phrase compréhensible, une autre fois dans une autre ; l’idée qu’il exprime commencera à s’offrir à lui, à le hanter, et il finira par sentir le besoin d’employer ce mot de temps à autre ; il l’emploiera une fois, et le mot avec l’idée deviendront siens. Et ainsi de suite à l’infini. Mais vouloir inculquer à l’élève, par la démonstration, des idées et des formes nouvelles est aussi impossible, aussi inutile que de vouloir apprendre à un enfant à marcher suivant les lois de l’équilibre.

Chacune de ces tentatives, loin de développer l’enfant, l’éloigne du but proposé, comme la main rude d’un homme qui, pour aider la fleur à s’épanouir, en déroulerait violemment les pétales.




XVII


Voici comment on procédait pour l’écriture. Les élèves apprenaient simultanément à reconnaître et à former les lettres, à composer et à écrire les mots, à comprendre ce qu’on avait lu et à l’écrire. Ils se mettaient près du mur, traçaient avec la craie des séparations ; l’un d’eux dictait ce qui lui venait dans la tête, les autres écrivaient. Étaient-ils trop nombreux, ils se divisaient en plusieurs groupes. Puis les autres dictaient à leur tour, et tous se relisaient l’un l’autre. On écrivait en lettres moulées ; on corrigeait d’abord les fautes de prononciation, les inexactitudes, les sections défectueuses des mots, puis les fautes o-a, yate[16]-e, etc.

Cette classe se formait d’elle-même. Tout élève qui vient d’apprendre à tracer ses lettres est pris d’une rage d’écrire, et, dans les premiers temps, les portes, les murs extérieurs de l’école, des isbas habitées par les enfants, se couvrent de lettres et de mots. Mais écrire une phrase entière, par exemple : « Aujourd’hui, Marfoutka s’est battu avec Oleghouchka, » lui cause encore plus de plaisir. Pour organiser cette classe, il suffisait au maître de montrer aux enfants à travailler ensemble, comme un adulte leur apprend un jeu. Et, de fait, cette classe est menée, depuis deux ans, aussi vivement, aussi gaîment, chaque fois, que le jeu le plus amusant ; — ici la lecture, là la prononciation, ailleurs l’écriture ou la grammaire.

Dans la troisième classe, c’est-à-dire la classe inférieure, chacun écrit à son gré, qui en lettres cursives, qui en lettres moulées. Non seulement nous n’imposons point l’écriture cursive, mais si nous nous permettions de défendre quelque chose aux élèves, ce serait l’écriture cursive, qui abîme la main et n’est pas lisible. Les lettres cursives entrent d’elles-mêmes dans leur écriture : l’un apprend d’un aîné une, deux lettres ; l’autre s’essaye souvent à écrire les mots ainsi : « DIaDeNKa[17] », et une semaine ne s’est point passée, que tous écrivent en cursive.

Avec la calligraphie se produisit, cet été, absolument le même phénomène qu’avec la lecture mécanique. Les élèves écrivaient fort mal. Le nouveau maître introduisit l’enseignement de l’écriture d’après des modèles (un procédé également séduisant et commode pour le maître). Les élèves se dégoûtèrent ; nous dûmes laisser là la calligraphie, sans pouvoir imaginer un moyen de leur redresser la main. Ce moyen, la classe supérieure le trouva d’elle-même. En finissant d’écrire la leçon d’histoire sainte, les aînés voulurent emporter leurs cahiers à la maison. Ils étaient tout sales, déchirés, abominablement écrits. Le méthodique mathématicien R… demanda une feuille de papier et se mit à recopier son histoire.

Cela sourit à tous :

— À moi aussi, une feuille de papier ! À moi aussi, un cahier !

Et ainsi se répandit le goût de la calligraphie, qui s’est maintenu jusqu’à présent dans la classe supérieure. Ils prennent leur cahier, posent devant eux l’alphabet du modèle d’écriture, et copient lettre par lettre, en se vantant les uns aux autres : en deux semaines, les progrès étaient remarquables.

Presque tous, quand nous étions petits, on nous a forcés à manger à table avec du pain : on ne l’aimait guère alors, sans savoir pourquoi ; aujourd’hui, on ne mange volontiers qu’avec du pain. Presque tous, on nous a forcés à tenir la plume avec les deux doigts étendus, et tous nous la tenions en ployant les doigts, parce qu’ils étaient trop courts : aujourd’hui, nous étendons les doigts. On se demande : pourquoi nous avoir martyrisés ainsi pour une chose qui s’est faite d’elle-même quand le besoin en a surgi ? Est-ce qu’en toutes choses le goût, le besoin de la science, ne surgiront pas semblablement d’eux-mêmes ?

Dans la seconde classe, on écrit sur les ardoises, d’après un récit d’histoire sainte, un résumé qu’on reporte ensuite sur le papier. Dans la classe inférieure, on écrit ce qu’on veut. En outre, les cadets, pendant les soirées, écrivent chacun les phrases qu’ils composent tous ensemble. L’un écrit, les autres chuchotent entre eux, notant ses fautes, attendant seulement la fin pour le reprendre sur un « yate », sur une préposition mal placée, et, parfois, sur quelque absurdité. Écrire eux-mêmes correctement et corriger les fautes d’autrui, c’est pour eux un grand plaisir. Les aînés s’arrêtent sur chaque lettre rencontrée, s’exercent à corriger les fautes, tendent de toutes leurs forces à bien écrire. Mais la grammaire et l’analyse de la langue, ils ne peuvent les souffrir ; et, malgré notre prédilection pour l’analyse, ils ne l’admettent que dans des proportions minimes ; ils s’endorment ou quittent la classe.

Nous avons essayé de diverses méthodes d’enseignement de la grammaire, et nous devons avouer que pas une d’elles n’a atteint le but : rendre cet enseignement attrayant. Dans la première et la seconde classe, cet été, le nouvel instituteur commença l’explication des parties du discours, et les enfants — en petit nombre d’abord — s’y intéressaient comme à des charades et à des énigmes. Souvent, après la leçon, leur pensée tombait sur les énigmes, et ils s’amusaient à s’en proposer les uns aux autres, comme : « Où est l’attribut ? » ou : « Qui est assis dans la cuiller en laissant pendre ses jambes ? » Mais aucune application à l’écriture correcte, ou des applications inexactes. Ainsi, par exemple, à propos de la lettre a, tu diras qu’elle se prononce o, mais qu’il faut écrire a, et lui d’écrire « robota, molina[18] » ; tu diras que deux attributs doivent être séparés par une virgule, et lui d’écrire : « Je veux, dire, » etc. Lui demander de se rendre toujours compte que chaque proposition renferme un complément, un attribut, — impossible. Mais, s’il arrive à s’en rendre compte, le souci de les chercher lui fera perdre tout le flair dont il a besoin pour écrire correctement le reste ; sans compter que le maître est toujours forcé de ruser avec les élèves et de les tromper, ce qu’ils sentent fort bien. Nous tombons par exemple sur cette proposition : « Sur la terre, il n’y avait pas de montagnes. » L’un dit que le sujet, c’est la terre ; l’autre, que c’est montagnes ; nous disons, nous, que c’est une proposition impersonnelle : nous voyions bien que les élèves se taisaient uniquement par convenance ; mais ils comprenaient très bien que notre réponse était plus stupide que la leur, à quoi nous souscrivîmes dans notre for intérieur.

Ayant reconnu les inconvénients de l’analyse syntaxique, nous essayâmes de l’analyse logique, — parties du discours, déclinaisons, conjugaisons ; ils se proposaient aussi, l’un à l’autre, des énigmes sur le datif, l’infinitif, les adverbes : le résultat fut le même, — même ennui, même abus de notre autorité, même inapplication.

Dans la classe supérieure, on écrit toujours le datif avec la lettre yate ; mais, quand ils ont à corriger les cadets sur ce point, ils ne peuvent jamais expliquer pourquoi, et ils ont besoin de s’en référer aux énigmes sur les cas, pour se rappeler la règle : « le datif prend une yate ». Les plus petits, qui n’ont jamais entendu parler des parties du discours, crient assez souvent un mot avec la lettre yate, en en indiquant la place ; mais ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi, comme on le voit à leur joie d’avoir deviné.

À la seconde classe, dans ces derniers temps, j’essayai d’un système de mon invention, lequel semblait extrêmement commode et rationnel jusqu’à ce que la pratique m’en eût découvert l’inefficacité. Sans nommer aux élèves les parties du discours, je leur faisais écrire quelque chose, parfois sur un sujet que je leur indiquais, et, de question en question, je les obligeai d’élargir la proposition, en y introduisant des adjectifs, des attributs nouveaux, des sujets, des circonstances et le complément… « Les loups courent. » Quand ? Où ? Comment ? Quels loups courent ? Et qui encore court ? Ils courent, et que font-ils encore ?… Il me semblait qu’en s’accoutumant à répondre aux questions relatives à telle ou telle partie du discours, ils saisiraient la différence des parties de la proposition et du discours. Ils la saisissaient en effet, mais cela les ennuyait, et ils se demandaient à part soi : « À quoi bon ? » — Ce que je dus me demander aussi, sans arriver à trouver la réponse.

Jamais l’homme et l’enfant ne donnent sans lutte leur verbe vivant à décomposer mécaniquement, à déformer. Ce verbe vivant participe à l’instinct même de la conservation. S’il doit se développer, il tend à se développer librement et conformément aux seules conditions normales de la vie. Dès que vous prétendez le saisir, le serrer dans un étau, l’équarrir, lui imposer les ornements que vous jugez nécessaires, ce verbe, avec l’idée vivante qu’il contient, se contracte, se dérobe, et il ne vous reste entre les mains qu’une écale que vous pouvez soumettre à vos artifices, sans nuire ni servir à ce verbe que vous vouliez former.

Jusqu’à présent, dans la deuxième classe, s’est continué l’enseignement de l’analyse syntaxique et grammaticale par l’élargissement gradué des propositions ; mais il va languissant sans cesse, et je crois qu’il ne tardera pas à tomber de lui-même. Nous usons encore d’un autre système, comme dans l’étude de la langue, si peu grammatical qu’il soit. Le voici :

1o Sur des mots donnés, nous faisons composer des phrases ; par exemple, nous écrivons : « Nikolaï, les bois, apprendre ; » et les élèves écrivent, l’un : « Si Nikolaï n’était pas à couper le bois, il viendrait apprendre ; » et un autre : « Nikolaï coupe bien le bois, on peut apprendre avec lui ; » etc.

2o Nous composons des vers sur un mètre donné, et cet exercice amuse plus que tout les élèves aînés. Voici un échantillon des vers ainsi composés :

Près de la fenêtre est assis le vieillard
Dans une chouba[19] déchirée ;
Tandis que, dans la rue, un mougik
Écale des œufs rouges.

3o Un exercice qui a un grand succès dans la classe inférieure : on donne un mot quelconque, d’abord un substantif, puis un adjectif, un adverbe, une préposition. Un enfant se retire derrière la porte, et chacun de ceux qui restent doit composer une phrase renfermant le mot donné. L’enfant rentre et doit le deviner.

Tous ces exercices, — composition de phrases sur des mots donnés, versification, divination d’un mot, — ont pour but commun de convaincre l’élève que les mots ont leurs lois immuables, leurs modifications, leurs désinences[20] réglées par certains rapports, — conviction qu’ils mettent longtemps à s’entrer dans la tête, et qui doit précéder l’étude de la grammaire. Tous ces exercices amusent ; tous les exercices de grammaire ennuient.

Le plus curieux, le plus singulier, c’est que la grammaire est ennuyeuse, encore que rien ne soit plus facile. Dès que vous cessez de l’enseigner d’après le livre, en commençant par l’adjectif, — un enfant de six ans sait, au bout d’une demi-heure, décliner, conjuguer, distinguer les genres, les nombres, les temps, les sujets, les attributs, le tout aussi bien que toi-même. Mais alors, te demandes-tu, qu’est-ce que je leur enseigne, lorsqu’ils savent tout cela aussi bien que moi ? Si je leur demande comment s’écrit « grand » au génitif féminin pluriel ; — si je leur demande quel est l’attribut, quel est le complément ; — si je leur demande de quel mot vient « raspakchnoutsia[21] », — il n’y a de difficile pour lui que la nomenclature, mais l’adjectif, au cas et nombre que vous voudrez, il l’emploiera sans faute : par conséquent, il sait la déclinaison. Il n’oubliera jamais, dans le discours, l’attribut et le complément ; il ne confondra point ces mots. Il sent que « Raspakchnoutsia » est parent du mot « pakch[22] », et il devine mieux que vous les lois de la formation des mots, car personne n’invente autant de mots nouveaux que les enfants. Alors à quoi bon cette nomenclature et ces considérations philosophiques qui dépassent leur portée ? En dehors des examens, l’unique raison d’être de la grammaire pourrait se trouver dans son application à l’exacte expression des pensées. Mon expérience personnelle ne m’a jamais rien montré de pareil, non plus que maints exemples de gens, qui, sans savoir la grammaire, écrivent correctement, et de candidats en philologie qui écrivent incorrectement ; et je n’entrevois guère que les écoliers de Yasnaïa Poliana puissent jamais appliquer les sciences de la grammaire à quoi que ce soit.

Il me semble que la grammaire n’a point d’objet en dehors d’elle, c’est comme une gymnastique de l’esprit, non sans utilité ; — de même pour la langue, l’art de lire, d’écrire, de comprendre. La géométrie et les mathématiques en général apparaissent aussi tout d’abord comme une gymnastique intellectuelle, mais avec cette différence que chaque théorème de géométrie, chaque démonstration mathématique entraîne des déductions et des corollaires ; tandis que dans la grammaire, même en admettant la théorie qui voit en elle l’application de la logique à la langue, le champ est extrêmement borné de ces déductions et de ces corollaires. Dès que l’élève est arrivé, par une voie ou par l’autre, à posséder sa langue, toutes les applications de la grammaire se détachent et tombent, comme quelque chose de mort, dont la vie est finie.

Personnellement, nous ne pouvons pas rompre tout à fait avec cette tradition, que la grammaire, en tant que science des lois de la langue, est nécessaire pour l’expression juste des pensées ; il nous semble même que la nécessité s’impose aux écoliers de connaître les règles de la grammaire ; mais nous sommes convaincu que la grammaire que nous savons n’est pas du tout celle qu’il faut aux écoliers, et que cette façon traditionnelle d’enseigner la grammaire découle d’un grand, d’un long malentendu.

À l’école de Yasnaïa Poliana, nous admettons, pour enseigner la langue, comme la lecture et l’écriture, tous les procédés reconnus pour efficaces, et nous les employons à mesure que les élèves s’en éprennent, et que nous avançons dans l’étude ; mais nous n’en employons aucun à titre exclusif, — toujours en quête de nouveaux. Nous sommes aussi peu inféodé à la méthode de M. Perevlevsky, laquelle n’a pas tenu plus de deux jours à l’école de Yasnaïa Poliana, qu’à l’opinion courante « que l’unique procédé d’enseignement de la langue est la composition », encore que la composition soit chez nous le principal procédé de cet enseignement. Nous cherchons et espérons trouver.



XVIII


Dans les première et seconde classes le choix des compositions est laissé aux élèves. Le sujet qu’ils préfèrent, c’est une histoire de l’Ancien-Testament, qu’ils écrivent deux mois après que le maître la leur a contée. La première classe s’est mise naguère au Nouveau-Testament, mais avec un succès bien moindre : ils faisaient même plus de fautes d’orthographe, ils comprenaient plus mal.

Dans la seconde classe, nous essayâmes de compositions sur des thèmes donnés. Les premiers qui nous vinrent le plus naturellement en tête roulaient sur les descriptions les plus simples : le blé, l’isba, le bois, etc. Mais, à notre grande surprise, ces demandes les affectaient jusqu’aux larmes, et, malgré l’aide du maître, qui distinguait dans l’histoire du blé sa croissance, ses transformations, son usage, ils rechignaient absolument à écrire sur des thèmes pareils et, s’ils écrivaient, ils commettaient des fautes incompréhensibles, scandaleuses d’orthographe, de style et de sens.

Nous essayâmes de leur donner à raconter des événements quelconques, et tous devinrent joyeux, comme si on leur eût fait un cadeau. La description si goûtée dans les écoles d’objets soi-disant simples, d’un porc, d’un pot, d’une table, leur apparaissait incomparablement plus difficile qu’une histoire entière prise dans leurs souvenirs. Le même phénomène se reproduisit là, comme dans toutes les autres branches de l’enseignement : ce que le maître trouve facile, c’est le plus simple, le plus commun ; tandis qu’à l’enfant, le complexe seul et le vivant apparaissent aisés. Tous les manuels de sciences débutent par des idées générales, ceux de la langue par les adjectifs, ceux de l’histoire par la division en périodes ; la géométrie elle-même commence par déterminer la notion de l’espace et du point mathématique. Presque tous les instituteurs, obéissant à des préoccupations analogues, donnent, pour première composition, à décrire une table ou un banc, sans vouloir se rendre compte que, pour décrire une table ou un banc, il faut déjà avoir atteint un haut degré de développement philosophique et dialectique, et que le même enfant, qui pleure pour un banc à décrire, exprimera fort bien un sentiment d’amour ou de haine, ou la rencontre de Joseph avec ses frères, ou une rixe avec ses camarades. Les thèmes qu’ils choisissaient eux-mêmes roulaient sur tel ou tel événement, sur leurs rapports avec telle ou telle personne, sur les récits qu’ils avaient entendus.

Écrire des compositions est leur besogne préférée. Hors de l’école, dès qu’il leur tombe entre les mains une feuille de papier avec un crayon, ils écrivent, non point « Mons. Monsieur », mais quelque histoire de leur façon. Dans les premiers temps, je voyais avec peine l’incohérence, l’inégale construction de leurs compositions : je leur suggérai ce qui me semblait nécessaire, mais ils me comprenaient à contre-sens et l’affaire allait mal ; ils n’admettaient point, on le voyait, d’autre règle que d’écrire sans fautes. Maintenant, le moment est arrivé de lui-même, et l’on entend souvent des cris de colère, quand la composition va traînant, ou qu’il s’y trouve des répétitions fréquentes ou des sauts d’une idée à l’autre. En quoi consistent leurs goûts ? c’est ce qu’il est difficile de préciser, mais ces goûts sont légitimes. « Incohérent ! » s’écrient quelques-uns, en écoutant la composition d’un camarade. Il en est qui refusent de lire la leur, trouvant celle du camarade meilleure ; d’autres arrachent le cahier des mains du maître, mécontents que les choses ne se passent pas selon leur gré, et ils lisent eux-mêmes. Les personnalités commencent à s’accuser d’une manière si tranchée, que nous leur faisons deviner de qui est la composition que nous venons de lire, et, dans la première classe, ils devinent parfaitement.

Faute de place, nous remettons le détail de l’enseignement de la langue et des autres matières, et les extraits des journaux des instituteurs ; mais nous citerons ici, à titre de spécimen, les compositions de deux élèves de la première classe, sans rien changer à leur orthographe et à leur ponctuation.

Les compositions de B. (un fort mauvais élève, mais un enfant original et éveillé) roulent sur Toula et sur l’enseignement. Celle-ci eut un grand succès auprès de nos écoliers. B. a onze ans ; c’est le troisième hiver qu’il étudie à Yasnaïa Poliana, mais il avait déjà appris auparavant.

Sur Toula.

— « … L’autre dimanche je repartis pour Toula. Quand nous fûmes arrivés, Vladimir Alexandrovitch nous propose, à moi et à Vasska Jdanov, d’aller à l’école du dimanche. Nous allons, nous marchons, marchons ; nous trouvons à grand’peine, nous arrivons et voyons tous les instituteurs assis. Et je vois là celui qui nous enseignait la botanique. Je dis : « Bonjour, Messieurs ! » Ils disent bonjour. Puis j’entre dans la classe, je me place près de la table ; mais bientôt je m’ennuie tellement que je prends le parti d’aller me promener dans Toula.

