L’Évolution d’une science : la Chimie/Chapitre X

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Traduction par Marcel Dufour.
Ernest Flammarion (p. 167-188).

CHAPITRE X

LA CONDUCTIBILITÉ DES ÉLECTROLYTES


Nous abordons maintenant l’étude de la conductibilité dans les liquides décomposables. Volta avait déjà distingué deux classes de conducteurs. La première classe comprenait les métaux, qui conduisent le courant sans éprouver de modification quelconque, et la seconde, les conducteurs que le courant décompose chimiquement, en particulier les solutions aqueuses de sels, d’acides et de bases.

Les premières expériences de Nicholson et Carlisle montrèrent que la décomposition chimique n’était pas le seul phénomène remarquable que produit le courant électrique. Aux points où les conducteurs plongeaient dans le liquide, se dégageaient des gaz, d’un côté, l’oxygène pur, et de l’autre l’hydrogène pur. On reconnut que cela ne dépendait pas de la distance qui séparait ces deux points. Alors, une question se posait : si l’oxygène se dégage à un bout, comment l’hydrogène peut-il apparaître immédiatement à l’autre bout ? On ne pouvait admettre qu’il se glissât d’une façon quelconque dans toute la longueur du liquide, et on reconnut que l’on pouvait, sans empêcher le dégagement des gaz, intercaler, dans l’intervalle, d’autres conducteurs de deuxième classe quelconques, même de ceux qui réagissent avec l’hydrogène ou l’oxygène.

Theodor von Grotthus (1785-1822) chercha le premier à résoudre cette énigme, et, à vingt ans, publia la théorie qui a gardé son nom. Selon lui, les atomes devaient s’arranger en chaînes formées alternativement d’oxygène et d’hydrogène, sur lesquels la charge électrique des conducteurs métalliques agit par induction. Un jeu de combinaisons et de décompositions, analogues à la chaîne du quadrille, nous permet de concevoir que les éléments se séparent seulement sur les conducteurs métalliques, tandis qu’à l’intérieur du liquide, une décomposition fait place immédiatement à une recombinaison, de sorte que le liquide n’est en somme pas modifié.

Si cette théorie, qui fut très longtemps en faveur, présente des parties caduques, elle en a d’autres qui sont durables. Surtout, elle contient cette idée remarquable que, si les éléments d’un conducteur décomposable se déplacent les uns par rapport aux autres, les uns en voyageant dans le sens du courant positif, et les autres en sens inverse, les régions moyennes du conducteur contiendront ces éléments en proportions fixes, et que la décomposition ne se manifestera que vers les extrémités, là où le courant entre ou sort. Comme nous le verrons plus tard, on a conservé cette représentation, mais on en use plus librement que Grotthus ne pouvait le faire, eu égard à la science de son temps.

D’ailleurs, cette idée ne fournissait que des possibilités d’explication, et, pour comprendre réellement le sujet, il fallait d’abord acquérir une connaissance plus exacte des faits.

Bientôt après, le problème fut attaqué expérimentalement, et c’est au successeur de Davy à l’Institution royale, que nous devons le grand progrès qui suivit. Faraday, par sa découverte de l’induction électrique et électromagnétique, s’était déjà fait un nom, quand, à l’occasion de problèmes plus généraux, il s’occupa de l’électricité voltaïque. Il s’agissait d’abord de savoir si, outre la différence bien connue entre l’électricité positive et l’électricité négative, il n’existait pas d’autres différences, dépendant de l’origine de l’électricité, de même que pour la lumière, en dehors des différences d’intensité, il y a des différences de couleurs, c’est-à-dire des nombres de vibration différents.