« Je marche, marche, et aperçois une baba vendant des kalatchi[23]. Je me mets à prendre de l’argent dans ma poche ; quand je l’ai dans la main, je me mets à acheter des kalatchi ; j’en achète et je m’en vais. J’ai encore remarqué un homme qui marchait au sommet d’une tour et qui regardait s’il n’y avait pas un incendie quelque part. J’ai fini de Toula. »

COMMENT J’AI APPRIS.

— « Quand j’eus huit ans, on m’envoya chez la vachère. Là j’apprenais bien. Mais ensuite l’ennui me prit, et je me mis à pleurer. Et la baba prit un bâton et me battit. Et je criais encore plus fort. Et au bout de quelques jours je revins à la maison et je racontai tout. On me retira de là et on m’envoya chez la mère de Dougnka. Là j’apprenais bien, là on ne me battait jamais, là j’appris tout l’alphabet. Après, on m’envoya chez Foka Demidovitch. Il me battait beaucoup. Une fois je me sauvai d’auprès de lui, et il ordonna de m’attraper. Quand on m’eut attrapé, on me ramena chez lui. Il me prit, m’étendit sur le banc, et saisissant dans sa main une poignée de verges, il se mit à me battre. Et moi je hurlais ; et quand il m’eut fouetté il me força de lire. Et lui il écouta et dit : — « Ah ! fils de chienne ! Comme il lit mal ! Voyez quel porc il est ! »


Voici deux modèles des compositions de Fedka : l’une, sur un thème donné, — le blé, comment il croît ; l’autre, de son choix, sur un voyage à Toula. Fedka en est à son troisième hiver d’étude, il a dix ans.

LE BLÉ.

— « Le blé germe du sol. D’abord c’est le blé vert. Mais quand il a grandi un peu, il produit des épis, et les babas les moissonnent. Il y a encore du blé pareil à l’herbe, et le bétail le mange volontiers. »

Et tout finissait là. Il sentait que ce n’était pas bon, il en était tout malheureux. Mais, sur Toula, voici ce qu’il écrivit, sans correction.


SUR TOULA.

— « Quand j’étais encore petit, vers l’âge de cinq ans, j’ouïs dire que les gens s’en allaient dans une certaine Toula, et je ne savais pas ce que c’était. Et voilà que j’interrogeai batia[24]. — « Batia ! dans quelle Toula allez-vous ? Est-elle jolie ? » Batia dit : — « Jolie. » Voilà que je dis : « Batia, prends-moi avec toi, je verrai Toula. » Batia dit : « Soit ! vienne dimanche, je te prendrai. » J’étais content, je me mis à courir sur le banc et à sauter. Les jours se passèrent, le dimanche arriva. De bonne heure je me levai ; batia attelait déjà les chevaux dans la cour, et je me chaussai et habillai bien vite. Quand je sortis dans la cour, batia avait fini d’atteler. Je m’installai dans le traîneau et je partis.

« Nous allons, allons, nous franchissons quatorze verstes. J’aperçois une grande église et je crie : — « Batia ? vois, quelle grande église ! » Batia dit : — « Il y a une autre église plus petite, mais plus jolie. » Je me mets à le supplier : — « Batia, allons-y, je prierai Dieu. » Batia m’y conduit. Comme nous arrivons, voilà qu’on commence à sonner tout à coup ; j’ai peur, et je demande à batia ce que c’est, si on joue du tambour de basque. Batia dit : — « Non, c’est la messe qui commence. » Puis nous entrons dans l’église prier Dieu. Notre prière finie, nous nous rendons au marché. Voilà que je marche, marche, je trébuche, je regarde dans tous les sens. Nous arrivons au marché, je vois qu’on vend des kalatchi, et je veux en prendre sans payer. Et batia me dit : — « N’en prends pas, ou on te prendra ton chapeau. » Je demande pourquoi on me le prendrait, et batia dit : — « Ne prends rien sans payer. » Je dis : — « Donne-moi dix kopeks, j’en achèterai un kalatch. » Batia m’en donne, j’achète trois kalatchi, je les mange et je dis : — « Batia, quels bons kalatchi ! » Quand nous avons acheté tout ce qu’il faut, nous retournons vers nos chevaux, nous les faisons boire, nous leur donnons du foin ; quand ils ont fini de manger, nous attelons et revenons à la maison. Je rentre dans l’isba, je me déshabille, et je commence à raconter à chacun comment j’ai été à Toula, comment, moi et batia, nous avons été à l’église et prié Dieu. Puis je m’endors, et je vois en rêve batia repartir pour Toula. Je me réveille aussitôt, et je vois que tous dorment ; et je me remets à dormir moi aussi. »


1862.




II

Histoire Sainte. — Histoire russe.
Géographie.


I


Dès les premiers temps de l’école et encore aujourd’hui, voici comment s’étudient l’histoire sainte et l’histoire russe. Les enfants se pressent près du maître, qui, sans autre guide que la Bible, et, pour l’histoire russe, la Période Normande de Pogodine et le recueil de Vodorosov, raconte, puis interroge, et tout le monde se met à parler à la fois. Lorsque les voix sont trop nombreuses, le maître y met bon ordre en donnant la parole à un seul ; celui-ci commence-t-il à s’embrouiller, il en appelle d’autres. S’il s’aperçoit que quelques-uns n’ont pas compris, il fait répéter pour ceux-là l’un des meilleurs élèves.

Ce n’est point là une méthode imaginée de toutes pièces ; elle s’est faite d’elle-même et s’applique toujours avec le même succès, que les écoliers soient cinq ou trente. Lorsque le maître les a tous, il ne les laisse pas crier en répétant les phrases déjà dites ; il ne laisse pas le bruit s’exaspérer jusqu’à la rage, il canalise, autant que besoin est, ce torrent d’animation joyeuse et de fougueuse émulation.

En été, les visites fréquentes, le changement des instituteurs, modifièrent cet ordre de choses, et l’enseignement de l’histoire alla périclitant. Le maître nouveau ne comprenait rien à tous ces cris ; il lui semblait que ceux qui racontaient au milieu du bruit ne racontaient que pour eux seuls, et qu’on criait uniquement pour le plaisir de crier ; mais surtout il étouffait dans cette foule d’enfants qui lui grimpaient sur le dos, et tout proche de sa bouche. — Pour mieux comprendre, les enfants ont besoin de se rapprocher de celui qui parle, de saisir le moindre changement de sa physionomie, le moindre de ses gestes. Bien des fois, j’ai observé qu’on se rappelle bien mieux les passages que le conteur avait su marquer d’un geste exact ou d’une exacte intonation.

Le nouveau maître leur imposa de s’asseoir sur les bancs et de répondre chacun à son tour. L’interpellé se taisait, honteux et confus, et l’instituteur, le regard de côté, l’air gracieux et engageant, le sourire bénin, lui disait :

— Eh bien !… et après ?… Bien, très bien !… etc.

Bref, ces façons de pédagogue que tous nous connaissons si bien.

L’expérience m’en a convaincu, rien n’est plus pernicieux pour l’enfant que d’avoir à répondre ainsi seul, rien de plus funeste que les rapports de supérieur à subordonné qui en résultent entre le maître et l’élève ; rien ne me révolte plus que ce spectacle d’un homme qui torture un enfant, sans avoir aucun droit pour cela. L’instituteur sait bien que l’élève souffre de se tenir, rougissant et suant, debout devant lui ; lui-même trouve cela ennuyeux et difficile ; mais il a une règle, il faut accoutumer l’élève à parler seul.

Mais pourquoi l’accoutumer à parler seul ? — Cela, personne ne le sait. Sans doute pour lui faire lire une petite fable devant Son Excellence ? On me dira peut-être qu’on ne saurait sans cela déterminer son degré de savoir. À quoi je riposterai qu’il est en effet impossible à un étranger de déterminer, en une heure de temps, le savoir de l’élève, mais que le maître, lui, pour être édifié, n’a jamais besoin d’examens ni de réponses. Il me semble que ce procédé d’interrogation individuelle est un vestige de l’ancienne superstition. Au bon vieux temps, l’instituteur, en obligeant d’apprendre tout par cœur, n’avait, pour constater le savoir de son élève, d’autre moyen que de le contraindre à répéter mot à mot, d’un bout à l’autre. Ensuite on trouva que répéter par cœur des mots, ce n’est point savoir, et on commença à obliger les élèves de répéter par des mots à eux ; mais la coutume d’interroger un seul élève, de le forcer à répondre au commandement de l’instituteur, — il n’y fut rien changé. On a absolument perdu de vue qu’on peut demander, à qui sait par cœur, la répétition de tels passages rabâchés du psautier, de telle ou telle fable, toujours et dans toutes les conditions ; mais que, pour attraper le sens d’un discours et le rendre originalement, l’élève doit se trouver dans de certaines dispositions appropriées.

Non seulement dans les écoles élémentaires et les gymnases, mais aussi dans les universités, je ne comprends pas les examens par interrogations, autrement qu’en apprenant par cœur, mot à mot ou proposition à proposition. De mon temps (je suis sorti de l’Université en 1845), quand venaient les examens, j’apprenais, non mot à mot, mais proposition par proposition, et je ne recevais la note 5 que des professeurs dont j’avais appris les cahiers par cœur.

Les visiteurs, qui ont d’ailleurs tellement nui à l’enseignement de Yasnaïa Poliana, n’ont pas laissé de me rendre un grand service. Ils m’ont convaincu définitivement que les réponses sur les devoirs, que les examens, étaient des restes de la superstition de l’école au moyen âge, — impossibles et nuisibles dans l’ordre actuel des choses. Souvent, me laissant emporter par un amour-propre puéril, je voulais montrer, en une heure de temps, à un visiteur que j’estimais, le savoir des élèves, et qu’arrivait-il ? Ou bien le visiteur était convaincu que les élèves savaient ce qu’ils ne savaient pas (je l’étonnais par un certain tour de passe-passe), ou bien il pensait qu’ils ne savaient pas ce qu’ils savaient très bien. Et ce fut tout le temps comme un chassé-croisé de malentendus entre moi et le visiteur, un homme intelligent, remarquable, spécialiste en la matière, partisan de la liberté absolue. Alors qu’est-ce qui doit se passer dans les inspections des directeurs, etc. ? — Sans compter le trouble dans la marche des études et la confusion des idées que de tels examens produisent chez les élèves.

Voici quelle est aujourd’hui ma conviction. Résumer toutes les connaissances d’un élève pour le maître est aussi impossible que de résumer les miennes, les vôtres, dans une science quelconque. Conduire un homme instruit de quarante ans à l’examen de géographie serait chose aussi stupide et bizarre que d’y conduire un homme de dix ans. L’un comme l’autre ne peuvent pas répondre autrement que mot à mot ; mais en une heure de temps, impossible de reconnaître leur savoir réel. Il faudrait, pour y arriver, vivre avec eux des mois entiers.

Là où les examens sont introduits (sous le terme d’examens, j’entends toute obligation de répondre sur un point donné) apparaît seulement une nouvelle matière inutile, qui demande une peine particulière, des aptitudes spéciales ; et cette matière s’appelle « préparation aux examens et aux devoirs ». L’élève du gymnase apprend l’histoire, les mathématiques, et, de plus, et surtout, l’art de répondre aux examens. Je ne trouve pas que cet art soit une branche utile de l’enseignement. Moi, instituteur, j’apprécie le degré de savoir de mes élèves aussi exactement que le mien propre, sans que l’élève ou moi nous ayons besoin de devoirs ; mais si un étranger prétend l’apprécier, qu’il vienne alors vivre avec nous, étudier nos résultats et les applications de nos sciences à la vie. Il n’existe point d’autre moyen, et tous les essais d’examens ne sont que tromperies, mensonges, obstacles à l’étude. En matière d’enseignement, un seul juge indépendant, — l’instituteur ; et seuls peuvent le contrôler les élèves eux-mêmes.

Dans l’enseignement de l’histoire, si les élèves répondaient tous ensemble, ce n’était point chez eux désir de faire constater leur savoir, mais besoin de raffermir par la parole les impressions reçues. En été, ni le nouveau maître ni moi nous ne le comprîmes : nous ne vîmes là qu’un moyen de vérifier leurs connaissances, et dès lors nous trouvâmes plus commode de vérifier par interrogation individuelle. Je n’avais pas encore alors discerné pourquoi ce procédé était ennuyeux et inefficace ; mais je fus sauvé par ma confiance dans le principe de la liberté des élèves. La majorité commença bientôt à s’ennuyer : trois ou quatre, les plus hardis, répondaient constamment seuls ; trois ou quatre, les plus timides, gardaient constamment le silence, fondaient en larmes et recevaient la note zéro. Pendant l’été, je négligeai les classes d’histoire sainte, et l’instituteur ami de l’ordre eut toute latitude de faire asseoir les enfants sur les bancs, de les martyriser un à un, de s’indigner de leur endurcissement.

Parfois, assistant à la classe d’histoire, je conseillais de les faire descendre des bancs ; mais l’instituteur accueillait mon conseil comme une jolie et pardonnable originalité (comme je sais d’avance que l’accueilleront la plupart de mes lecteurs), et, jusqu’au retour de l’ancien maître, cet ordre de choses subsista : dans le journal de l’instituteur, on lisait les notes suivantes : « De Savine, je ne peux tirer un seul mot… Grichine n’a rien raconté… L’obstination de Petka me surprend, il n’a pas dit une parole… Savine est encore pire qu’avant, etc. »

Savine, — vermeil, joufflu, avec des yeux très doux sous de longs cils, est le fils d’un valet de ferme ou d’un marchand ; il porte une chouba, des bottes de son père, une chemise serrée à la taille et un caleçon. La jolie et sympathique physionomie de ce garçon me frappa d’autant plus qu’il était le premier dans la classe d’arithmétique, tant par sa puissance de calcul que par sa joyeuse ardeur. Il lit et écrit aussi passablement. Mais, dès que tu l’interroges, il penche sur le côté sa jolie petite tête bouclée, des larmes perlent à ses cils, il voudrait se dérober à tous les regards ; visiblement, il souffre le martyre. Si tu l’y forces, il raconte, mais il a de la peine à former ses mots ; il ne peut pas ou n’ose pas. Est-ce l’effroi que lui inspirait son précédent maître (il a étudié déjà chez un ecclésiastique) ? Est-ce la défiance de soi-même, amour-propre, fierté, la fausseté de sa situation parmi des enfants qu’il juge inférieurs, le dépit de se voir, sur ce point, en arrière de tous les autres et d’avoir, une fois déjà, apparu sous un mauvais jour aux yeux de l’instituteur ? Cette petite âme s’est-elle froissée d’un mot malencontreux échappé au maître ? Est-ce pour toutes ces raisons ensemble ? — Dieu le sait ; mais cette pudeur, si par elle-même elle n’est pas un bon trait, est certes intimement liée avec tout ce qu’il y a de meilleur dans son âme enfantine. L’extirper à coups de férule matérielle ou morale, on le peut, mais en risquant d’extirper, du même coup, les précieuses qualités sans lesquelles l’instituteur ne saurait le mener bien loin.

Le nouveau maître, suivant mon conseil, fit descendre les élèves des bancs ; il leur permit de grimper où bon leur semblait, même sur son dos ; et, dans la même classe, tous se mirent à raconter incomparablement mieux ; le journal de l’instituteur portait que « même le croupissant Savine avait prononcé quelques paroles ».




II


Il y a, dans l’école, quelque chose d’indéfini, qui échappe presque entièrement à l’action du maître, quelque chose d’absolument inconnu à la science pédagogique et qui constitue néanmoins le fond même du succès de l’enseignement : — c’est l’esprit de l’école. Cet esprit est soumis à des lois certaines et à l’influence négative du maître, c’est-à-dire que le maître doit s’abstenir de certaines choses pour ne pas détruire cet esprit… Par exemple, l’esprit de l’école se trouve toujours en raison inverse de l’intervention du maître dans le tour de la pensée, en raison directe du nombre des élèves, en raison inverse de la durée des leçons, etc. Cet esprit de l’école est quelque chose qui se communique rapidement d’un élève à l’autre et jusqu’à l’instituteur lui-même, qui se manifeste visiblement dans le son de la voix, dans les regards, les gestes, les combats de l’émulation, quelque chose de très palpable, nécessaire et précieux, et que, pour cette raison, tout maître doit se proposer pour but. De même que la salive dans la bouche est nécessaire pour la digestion, mais désagréable et inutile entre les repas, de même cet esprit d’excessive ardeur, ennuyeux et désagréable hors de la classe, est la condition indispensable pour recevoir la nourriture intellectuelle. Cette disposition, on ne peut ni l’imposer, ni la préparer artificiellement, et on ne le doit pas, car elle surgit toujours d’elle-même.

Au début de l’école, je tombais dans plus d’une faute. Dès que l’enfant comprenait mal et à contre-cœur, et qu’il lui arrivait, ce qui arrive d’ordinaire, — d’y perdre son latin, je disais :

— Saute ! saute !

L’enfant se mettait à sauter, les autres et lui-même riaient ; après avoir sauté, l’élève devenait tout autre ; mais à force de répéter cet exercice, il sent l’ennui revenir plus lourd encore, et il fond en larmes. Il voit que son état d’âme n’est point ce qu’il devrait être, ce qu’il faudrait qu’il fût ; diriger son âme, il ne le peut pas, et il ne veut le permettre à personne. L’enfant, l’adulte, ne s’y prêtent qu’avec colère ; considérer l’esprit joyeux de l’école comme un ennemi, comme un obstacle, est donc une faute grossière que nous faisons trop souvent.

Mais lorsque cette ardeur, dans une grande classe, s’exagère jusqu’à empêcher le maître de mener sa classe, comment alors ne point crier, semble-t-il, après les enfants, comment ne pas étouffer cet esprit ? Lorsque cette ardeur a pour objet la leçon, rien de mieux à souhaiter. Que si elle se porte sur un autre objet, c’est alors la faute du maître, qui n’a pas su diriger cette ardeur. Son devoir, qu’il remplit chaque jour presque à son insu, consiste à trouver toujours un aliment à cette ardeur, à lui rendre peu à peu la bride. Tu interroges l’un ; l’autre veut raconter, — il sait ; se penchant vers toi, il te regarde de tous ses yeux ; à peine s’il peut retenir ses mots ; il suit avidement le conteur, dont pas une faute ne lui échappe. Interrogeons-le, et il racontera avec passion, et ce qu’il racontera se gravera pour toujours dans sa mémoire. Mais tiens-le dans une pareille tension pendant une demi-heure, sans lui permettre de raconter : il s’occupera de pincer son voisin.

Autre exemple. Quitte la classe, à l’école du district ou dans une école allemande, à un moment où tout est tranquille, en ordonnant de continuer les études ; puis, au bout d’une demi-heure, reviens écouter près de la porte : la classe est animée, mais l’objet de cette ardeur est tout autre : c’est la dissipation. Dans nos classes, nous avons tenté souvent un pareil essai. Au milieu de la classe, lorsque l’on a déjà crié beaucoup, tu sors, puis tu t’approches de la porte, et alors tu entends que les enfants continuent à raconter, se corrigeant, se contrôlant l’un l’autre, et souvent, au lieu de se mettre, toi sorti, à polissonner, ils deviennent, toi sorti, tout à fait tranquilles.

Cette méthode, comme celle de faire asseoir sur les bancs et d’interroger un par un, comporte des procédés particuliers, assez peu difficiles, mais qu’il faut connaître, et sans lesquels le premier essai peut demeurer infructueux. Il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de criailleurs, répétant les derniers mots uniquement par amour du tapage. Il faut que ce plaisir du bruit ne devienne pas leur but principal, leur principal souci. Il faut mettre à l’épreuve tel ou tel, s’il peut, tout seul, raconter tout, et s’il s’est bien assimilé le sens. Si les élèves sont trop nombreux, il faut les diviser par sections et les obliger de raconter entre eux, d’une section à l’autre.

Il ne faut pas s’inquiéter, si parfois un nouveau reste un mois sans ouvrir la bouche. Il suffit de le surveiller, — s’il est attentif au récit ou à quelque chose d’autre. D’ordinaire, le nouvel arrivant ne saisit d’abord que les détails matériels, et il s’applique tout entier à observer comment on est assis, comment se meuvent les lèvres du maître, comment tous, subitement, se mettent à crier ; si c’est un enfant tranquille, il s’assied exactement comme les autres ; s’il est tapageur, alors, comme les autres, il commence à crier, sans rien retenir, en se bornant à répéter les mots de son voisin. L’instituteur et les camarades l’arrêtent, et il comprend qu’il faut tout autre chose. Quelque temps se passe, et, de lui-même, il se met à raconter. Comment s’épanouit en lui la fleur de la compréhension, et quand ? — C’est difficile à reconnaître.

Cet épanouissement de la compréhension, j’ai réussi naguère à le surprendre chez une fillette comme hébétée par les coups, qui s’était tue un mois durant. M. Ou. racontait, et moi, simple spectateur, j’observais. Quand tous se furent mis à raconter, je remarquai que Marfoutka descendait du banc avec ce geste des conteurs qui les fait passer de l’attitude de quelqu’un qui écoute à l’attitude de quelqu’un qui va parler, et s’approchait. Tandis que tous criaient, je la regardai : elle remuait à peine les lèvres, ses yeux débordaient de pensée et d’ardeur. En rencontrant mon regard, elle baissa les yeux. Une minute après, je la considérai de nouveau ; elle chuchotait toujours à part soi. Je la priai de raconter, elle se troubla tout à fait. Au bout de deux jours, elle raconta parfaitement une histoire entière.




III


Dans notre école, le meilleur moyen d’apprécier ce que les enfants ont retenu de ces récits, nous le trouvons dans les narrations qu’ils écrivent eux-mêmes de mémoire, et dont on corrige seulement les fautes d’orthographe. Voici un extrait du cahier de M***, un enfant de dix ans :

« Dieu ordonna à Avraam[25] de lui offrir son fils Isaac en sacrifice. Avraam prit avec lui deux serviteurs ; Isaac portait le bois et le feu, Avraam portait le couteau. Quand ils furent arrivés au mont Horeb, Avraam laissa là ses deux serviteurs, et lui-même gravit la montagne avec Isaac. Isaac dit :

« — Batia, nous avons tout, mais où est la victime ?

« Avraam dit :

« — Dieu m’a ordonné de te sacrifier.

« Et Avraam éleva un bûcher, et il y fit coucher son fils. Isaac dit :

« — Batia, garrotte-moi, autrement je m’élancerai et je te tuerai.

« Avraam le saisit et le garrotta. Comme il levait le bras, un ange descendit du ciel à tire-d’ailes ; il lui retint le bras et dit :

« — Avraam, ne porte pas la main sur ton enfant ; Dieu voit ta fidélité.

« Ensuite l’ange lui dit :

« — Va vers cet arbuste ; là, un mouton s’est embarrassé, prends-le et le sacrifie à la place de ton fils.

« Et Avraam offrit à Dieu le sacrifice.

« Plus tard, le temps vint pour Avraam de marier son fils. Ils avaient un serviteur nommé Éliézer. Avraam appela le serviteur et lui dit :

« — Jure que tu ne choisiras pas la fiancée dans notre ville, mais tu iras là où je t’enverrai.

« Avraam l’envoya dans la terre de Mésopotamie, auprès de Nachor. Éliézer rassembla des chameaux et partit. Quand il fut arrivé près d’un puits, il se mit à dire :

« — Seigneur, envoyez-moi une jeune fille qui vienne donner à boire à moi et à mes chameaux, et que ce soit la fiancée de mon maître Isaac.

« À peine Éliézer avait-il achevé ces paroles, qu’une jeune fille s’approche. Elle lui donne à boire et dit :

« — Je crois que tes chameaux ont soif.

« Et Éliézer dit :

« — Eh bien ! voudrais-tu leur donner à boire ?

« Elle fit boire aussi les chameaux. Alors Éliézer lui donna un collier et dit :

« — Me serait-il possible de passer la nuit chez vous ?

« Et elle dit :

« — Oui.

« Quand ils arrivèrent à la maison, les parents de la jeune fille soupaient ; et ils prièrent Éliézer de se mettre à table. Éliézer dit :

« — Je ne mangerai pas avant d’avoir dit ce que j’ai à vous dire.

« Il leur parla, et eux dirent :

« — Nous consentons, mais elle ?

« On interrogea la jeune fille ; — elle ? Elle consentit.

« Ensuite le père et la mère bénirent Révecca[26]. Éliézer l’emmena avec lui et ils partirent.

« Et Isaac marchait dans le champ. Révecca aperçut Isaac et se voila d’une serviette. Isaac s’approcha d’elle, la prit par la main, l’amena dans sa maison, et ils se marièrent. »

Du cahier de l’élève L. F***, sur Jakov[27].

« Révecca demeura stérile pendant dix-neuf ans. Au bout de ce temps, elle engendra deux jumeaux : — Issav[28] et Iakov. Issav s’occupait de la chasse, et Iakov aidait à sa mère. Un jour, Issav partit pour la chasse, et, n’ayant rien tué, il revint irrité. Et Iakov mangeait avec sa cuiller une soupe de lentilles. Issav s’avança et dit :

« — Donne-moi cette soupe.

« Iakov dit :

« — Donne-moi ton droit d’aînesse.

« — Prends-le.

« — Jure !

« Issav jura. Alors Iakov donna la soupe à Issav.

« Quand Isaac fut devenu aveugle, il dit :

« — Issav, va me tuer du gibier.

« Issav partit. Révecca, ayant entendu cela, dit à Iakov :

« — Va tuer deux chevreaux.

« Iakov sortit et alla tuer deux chevreaux, qu’il apporta à sa mère. Elle en fit rôtir la chair et revêtit Iakov de la peau. Et Iakov porta la viande à son père, disant :

« — Voici, batia, ton mets préféré.

« Isaac dit :

« — Approche-toi un peu.

« Iakov s’approcha.

« Isaac se mit à lui tâter le corps et dit :

« — C’est la voix d’Iakov, mais c’est le corps d’Issav.

« Puis il bénit Iakov. Comme Iakov sortait, Issav parut sur le seuil, disant :

« — Voici, batia, ton mets préféré.

« Isaac dit :

« — Issav était là tout à l’heure.

« — Non, batia, c’est Iakov qui t’a trompé, c’est lui qui vient de sortir.

« Et Issav se mit à pleurer. Mais il dit :

« — Quand le père mourra, je me vengerai.

« Révecca dit à Iakov :

« — Demande au père sa bénédiction, et va-t-en chez l’oncle Lavan[29].

« Isaac bénit Iakov et s’en fut chez l’oncle Lavan. La nuit surprit Iakov en route. Il s’arrêta dans un champ pour y passer la nuit, trouva une pierre, la mit sous sa tête et s’endormit.

« Tout à coup, il vit dans un rêve une échelle dressée du sol jusqu’au ciel, et, sur cette échelle, des anges montaient et descendaient, et, debout au sommet, le Seigneur solitaire, qui dit :

« — Iakov, la terre sur laquelle tu es couché, je te la donne à toi et à ta postérité.

« lakov se leva et dit :

« — Que ce lieu est terrible ! C’est ici, véritablement, la maison de Dieu. Je retournerai de chez Lavan, et je bâtirai ici une église.

« Puis il alluma une lampe d’icône et partit au loin.

« Voyant des bergers qui gardaient le bétail, il leur demanda où demeurait son oncle Lavan.

« Les bergers dirent :

« — Voici sa fille, qui mène boire ses brebis.

« Iakov s’approcha d’elle ; et elle ne pouvait pas soulever la pierre du puits. Iakov souleva la pierre et fit boire les brebis. Et il dit :

« — De qui es-tu la fille ?

« Elle répondit :

« — De Lavan.

« — Je suis ton cousin.

« Ils s’embrassèrent et s’en furent à la maison.

« L’oncle Lavan l’accueillit à bras ouverts, et lui dit :

« — Iakov, reste chez moi, je te donnerai un salaire.

« Iakov dit :

« — Je ne resterai pas pour un salaire, mais donne-moi ta fille cadette Rachel.

« Lavan dit :

« — Reste chez moi sept ans, et je te donnerai ma fille Rachel.

« Iakov vécut là sept ans ; puis l’oncle Lavan donna à Iakov, au lieu de Rachel, Lia. Et Iakov dit :

« — Oncle Lavan, pourquoi m’as-tu trompé ?

« Lavan dit :

« — Vis chez moi encore sept ans, et je te donnerai ma fille cadette Rachel, car nous ne pouvons marier la cadette avant.

« Iakov demeura encore sept ans, et Lavan lui donna alors Rachel. »

Du cahier de l’élève T. F., un garçon de huit ans, sur Iossif[30] :

« Iakov avait douze fils. Plus que tous les autres, il aimait Iossif, et il lui avait fait coudre un vêtement d’une couleur différente. Iossif eut deux rêves, et il les raconta à ses frères.

« — Nous moissonnions un champ de seigle et nous récoltions douze gerbes. Ma gerbe se tenait debout, et les onze autres adoraient la mienne.

« Et les frères dirent :

« — Est-il possible que nous t’adorions jamais ?

« — Et voici mon autre rêve. Il y avait au ciel onze étoiles ; le soleil et la lune adoraient mon étoile.

« Et le père avec la mère dirent :

« — Est-il possible que nous t’adorions jamais ?

« Les frères s’en furent au loin garder le bétail, et le père envoya Iossif leur porter la nourriture.

« Les frères l’aperçurent et dirent :

« — Voici venir notre songeur ; jetons-le dans un puits sans fond.

« Et Ruben pensait : « Dès qu’ils seront un peu loin, je l’en tirerai. » Mais des marchands vinrent à passer, et Ruben dit :

« — Vendons-le aux marchands d’Egypte.

« Et on vendit Iossif, et les marchands le vendirent au courtisan Pentefri[31]. Pentefri l’aimait, sa femme l’aimait aussi. Pentefri s’absenta, et sa femme dit à Iossif :

« — Iossif, allons tuer mon mari et je t’épouserai.

« Iossif dit :

« — Si tu répètes cela, je le dirai à ton mari.

« Elle le saisit par son vêtement et se mit à pousser des cris. Les serviteurs l’entendirent et arrivèrent. Ensuite arriva Pentefri. La femme lui raconta que Iossif avait voulu le tuer et se marier avec elle. Pentefri le fit jeter en prison. Comme Iossif était un bon homme, il sut, même là, se faire estimer, et on le commit à la surveillance de la prison. Une fois, étant entré dans un cachot, il aperçoit deux hommes assis et tout tristes. Il s’approche et demande :

« — Pourquoi êtes-vous tristes ?

« Et ils disent :

« — Voilà, nous avons eu deux rêves la même nuit, et personne ne peut les expliquer.

« Iossif dit :

« — Mais quels rêves ?

« L’échanson commence à raconter :

« — Je cueillais trois grappes, j’en exprimais le suc, et je le donnais à boire au czar.

« Iossif dit :

« — Dans trois jours, tu seras de nouveau en place.

« Puis, ce fut le tour du panetier à raconter son rêve.

« — Je portais trois corbeilles de farine, et les oiseaux volaient et becquetaient le pain.

« Iossif dit :

« — Dans trois jours, tu seras pendu, et les oiseaux voleront et becqueteront ton corps.

« Ainsi fut fait. Un jour, le czar Faraon eut, dans la même nuit, deux rêves ; il assembla tous ses sages, et personne ne put les lui expliquer. L’échanson se souvint et dit :

« — Je sais quelqu’un qui pourrait expliquer.

« Le czar envoya une calèche le prendre. Quand on l’eut amené, le czar se mit à raconter :

« — J’étais au bord d’une rivière, et j’en vis sortir sept vaches grasses, puis sept maigres ; les maigres se jetèrent sur les grasses et les dévorèrent sans devenir grasses. Et voici mon autre rêve : sur la même tige croissaient sept épis pleins, puis sept épis vides ; les vides se jetèrent sur les pleins et les dévorèrent, sans devenir pleins.

« Iossif dit :

« — Voici l’explication : il y aura sept années fertiles en froment, puis sept années stériles.

« Le czar donna à Iossif une chaîne d’or en sautoir, avec la bague de sa main gauche, et il ordonna de bâtir des greniers d’abondance. »




IV


Tout ce qui a été dit s’applique à l’enseignement de l’histoire tant sainte que russe, à l’histoire naturelle, à la géographie, à la physique, à la chimie, à la zoologie, etc., généralement à toutes les matières, sauf le chant, les mathématiques et le dessin. Mais, en ce qui touche particulièrement l’étude de l’histoire sainte, voici ce que je dois dire :

Premièrement, pourquoi choisir tout d’abord l’Ancien Testament ? — Il ne faut pas oublier que les parents, aussi bien que les élèves eux-mêmes, demandent à connaître l’histoire sainte ; de tous les récits que j’ai essayés pendant trois ans, rien ne répondait mieux à leurs idées, rien n’était plus à la portée de leur esprit que la Bible. Le même fait s’est répété dans toutes les autres écoles qu’il m’a été donné d’observer. J’ai essayé du Nouveau Testament, j’ai essayé de l’histoire russe et de la géographie, j’ai essayé de ces explications des phénomènes de la nature, si goûtées de notre temps : mais tout cela s’oubliait et s’écoutait sans enthousiasme ; tandis que l’Ancien Testament se retenait, se racontait avec passion, avec transport, et dans la classe et à la maison, et il se gravait si profondément que, deux mois après un de ces récits, les enfants l’écrivaient de mémoire dans leurs cahiers, avec des omissions insignifiantes.

Il me semble que le livre de l’enfance du genre humain sera toujours le meilleur livre de l’enfance de chaque homme. Remplacer ce livre me paraît impossible. Modifier, abréger la Bible, comme on fait dans les manuels Zontag et autres, me semble pernicieux. Tout, dans la Bible, chaque mot, est juste comme révélation, juste comme art. Lisez la création du monde dans la Bible, puis dans un abrégé d’histoire sainte, et les modifications subies par la Bible vous apparaîtront incompréhensibles : l’abrégé ne peut que s’apprendre par cœur, tandis que la Bible présente un vivant et majestueux tableau qu’il n’oubliera jamais. Les lacunes de l’histoire sainte sont absolument incompréhensibles, et ne font qu’altérer le caractère et la beauté de l’Écriture-Sainte. Pourquoi, par exemple, avoir retranché de toutes ces histoires saintes que « lorsqu’il n’y avait rien, l’Esprit de Dieu était porté sur les abîmes », et que « Dieu, après avoir créé, vit toutes les choses qu’il avait faites, et elles étaient très bonnes. Et du soir et du matin se fit le sixième jour ». Pourquoi avoir retranché que « Dieu insuffla l’âme dans les narines d’Adam », et que « après avoir tiré une de ses côtes, il mit de la chair à la place », etc. ?

Il faut avoir lu la Bible à des enfants innocents pour comprendre à quel point tout cela est nécessaire et vrai. Peut-être ne peut-on mettre la Bible entre les mains des demoiselles dépravées, mais moi, en la lisant à des enfants de mougiks, je n’ai jamais changé, jamais retranché un mot. Et personne ne souriait derrière le dos de son voisin, et tous écoutaient d’un cœur plein d’effroi et de respect naturel. L’histoire de Loth et de ses filles, l’histoire du fils de Juda, excitaient la terreur et non point le rire…

Comme tout est compréhensible et clair, surtout pour un enfant, et, avec cela, sérieux et sévère ! Je ne puis me figurer comment l’instruction serait possible sans ce livre. — À ce qu’il semble, lorsque tu n’as appris ces récits que dans ton enfance, et que, par la suite, tu les as en partie oubliés, — à quoi te servent-ils ? Et n’en va-t-il pas de même que s’ils n’étaient pas ?

Ainsi semble-t-il jusqu’à ce que, te mettant à enseigner, tu reconnaisses chez les autres enfants tous les éléments de ton propre développement. Il semble que tu puisses apprendre aux enfants à écrire, à lire, à compter, leur donner des notions sur l’histoire, la géographie, les phénomènes de la nature, sans Bible et avant la Bible. Et pourtant il n’en est nulle part ainsi, — partout, avant tout, l’enfant sait la Bible, des récits, des extraits de la Bible. Les premiers rapports de l’écolier avec le maître se fondent sur ce livre. Un phénomène si général n’est pas un accident. Ce phénomène, la libre familiarité de mes relations avec les élèves, au début de l’école de Yasnaïa Poliana, m’a aidé à me l’expliquer.

L’enfant, ou l’homme, qui vient à l’école (je ne fais aucune différence entre un homme de dix ans et un de trente ou soixante-dix) a pris de la vie et apporte avec soi des vues particulières sur les choses. Pour qu’un homme, n’importe son âge, étudie, il lui faut aimer l’étude. Pour aimer l’étude, il lui faut reconnaître la fausseté, l’insuffisance de ses vues sur les choses, et pressentir, par l’intuition, cet horizon nouveau que l’étude va lui découvrir. Pas un homme, pas un enfant, n’aurait la force d’étudier, s’il n’entrevoyait à ses études d’autre but que l’art d’écrire, de lire ou de compter ; pas un maître ne pourrait enseigner, s’il n’avait à dévoiler un horizon plus haut que celui des élèves. Pour que l’élève puisse s’abandonner tout entier à l’instituteur, il faut soulever un coin de ce voile qui lui dérobe tout l’enchantement de ce monde de la pensée, de la connaissance et de la poésie, dans lequel doit l’introduire l’étude. C’est grâce, uniquement, au charme constant de cette lumière qui brille devant lui, que l’élève se sent capable de se façonner lui-même, comme nous le lui demandons.

Mais quels moyens avons-nous pour découvrir à leurs yeux le bord du rideau ?… Je l’ai dit ; je pensais, comme beaucoup d’autres, que, me trouvant moi-même dans ce monde où je dois introduire les élèves, rien ne me serait plus facile ; et j’enseignais à lire et à écrire, j’expliquais les phénomènes de la nature, j’exposais, comme il est dit dans les petits alphabets, que les fruits de l’étude sont doux, mais les élèves ne me croyaient pas, et ils rechignaient. J’essayai de leur lire la Bible, et je m’emparai complètement d’eux. Le bord du rideau était soulevé, et ils s’abandonnaient à moi tout entiers. Ils se mirent à aimer et le livre, et l’étude, et moi. Il ne me restait plus qu’à les guider plus loin. Après l’Ancien Testament, je leur racontai le Nouveau Testament ; de plus en plus, ils s’attachaient à l’étude et à moi. Puis je leur dis l’histoire générale, l’histoire russe, puis l’histoire naturelle : après la Bible, ils entendaient tout, croyaient tout, voulaient aller plus loin, toujours plus loin. Et, plus loin, toujours plus loin s’ouvraient devant eux les perspectives de la pensée, de la science, de la poésie.

Peut-être était-ce un hasard ? Peut-être, en commençant par une autre méthode, dans une autre école, obtient-on les mêmes résultats. Peut-être ; — mais cet accident se répète trop invariablement dans toutes les écoles, dans toutes les familles, l’explication du phénomène est trop claire à mes yeux, pour que je consente à ne voir là qu’un hasard. Pour ouvrir à l’élève un univers nouveau, et, sans science, l’amener à aimer la science, il n’y a qu’un seul livre, — la Bible. Je parle même pour ceux qui ne considèrent pas la Bible comme une révélation. Non ; du moins je ne sache pas une œuvre qui réunisse, au même degré que la Bible, et sous une forme poétique aussi serrée, toutes les faces de la pensée humaine. Tous les phénomènes naturels sont expliqués dans ce livre, tous les rapports primitifs des hommes entre eux, famille, société, religion, c’est dans ce livre qu’ils apparaissent pour la première fois. La généralisation des idées, la sagesse sous une simple forme enfantine, enchante pour la première fois l’esprit de l’élève. Le lyrisme des psaumes de David n’agit pas seulement sur l’esprit des élèves ; chacun, pour la première fois, goûte dans ce livre le charme de l’épouse avec une simplicité et une force inimitables. Qui n’a pas pleuré sur l’histoire de Iossif et de sa rencontre avec ses frères, qui n’a pas pas raconté avec un cœur plein d’effroi l’histoire de Samson enchaîné et rasé, qui, pour se venger de ses ennemis, se perd lui-même avec eux sous les décombres du palais détruit ! Et des centaines d’autres impressions, qui nous ont nourris comme le lait maternel…

Ceux qui nient la puissance éducatrice de la Bible vont disant qu’elle a fini son temps : qu’ils inventent un livre pareil, des récits pareils, qui expliquent les phénomènes de la nature, de l’histoire, de l’imagination, et qui s’imposent comme la Bible, et alors nous conviendrons que la Bible a fini son temps.