Pour y répondre, il fallait mesurer les effets de l’électricité, et voir si ces effets restaient proportionnels entre eux, quand l’origine de l’électricité changeait. On eut recours, d’une part, à des effets physiques, comme la déviation de l’aiguille magnétique, le dégagement de chaleur, etc. ; d’autre part, on devait employer l’action chimique. Pour celle-ci, on ne connaissait que le fait général de la décomposition par le courant, mais on ne savait pas de quel facteur dépendait la masse de corps décomposé. L’étude de ces questions conduisit bientôt Faraday aux deux lois tout à fait remarquables qui portent son nom. Voici ce qu’elles nous apprennent 1o dans tous les cas, la masse du corps décomposé est proportionnelle à la quantité d’électricité, qui a traversé le circuit, quel que soit l’électrolyte employé ; 2o en second lieu, les masses des divers corps, mises en liberté dans différentes combinaisons chimiques par le passage de quantités d’électricité égales, sont proportionnelles aux poids équivalents de ces corps, ou à des fractions simples de ces poids équivalents. Les masses de corps mises en liberté par une même quantité d’électricité sont proportionnelles aux poids équivalents de ces corps, et ont reçu le nom d’équivalents électrochimiques.

Nous avons déjà vu, dans un chapitre précédent, que la loi, dont il s’agit ici, présente beaucoup d’analogie avec la loi des volumes des gaz, puisque ici aussi le facteur de capacité d’une sorte déterminée d’énergie, l’énergie électrique, prend la même valeur pour des masses chimiquement comparables de différents corps. Il y a d’autres lois du même type.

Les lois de Faraday donnent à penser que, à des masses données des corps, sont liées des quantités déterminées d’électricité positive ou négative, et que ces quantités se meuvent, quand passe le courant, selon la théorie de Berzélius. On aurait donc pu supposer que ce grand chimiste accepterait avec joie le secours inattendu, qui lui venait du camp des physiciens ; mais ce fut une réédition de l’histoire de Dalton et des lois de Gay-Lussac.

Berzélius mit en doute les lois de Faraday, et, plus tard, les combattit avec énergie. Il partait d’une erreur tout à fait excusable pour l’époque : il interprétait l’affirmation de Faraday, qu’un égal courant décompose des masses équivalentes des combinaisons les plus variées, en disant que le même travail était nécessaire pour la décomposition de ces diverses combinaisons, et il objectait que les différents sels devaient sans aucun doute être maintenus en combinaison par des affinités différentes. Beaucoup plus tard seulement, on reconnut que la différence d’affinité s’exprimait par la différence des valeurs de la force contre-électromotrice ou polarisation, tandis que l’autre facteur de l’énergie électrique, la quantité d’électricité, conserve la même valeur, quelle que soit la nature du corps. Comme Dalton l’avait fait pour la loi de Gay-Lussac, Berzélius méconnaissait précisément le progrès qui, plus tard, devait servir de base à une rénovation de sa propre doctrine ; mais, comme Dalton pour les volumes des gaz, il ne trouva aucun écho, et la loi de Faraday fut bientôt admise d’une façon générale.

D’ailleurs, Faraday se trompait sur un point important relatif à la portée et à l’exactitude de sa propre loi ; selon lui, à côté de la conductibilité électrolytique liée à une décomposition chimique, les électrolytes possédaient une conductibilité indépendante de toute décomposition, comme la conductibilité métallique ; il croyait même avoir des exemples du fait. Alors la masse du corps décomposé ne serait pas exactement proportionnelle à la quantité d’électricité mise en jeu ; mais les recherches ultérieures ont prouvé que, dans de très larges limites, la loi de Faraday était rigoureusement exacte.

Dans des conducteurs de la seconde classe, les phénomènes chimiques ne se manifestent que là où le courant entre dans le conducteur ou en sort. Faraday en conclut que, à l’intérieur des électrolytes, l’électricité est transportée par leurs particules électriquement chargées, et que, aux points d’entrée et de sortie du courant, aux électrodes, elle continue seule à se mouvoir, tandis que son support chimique est arrêté, produisant le phénomène chimique par sa mise en liberté à l’état non électrisé. On appelait ions ou voyageurs ces particules de l’électrolyte, qui voyagent dans le sens du courant ou en sens inverse. Le cation suit le courant positif ; l’anion, le courant négatif. Faraday n’a jamais fixé d’une façon ferme et univoque ce que l’on devait considérer comme ions. Il regardait comme tels les métaux et les halogènes. Dans le chlorure d’argent fondu, objet favori de ses expériences, les seuls ions dont on puisse admettre l’existence, sont l’argent et le chlore. Mais, pour les sels alcalins, il était disposé à prendre comme ions l’acide et la base, et, dans les sels ammoniacaux, l’ammoniaque Az H3.