Quant à la pédagogie, elle étudie les phénomènes psychologiques, elle traite des questions générales et abstraites.

Le matérialisme aura le droit de chanter victoire alors seulement que sera écrite la bible du matérialisme et que l’enfance sera élevée d’après cette bible. L’essai d’Owen n’est pas plus probant sur ce point, que la croissance d’un citronnier dans une serre chaude de Moscou n’établit la possibilité pour les arbres de croître sans ciel et sans soleil.

Je le répète, ma conviction, déduite peut-être d’une expérience exclusive, c’est que, sans la Bible dans notre société, comme sans Homère dans la société grecque, le développement de l’enfant et de l’homme est impossible. La Bible est le seul livre de lecture élémentaire et enfantine. La Bible, par la forme comme par le fond, doit servir de modèle à tous les manuels enfantins, et aux livres de lecture. Une version vulgaire de Bible serait le meilleur livre populaire. La publication d’une version pareille ferait époque dans l’histoire du peuple russe.




V


Pour en revenir à la méthode d’enseignement de l’histoire sainte, je trouve dans tous les abrégés en langue russe un double crime, et contre la sainteté et contre la poésie. Toutes ces transformations, qui ont pour but de faciliter l’étude de l’histoire sainte, la rendent, en fait, malaisée. On lit la Bible par plaisir, chez soi, la tête abandonnée sur le coude ; on en apprend les abrégés péniblement, mot par mot. Non seulement ces abrégés sont ennuyeux et obscurs, ils oblitèrent la faculté de comprendre la poésie de la Bible. Que de fois j’ai remarqué à quel point une langue mauvaise et peu claire nuit à l’intelligence du sens intrinsèque de la Bible. Les mots obscurs prennent la même importance que les événements, ils distraient, par leur nouveauté, l’attention de l’élève, qui s’en sert comme de balises pour se guider dans le récit.

Très souvent, il ne raconte que pour employer tel mot qui lui plaît ; il n’est pas assez simple pour ne s’attacher qu’au sens. J’ai encore remarqué, et plus d’une fois, que les élèves venus d’autres écoles sentaient toujours beaucoup moins, et parfois ne sentaient pas du tout, le charme des récits bibliques, charme aboli en eux par la nécessité d’apprendre par cœur et par les procédés grossiers que cette méthode imposait au maître. Ces élèves gâtaient même leurs cadets qui, dans leurs récits, s’assimilaient les tournures triviales des abrégés d’histoire sainte. Les livres nuisibles répandent jusque dans le peuple des histoires déformées, et souvent les élèves nous apportent de la maison de singulières légendes sur la création du monde, sur Adam et sur Iossif. De tels élèves n’éprouvent point les mêmes impressions que les débutants, qui, en écoutant la Bible, le cœur pénétré de saisissement, boivent chaque mot, et pensent que va s’ouvrir enfin pour eux toute la sagesse du monde.

J’ai enseigné et j’enseigne l’histoire sainte uniquement d’après la Bible, et je trouve pernicieux tout autre enseignement.

Le Nouveau Testament se raconte de même d’après l’Évangile, et s’écrit ensuite dans les cahiers. Il se retient moins aisément et exige de fréquentes répétitions.

Voici des modèles de récits sur le Nouveau Testament.

Du cahier de l’élève J. M. sur la sainte Cène :

« Une fois, Jésus-Christ envoya quelques-uns de ses disciples dans Jérusalem-la-Ville, en leur disant :

« — Le premier homme que vous rencontrerez portant de l’eau, suivez-le et lui demandez : « Maître, indique-nous une salle où nous puissions préparer la Pâque. Il vous l’indiquera, et vous préparerez tout là. »

« Ils partirent, trouvèrent ce qu’Il leur avait dit et préparèrent tout. Le soir, Jésus arriva lui-même avec ses disciples. Pendant le souper, Jésus-Christ retira son vêtement et prit une serviette avec une aiguière qu’il remplit d’eau, puis, s’approchant de chacun de ses disciples, il leur lava les pieds. Quand il fut près de Pierre pour lui laver les pieds, Pierre dit :

« — Seigneur ! Tu ne me laveras jamais les pieds.

« Et Jésus-Christ lui dit :

« — Si je ne te lave pas les pieds, tu ne seras jamais avec moi dans le royaume du ciel.

« Et Pierre s’effraya, et il dit :

« — Seigneur, non seulement mes pieds, mais aussi ma tête et tout le corps.

« Et Jésus lui dit :

« — À un homme propre, il suffit de laver les pieds.

« Ensuite Jésus-Christ se vêtit ; il se mit à table, prit le pain, le bénit, le rompit et le distribua à ses disciples, en disant :

« — Prenez et mangez, ceci est Mon corps.

« Ils prirent et mangèrent.

« Puis Jésus prit une tasse avec du vin, la bénit et la tendit à ses disciples, en disant :

« — Prenez et buvez, ceci est Mon sang du Nouveau Testament.

« Ils prirent et burent.

« Ensuite Jésus-Christ dit :

« — L’un de vous Me trahira.

« Et les disciples se mirent à dire :

« — Seigneur ! peut-être moi ?

« Mais Jésus dit :

« — Non.

« Puis Judas dit :

« — Seigneur, sera-ce moi ?

« Et Jésus-Christ dit à demi-voix :

« — Ce sera toi.

« Ensuite Jésus-Christ dit à ses disciples :

« — Celui-là Me trahira, auquel je donnerai un morceau de pain.

« Et Jésus donna du pain à Judas. Et Satan entra alors dans l’âme de Judas, qui se troubla et sortit de la salle. »

Du cahier de l’élève T. B.

«… Ensuite Jésus-Christ se rendit, avec ses disciples, dans le jardin de Ghephsimanski[32], pour prier Dieu, et il dit à ses disciples :

« — Attendez-moi et ne dormez pas.

« Lorsque Jésus revint, Il vit que ses disciples dormaient ; Il les réveilla et dit :

« — Ne pouviez-vous M’attendre une heure ?

« Puis il s’en fut prier Dieu. Il pria Dieu et dit :

« — Seigneur, ne détournerez-vous pas de Moi ce calice ?

« Et Il pria jusqu’à ce qu’une sueur de sang se montrât. Un ange descendit du ciel et vint fortifier Jésus. Ensuite Jésus retourna vers ses disciples, et Il leur dit :

« — Pourquoi dormez-vous ? L’heure approche, où le Fils de l’Homme sera livré aux mains de ses ennemis.

« Et Judas dit au grand-prêtre :

« — Celui que j’embrasserai, saisissez-le.

« Puis les disciples sortirent à la suite de Jésus, et ils aperçurent la foule du peuple. Judas s’approcha de Jésus, et il voulait l’embrasser. Jésus dit alors :

« — Est-ce par un baiser que tu me trahis ?

« Et il dit au peuple :

« — Qui cherchez-vous ?

« Et le peuple dit :

« — Jésus Nazaranine.

« Jésus dit :

« — C’est Moi.

« À ce mot, tous tombèrent. »




VI


Après l’Ancien Testament, il me vint naturellement à l’idée de passer à l’enseignement de l’histoire et de la géographie, et parce que cet enseignement s’est donné jusqu’ici partout dans les écoles enfantines et que je l’avais donné moi-même, et parce que l’histoire des Juifs, dans l’Ancien Testament, me semblait amener tout naturellement les enfants à se demander où, quand, dans quelles conditions s’étaient passés tels et tels événements déjà connus ? ce que c’était que l’Égypte ? Pharaon ? le roi d’Assyrie ?

Je commençai l’histoire comme on la commence toujours, par l’ancienne. Mais ni Momsen, ni Dounker, ni tous mes efforts ne réussirent à la rendre attrayante. Ils ne se souciaient ni de Sésostris, ni des Pyramides d’Égypte, ni des Phéniciens… Je pensais que des questions comme celles-ci, par exemple : « Quels sont les peuples qui ont eu des rapports avec les Juifs ? » et « Où habitaient les Juifs, quels pays ont-ils parcourus ? » devaient les intéresser ; mais ils n’éprouvaient pas du tout le besoin de savoir tout cela. Les rois, les Pharaons, les Égypte, les Palestine, où, quand, ils n’en avaient cure. Les Juifs, voilà leurs héros ; les autres, des étrangers inutiles à connaître. Quant à leur faire prendre pour héros les Égyptiens et les Phéniciens, je n’y réussis point, faute de documents. Du moment que nous ne savons point par le détail comment les Pyramides se sont bâties, ni quelle était la situation des castes et leurs rapports entre elles, à quoi cela nous sert-il, à nous ? — À nous, c’est-à-dire aux enfants. Dans ces histoires-là, pas d’Avraam, d’Isaac, de Jakov, de Jossif, de Samson. — De l’histoire ancienne il leur arrivait bien de retenir et de goûter quelque passage, Sémiramis, etc., mais accidentellement, et non parce qu’il leur expliquait quelque chose, mais parce qu’il était conté avec art. Mais de telles pages étaient rares, le reste leur semblait ennuyeux et oiseux, et je dus planter là l’enseignement de l’histoire générale.

La géographie avait le même insuccès que l’histoire. Parfois je me mettais à raconter tout ce qui me passait par la tête, touchant l’histoire grecque, anglaise, helvétique, sans aucune suite, et seulement comme un conte instructif et artistique.

Après l’histoire générale, je dus essayer de l’histoire russe, notre histoire nationale acceptée partout et par tous, et je commençai cette triste Histoire de Russie que nous connaissons, sans art comme sans utilité, et qui, de Tchimov à Vodovozov, a subi tant de transformations. Je la commençai deux fois : la première fois avant la lecture de la Bible, la seconde après. Avant la Bible, les élèves se refusaient absolument à retenir l’existence d’Igor et d’Olegh. Le même cas se reproduit maintenant avec les plus jeunes élèves. Ceux qui n’ont pas encore appris, grâce à la Bible, à approfondir et à garder dans leur mémoire ce qu’ils racontent, ceux-là écoutent cinq fois sans retenir rien de Rurik et d’Iaroslav. Les aînés retiennent maintenant l’histoire russe et l’écrivent, mais avec un succès incomparablement moindre que pour la Bible, et ils ont besoin qu’on la leur répète fréquemment.

Nous la leur racontons d’après Vodovozov et la « Période Normande » de Pogodine. L’un des instituteurs, cédant à je ne sais quel entraînement, et malgré mon conseil, ne voulut point sauter la période féodale, et s’embrouilla dans les Mstislav, les Vriatschislav, et les Boleslav[33]. Je rentrai dans la classe au moment où les élèves allaient raconter. Ce qui se passa alors, il est difficile de le décrire. Longtemps tous se turent. Quelques-uns, interpellés par l’instituteur, se mirent enfin à parler, les plus hardis, et qui avaient le plus de mémoire. Toutes les puissances intellectuelles entrèrent en jeu pour retenir ces noms « merveilleux » ; ce qu’avaient fait ces personnages, c’était pour les élèves une affaire secondaire.

— Voilà lui… — Comment l’appelle-t-on ? — Barikav, ou quoi ? commença un élève, — marcha contre… comment l’appelle-t-on ?

— Mouslav, Léon Nikolaïevitch ? murmura une fillette.

— Mstislav, répondis-je.

— … Et il tailla l’ennemi en pièces, dit fièrement l’un.

— Attends, toi ! Il y avait là une rivière.

— Et son fils qui rassembla ses troupes et le tailla en pièces, comment l’appelle-t-on ? …

— Mais tu n’y comprends donc rien ? dit une fillette douée d’une mémoire d’aveugle.

— L’étrange histoire ! dit Semka.

— Au diable soit-elle !… Mislav, Tchislav ?… À quoi sert-elle ? Le diable la comprenne !

— Dis, n’empêche pas, au moins, si tu ne sais pas !

— Toi, tu sais, tu es si fin !

— Mais quoi, tu me pousses ?…

Ceux qui ont bonne mémoire essayaient de tenir encore, et disaient, il est vrai, des choses justes, pour peu qu’on les soufflât. Mais tout cela était tellement monstrueux, et ces enfants faisaient tellement peine à voir (ils étaient tous comme des poules à qui l’on jette d’abord du grain, puis tout à coup du sable, et qui se voient perdues, et gloussent, et se démènent, prêtes à se plumer l’une l’autre), que nous décidâmes avec l’instituteur de ne plus retomber dans des fautes pareilles. Omettant la période féodale, nous continuâmes l’histoire russe, et voici quelques résultats de cet enseignement recueillis dans les cahiers des aînés.

Du cahier de l’élève W. R.

« Nos ancêtres s’appelaient Slaves. Ils n’avaient ni czars, ni princes. Ils se divisaient par familles, s’attaquaient les uns les autres et s’en allaient guerroyer. Une fois ils furent assaillis par les Normands, vaincus et condamnés à payer tribut. Ils finirent par se dire :

« — Pourquoi vivre de la sorte ? Allons choisir un prince pour le mettre à notre tête. Ils choisirent Rurik avec ses deux frères, Sinéouss et Trouvor. Rurik s’établit à Ladoga, Sinéouss à Izborsk chez les Krivitchi, Trouvor à Beloozer. Ses frères moururent, Rurik prit leurs places.

« Ensuite deux des Slaves partirent pour la Grèce, — Askold et Dir. Ils entrèrent dans Kiev et dirent :

« — Qui règne ici ?

Les habitants de Kiev dirent :

« — Ils étaient trois ici : Kiy, Stcheck et Khoriv. Aujourd’hui ils sont morts.

Askold et Dir leur dirent :

« — Nous régnerons sur vous, voulez-vous ?

« Le peuple consentit et leur paya l’impôt.

« Ensuite Rurik bâtit des villes avec des forteresses et envoya des boyards recueillir les impôts, pour les lui apporter. Puis il résolut d’aller attaquer Constantinople avec deux cents barques. Lorsqu’il arriva devant cette ville, l’empereur était absent. Les Grecs l’envoyèrent chercher. Le peuple ne cessait d’implorer Dieu. L’évêque prit le manteau de la mère de Dieu ; il le trempa dans la mer, et une grande tempête s’éleva, et les barques de Rurik furent dispersées, plusieurs même furent perdues.

« Ensuite Rurik retourna chez lui, et là il mourut.

« Il laissait un fils, Igor. Comme il était encore petit, Olegh régna à sa place. Il voulut conquérir Kiev ; il prit avec lui Igor et s’embarqua sur le Dniepr. Chemin faisant, il conquit les villes de Lubitch et de Smolensk. Quand ils furent arrivés devant Kiev, Olegh envoya des ambassadeurs dire à Askold et à Dir que des marchands étaient venus les voir ; il cacha la moitié de ses troupes au fond des barques, et laissa l’autre moitié en arrière.

« Lorsque Askold et Dir furent sortis avec une suite peu nombreuse, l’armée d’Olegh s’élança hors des barques et fondit sur eux. Élevant dans ses bras Igor, Olegh disait :

« — Vous n’êtes pas des princes, ni de race princière : le prince, le voici.

« Olegh les fit mettre à mort et s’empara de Kiev. Il s’établit à Kiev, en fit sa capitale, et la surnomma la mère de toutes les villes russes.

« Ensuite il bâtit des villes avec des forteresses et envoya des boyards recueillir les impôts, pour les lui apporter. Puis il s’en alla en guerre contre les peuplades voisines, et il en soumit beaucoup. Il ne voulait point combattre des hommes paisibles, mais des braves. Il se prépara à partir pour la Grèce et s’embarqua sur le Dniepr. Quand il fut arrivé au bout du Dniepr, il entra dans la mer Noire et arriva en Grèce. Là, son armée débarqua sur le rivage et mit tout à feu et à sang. Olegh dit aux Grecs :

« — Payez-nous une contribution, dix kopeks par chaque barque.

« Ils se réjouirent et payèrent la contribution. Olegh recueillit trois cents pouds[34] et s’en retourna chez lui. »

Du cahier de l’élève W. M.

« Quand Olegh mourut, le fils de Rurik, Igor, lui succéda. Il voulait se marier. Un jour qu’il se promenait avec sa suite, il eut à passer le Dniepr. Tout à coup, il aperçut une jeune fille qui voguait dans un bateau. Quand elle fut près du rivage, Igor lui dit :

« — Passe-moi.

« Elle le passa.

« Ensuite Igor l’épousa. Il voulut se couvrir de gloire, réunit son armée et s’embarqua sur le Dniepr pour aller guerroyer. Il passa du Dniepr dans la mer Noire, non à droite, mais à gauche, et de la mer Noire à la mer Caspienne. Igor envoya des ambassadeurs dire au Khan de le laisser passer par son territoire : en revenant de la guerre, il lui abandonnerait la moitié du butin. Le Khan le laissa passer.

« Quand il fut arrivé auprès d’une ville, Igor donna l’ordre aux siens de descendre sur le rivage, de tout mettre à feu et à sang et de réduire le peuple en esclavage. Quand tout fut terminé, ils se reposèrent. Une fois reposés, ils s’en revinrent chez eux avec une grande joie. Quand ils furent près de la ville du Khan, Igor envoya au khan ce qu’il lui avait promis. Les gens du pays, ayant ouï-dire qu’Igor revenait de la guerre, prièrent le khan de leur laisser venger, sur Igor, le sang des leurs. Le khan refusa, mais le peuple refusa d’obéir et prit les armes, et il y eut une grande bataille. Les Russes furent vaincus et dépouillés de tout ce qu’ils avaient conquis. »




VII


Comme le lecteur peut en juger d’après les extraits ci-dessus, l’histoire russe n’excite pas un bien vif intérêt. Si elle s’étudie mieux que l’histoire générale, c’est seulement parce que les élèves ont accoutumé d’accepter et d’écrire les récits qu’on leur en fait, et aussi parce que la question : « À quoi cela sert-il ? » se pose moins souvent. Le peuple russe est leur héros, comme l’était le peuple juif : le peuple juif, c’est le peuple élu de Dieu, et son histoire est une œuvre d’art ; le peuple russe n’a aucune prétention artistique, mais le sentiment national plaide pour lui. Mais sec, froid, ennuyeux est cet enseignement : cette histoire, par malheur, donne au sentiment national de très rares occasions de se satisfaire.

Hier, je suis sorti de ma classe dans la classe d’histoire pour reconnaître la cause de l’animation dont le bruit arrivait jusqu’à moi. C’était la bataille de Koulikovo[35]. Tous étaient transportés.

— Voilà une belle histoire ! Écoute, Léon Nikolaïévitch, comme il a épouvanté, dispersé les Tatars ! Laisse-moi te raconter !

— Non, moi ! criaient des voix. Comme le sang y coula à torrents !

Presque tous se sentaient en état de raconter, tous étaient dans le ravissement. Mais s’il faut satisfaire au seul sentiment national, que restera-t-il de l’histoire entière ? — 1612, 1812[36], et c’est tout. Pour répondre au sentiment national, tu n’étudieras pas toute l’histoire. Je comprends qu’on applique les traditions historiques à développer et à satisfaire le goût de l’art, inné chez les enfants, mais ce ne sera pas une histoire. Pour l’enseignement de l’histoire, il est nécessaire de développer chez eux au préalable le goût de l’histoire. Mais comment y arriver ?