Autour de ce problème de la conductibilité des électrolytes se concentra dès lors une part très importante de l’électrochimie, qui se développa suivant les vues de Faraday, débarrassées de leurs erreurs secondaires.

D’abord, la notion d’ion fut unifiée par les travaux de John-Frederic Daniell (1790-1845). Ce chimiste anglais est surtout connu par sa pile zinc-cuivre, petit appareil qui a réellement joué un rôle important dans le développement de la science. Ce fut la première pile constante, et, comme telle, non seulement elle a servi d’étalon pour la mesure plus précise des forces électromotrices, mais encore elle a réalisé le type de l’appareil électrochimique idéal. C’est seulement depuis que l’on a pris comme point de départ de la théorie de l’électricité de contact la pile de Daniell, au lieu du couple de Volta, qu’on a pu traiter cette question d’une manière scientifique correcte.

Par son analyse des phénomènes électrolytiques, Daniell a jeté sur le concept d’ion une lumière, qui n’est pas moins remarquable. Comme on vient de le voir, la question des ions était résolue de façon univoque dans le cas des sels composés binaires. Daniell, rejetant la différence alors admise entre les sels halogénés et les sels oxygénés, revint à l’opinion déjà défendue par Davy, que, même dans les sels oxygénés, le métal forme un des ions, et, l’ensemble des éléments, le second ion. D’après la théorie couramment admise, qui était surtout due à Berzélius, le sulfate de magnésium Mg SO4 est formé de la base Mg O et de l’acide SO3, et il fallait nécessairement aussi regarder comme base et acide les anhydrides des deux corps Mg (OH)2 et H2 SO4. D’après Davy et Daniell, au contraire, les composants du sel sont le métal Mg et le groupe SO4, le sulfanion, comme disait Daniell, le sulfation, comme nous disons aujourd’hui.

Fait très remarquable, à peu près vers le même temps, on fut amené par des considérations purement chimiques à remplacer la théorie des acides oxygénés de Berzélius par celle des acides hydrogénés de Davy. Liebig montra d’une façon convaincante, que les rapports compliqués des acides polybasiques ne pouvaient se représenter d’une façon simple que dans la conception de Davy. Ce travail de réforme fut fait dans l’intérêt de la chimie organique ; par suite, cette idée pénétra assez lentement dans les milieux où l’on s’occupait de chimie minérale et d’électrochimie, et où les vues de Berzélius régnèrent encore longtemps.

Daniell développa sa conception de l’ion dans une série de travaux consacrés à un fait particulier, les variations de concentration des solutions électrolytiques au voisinage des électrodes, c’est-à-dire aux places où se manifeste la décomposition, mais il ne réussit pas à l’éclaircir complètement. Les recherches de Wilhelm Hittorf, né en 1824, furent plus heureuses. Ce savant expliqua ces phénomènes et perfectionna la conception des conducteurs électrolytiques.

Si on part de l’idée fondamentale de Faraday, que l’électricité se meut avec les ions et traverse l’électrolyte, on peut se demander avec quelles vitesses ces mouvements s’effectuent. Ces vitesses doivent précisément se manifester dans les phénomènes que Daniell a étudiés. Soit K le cation et A l’anion d’un électrolyte. Si le cation seul se déplaçait, l’anion restant au repos, le passage du courant laisserait partout à l’anion sa concentration initiale ; de l’anode partirait une masse de cation déterminée par la loi de Faraday, et il y aurait à la cathode un excès correspondant de cation. Puisque les ions ne peuvent exister après s’être dépouillés de leur charge électrique, il doit naturellement se produire, entre les électrodes et les éléments de l’électrolyte, des phénomènes chimiques qu’il faut prendre en considération dans la détermination des masses en question. Inversement, si l’anion se déplaçait seul, la concentration du cation demeurerait partout invariable, et celle de l’anion éprouverait auprès de la cathode une diminution selon la loi de Faraday. Enfin, si les ions se déplacent tous les deux, on observera à l’anode une certaine diminution de cation, à la cathode, une diminution correspondante d’anion, et ces diminutions sont proportionnelles aux vitesses avec lesquelles les deux ions se déplacent.

Telle est la pensée fondamentale, simple et féconde, de Hittorf : en analysant les solutions qui entourent les électrodes, on peut déterminer le rapport des vitesses avec lesquelles les ions se déplacent dans les électrolytes.

Dans une série de travaux devenus classiques, Hittorf détermina les rapports des vitesses des ions pour un grand nombre d’électrolytes, et ainsi éclaircit beaucoup certaines questions alors discutées. On pouvait penser que la grande simplification apportée par ces considérations en ferait généralement accepter le point de vue. Ce ne fut pas le cas. Hittorf était jeune et inconnu, et des chefs d’école s’étaient déjà attaqués en vain à ce problème. Par une réaction psychique, qui manque de noblesse, mais qui est bien humaine, c’est-à-dire très répandue, ce ne fut pas la joie du progrès intellectuel réalisé qui se fit sentir, mais plutôt la jalousie contre l’inconnu. Les intéressés qui, au moins pour un temps, gouvernaient l’opinion scientifique, firent silence, et on ne prêta d’abord aucune attention aux résultats de Hittorf.

La situation ne changea que quand F. Kohlrausch eut trouvé un procédé facile et précis pour mesurer la conductibilité des électrolytes, et qu’il eut fait, à l’aide de sa méthode, un grand nombre de mesures, dont voici les résultats : si on appelle conductibilité moléculaire la conductibilité trouvée entre deux électrodes éloignés d’un centimètre, quand cet espace renferme une molécule-gramme (c’est-à-dire un nombre de grammes égal au poids moléculaire de l’électrolyte), la conductibilité moléculaire est additive, c’est-à-dire que, pour les différents sels, elle est égale à la somme de deux constantes dépendant seulement des ions du sel. Si l’on considère ces constantes comme les vitesses de déplacement de ces ions, on peut dire aussi que la vitesse de chaque sorte d’ions est indépendante des autres ions, qui lui sont combinés pour former le sel. Voilà pourquoi Kohlrausch appelait sa loi : loi de l’indépendance de la vitesse des ions.

On avait, dès lors, sur la vitesse des ions deux données tout à fait indépendantes. Les recherches d’Hittorf fournissaient le rapport de deux vitesses ; celles de Kohlrausch, leur somme, et il devait évidemment exister des rapports numériques tout à fait déterminés entre les nombres de transport de Hittorf et les nombres de conductibilité de Kohlrausch. Soit u1, u2, u3etc., les vitesses des cations K1, K2, K3etc., v1, v2, v3etc., celles des anions A1, A2, A3etc. ; les mesures de Hittorf donnent les rapports u/v et celles de Kohlrausch les sommes u + v. Si, pour une couple d’ions, K1 et A1, par exemple, on divise la conductibilité (u1 + v1) en deux parties qui soient dans le rapport u1/v1 déterminé par la méthode de Hittorf, on obtient les vitesses respectives des ions A1 et K1.

En déterminant les conductibilités des sels A1 K2, A1 K3, etc., et A2 K1, A3 K1, A4 K1, etc., on obtient les valeurs u1 + v2, u1 + v3, etc., ainsi que u2 + v1, u3 + v1, etc. Par soustraction, on détermine les vitesses de déplacement de tous les autres ions ; on pourra alors calculer les rapports correspondants u/v et comparer ces nombres aux résultats des mesures de Hittorff. On peut ainsi calculer à l’avance les conductibilités de toutes les autres combinaisons entre ces ions, c’est-à-dire des autres sels correspondants et les comparer aux résultats de la mesure directe. En un mot, les relations de ce groupe, trouvées d’une façon analogue aux relations de Richter pour les poids équivalents des acides et des bases, permettent le contrôle de l’expérience. Kohlrausch a montré que toutes ces relations se vérifient réellement pour les solutions très diluées, et il a mis en lumière de la façon la plus convaincante la fécondité des vues de Hittorf.