J’ai souvent ouï dire qu’il faudrait commencer l’étude de l’histoire, non par le commencement, mais par la fin, c’est-à-dire, non par l’histoire ancienne, mais par l’histoire contemporaine. Cette idée est, au fond, absolument juste. Comment intéresser l’enfant aux origines du royaume de Russie, alors qu’il ignore ce que c’est que le royaume de Russie, et ce que c’est en général qu’un royaume ? Quiconque a pratiqué les enfants doit savoir que, dans l’esprit de tout petit Russe, l’univers entier est une Russie comme celle qu’il habite ; de même pour l’enfant français ou allemand. Pourquoi tous les enfants, et certains adultes aussi naïfs que les enfants, s’émerveillent-ils toujours que les enfants allemands parlent allemand ?…

Le goût de l’histoire se manifeste chez la plupart après le goût de l’art. Nous autres, la fondation de Rome nous intéresse, parce que nous savons ce que c’était que l’empire de Rome dans ses beaux jours, comme nous intéresse l’enfance d’un homme que nous avons connu grand. Le contraste de cette puissance avec la tourbe des premiers colons, voilà où réside pour nous cet intérêt. Nous suivons le développement de Rome sans cesser d’avoir à l’esprit le tableau de son apogée. La fondation du royaume moscovite nous intéresse, parce que nous savons ce que c’est que l’empire de Russie. D’après mes observations et mes essais, le goût de l’histoire prend racine dans la connaissance de l’histoire contemporaine que donnent la participation aux événements actuels, la passion politique, les opinions politiques, les discussions, la lecture des journaux, et c’est pourquoi l’idée de commencer l’histoire par l’histoire contemporaine doit venir naturellement à tout instituteur réfléchi.

Encore cet été, j’ai fait là-dessus des expériences que j’ai notées. En voici une.




VIII


J’avais l’intention d’expliquer, dans cette première leçon, en quoi la Russie se distingue des autres pays, ses limites, le caractère de son gouvernement, qui est-ce qui règne actuellement, comment et quand l’empereur est monté sur le trône.

Le maître. — Où vivez-vous, dans quelle terre ?

Un élève. — À Yasnaïa Poliana.

Un autre. — Dans les champs.

Le maître. — Non, dans quelle terre se trouve et Yasnaïa Poliana, et le gouvernement de Toula ?

Un élève. — Le gouvernement de Toula est à dix-sept verstes d’ici : où est-il donc alors ? Le gouvernement… gouvernement reste.

Le maître. — Non, cela, c’est le chef-lieu du gouvernement ; mais le gouvernement, c’est autre chose. Eh bien ! dans quelle terre ?

Un élève (qui a étudié auparavant la géographie). — La terre est ronde comme une boule…

Au moyen de questions comme celle-ci : « dans quelle terre vivait auparavant tel allemand qu’ils connaissent ? » et « en marchant toujours dans le même sens, où arrivera-t-on ? » les élèves étaient amenés à répondre qu’ils vivaient en Russie. Les uns cependant, à la question : « en marchant toujours en avant, dans la même direction, où arrivera-t-on ? » répondirent : « On n’arrivera nulle part. » Les autres dirent qu’on arriverait au bout de l’univers.

Le maître (répétant la réponse de l’élève). — Tu as dit que tu arriverais dans d’autres terres ; où finira donc la Russie, où commenceront d’autres terres ?

L’élève. — Là où commenceront les Allemands.

Le maître. — Alors, si tu rencontres à Toula Gustav Ivanovitch et Karl Fedorovitch, tu diras donc que les Allemands commencent, et que, par suite, commence une autre terre ?

L’élève. — Non, seulement lorsque les Allemands commenceront à se rencontrer en nombre.

Le maître. — Non ; en Russie, il y a telles terres où les Allemands se rencontrent en nombre ; voilà Ivan Fornitch qui est de là, et ces terres sont cependant en Russie. Pourquoi donc cela ?

Silence.

Le maître. — Parce qu’ils reconnaissent la même loi que les Russes.

L’élève. — Comment, la même loi ? Les Allemands ne viennent pas à notre église, et ils ne mangent pas gras.

Le maître. — Pas cette loi, mais ils reconnaissent le même czar.

Un élève (le sceptique Semka). — Étrange ! Mais pourquoi suivent-ils une autre loi, et reconnaissent-ils notre czar ?

Le maître sent la nécessité d’expliquer ce que c’est que la loi, et il demande ce que signifie : « reconnaître la loi, être soumis à une loi. »

Une écolière (une fillette de la cour, vite et timidement). — Reconnaître la loi signifie : se marier.

Les élèves (jetant au maître des regards d’interrogation). — Est-ce bien cela ?

Le maître commence à expliquer que la loi consiste en ceci, que si quelqu’un vole ou tue, alors on le met en prison et on le punit.

Le sceptique Semka. — Mais est-ce que chez les Allemands, il n’y a pas cela ?

Le maître. — La loi consiste encore en ceci que, chez vous, il y a des barines, des mougiks, des marchands, un clergé (ce mot de « clergé » les rend perplexes).

Le sceptique Semka. — Et là-bas, il n’y en a pas ?

Le maître. — Dans certains pays, il y en a, dans d’autres il n’y en a pas. Nous avons le czar russe, et les pays allemands en ont un autre, le czar allemand.

Cette réponse satisfait tous les élèves, et même le sceptique Semka.

Le maître, sentant la nécessité de passer à l’explication des classes, leur demande quelles classes ils connaissent. Ils se mettent à les énumérer : les barines, les mougiks, les popes, les soldats.

— Et puis encore ? demanda le maître.

— Les serviteurs, les bourgeois, les samovarstchiki[37] !

Le maître interroge sur les différences de ces classes.

Les élèves. — Les mougiks labourent, les serviteurs servent les barines, les marchands trafiquent, les soldats se battent, les samovarstchiki fabriquent des samovars, les popes officient, les barines ne font rien.

Le maître expose les véritables différences d’une classe à l’autre, mais il essaie en vain d’expliquer la nécessité des soldats quand on n’est pas en guerre, — seulement pour la sûreté du gouvernement, — et les charges des barines à la cour. Il essaye ensuite d’expliquer ce qui, géographiquement, distingue la Russie des autres pays, il expose que toute la terre est divisée en différents pays, que les Russes, les Français, les Allemands ont partagé la terre, et disent : « Jusqu’ici c’est mien, jusqu’ici c’est tien, » de sorte que la Russie, comme les autres nations, a ses limites.

Le maître. — Comprenez-vous ce que c’est que des limites ? Que l’un de vous me cite un exemple de limite.

Un élève (un garçon intelligent). — Voici. Derrière la butte de Tourkine il y a une limite. (Cette limite, c’est une colonne en pierre qui se trouve sur la route de Toula à Yasnaïa Poliana, et qui marque le commencement du district de Toula.)

Tous les élèves tombent d’accord sur cette définition. Le maître sent la nécessité de leur expliquer les limites en prenant pour exemple un pays qui leur soit familier. Il dessine le plan de deux chambres et montre la limite qui les sépare ; il apporte le plan du village, et les élèves reconnaissent d’eux-mêmes quelques limites. Il leur explique, c’est-à-dire qu’il croit leur expliquer, que, comme le territoire de Yasnaïa Poliana, la Russie a de même ses limites. Il se flatte de l’espoir que tous l’ont compris ; mais lorsqu’il demande comment reconnaître quelle distance sépare notre endroit des frontières de la Russie, les élèves, sans hésiter, répondent que cela est très facile ; il n’y a qu’à mesurer avec un archine, de chez nous jusqu’à la frontière.

Le maître. — De quel côté ?

Un élève. — Mesurer directement d’ici jusqu’à la frontière, et inscrire le nombre d’archines trouvé.

Nous revenons aux dessins, plans et cartes. Apparaît la nécesité de la notion — absente — de l’échelle. Le maître propose de tracer le plan du village par rues. Nous commençons à dessiner sur le tableau noir, mais le village entier n’y entre pas, l’échelle ayant été prise trop grande. Nous effaçons, et nous nous remettons à dessiner à une petite échelle, sur une ardoise. L’échelle, le plan, les frontières s’expliquent peu à peu. Le maître répète tout ce qu’il a dit, demande ce que c’est que la Russie, et où est sa limite.

Un élève. — La terre où nous vivons et où vivent les Allemands et les Tatars.

Un autre. — La terre soumise au czar russe.

Le maître. — Mais où est sa limite ?

Une fillette. — Là où les païens allemands commencent.

Le maître. — Les Allemands ne sont pas des païens ; les Allemands croient aussi en le Christ.

(Ici, explication des religions et des cultes.)

Un élève (avec empressement, tout joyeux, on le voit, de se souvenir). — En Russie il y a des lois : quiconque tue est mis en prison ; et il y a encore différents peuples, les ecclésiastiques, les soldats, les barines.

Semka. — Qui nourrit les soldats ?

Le maître. — Le Czar. Pour cela on recueille l’argent de tout le monde, parce qu’ils servent à tout le monde.

Le maître explique encore ce que c’est que le Trésor, et tant bien que mal il leur fait répéter ce qui s’est dit sur les frontières.

La leçon se prolonge à peu près deux heures ; le maître est persuadé que les enfants ont retenu beaucoup de ce qui a été dit, et il maintient dans la même voie les leçons suivantes. Ce n’est qu’à la longue qu’il reconnaît la fausseté de ce système, — et l’absolue absurdité de tout ce qu’il faisait.

J’étais tombé involontairement dans la perpétuelle faute de la méthode abréviative, qui, dans l’Aushauungsunterricht[38], a atteint le dernier degré de la monstruosité. Je n’avais donné aux élèves aucune de ces notions nouvelles que je prétendais leur donner ; je n’avais réussi, par mon autorité morale, qu’à les obliger de répondre comme je le voulais. Russie, russe, demeuraient les mêmes symboles obscurs du mien, du nôtre, quelque chose de vague et d’indéfini. La loi demeurait le même mot incompréhensible.




IX


Ces essais, voilà à peu près six mois que je les tentais, et, dans les premiers temps, j’en étais extrêmement fier et joyeux : ceux à qui je les soumettais les trouvaient très remarquables et intéressants. Mais après une interruption de trois semaines pendant lesquelles je ne pus m’occuper moi-même de l’école, je voulus reprendre ce que j’avais commencé, et je me convainquis alors que tout cela n’était que bagatelle et trompe-l’œil. Pas un élève ne put me dire ce que c’était que la Russie, ce que c’était que la frontière, ce que c’était que la loi, et quelles étaient les limites du district de Krapivenski. Tout ce qu’ils avaient appris, ils l’avaient oublié, mais ils ne laissaient pas de savoir tout cela à leur façon.

Je reconnaissais ma faute ; mais cette faute consistait-elle dans la méthode d’enseignement, qui était mauvaise, ou dans l’idée même de l’enseignement ? ce point restait encore douteux pour moi. Peut-être est-il impossible, jusqu’à une certaine période du développement général et sans le secours des journaux et des voyages, d’éveiller chez l’enfant le goût de l’histoire et de la géographie, peut-être trouvera-t-on (j’essaie toujours et je cherche) le moyen d’atteindre ce but. Je sais seulement une chose, c’est qu’on ne l’atteindra point par l’étude des prétendues histoires et géographies, c’est-à-dire par l’étude d’après des livres, laquelle tue l’intérêt au lieu de le faire naître.

J’ai fait encore d’autres essais d’enseignement de l’histoire en commençant par notre époque, et trouvé des procédés fort satisfaisants. Je leur disais la campagne de Crimée, le règne de l’empereur Nikolaï, l’histoire de 1812, tout cela dans le ton du conte, faux historiquement, et en groupant les événements autour d’un seul personnage. Le plus grand succès, comme il fallait s’y attendre, fut pour le récit de la guerre avec Napoléon.

Cette classe est restée l’un des moments mémorables de notre vie. Jamais je ne l’oublierai. Depuis longtemps déjà, j’avais promis aux enfants que je raconterais l’histoire par la fin, et l’autre instituteur par le commencement, — qu’ainsi nous nous rencontrerions. Mes élèves du soir s’étant dispersés de côté et d’autre, je vins dans la classe d’histoire Russe : on parlait de Sviatoslav. Cela les ennuyait. Sur un haut banc, comme toujours, trois fillettes s’étaient perchées côte à côte, trois filles de mougiks enveloppées dans leurs fichus. L’une d’elles s’endormit. Michka me poussa :

— Regarde donc, nos coucous sont perchés, l’un s’est endormi.

On eût dit absolument un coucou.

— Raconte mieux par la fin, dit quelqu’un.

Et tous se levèrent.

Je m’assis et commençai à raconter. Comme toujours se continuèrent, pendant deux ou trois minutes, le tapage, les plaintes, les poussées. Qui se glissait sous la table, qui sous les bancs, qui grimpait sur la table, qui sur les épaules ou les jambes des autres ; puis tout s’apaisa. Je commençai par Alexandre Ier ; je racontai la Révolution française, les succès de Napoléon, son usurpation, et la guerre qui se termina par la paix de Tilsitt. Dès que j’eus montré le théâtre de la lutte reporté chez nous, de tous les côtés partirent des exclamations, des paroles de vif intérêt.

— Quoi donc ! il va nous conquérir aussi ?

— N’aie pas peur, Alexandre lui rendra la pareille, dit un autre qui savait l’histoire d’Alexandre.

Mais je dus les désenchanter ; le temps n’était pas encore arrivé. Ce qui les indignait, c’est qu’on voulût donner à Napoléon la sœur du czar en mariage, et que le czar s’entretînt avec lui d’égal à égal sur le pont.

— Attends ! disait Petka avec un geste de menace.

— Allons ! allons ! raconte !…

Lorsque Alexandre refusa de se soumettre, c’est-à-dire déclara la guerre, tous les élèves exprimèrent leur approbation. Lorsque Napoléon, avec douze nations, marcha sur nous, soulevant l’Allemagne, la Pologne, tous furent bouleversés.

L’Allemand, mon ami, se trouvait dans la pièce.

— Ah ! vous aussi, contre nous ? lui dit Petka (le meilleur conteur).

— Allons, tais-toi ! crièrent les autres.

La retraite de nos troupes fit souffrir nos auditeurs ; de tous côtés partaient des : pourquoi ? des : comment ? On injuriait Koutouzov et Barklaï.

— Ton Koutouzov est pitoyable !

— Attends un peu ! disait un autre.

— Mais pourquoi s’est-il sauvé ? demanda un troisième.

Lorsque nous en fûmes à la bataille de Borodino, et que je dus finalement leur dire que nous n’avions pas vaincu, ils me firent de la peine : on voyait que je leur portais à tous un coup terrible.

— Si nous n’avons pas vaincu, eux non plus !

Lorsque Napoléon vint à Moscou, attendant les clefs et les hommages, ce fut un long cri de révolte. L’incendie de Moscou fut approuvé, cela va sans dire. Enfin arriva le triomphe, — la retraite…

« — Dès que Napoléon eût quitté Moscou, Koutouzov lui donna la chasse et commença à le battre, » disai-je.

— Il le lui a fait voir ! dit Petka qui, tout rouge, assis tout contre moi, crispait dans son agitation, ses minces doigts noirs. C’est son geste habituel.

Dès qu’il eût dit cela, un frémissement d’enthousiasme fier secoua la classe entière. Un petit manqua d’être écrasé sans qu’on s’en aperçût :

— À la bonne heure !

— Tiens ! les voilà, les clefs ! etc.

Je continuai par raconter comment nous chassâmes les Français. Ce leur fut douloureux d’apprendre que l’un des nôtres arriva trop tard sur la Bérésina ; il fut conspué ; Petka grommela même :

— Moi je l’aurais fusillé pour ce retard !

Ensuite la pitié nous prit pour les Français gelés. Puis nous passons la frontière, les Allemands, jusqu’alors contre nous, se déclarent pour nous. De nouveau les élèves tombent sur l’Allemand qui se trouvait là.

— C’est donc ainsi que vous vous conduisez ? D’abord contre nous, et, quand nous sommes les plus forts, avec nous ?

Et soudain tous se lèvent, en poussant des « ouf ! » dont l’écho va retentir jusque dans la rue. Quand ils sont un peu calmés, je continue ; je leur conte comment nous avons reconduit Napoléon jusqu’à Paris, comment nous avons rétabli le vrai roi sur son trône, et triomphé, et banqueté. Mais les souvenirs de la guerre de Crimée nous gâtent notre joie.

— Attends un peu, dit Petka en frappant du poing, attends, quand je serai grand je leur rendrai la pareille ! Si nous nous retrouvions à la redoute de Schevardinski ou au mamelon de Malakof, nous les reprendrions !

Il était déjà tard lorsque je terminai. À cette heure-là, les enfants ont l’habitude de dormir. Personne ne dormait ; jusqu’aux petits yeux des coucous qui brillaient. Comme je me levai, de dessous mon fauteuil à l’étonnement général, sortit Taraska ; il me jetait des regards à la fois sérieux et animés.

— Comment t’es-tu fourré là ?

— Il y est depuis le commencement, dit quelqu’un.

Pas besoin de lui demander s’il avait compris ; on le voyait à sa physionomie.

— Tu vas raconter ? demandai-je.

— Moi ?

Il réfléchit.

— … Je raconterai tout.

— Je raconterai à la maison.

— Et moi aussi.

— Et moi…

— N’y en a-t-il plus ?

— Non.

Et tous de s’élancer dans l’escalier, qui jurant de rendre la pareille aux Français, qui invectivant l’Allemand, qui répétant comment Koutouzov s’était revanché.

— Vous avez raconté absolument à la russe, me disait le soir l’Allemand contre lequel on avait poussé des « ouf ! » Si vous l’entendiez raconter chez nous, cette histoire ! Vous n’avez rien dit des batailles allemandes pour la liberté.

Je tombai d’accord que mon récit n’était pas de l’histoire, mais un conte propre à éveiller le sentiment national.

Donc, en tant qu’enseignement de l’histoire, cet essai n’est pas plus heureux que le premier.




X


Je m’y pris de même pour enseigner la géographie. Avant tout, je commençai par la géographie physique. Je me rappelle la première leçon. Je ne tardai pas à m’embrouiller. J’obtenais des résultats qui n’étaient point ceux que je recherchais ; je ne savais pas, notamment, ce que je voulais qu’apprissent de petits mougiks de dix ans. Je sus expliquer le jour et la nuit, mais je me perdis dans l’explication de l’hiver et de l’été. En rougissant de mon ignorance, je recommençai ; ensuite j’interrogeai nombre de mes connaissances, des personnes intelligentes, et nul, en dehors des jeunes gens frais émoulus de l’école et des instituteurs, nul ne put s’en tirer sans sphère. Je prie tous ceux qui me lisent de vérifier cette observation. J’affirme que, sur cent personnes, une seule sait cela, bien que tous les enfants l’apprennent.

De nouveau je répétai l’explication, et, à l’aide d’une bougie et d’une sphère, je me fis comprendre parfaitement, à ce qu’il me semblait. On m’écoutait avec beaucoup d’attention et d’intérêt (ce qui les intéressait le plus, c’était de savoir ce que leurs pères se refusaient à croire, et de se vanter de leur science).

À la fin de mon explication sur l’hiver et l’été, le sceptique Semka, le plus intelligent de tous, m’arrêta par cette demande :

— Mais comment donc, la terre marche, et notre isba est toujours à la même place ? Elle devrait se déplacer !

Et je fis cette réflexion : si mon explication dépasse de mille verstes la portée du plus intelligent, qu’est-ce que les plus obtus y doivent comprendre ?

Je repris la question, j’expliquai, je dessinai, je citai toutes les preuves de la rondeur du globe : les voyages autour du monde, l’apparition du mât avant le tillac d’un navire, et les autres ; puis me berçant de la pensée qu’on m’avait compris, je leur fis écrire la leçon. Tous écrivirent :

« La terre est comme une boule… » Ici la première preuve, puis la seconde.