Les résultats de ces mesures devaient être encore plus riches en conséquences. De ce qu’un ion déterminé se déplace avec une égale vitesse, quels que soient les autres ions auxquels il est combiné dans un sel, il faut conclure que la combinaison n’a pas d’influence sur la vitesse des ions. Ce serait un fait absolument incompréhensible, si, comme on le croyait alors, les ions étaient liés entre eux par une affinité chimique, dont la grandeur varie beaucoup suivant les cas. Par exemple, l’ion potassium se déplace avec la même vitesse que l’ion ammonium dans tous les sels de même acide, alors que l’on considérait les sels de potassium comme possédant les plus fortes affinités, et qu’on attribuait au contraire aux sels d’ammonium des affinités très faibles. Hittorf avait déjà signalé des contradictions analogues entre les faits et les idées généralement acceptées. Les sels de potassium conduisent mieux que tous les autres sels, il semble donc qu’ils doivent se décomposer plus facilement en ions ; les sels de mercure au contraire conduisent très mal, et, par suite, leurs ions sont très fortement liés : c’est précisément l’inverse de ce que l’on admettait pour les affinités chimiques correspondantes.

On savait aussi que, tant que la polarisation aux électrodes n’intervient pas, la conductibilité des électrolytes se comporte comme celle des métaux : la moindre force électromotrice produit un courant, qui ne dépend que de la conductibilité. Si l’action du courant devait d’abord séparer les sels de l’électrolyte en leurs ions, il faudrait pour cela une certaine force électromotrice, et la conduction du courant ne pourrait commencer qu’une fois cette force électromotrice atteinte. Mais cela est contraire à l’expérience, et, en 1857, R. Clausius, s’appuyant sur l’hypothèse moléculaire, avait admis que, par leurs chocs mutuels, quelques molécules salines s’étaient déjà dissociées. Dans cette hypothèse, la conductibilité moléculaire devrait être d’autant plus faible que la solution est plus étendue, parce que les rencontres de molécules seraient d’autant plus rares, et la dissociation qu’elles entraînent, d’autant moins complète que la dilution augmenterait et que ces molécules se mouvraient plus loin l’une de l’autre. Or l’expérience montre précisément le contraire : la conductibilité moléculaire augmente quand on dilue la solution, et tend vers un maximum, qui, pour beaucoup de sels, se trouve déjà atteint avec des dilutions mesurables. Il fallait plutôt admettre que les ions, complètement séparés dans la solution étendue, se combinent d’autant plus activement qu’ils se rencontrent plus souvent, quand les solutions se concentrent davantage. Clausius ne connaissait pas ce dernier fait, et ne pouvait pas tirer cette conclusion. Svante Arrhenius, né en 1859, l’indiqua en 1887 et ce fut le début d’une nouvelle période pour l’électrochimie.

D’abord, on peut, en s’appuyant sur la loi de l’action de masse, dégager ce postulat des hypothèses. Si l’on considère les ions comme des corps, qui, dans certaines conditions, peuvent avoir une existence indépendante, cette loi exige immédiatement que la concentration croissante soit accompagnée d’une augmentation de recombinaisons, tandis qu’une dilution plus grande donne lieu à une dissociation plus grande. La loi permet même de prévoir comment la dissociation dépend de la dilution, et l’expérience a vérifié dans un très grand nombre de cas l’exactitude quantitative de cette prévision.

De même, conformément à la théorie, on a trouvé que la loi de Kohlrausch, relative au déplacement indépendant des ions, n’est exacte que pour des solutions très étendues quand la séparation des ions ou dissociation électrolytique est pratiquement complète. Pour des solutions moins étendues, elle est assez approchée, quand on compare entre eux des électrolytes ayant à peu près même dissociation.

Les idées d’Arrhenius reçurent la plus éclatante confirmation quand on les rapprocha de la théorie de la pression osmotique de van ’t Hoff. Cette théorie s’appliquait très bien aux combinaisons organiques, mais elle semblait absolument en défaut dans le cas si important des solutions salines aqueuses. La pression osmotique, l’abaissement du point de fusion, et l’élévation du point d’ébullition, que l’on observait pour ces solutions, étaient toujours beaucoup trop grands. Pour des sels du type chlorure de potassium, les nombres trouvés étaient à peu près le double de ce qu’ils auraient dû être ; pour le sulfate de potassium et d’autres sels analogues, ils atteignaient presque le triple de leur valeur théorique. Pour des sels de même type, les écarts étaient de même grandeur.

Il n’y avait pas lieu d’admettre une polymérisation du corps dissous, qui aurait conduit au contraire à des valeurs trop petites de la pression osmotique et des grandeurs qui en dépendent. Il ne semblait guère qu’on pût songer à une dissociation, puisqu’il s’agissait des formules les plus simples qu’on pût écrire. Puisque la constante de la loi de van ’t Hoff avait la même valeur que la constante des gaz, on ne pouvait, pour obtenir des valeurs exactes relatives aux sels, supposer que les combinaisons organiques étaient polymérisées. En outre, les différents types de sels présentaient des écarts différents, ce qui rendait impossible un calcul uniforme. Bref, les contradictions étaient si grandes que van ’t Hoff avait dû les laisser sans explication, et que, pour exprimer l’allure bizarre de ces corps, il avait introduit un coefficient irrationnel i, et avait écrit pour eux l’équation de la pression osmotique sous la forme p v = i RT.

Arrhenius montra que ce coefficient fatal i se présente pour toutes les solutions qui conduisent le courant électrique et sont des électrolytes, et ne se présente que pour elles. Toutes les contradictions s’expliquent d’un coup si l’on admet que, dans ces solutions, les sels ne restent pas à l’état de sels, mais qu’ils se dissocient en ions, quand la dilution augmente. Dans une solution qui contient une molécule ou 74,5 grammes de chlorure de potassium, il n’y a pas une molécule mais bien deux molécules de substance dissoute en solution étendue, quand tout le sel est dissocié en ions, chlore et potassium ; il en résulte que la pression osmotique est le double de celle que donnerait le calcul dans l’hypothèse de la non-dissociation du sel. Il en est de même pour les modifications concomitantes du point de fusion et du point d’ébullition. Dans les solutions moins étendues, la dissociation est incomplète, et les écarts plus petits. Les sels du type du sulfate de potassium K2 SO4 se dissocient en trois molécules ions K2 et SO4 et donnent à la limite une valeur triple. Bref, si l’on admet la doctrine de la dissociation électrolytique toutes les contradictions apparentes de la théorie osmotique s’évanouissent et se transforment en autant de confirmations de ces deux théories.

Enfin, les vues d’Arrhenius expliquent des faits qu’on connaissait depuis longtemps et qu’on n’avait jamais compris. Les différents réactifs employés pour l’analyse des sels n’indiquent jamais le sel comme tel, mais n’en font reconnaître que les parties constituantes ou ions. Ainsi, les chlorures précipitent le sel d’argent, quel que soit le métal ou le radical avec lequel le chlore est ou plutôt était uni. Et comme réactif de ces combinaisons chlorées, point n’est besoin de recourir à l’habituel nitrate d’argent : tout sel d’argent soluble dans l’eau peut servir. Auparavant, on ne pouvait en comprendre la raison, seulement on ne s’étonnait plus de ce fait parce qu’on le rencontrait tous les jours. Aujourd’hui, tout est expliqué d’un coup : les réactions d’analyse se passent entre ions, et, pour qu’elles se produisent, il faut bien que les ions correspondants soient là. L’ion argent réagit sur l’ion chlore, et, s’ils se rencontrent tous deux dans une solution, le précipité de chlorure d’argent se forme, quels que puissent être les autres ions. Ces derniers n’ont en effet aucune importance, parce qu’ils existent libres à côté des ions chlore et argent.