La troisième preuve, ils l’avaient oubliée, et vinrent me la demander. On voyait que leur principal souci était de se rappeler les preuves. Non pas une fois, non pas dix fois, mais des centaines de fois je revins sur mes explications, et toujours sans succès. À un examen, tous les élèves répondraient et répondront maintenant d’une manière satisfaisante, mais je sens qu’ils ne comprennent pas, et me rappelant que moi-même j’étais arrivé à trente ans sans comprendre, je les excuse. Comme moi dans mon enfance, eux croient maintenant sur parole que la terre est ronde, etc., et ne comprennent pas. Moi, jadis, je comprenais encore moins, car, dans ma première enfance, ma niania[39] me contait qu’au bout de l’univers le ciel se rencontre avec la terre, et que là les babas, au bord de la terre, lavent leur linge dans la mer et l’étendent sur le ciel. Nos élèves ont grandi et maintenant encore persévèrent dans les idées absolument inverses de celles que je veux leur inculquer. Il faudra encore un long temps pour effacer ces explications, et l’image qu’ils se forment de l’univers, avant qu’ils puissent comprendre. Les lois de la physique, de la mécanique, commenceront seules à détruire ces primitives images. Et eux, comme moi, comme tout le monde, avant la physique ont attaqué la géographie physique.

Dans l’enseignement de la géographie, comme de toutes les autres matières, la faute la plus habituelle, la plus grossière, la plus nuisible, c’est le trop de hâte. Nous avons été si joyeux d’apprendre que la terre est ronde et tourne autour du soleil, que nous nous empressons de le transmettre le plus vite possible à l’élève. Mais ce qui est précieux, ce n’est point de savoir que la terre est ronde, c’est de savoir comment on y est arrivé. Très souvent on raconte aux enfants que le soleil est à tant de trillions de verstes de la terre ; mais cela ne les intéresse pas du tout, ni ne les émerveille ; ce qui les intéresse, c’est de savoir comment on est arrivé à ce calcul. Qui veut parler de cela ferait mieux de s’occuper de parallaxes. C’est bien possible.

Je me suis arrêté longtemps sur la rondeur de la terre parce que ce que je dis sur ce point s’applique à la géographie tout entière. Sur mille personnes intelligentes, en dehors des instituteurs et des écoliers, une au moins sait bien ce qui produit l’hiver et l’été, et sait bien où se trouve la Guadeloupe ; sur mille enfants, pas un ne comprend, dans son enfance, l’explication de la rondeur de la terre, pas un ne croit à l’existence véritable de la Guadeloupe ; et l’on continue à apprendre ceci et cela, dès l’enfance, à tout le monde.

Après la géographie physique, je commençai les parties du monde avec leurs différents caractères et il n’en restait rien. Seulement, quand tu interroges, on crie à qui mieux mieux : « Asie, Afrique, Australie ; » et si brusquement, tu demandes : « dans quelle partie du monde se trouve la France ? (après avoir dit, une minute auparavant, que l’Angleterre, la France, se trouvent en Europe), — quelqu’un s’écriera que la France est en Afrique. La question : « pourquoi ? » apparaît dans chaque regard éteint, dans chaque son de la voix, quand on commence la géographie ; et point de réponse à cette triste question : « pourquoi ? »

De même que dans l’histoire, l’idée de commencer par la fin, de même dans la géographie l’idée a germé et grandi de commencer par la classe de l’école, par notre village. J’ai vu ces essais en Allemagne, et moi-même, découragé par l’insuccès de la géographie ordinaire, je me suis mis à décrire la classe, la maison, le village. Comme le tracé des plans, de pareils exercices ne sont pas sans utilité, mais savoir quelle terre vient après notre village ne les intéresse guère, parce qu’ils savent tous que c’est Téliatinkis, et savoir qu’est-ce qui vient après Téliatinkis ne les intéresse guère, parce que c’est, sans aucun doute, un village du genre de Téliatinkis, et Téliatinkis avec ses champs ne les intéresse pas du tout. — J’ai essayé de prendre des points de repère, comme Moscou, Kiev, mais tout cela se brouillait si bien dans leur tête qu’ils étaient obligés de l’apprendre par cœur. — J’ai essayé de dessiner des cartes, et cela les amusait, aidait la mémoire ; mais de nouveau apparaissait la question : « Pourquoi aider la mémoire ? » — J’ai encore essayé de leur parler des terres polaires et équatoriales ; ils écoutaient avec plaisir, et racontaient ensuite, mais ils retenaient tout de ces récits, sauf ce qu’il y avait de géographique en eux. En fait, le tracé des plans du village était le tracé des plans, mais pas la géographie ; le dessin des cartes était le dessin des cartes, mais pas la géographie ; les récits d’animaux, de forêts, de glaces et de villes, étaient des récits, mais pas la géographie. La géographie était uniquement ce qui s’apprenait par cœur. De tous les livres nouveaux, Groubé, Biernodski, — pas un n’était intéressant. Un livre oublié de tous, qui ressemble à la géographie, se lisait mieux que les autres ; le meilleur modèle, à mon sens, de ce qu’il faut faire pour préparer les enfants à l’étude de la géographie, c’est-à-dire pour éveiller en eux le goût de la géographie. Ce livre c’est Parley, traduction russe de 1837. Il peut se lire, mais c’est plutôt un guide pour l’instituteur qui raconte, d’après ce livre, ce qu’il sait sur chaque pays et sur chaque ville. Les enfants racontent, mais ils retiennent rarement le nom et la position sur la carte du pays où se passe l’événement raconté ; l’événement seul leur reste dans l’esprit la plupart du temps.

Cependant, dans ces derniers temps, malgré tout l’art avec lequel ce livre déguise l’étude de noms inutiles, malgré toute notre discrétion à en faire usage, les enfants eurent vent qu’on voulait les leurrer avec de petites historiettes, et ils prirent un dégoût absolu de cette classe.




XI


Je finis par en venir à cette conviction que, en ce qui touche l’histoire, non seulement il n’y a pas besoin de connaître la période ennuyeuse de l’histoire russe, mais que Cyrus, César, Alexandre de Macédoine ne sont pas plus nécessaires pour le développement de l’enfant. Tous ces personnages, tous ces événements intéressent l’écolier non pas en raison de leur signification historique, mais en raison de leur attrait dramatique, en raison de l’art déployé par l’historien, ou, plus souvent, par la tradition populaire.

L’histoire de Romulus et Rémus l’intéresse non point parce que ces deux frères ont fondé le plus puissant empire de l’univers, mais parce qu’elle est attrayante, jolie, merveilleuse…, la louve qui les allaitait, etc. L’histoire de Gracchus l’intéresse parce qu’elle est aussi dramatique que celle de Grégoire VII et de l’empereur humilié, à laquelle il est possible de l’intéresser. Mais l’histoire des migrations des peuples lui semblera ennuyeuse et sans but, parce que l’art y manque, de même que l’histoire de l’invention de l’imprimerie, si vous n’essayez pas de lui suggérer que cette invention marque dans l’histoire, et que Gutenberg est un grand homme. Dites-lui bien comment on inventa les allumettes et il n’admettra jamais que l’inventeur des allumettes ait été moins grand que Gutenberg : en un mot, pour l’enfant et en général pour quiconque apprend et n’a pas encore vécu, le goût de l’histoire en soi n’existe pas ; il n’y a que le goût de l’art.

On dit que le perfectionnement des méthodes rendra possible l’étude artistique de toutes les périodes de l’histoire : je ne le vois pas. Macaulay et Thiers peuvent encore moins se mettre dans les mains de l’enfant que Tacite et Xénophon.

Pour rendre l’histoire populaire il faut, non la revêtir d’une forme artistique, mais personnifier les événements historiques, comme font parfois la légende, parfois les grands penseurs et les grands artistes. Les enfants n’aiment l’histoire que vivifiée par l’art. Pour eux l’intérêt historique n’existe pas, ne saurait exister ; il ne peut donc y avoir d’histoire enfantine. L’histoire ne fait que prêter, parfois, matière au développement artistique, et tant que le goût de l’histoire n’est pas éveillé, elle n’est point l’histoire. Berté, Kaïdanov demeurent les seuls manuels, — le vieux jeu : « L’histoire des Mèdes est obscure et fabuleuse. » Pas d’histoire possible pour des enfants auxquels échappe l’intérêt de l’histoire. Les essais contraires tendant à revêtir d’art et d’agrément l’histoire et la géographie, les esquisses biographiques de Groubé, de Biernodski, ne satisfont ni aux exigences de l’art, ni aux exigences de l’histoire, et, de plus, elles se chargent de détails jusqu’à prendre des proportions impossibles.




XII


Il en va de même pour la géographie. Quand Mitrofanouchka[40] étudie la géographie, sa mère lui dit :

— À quoi bon apprendre toutes les terres ? Le cocher te mènera bien où il te faudra aller.

Jamais rien de plus fort n’a été dit contre la géographie, et tous les savants de l’univers ne sauraient rien répondre à un argument aussi invincible. Je parle très sérieusement. À quoi bon connaître la situation de Barcelone, du moment que je suis arrivé à l’âge de trente-trois ans sans avoir jamais éprouvé une seule fois le besoin de cette connaissance ? La description la plus pittoresque de Barcelone et de ses habitants ne pouvait, ce me semble, contribuer à développer mes facultés intellectuelles. Que sert à Semka et à Fedka d’apprendre le canal Mariine et sa navigation, si, comme tout porte à le supposer, ils n’auront jamais à y venir ? Et s’il arrive à Semka d’y venir jamais, il est indifférent qu’il l’ait appris ou non : il connaîtra cette navigation par la pratique, et la connaîtra bien. Mais en quoi contribue au développement de ses facultés intellectuelles de savoir que la filasse s’expédie en aval, et le goudron, au contraire, en amont de la Volga, qu’il y a un port appelé Doubovka, que telle couche souterraine se prolonge jusqu’à tel point, et que les Samoïèdes se font traîner par des rennes, etc. ? C’est ce que je ne puis imaginer.

Je sens en moi tout un monde de connaissances, — sciences mathématiques et naturelles, langue, poésie, — que je ne puis transmettre, faute de temps ; il y a une innombrable masse de questions sur les phénomènes de la vie ambiante qui sollicitent la curiosité de l’élève et auxquelles je dois répondre, avant que de lui dépeindre les glaces polaires, les terres du tropique, les montagnes d’Australie et les fleuves d’Amérique.

En histoire, comme en géographie, l’expérience dit partout la même chose, confirme partout nos idées. Partout leur enseignement va mal. En vue des examens, on apprend par cœur les montagnes, les villes, les fleuves, les czars et les rois : les seuls manuels possibles demeurent ceux d’Arsenyev et d’Obodovski, de Kaïdanov, de Smaragdov et de Berté, et partout on se plaint ; on cherche quelque chose de nouveau, et l’on ne trouve pas. Le plus singulier, c’est que tous avouent l’incompatibilité de la géographie avec l’esprit des élèves du monde entier ; et c’est pourquoi ils imaginent mille moyens ingénieux (comme la méthode Sidov) pour forcer les enfants à retenir les noms ; mais l’idée la plus simple, qu’il ne faut pas de géographie du tout, qu’il ne faut pas apprendre ces noms, ne leur vient nullement à l’esprit.

Toutes les tentatives pour combiner la géographie avec la géologie, la zoologie, la botanique, l’ethnographie et je ne sais quoi encore, comme l’histoire avec les biographies, demeurent de vaines chimères, suscitant de mauvais livres dans le genre de Groubé, qui ne conviennent ni aux enfants ni aux adolescents, ni aux instituteurs, ni au public en général. Si les auteurs de ces manuels soi-disant nouveaux de géographie et d’histoire pensaient à ce qu’ils demandent et essayaient eux-mêmes d’appliquer leurs livres à l’enseignement, ils se convaincraient alors de l’impossibilité de l’entreprise.

D’abord la géographie combinée avec les sciences naturelles et l’ethnographie constituerait la plus vaste des sciences, pour laquelle la vie humaine ne suffirait pas, et une science encore moins enfantine et plus sèche que la géographie seule. En second lieu, il faudrait au moins mille ans pour recueillir les matériaux d’un pareil manuel. Pour enseigner la géographie du district de Krapivenski, je serais forcé de donner aux élèves des notions détaillées sur la flore, sur la faune, sur la construction géologique de la terre au pôle nord, sur les habitants et le commerce de la Bavière, parce que j’aurais des données sur ces points de connaissance, et je ne pourrais presque rien dire sur les districts de Bielevski et d’Efremovski, parce que je n’aurais pas de données là-dessus. Mais les enfants et le sens commun exigent de moi une certaine harmonie, une certaine symétrie dans l’enseignement.

Il ne reste qu’une chose à faire : ou apprendre par cœur, d’après la géographie d’Obodovski, ou ne pas apprendre du tout. De même que, pour enseigner l’histoire, il faut éveiller le goût de l’histoire ; de même, pour enseigner la géographie, il faut éveiller le goût de la géographie. Or ce goût, d’après mes observations et d’après l’expérience, est suscité soit par l’étude des sciences naturelles, soit, surtout, et dans la proportion de quatre-vingt-dix-neuf pour cent, par les voyages. Comme, pour l’histoire, la lecture des journaux et des biographies, et principalement l’intérêt que l’on prend à la vie politique de son pays, ainsi, pour la géographie, les voyages aident les premiers pas dans la science. Tous ces moyens d’étude sont aujourd’hui à la portée de chacun, et d’autant moins devons-nous hésiter à répudier l’antique superstition de l’histoire et de la géographie. La vie elle-même est, de notre temps, tellement instructive sur ce point, que si les connaissances géographiques et historiques étaient en effet nécessaires au développement général, comme nous le croyons, la vie se chargerait toujours de combler la lacune.

Et vraiment, l’antique superstition abolie, il n’y a rien de bien terrible à penser que des gens grandiront sans apprendre dans leur enfance ce que c’était que Iaroslav, Othon, et qu’il y a une Estrémadure, etc. On a cessé d’apprendre l’astrologie, on a cessé d’apprendre la rhétorique, la poétique, on cesse d’apprendre le latin, et le genre humain n’en devient pas plus sot. Des sciences nouvelles surgissent, les naturelles commencent, de notre temps, à se populariser. Il faut se détacher des anciennes, et les mettre au rebut, non pas toutes, mais celles que la naissance des sciences nouvelles a rendues impossibles.

Inspirer le désir de savoir comment vit, a vécu, s’est transformé et développé le genre humain dans les différents royaumes, de savoir les lois suivant lesquelles l’humanité évolue éternellement, inspirer d’autre part le désir de comprendre les lois des phénomènes naturels dans l’univers entier et de la distribution du genre humain sur la surface du globe, — cela, c’est une autre chose. Peut-être est-il utile d’inspirer de pareils désirs, mais ce ne seront ni les Ségur, ni les Thiers, ni les Obodovski, ni les Groubé, qui permettront d’atteindre ce but. Je ne vois pour cela que deux éléments : le sentiment de l’art et le patriotisme. Pour développer l’un et l’autre, il n’existe pas encore de manuel ; mais tant que nous ne les aurons pas, il nous faudra chercher ou perdre inutilement le temps et les forces, estropier la jeune génération en la forçant d’apprendre l’histoire et la géographie uniquement parce qu’on nous a appris l’histoire et la géographie.

Avant l’université, non seulement je ne vois pas du tout la nécessité de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, mais j’y vois des inconvénients graves. Après, je ne sais pas.




TROISIÈME ÉTUDE


Le dessin et le chant.


I


Dans ce tableau de l’école de Yasnaïa Poliana pendant les mois de novembre et de décembre, j’ai maintenant à parler de deux matières qui se distinguent absolument de toutes les autres : le dessin et le chant, — les arts.

Est-il utile à des enfants de paysans, placés dans la nécessité de passer leur vie entière dans le souci du pain quotidien, leur est-il utile d’apprendre les arts, et en quoi ? Quatre-vingt-dix-neuf sur cent répondront et répondent à cette question par la négative. Et on ne peut pas répondre autrement. Dès qu’une question pareille se pose, le sens commun exige cette réponse-ci : ce n’est pas son lot à lui, d’être artiste, son lot est de labourer. S’il a des préoccupations d’art, il sera hors d’état de supporter sans faiblir le labeur obstiné qu’il lui faut supporter, faute de quoi l’existence de l’État serait impossible. En disant lui, je veux dire l’enfant du peuple. C’est vrai, c’est une absurdité, mais je suis ravi de cette absurdité, je ne recule point devant elle, j’essaye seulement d’en trouver les causes.

Il y a une autre absurdité plus grande. Cet enfant du peuple, chaque enfant du peuple a les mêmes droits, que dis-je ? a des droits plus grands aux jouissances de l’art que nous autres, enfants d’une classe privilégiée, nous, que n’opprime point la nécessité de ce labeur obstiné, nous, qu’entourent toutes les commodités de la vie. Le priver des jouissances de l’art, me priver, moi, l’instituteur, du droit de l’introduire dans ce domaine des plus vives voluptés qu’il implore de toutes les puissances de son être, — c’est une absurdité autrement grande.

Comment concilier ces deux absurdités ? Toute conciliation est impossible, et c’est vouloir se tromper que de croire le contraire. On dira et on dit : « Si l’on a le besoin d’apprendre le dessin à l’école populaire, ce ne peut être que le dessin d’après nature, le dessin technique, applicable à la vie, le dessin d’une charrue, d’une machine, d’un bâtiment, le dessin considéré seulement comme un art auxiliaire du dessin linéaire. » C’est ainsi que l’entend le professeur de Yasnaïa Poliana. Mais l’expérience nous a démontré l’inanité et l’injustice de ce programme technique. La plupart des élèves, après quatre mois de ce dessin restreint aux seules applications techniques, exempt de toute reproduction de figures, d’animaux, de paysages, finissaient par se dégoûter presque de la copie des objets techniques, et poussaient si loin le sentiment et le besoin du dessin d’art, qu’ils se faisaient des cahiers où ils dessinaient en cachette des hommes, des chevaux avec leurs quatre jambes partant du même point.

De même pour la musique. Le programme ordinaire des écoles populaires n’admet pas le chant en dehors des chœurs et aussi du plain-chant. Ou bien c’est une étude des plus ennuyeuses, des plus douloureuses pour les enfants, que de produire certaines notes ; c’est-à-dire qu’ils deviennent et se considèrent comme des gosiers destinés à remplacer les petits tuyaux de l’orgue ; ou bien ils sentent se développer en eux le sentiment du joli, qui trouve sa satisfaction dans la balalaïka[41], dans l’harmonica, souvent dans quelque chanson dénaturée, toutes choses que le maître ne reconnaît pas, et où il ne trouve pas nécessaire de guider les élèves. De deux choses l’une : ou les arts en général sont inutiles et nuisibles, ce qui est moins étrange qu’il ne semble au premier abord ; ou chacun, sans distinction de classes et d’occupations, a droit à l’art, droit de s’abandonner complètement à lui, en vertu de cet axiome, que l’art ne souffre pas la médiocrité.

L’absurdité n’est pas là, l’absurdité est dans une demande comme celle-ci : « Les enfants du peuple ont-ils droit aux arts ? » C’est comme si on demandait si les enfants du peuple ont le droit de manger de la viande, c’est-à-dire s’ils ont le droit de satisfaire les nécessités de leur nature humaine. La question n’est pas là ; ce qui importe, c’est de savoir si cette viande est bonne, que nous offrons, que nous refusons au peuple. Pareillement, en distribuant au peuple certaines connaissances qui sont en notre pouvoir, et en remarquant leur influence nuisible sur lui, je conclus, non que le peuple est mauvais parce qu’il n’accepte pas ces connaissances, non qu’il est trop peu développé pour les accepter et les utiliser, mais qu’elles sont mauvaises, anormales, et qu’il faut, à l’aide du peuple, élaborer des connaissances nouvelles, qui conviennent à nous tous, gens du monde et gens du peuple. Je conclus que ces connaissances, que les arts vivent parmi nous sans nous sembler nuisibles, mais ne peuvent vivre parmi le peuple et semblent lui nuire, uniquement parce que ces connaissances, ces arts, ne sont pas ceux qu’il faut en général ; nous vivons parmi eux uniquement parce que nous sommes dépravés, tout semblables aux gens qui, demeurant assis impunément, pendant des cinq heures, dans les miasmes de l’usine ou du traktir[42], ne sont pas incommodés par ce même air qui tue un homme fraîchement arrivé.

On dira :

— Qui donc a dit que les connaissances et les arts de notre classe intelligente sont faux ? Pourquoi, de ce que le peuple ne les accepte pas, concluez-vous leur fausseté ?

Toutes ces questions se résolvent très-simplement :

— Parce que nous sommes des mille, et qu’ils sont des millions.

Je poursuis ma comparaison avec un phénomène physiologique reconnu. Un homme vient de l’air frais dans une salle basse, où l’on a beaucoup fumé, beaucoup respiré. Toutes ses fonctions vitales sont encore intactes ; son organisme, par la respiration, se nourrissait d’oxygène puisé largement dans l’air pur. Sous l’action du même fonctionnement machinal de l’organisme, il commence à respirer dans la salle infectée ; les gaz nuisibles se mêlent à son sang en grande quantité ; l’organisme s’affaiblit (souvent arrive la syncope, parfois la mort) ; tandis que des centaines d’hommes continuent à respirer et à vivre dans ce même air vicié, par cette unique raison que toutes leurs fonctions se sont amoindries, en d’autres termes, qu’ils sont plus faibles, vivent moins.

On me dira :

— Ils vivent autant les uns que les autres, et qui décidera quelle vie est plus normale et meilleure, puisque, inversement, il arrive à l’homme qui sort d’une atmosphère viciée pour entrer dans un air pur, il lui arrive souvent de tomber en syncope ?

La réponse est facile : non pas même un physiologiste, mais un homme simple, avec son gros bon sens, dira :

— Où les hommes vivent-ils le mieux, dans l’air pur ou dans les prisons infectées ?

Et il décidera d’après la mortalité comparée. Le physiologiste, lui, analysera les fonctions de l’un et de l’autre, et dira que les fonctions sont plus vivaces et la nutrition plus complète chez celui qui vit dans l’air pur.

Il existe le même rapport entre les arts de la classe prétendue intelligente et les arts que réclame le peuple : je parle de la peinture, de la sculpture, de la musique et de la poésie. Un tableau d’Ivanov provoquera chez le peuple cet étonnement qu’on éprouve devant l’habileté technique, mais pas le moindre sentiment poétique ou religieux, tandis que ce même sentiment surgira devant le tableau mal gravé qui représente Ivan de Novgorod et le diable dans une buire[43]. La Vénus de Milo n’excitera que ce dégoût légitime qu’on sent devant la nudité, devant l’impudeur d’une femme. Le dernier quatuor de Beethoven ne semblera qu’un bruit désagréable, dont le seul intérêt sera que l’un y joue du grand violon, l’autre du petit. La meilleure œuvre de notre poésie, le poème lyrique de Pouchkine, apparaîtra comme une enfilade de mots, et, quant au fond, comme de méprisables bagatelles.

Mais introduisez l’enfant du peuple dans ce monde — vous pouvez le faire et vous le faites constamment par la hiérarchie des établissements d’instruction, des académies, des classes d’art : — alors il sentira, et sentira profondément, et le tableau d’Ivanov, et la Vénus de Milo, et le quatuor de Beethoven, et le poème lyrique de Pouchkine. Mais, en entrant dans ce monde, il cessera de respirer à pleins poumons, et, s’il lui arrive d’en sortir encore, l’air frais qui l’enveloppera lui fera mal. La réponse qu’en matière de respiration feront le sens commun et la physiologie, le même sens commun et la pédagogie (non point celle qui trace des programmes, mais celle qui essaie de trouver les meilleures méthodes de l’enseignement et ses lois) la feront en matière d’art, à savoir que celui-là vit mieux et plus pleinement qui ne vit point dans la sphère des arts de notre classe intelligente, que le besoin de l’art et les jouissances qu’il procure sont bien plus complets, bien plus légitimes dans le peuple que chez nous. Le sens commun répondra cela parce qu’il voit heureuse et puissante, non par le nombre seulement, la majorité qui vit en dehors de cette sphère ; le pédagogue analysera les facultés de l’âme chez ceux qui vivent dans notre milieu et en dehors de ce milieu ; il analysera, lors de l’introduction des hommes dans une salle infectée, c’est-à-dire lors de l’initiation à nos arts des jeunes générations, les causes de ces syncopes, de ces dégoûts qui saisissent les êtres sains et frais lorsqu’on les introduit dans une atmosphère artificielle et les causes de la diminution de leur âme, et il conclura que le droit du peuple à l’art est plus légitime que celui de la minorité dépravée des classes soi-disant intelligentes.



II


Je faisais ces observations sur deux branches de nos arts que je connais mieux et que j’ai jadis aimées avec passion, la musique et la poésie. Et il est dur de se dire :

— J’en suis venu à cette conviction, que tout ce que nous avons fait dans ces deux branches est faux, exclusif, sans portée, sans avenir, et nul en comparaison des besoins du peuple, et même des œuvres dont nous trouvons chez lui des échantillons. Je suis convaincu que tel poème lyrique, comme par exemple :


Je me rappelle le moment merveilleux…


que les chefs-d’œuvre de la musique, comme la dernière symphonie de Beethoven, ne sont pas aussi absolument, aussi complètement beaux que la chanson de Vagnka-le-Sommelier et la mélodie En aval de notre fleuve Volga ; que Pouchkine et Beethoven nous plaisent, non parce qu’ils expriment la beauté absolue, mais parce que nous sommes aussi dépravés que Pouchkine et Beethoven, parce que Pouchkine et Beethoven flattent également notre irritabilité anormale et notre faiblesse.

Quant à ce paradoxe usé jusqu’à la banalité que l’intelligence du beau exige une certaine préparation, qui a dit cela, pourquoi, qu’est-ce qui le prouve ? Ce n’est qu’un faux-fuyant pour sortir de l’impasse où nous a acculés la fausseté de notre point de vue, le privilège de l’art exclusif à une seule classe. Pourquoi la beauté du soleil, la beauté d’un visage humain, la beauté d’une chanson populaire, la beauté de l’amour et du sacrifice, sont-elles accessibles à chacun et n’exigent-elles pas de préparation ?

Je sais que la plupart ne verront là qu’un bavardage, le droit de la langue sans os[44], mais la pédagogie, — la pédagogie libre, — par la voie de l’expérience, élucide plusieurs de ces questions, et les transporte, par la répétition innombrable des mêmes phénomènes, du domaine des illusions et des raisonnements dans le domaine des thèses prouvées par les faits. Pendant des années, je me suis évertué vainement à initier les élèves aux beautés poétiques de Pouchkine et de toute notre littérature. La même expérience a été faite par une foule innombrable d’instituteurs, — et non pas dans la Russie seule ; — si tous ces instituteurs s’interrogent sur les résultats de leurs efforts et s’ils veulent être sincères, tous reconnaîtront que leurs tentatives pour développer le sentiment poétique avaient pour principale conséquence d’en inspirer le dégoût, que les natures les plus poétiques manifestaient une invincible répugnance pour toutes ces explications… Pendant des années, dis-je, je m’évertuai sans jamais rien obtenir, — et je n’avais qu’à ouvrir le recueil de chansons de Ribnikov pour que les aspirations poétiques des élèves eussent aussitôt une satisfaction complète, et une satisfaction que moi, en comparant la première venue de ces chansons avec la meilleure œuvre de Pouchkine, je ne pouvais pas ne pas trouver légitime. La même chose m’est arrivée avec la musique, dont je vais m’occuper maintenant.

J’essaierai de résumer tout qui a été dit ci-dessus. Sur la question : « Les beaux-arts[45] sont-ils nécessaires au peuple ? » les pédagogues hésitent d’ordinaire et s’embrouillent (le seul Platon a décidé hardiment et négativement la question).

On dit :

— Il le faut, mais avec de certaines restrictions ; donner à tous la faculté d’être artistes est nuisible à l’ordre social.

On dit :

— Certains arts ne peuvent exister à un certain degré que dans une certaine classe de la société.

On dit :

— Les arts doivent avoir leurs serviteurs exclusifs, adonnés à une tâche unique.

On dit :

— Les grands talents doivent avoir la faculté de sortir du milieu populaire pour s’abandonner tout entiers à l’art.

Ceci est la plus grande concession que fasse la pédagogie au droit que chacun a d’être ce qu’il veut.

C’est à atteindre ces buts que tendent toutes les préoccupations des pédagogues, en ce qui touche l’art. Je trouve tout cela injuste. J’estime que le besoin des jouissances artistiques et le culte de l’art existent dans chaque personne humaine, quelles que soient sa race et sa sphère, que ce besoin est légitime et doit être satisfait. Et, érigeant cette maxime en axiome, je dis que si la jouissance par l’art et son culte universel présentent des inconvénients et des dissonances, la cause en est, non pas dans la méthode de l’initiation, non pas dans la propagation ou la concentration de l’art entre plusieurs ou quelques-uns, mais dans le caractère et les tendances de l’art ; et nous devons, sur ce point, nous montrer circonspects, de peur d’inculquer le faux à la jeune génération, et aussi pour lui donner, à cette jeune génération, les moyens d’élaborer un art nouveau tant par la forme que par le fond.



III


Lorsque, il y a neuf mois, je me suis mis à l’enseignement du dessin, je n’avais pas encore alors de plan arrêté ; je ne savais ni comment distribuer la matière de cet enseignement, ni comment guider les élèves. Je n’avais ni dessins ni modèles, seulement quelques albums illustrés dont je ne devais pas user d’ailleurs, me contentant des simples moyens auxiliaires qu’on peut toujours se procurer dans chaque école de village. Un tableau en bois peint, de la craie, des ardoises, des règles carrées, de longueurs différentes, déjà employées pour l’étude des mathématiques, voilà tout notre matériel d’enseignement, ce qui, du reste, ne nous empêchait pas de copier tout ce qui nous tombait sous la main. Aucun des élèves n’avait encore appris à dessiner, ils ne m’apportaient que leur jugement, auquel on laissait la pleine liberté de se prononcer, comme et quand ils le voulaient, et qui devait, en me révélant leurs aspirations, me mettre à même de composer un plan précis d’étude.

Pour commencer, je formai un carré de quatre règles, pour voir si les enfants seraient en état de copier ce carré sans une préparation préalable. Quelques-uns seulement dessinèrent des carrés très irréguliers, reproduisant par des lignes droites les règles qui formaient le carré. Je ne fus pas satisfait. Pour les plus faibles, je traçai avec de la craie un carré au tableau. Puis nous composâmes de même une croix, et nous la copiâmes.

Un sentiment inconscient, inné, faisait trouver à la plupart des enfants un rapport assez juste entre les lignes, bien qu’ils dessinassent ces lignes assez mal. Et moi je ne croyais point nécessaire d’arriver à obtenir dans chaque copie la régularité des lignes droites, pour ne pas les tourmenter inutilement ; je désirais seulement que la figure fût copiée. Je préférais leur montrer d’abord les rapports des lignes entre elles, d’après leur longueur et leur direction, plutôt que de les guider dans l’art de tracer ces lignes.

L’enfant comprendra le rapport entre une ligne courte et une longue, la différence entre un angle droit et un angle obtus, avant d’apprendre lui-même à mener passablement une ligne droite.

Peu à peu, dans les leçons suivantes, nous arrivions à reproduire les angles de ces règles carrées, et nous en composions ensuite les figures les plus variées. Les élèves négligeaient absolument l’épaisseur de ces règles, la troisième dimension, et nous ne dessinions jamais que la face antérieure des objets à copier.

La difficulté de reproduire, avec notre matériel insuffisant, la position et les rapports de ces objets, m’obligeait parfois à dessiner les figures au tableau. Souvent je combinais le dessin d’après nature avec le dessin d’après le modèle, en proposant un objet quelconque : si les enfants n’avaient pas pu copier l’objet donné, je le dessinais moi-même au tableau.

Voici comment se faisait la copie des figures d’après le tableau. Je traçais d’abord une ligne horizontale ou verticale, je la divisais par des points en un certain nombre de parties : les élèves copiaient cette ligne. Ensuite je menais une ou plusieurs autres lignes perpendiculaires à la première ou inclinées suivant un certain angle, et je les divisais en parties égales. Ensuite nous joignions les points de division des différentes lignes par des lignes droites ou courbes et nous composions une figure symétrique, qui, à mesure qu’elle avançait, était copiée par les enfants.

Je voyais à cela deux avantages. Le premier, c’est que, de cette manière, les enfants étudient à l’aide de la simple vue tout le mécanisme de la formation de la figure. Secondement, la copie d’après le tableau développe en lui la notion du rapport des lignes bien mieux que la copie des dessins et des originaux. Ce système ôte tout moyen de copier dans les proportions réelles : la figure elle-même, comme l’objet naturel, doit être reproduite à une moindre échelle.

Il est presque toujours inutile de proposer une figure ou un grand tableau entièrement dessinés, parce que l’élève commençant sera au bout de son latin devant ce tableau comme devant un objet naturel. Mais la construction même de la figure sous ses yeux a une grande importance. Il voit alors le squelette du dessin, sur lequel viendra ensuite s’appliquer le corps lui-même. Les élèves étaient toujours invités à faire la critique de mes lignes et de leurs rapports entre elles. J’affectais souvent de dessiner irrégulièrement, pour reconnaître à quel point se formait leur jugement sur la régularité des lignes et sur leurs rapports entre elles. Ensuite je demandais aux enfants, quand j’avais dessiné quelque figure, où il fallait, à leur sens, ajouter une ligne ; même j’obligeais l’un ou l’autre d’entre eux à inventer la composition de la figure.

Je provoquais ainsi chez les enfants, non seulement un plus vif intérêt, mais leur libre coopération à la composition et au développement de la figure, ce qui empêchait la question « pourquoi ? », question que l’enfant se pose toujours naturellement dans la copie de l’original.

Je réglais la marche et la méthode de l’enseignement d’après le plus ou moins de compréhension, d’après le plus ou moins d’intérêt, et j’ai plus d’une fois laissé de côté telle leçon entièrement préparée uniquement parce qu’elle ennuyait ou déroutait les enfants.

Je commençai par donner à copier des figures symétriques, leur formation étant plus aisée et plus apparente. Ensuite, à titre d’essai, je priai les meilleurs élèves d’imaginer eux-mêmes et de dessiner des figures au tableau. Bien que tous dessinassent des figures du même genre, il n’en était pas moins intéressant d’observer leur émulation, leurs jugements réciproques, la construction originale de leurs figures. Beaucoup de ces dessins correspondaient aux divers caractères des élèves.

Chaque enfant sent en lui un instinct d’indépendance qu’il serait pernicieux d’étouffer dans n’importe quel enseignement, et qui, ici, se manifeste surtout par de l’irritation contre la copie de modèles. Par suite des procédés ci-dessus mentionnés, cet instinct non seulement ne s’étouffait pas, mais allait se développant et s’affermissant encore davantage.

Si l’élève n’apprend pas dès l’école à créer lui-même, il ne fera qu’imiter toujours dans la vie, copier, puisque, après avoir appris à copier, bien peu sont capables de faire une application personnelle de leurs connaissances.

En observant toujours dans le dessin les formes naturelles, en donnant tour à tour les objets les plus variés, comme par exemple les feuilles d’un aspect caractéristique, les fleurs, la vaisselle, les choses usuelles, les outils, je tâchai d’éviter la routine et l’affectation.

Avec les plus grandes précautions je me mis à expliquer les ombres, les demi-teintes, parce que le commençant altère facilement, par des lignes hachées, le caractère et la régularité de la figure et s’accoutume bien vite à barbouiller.

Grâce à cette méthode, plus de trente élèves ont, en quelques mois, appris assez fondamentalement à saisir les rapports des lignes dans les figures et dans les objets les plus divers, et à reproduire ces figures au moyen de lignes nettes et précises.

L’art tout mécanique du dessin linéaire se développe peu à peu comme de lui-même. Le plus difficile pour moi fut d’accoutumer les élèves à la propreté des cahiers et du dessin lui-même. La commodité d’effacer ce qui était tracé sur les ardoises me rendait sur ce point la tâche malaisée. En donnant des cahiers aux meilleurs élèves, aux mieux doués, je réussis à obtenir une plus grande propreté dans le dessin en lui-même ; car la grande difficulté d’effacer les oblige à tâtonner moins, à moins salir ce sur quoi ils dessinent. Au bout d’une courte période les meilleurs élèves étaient arrivés à un si juste, un si pur maniement du crayon, qu’ils pouvaient dessiner proprement et régulièrement non seulement les figures rectilignes, mais aussi les plus fantastiques, toutes en lignes courbes.

J’obligeais quelques-uns des élèves à corriger les figures des autres quand ils avaient fini les leurs, — et cette attention de l’instituteur aiguillonna grandement les élèves, qui pouvaient de la sorte appliquer sur l’heure ce qu’ils venaient d’apprendre.

Dans les derniers temps, je me suis occupé avec les aînés à dessiner les objets dans les positions, les perspectives les plus diverses, sans m’attacher exclusivement à la méthode si connue de Dupuis.



IV


Nous revenions, l’été passé, de la baignade. Tous nous étions fort joyeux. Ce même fils de paysan que le garçon de la cour avait jadis poussé au vol des livres, — un gros joufflu, trapu, le visage taché de son, les jambes torses et cagneuses, avec toutes les façons d’un mougik de la steppe, mais une nature intelligente, robuste, bien douée, — courut en avant et grimpa sur le chariot qui se mettait en marche. Il prit les guides, rejeta son bonnet en arrière, cracha de côté, et se mit à entonner une chanson traînante de mougik ; et comme il chantait ! — avec sentiment, avec extase. Les enfants commencèrent à rire.

— Voyez, Vasska, voyez, Vasska, comme il chante bien !

Vasska gardait son sérieux.

— Eh ! toi, n’interromps pas ma chanson, dit-il en faisant l’enroué, pendant un intervalle, d’un air tout à fait sérieux et grave.

Et il se remit à chanter.

Deux enfants, les plus musiciens, vinrent s’asseoir à côté de lui, dans le chariot, et accordèrent leurs voix avec la sienne. L’un prenait tantôt l’octave, tantôt la sixte, l’autre la tierce, et c’était très bien. Puis d’autres enfants, prenant parti, entonnèrent : « Comme sous un pommier, » et se mirent à crier ; c’était bruyant, mais peu agréable.

Ce même soir commença le chant. Aujourd’hui, après huit mois, nous chantons : « L’Ange appelle… », deux hymnes séraphiques, les quatrième et septième, toute la messe ordinaire et de petits chœurs. Les meilleurs élèves (seulement deux) écrivent les airs des chansons qu’ils savent et lisent presque les notes. Mais, jusqu’ici, tout ce qu’ils chantent est moins bien que leur chanson, quand nous revenions de la baignade. Je dis tout cela sans arrière-pensée, sans vouloir prouver quoi que ce soit ; je dis seulement ce qui est.

Je vais maintenant exposer comment se fait l’enseignement, dont je suis relativement satisfait.

Dans la première leçon, je les divisai tous en trois voix, et nous chantâmes les accords suivants :

Nous apprîmes cela très vite. Chacun chantait la partie qu’il voulait, essayant le soprano, passant au ténor et du ténor à l’alto, de sorte que les meilleurs apprirent l’accord entier — do - mi - sol, quelques-uns même tous les trois. Ils prononçaient les noms des notes en français. L’un chantait « mi - fa - fa - mi », l’autre « do - do - ré - do », etc.

— Vois, comme c’est harmonieux, Léon Nikolaïevitch, disaient-ils. Ça commence même à caresser l’oreille. Allons, encore, encore !…

Nous chantions ces accords et dans l’école, et dans la cour, et dans le jardin, et en revenant à la maison, jusque bien avant dans la nuit ; nous ne pouvions pas nous en lasser, et notre succès nous comblait de joie.

Le lendemain, nous essayâmes la gamme ; les mieux doués la chantaient toute, les derniers avaient de la peine à monter jusqu’à la tierce. J’écrivais les notes sur la portée dans la clef d’alto, et je les prononçai en français. Les cinq ou six leçons suivantes se passèrent aussi heureusement. Nous chantions de nouveaux accords mineurs, avec des modulations en majeur : « Dieu ait pitié de nous, » — « Gloire au Père et au Fils, » et un chœur à trois voix avec des pianos. La moitié de la leçon y passait ; l’autre était prise par la gamme et des exercices que les élèves inventaient eux-mêmes : « do - mi - ré - fa - mi - ré, » etc., ou « do - ré - ré - mi - mi - fa - fa, » ou « do - mi - ré - do - ré - fa - mi - ré, » etc.

Bientôt, je remarquai que les notes sur la portée sont difficiles à apprendre à simple vue, et je trouvai nécessaire de les remplacer par des chiffres. En outre, pour l’explication des intervalles et de la variabilité de la tonique, les chiffres sont plus commodes. Au bout de six leçons, quelques-uns prenaient déjà la gamme à mon commandement, à n’importe quelle note. Ce qui les amusait le plus, c’était les exercices de quartes : do - fa - ré - sol) etc., en bas et en haut. Fa (la sous-dominante) les frappait tous par sa puissance.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce fa si vigoureux ? disait Vasska. Il domine tout.

Les natures non-musicales se découragèrent ; avec les autres, nos classes se prolongeaient trois et quatre heures durant. Sur la mesure, j’essayai de les enseigner d’après la méthode reçue, mais la chose leur sembla tellement ardue, que je dus séparer la mesure de la mélodie ; après avoir écrit les sons sans la mesure, je les lisais ; puis, écrivant la mesure sans les sons, je lisais en battant la mesure, et enfin je combinais les deux procédés.

Après quelques leçons, ayant considéré ce que je faisais, j’en vins à cette conviction que ma méthode se confondait presque avec celle de Chevé, que j’avais étudiée à Paris, et que je n’avais pas appliquée tout d’abord uniquement parce que c’était une méthode. À tous ceux qui s’occupent de l’enseignement du chant, on ne saurait assez recommander son ouvrage, qui porte, sur sa couverture en grosses lettres, cette mention : Repoussé à l’unanimité, et qui est aujourd’hui répandu par dizaines de mille exemplaires dans toute l’Europe.

J’ai vu à Paris des témoignages frappants du succès de cette méthode au cours de Chevé lui-même.

L’auditoire, cinq ou six cents personnes des deux sexes, dont quelques-unes avaient jusqu’à quarante et cinquante ans, chantait, d’une seule voix, à livre ouvert, tout ce que le maître leur indiquait.

Dans la méthode de Chevé, beaucoup de règles, d’exercices, de procédés, sont prescrits, qui n’ont aucune importance ; tout instituteur en inventera cent et mille analogues, sur le champ de bataille, c’est-à-dire pendant sa classe. Il s’y trouve un procédé très amusant et peut-être commode pour lire la mesure sans les sons ; par exemple, en 4/4, l’élève dit : « ta - fa - te - fe ; » en 3/4, il dit : « ta - te - ti ; » en 8/8 : « ta - fa - te - fe - te - re - ci - ri. » Tout cela est intéressant comme méthode d’enseignement de la musique, intéressant comme histoire d’une certaine école musicale ; mais ces règles ne sont pas absolues et ne peuvent pas former un système. C’est toujours par là que pèchent les méthodes.

Mais on rencontre chez Chevé des idées remarquables par leur simplicité, trois desquelles constituent le fond de sa doctrine.

La première, bien qu’ancienne, énoncée déjà par Jean-Jacques Rousseau dans son Dictionnaire de musique, c’est l’expression des sons par des chiffres. Quoi qu’en disent les adversaires de cette théorie, tout instituteur peut l’expérimenter ; toujours il constatera la grande supériorité des chiffres sur les notes, tant pour la lecture que pour l’écriture. J’ai enseigné pendant près de dix leçons au moyen des notes, et une seule fois au moyen des chiffres, en disant que c’était la même chose, et, depuis, les élèves me demandaient toujours d’écrire en chiffres ; toujours ils écrivaient eux-mêmes en chiffres.

La seconde de ces idées remarquables, qui appartient en propre à Chevé, c’est d’enseigner les sons en les séparant de la mesure et réciproquement. En appliquant cette idée à l’étude, ne fût-ce qu’une fois, chacun verra que ce qui se présentait d’abord comme une difficulté invincible devient tout à coup aisé, si aisé qu’on admire comment une idée aussi simple n’ait pas été trouvée plus tôt. Combien de tourments auraient été épargnés aux enfants qui étudient le chant aux maîtrises et ailleurs, si les maîtres de chapelle avaient essayé cette simple chose : forcer l’élève à frapper, sans chanter, avec un bâtonnet ou avec le doigt, sur les notes d’une phrase qu’il doit chanter : quatre fois sur une ronde, une fois sur une noire, une fois sur deux croches, etc. ; puis à chanter la même phrase en négligeant la mesure, puis à battre de nouveau la mesure et enfin à chanter en mesure.

Par exemple, s’il voit écrit :

L’élève chante d’abord (en négligeant la mesure) : « do-ré-mi-fa-sol-mi-ré-do ; » puis, sans chanter, mais en frappant quatre fois sur la note de la première mesure, il dit : « un-deux-trois-quatre ; » puis il frappe une fois sur chacune des notes de la seconde classe, en disant : « un-deux-trois-quatre ; » puis, sur la première note de la troisième mesure, il frappe deux fois en disant : « un-deux, » deux fois sur la seconde note en disant : « trois-quatre, » etc. Ensuite il chante en mesure tout en frappant, et les autres élèves lisent à haute voix.

C’est là ma méthode, qui, pas plus que la méthode de Chevé, ne peut être prescrite ; si commode qu’elle puisse être, de plus commodes se peuvent trouver encore. Le tout est de séparer l’étude de la mesure de celle des sons ; quant aux procédés, ils peuvent être innombrables.

Enfin la troisième et grande idée de Chevé, c’est de rendre populaires la musique et son enseignement. Sa méthode atteint complètement ce but. Et ce n’est pas là un simple désir de Chevé, une simple supposition que je fais : c’est un fait. J’ai vu à Paris des centaines d’ouvriers aux mains calleuses, assis sur des bancs, leurs outils de travail (ils sortaient de l’atelier) entre leurs pieds, des centaines d’ouvriers qui chantaient d’après les notes, qui comprenaient, qui s’intéressaient aux lois de la musique. En les regardant, je me représentais aisément à leur place des mougiks russes, si Chevé eût parlé russe ; ils auraient, eux aussi, chanté, eux aussi, compris tout ce qu’il disait sur les principes généraux et les lois de la musique. Nous espérons revenir un jour plus en détail sur Chevé et surtout sur l’importance de la musique popularisée, sur le rôle du chant dans le relèvement de l’art en décadence.



V


Je reviens à la marche de l’enseignement dans l’école de Yasnaïa Poliana. Au bout de six leçons, les chèvres se trouvèrent séparées des brebis ; il ne resta que les natures douées, musiciennes, — et nous passâmes à la gamme mineure et à l’explication des intervalles. La seule difficulté était de reconnaître les secondes et de distinguer la mineure de la majeure. Fa était déjà qualifié de vigoureux, do leur sembla tout aussi sonore, et je n’avais pas besoin d’intervenir ; ils sentaient d’eux-mêmes cette note, qui précède la seconde mineure, et, par suite, cette seconde mineure elle-même. Nous trouvâmes sans peine que la gamme majeure se compose d’une série de deux secondes majeures, d’une seconde mineure, de trois secondes majeures et d’une seconde mineure. Puis nous chantâmes « Gloire au Père… » en mineur, et nous arrivâmes, guidés par l’oreille, à la gamme mineure, et dans cette gamme, nous trouvâmes une seconde majeure, une seconde mineure, deux secondes majeures, une seconde mineure, une seconde augmentée et une seconde mineure. Ensuite je montrai qu’on peut chanter et écrire la gamme sur la note qu’on veut, et que, s’il ne vient pas une seconde majeure ou mineure là où il faut, on n’a qu’à mettre un dièze ou un bémol. Pour plus de commodité, j’imaginai pour eux une échelle chromatique ainsi disposée :

Grâce à cette échelle, je leur faisais écrire toutes les gammes possibles, majeures et mineures, en commençant par la note qu’ils voulaient.

Ces exercices les intéressaient grandement, et les progrès furent tellement frappants que deux élèves s’amusaient, dans l’intervalle des classes, à noter les airs qu’ils savaient. Ces élèves fredonnent souvent des motifs de chansons apprises à l’aventure ; ils chantent avec expression et finesse, font volontiers la seconde partie et se fâchent quand on crie tous ensemble une chanson à contretemps.

Il n’y eut pas plus de douze leçons dans tout l’hiver. Notre étude fut troublée par la vanité. Les parents, nous, les maîtres, et jusqu’aux élèves, nous voulûmes émerveiller tout le village, chanter à l’église. Nous commençâmes par la messe et les hymnes séraphiques de Bartianski. Il semblait que cela dût amuser davantage les enfants, mais ce fut tout le contraire. Malgré leur joie de partir pour le chœur et leur amour de la musique, malgré les soins apportés par nous, les maîtres, à cette étude que nous rendions plus attrayante que les autres, il m’était souvent pénible de les voir, de voir un petit Kiruchka en onoutchi[46] déchiré, apprendre sa partie ; dix fois on le forçait à répéter et l’enfant, hors de lui, protestait, en frappant du doigt sur les notes, qu’il chantait juste.

Nous chantâmes une fois à l’église, et notre succès fut grand, mais l’enseignement en souffrit. On commençait à s’ennuyer aux leçons, à manquer la classe ; ce ne fut qu’à grand’peine que, pour la Pâque, nous pûmes réunir un nouveau chœur. Nos chanteurs finissaient par ressembler à ceux des maîtrises, qui chantent souvent bien, mais en qui leur métier tue le goût du chant, et qui ne savent pas leurs notes, tout en s’imaginant les savoir. J’en ai vu souvent, au sortir d’une pareille école, se mettre eux-mêmes à enseigner, sans avoir la moindre idée des notes, et demeurer court dès que l’on commence à chanter quelque chose qu’on ne leur a pas corné dans l’oreille.

De la brève expérience que j’ai faite pour l’enseignement de la musique au peuple, j’ai dégagé les conclusions suivantes :

1o La notation par chiffres est la plus commode méthode.

2o L’étude séparée de la mesure et des sons est la plus commode méthode.

3o Pour que l’enseignement de la musique laisse des traces, pour qu’il soit goûté, il faut enseigner cet art dès son commencement, mais non point la mécanique du chant ou de la musique. On peut apprendre aux demoiselles à jouer les exercices de Burgmuner, mais, pour les enfants du peuple, il vaut mieux ne rien leur apprendre du tout que de leur apprendre mécaniquement.

4o Rien ne nuit plus à l’enseignement de la musique que ce qui ressemble à la connaissance de la musique : — l’exécution de chœurs aux examens, aux cérémonies, dans les églises.

5o L’enseignement de la musique au peuple doit se proposer pour but unique de lui inculquer les connaissances que nous possédons sur les lois générales de la musique, et nullement ce goût faux que nous portons en nous.


1862.

FIN
TABLE


PREMIÈRE ÉTUDE


  I. L’école. — L’emploi du temps 
 3

II. La vie d’une école. — La crise de l’été. — Les maîtres 
 5

III. La maison d’école. — Comment se règle l’enseignement. — Le réveil. — Pas de leçon. — Pas de devoir. — Fillettes et garçons 
 8

IV. Entrée du maître. — L’ardeur de la lecture succède à l’ardeur du jeu. — Chacun s’assied où il veut. — Deux classes dans une salle. — La classe supérieure. — Toute l’école assiste ensemble à la classe d’instruction religieuse et à la classe de dessin 
 13

V. L’école n’est pas un modèle. — En retracer l’histoire et le développement est cependant utile. — Désordre apparent devenu, de par les élèves mêmes, de l’ordre. — Batailles d’écoliers. — Le rôle du maître en cas de bataille 
 21

VI. L’abstention n’a pas de fâcheux résultats. — L’école n’a pas à intervenir dans l’éducation. — Une punition. — Des écoliers voleurs. — La punition votée par les écoliers. — Un des voleurs récidive. Tolstoï regrette la punition 
 31

VII. Les notes. — La leçon de l’après-midi. — Poésie de l’école au crépuscule. — Le récit du maître. — Les écoliers le redisent, se corrigeant mutuellement 
 41

VIII. Les classes longues. — Les écoliers suspendent le cours. — Les enfants vont à la maison. — Opinion de Tolstoï sur ces escapades 
 49

IX. L’école du soir. — Lecture et expériences. — Départ des écoliers 
 54

X. Rapports du maître et des écoliers hors de l’école. — La lecture du Sorcier de Gogol. — Course nocturne en forêt. — Souvenirs du Caucase racontés aux enfants. — La mort de la comtesse Tolstoï. — Une question inattendue. — À quoi sert d’apprendre la musique. — Le beau et l’utile. — Les enfants rentrent chez eux 
 57

XI. Pourquoi ce système d’école. — Confier le paysan à la nature 
 74

XII. L’école est gratuite. — Où elle trouve des écoliers. — Les adultes à l’école de Yasnaïa Poliana 
 77

XIII. Opinion populaire sur l’école. — Intérêt que les pères prennent aux lectures des enfants, surtout aux lectures religieuses. — Enthousiasmes et bruits malveillants 
 83

XIV. Les maîtres tiennent un journal des études 
 90

XV. La lecture mécanique. — Diverses tentatives. — Plus le procédé d’enseignement est commode pour le maître, plus il est incommode pour l’écolier. — La meilleure méthode est découverte par les écoliers 
 91

XVI. La lecture progressive. — Les contes de Khondiakov. — Robinson. — Le Fabricant de cercueils, de Pouchkine. — La Nuit de Noël, de Gogol. — L’Iliade, de Gnéditch. — Gribouille, de George Sand. — Livres pour le peuple. — Livres sur le peuple. — Le Sorcier, de Gogol. — Commentaires des enfants 
 110

XVII. Écriture. — Grammaire. — Calligraphie. — Exercices 
 131

XVIII. Composition. — L’écolier écrivain. — Compositions d’un mauvais élève. — Composition de Fedka 
 149

DEUXIÈME ÉTUDE


I. Comment on étudie l’histoire sainte et l’histoire russe. — Pas d’interrogation individuelle. — Pas de récitation. — Chaque élève raconte avec des mots à lui. — Inutilité d’apprendre l’art de répondre aux examens. — Les élèves répondent tous ensemble. — Premiers effets heureux de cette liberté 
 163

II. L’esprit de l’école. — Il faut savoir diriger l’ardeur des écoliers. — Il ne faut pas que le plaisir du bruit devienne leur principal souci. — L’épanouissement de la compréhension 
 176

III. Narrations écrites. — Le cahier de M. — Le cahier de L. F. — Le cahier de T. F. 
 184

IV. Pourquoi on choisit tout d’abord l’Ancien Testament. — Il ne faut jamais retrancher un mot. — Une bible populaire 
 198

V. Pas de manuels rédigés d’après la Bible. — Étude du Nouveau Testament. — Cahiers de narrations 
 209

VI. L’histoire générale. — L’histoire de la Russie. — La période féodale et ses difficultés. — Cahiers de narrations 
 217

VII. Le sentiment national rend plus facile l’enseignement froid et ennuyeux de l’histoire russe. — Il faudrait commencer l’étude de l’histoire par l’histoire contemporaine 
 229

VIII. La géographie nationale. — Notion sur la nation, le gouvernement, etc. 
 234

IX. Tout cela n’était que trompe-l’œil — Essais nouveaux d’enseignement. — Tentatives pour éveiller l’intérêt des enfants. — Les campagnes de Napoléon. — Vif succès de ce récit 
 245

X. Comment il faut enseigner la géographie. — Tentatives d’enseignement de la géographie physique. — On ne comprend pas, mais on répond correctement ; puis on ne retient rien. — Les livres sont mauvais. — Dégoût des enfants 
 255

XI. Le goût de l’histoire en soi n’existe pas ; il n’y a que le goût de l’art 
 265

XII. Pourquoi on étudie la géographie. — Il faut éveiller le goût de la géographie. — Inutilité de l’enseignement de l’histoire et de la géographie, avant l’université 
 269

TROISIÈME ÉTUDE


I. L’enseignement artistique. — Pourquoi cet enseignement ? — Les enfants du peuple ont-ils droit aux arts ? 
 281

II. Musique et poésie. — Les chansons 
 293

III. Le dessin. — Dessin linéaire 
 300

IV. Chant. — La baignade. — Première leçon. — La méthode d’enseignement. — L’enseignement de Chevé 
 311

V. Les gammes mineures. — Exercices. — Chants à l’église. — Inconvénients de cette mise en scène. — Conclusions expérimentales 
 322


  1. École établie par le comte Léon Tolstoï dans son domaine de Yasnaïa Poliana, aux environs de Toula.
  2. École.
  3. Il s’agit de la cour où vivent les gens d’un domaine.
  4. C’est la maison du comte Tolstoï, près de laquelle est située l’école.
  5. Concierge.
  6. En Russie, 5 représente la meilleure note.
  7. En dialecte petit-russien, wiy signifie sorcier. C’est le titre d’une nouvelle de Gogol.
  8. Traduction littérale. Proverbe ; se dit de quelqu’un qui a passé par les piques, comme on dit en français, qui en a vu de toutes les couleurs.
  9. Grand’mères.
  10. Pelisse de mouton.
  11. Chaussures de mougik.
  12. Qui.
  13. Appellation familière que les enfants des mougiks prodiguent même aux inconnus.
  14. Commune.
  15. Diminutif de mougik.
  16. Voyelle, trentième lettre de l’alphabet russe.
  17. Oncle.
  18. Au lieu de : rabota (travail), malina (framboise).
  19. Pelisse de mouton.
  20. En russe, comme en latin et en grec, les noms, les adjectifs et les pronoms se déclinent, et leurs désinences se modifient suivant les différents cas.
  21. S’ouvrir.
  22. Ouvert.
  23. Pluriel de kalatch, espèce de pain blanc.
  24. Papa.
  25. Orthographe russe du mot Abraham.
  26. Orthographe russe du mot Rébecca.
  27. Orthographe russe du mot Jacob.
  28. Ésaü.
  29. Laban.
  30. Joseph.
  31. Putiphar.
  32. Gethsémani. Le Jardin des Oliviers.
  33. Miecislas, Vratislas, Boleslas.
  34. Un poud pèse un peu plus de 15 kilos.
  35. Vaste plaine de la Russie (Toula) entre le Don et la Népéïadva. Dmitri, grand duc de Moscovie, y remporta sur les Tatars, en 1378, une grande victoire qui détermina l’expulsion définitive des Tatars du nord de l’Europe.
  36. 1612, avènement des Romanov ; 1812, campagne de Russie.
  37. Fabricants de samovars.
  38. Mot allemand. Enseignement abrégé.
  39. Bonne d’enfant.
  40. L’enfant mineur, dans la comédie « l’Enfant mineur » de Von Wiésin.
  41. Espèce de guitare à trois cordes.
  42. Auberge.
  43. Nous attirons l’attention du lecteur sur ce tableau étrange, remarquable par l’intensité du sentiment religieux et poétique, et qui est à la peinture russe contemporaine ce qu’est la peinture de Fra Beato Angelico à celle de l’école de Michel-Ange. (Note de l’auteur.)
  44. Traduction littérale. Locution russe, pour exprimer que la langue, n’ayant pas d’os, peut se mouvoir à sa guise, et, par suite, dire ce qu’elle veut, parler à tort et à travers.
  45. En français dans le texte.
  46. Bandes de toile que les mougiks s’enroulent autour des pieds en guise de chaussettes.