On doit à cette géniale théorie de multiples éclaircissements sur les questions les plus diverses et il m’est impossible de les rassembler ici. Mais cela n’est plus nécessaire aujourd’hui : tous les commençants connaissent les grandes lignes de la théorie des ions libres et les appliquent ; on a bien vu que, grâce à elle, l’enseignement élémentaire de la chimie gagnait extraordinairement en clarté et en intérêt. Il me suffira de dire qu’il n’est guère de chapitre de la chimie des sels que la théorie d’Arrhenius n’ait fait progresser, en lui apportant quelque explication. Ce que la théorie électrochimique n’avait pu réaliser, la théorie de la dissociation électrolytique l’a fait : elle est devenue une théorie des phénomènes chimiques. En même temps se sont précisées les limites dans lesquelles elle est applicable, et dont la méconnaissance avait été si funeste aux vues de Berzélius. La théorie s’applique exclusivement aux systèmes possédant la conductibilité électrolytique, solutions salines et sels fondus. Sous sa forme actuelle, elle ne peut s’appliquer aux corps non conducteurs, qui forment la plus grande partie des combinaisons organiques, puisqu’ils ne remplissent pas les conditions qu’elle exige. On peut cependant penser que plus tard elle s’appliquera aux éthers, alcools, cétones, etc. Ces corps ne sont pas tout à fait dépourvus de conductibilité, et cette conductibilité est presque sûrement de nature électrolytique, c’est-à-dire suppose la présence d’ions. Mais ces questions demandent avant tout une étude expérimentale précise, que l’influence énorme des moindres impuretés rend très difficile.

Il me reste à ajouter quelques mots sur la nature des ions. Dans l’hypothèse atomique, on les a regardés comme des corpuscules électriquement chargés, qui, par suite d’une propriété spéciale, ne peuvent porter que des masses électriques bien déterminées, ou des multiples simples de ces masses. Les dernières recherches physiques sur la conductibilité électrique des gaz ont démontré que ces quantités d’électricité sont les quantités élémentaires d’électricité, dont la division ne peut être poussée plus loin, et que, analogues aux atomes pondérables, elles représentent la dernière limite de petitesse des masses électriques. Nous en restons là pour ces considérations. Si intéressants que soient les résultats fournis par elles relativement à la conductibilité des gaz, elles n’ont guère fait avancer la théorie des électrolytes. En nous plaçant à notre point de vue général, nous nous bornerons à dire le passage de masses électriques aux surfaces qui limitent les électrolytes, est expérimentalement lié à la mise en liberté de quantités de matières correspondantes. L’expérience ne nous apprend rien de la relation entre l’électricité et les électrolytes à l’intérieur de ces corps. Nous savons seulement qu’un conducteur électrolytique traversé par un courant se comporte extérieurement à tous égards comme un conducteur de première classe de même forme et de même conductibilité traversé par le même courant. On n’a d’ailleurs à faire là-dessus aucune hypothèse particulière.

La conception chimique des ions consiste essentiellement à admettre qu’ils sont des corps déterminés doués de propriétés spécifiques. Dans les premiers temps, on a beaucoup discuté à propos de la grande différence qui existe entre les éléments et les ions correspondants. En s’affranchissant le plus possible de suppositions, on peut y voir des corps allotropiques, à peu près comme l’oxygène et l’ozone, ou le phosphore blanc et le phosphore rouge, car la seule façon de définir l’allotropie, sans faire d’hypothèses, consiste à dire que les corps allotropiques ont, avec la même composition, une quantité d’énergique différente (p. 152). La même définition s’applique aussi au gaz chlore et à l’ion chlore, mais elle ne vide pas la question. D’ailleurs, les ions sont toujours mis en liberté en même temps que les ions contraires. La constitution chimique de ces autres ions est tout à fait indifférente, une seule chose est essentielle c’est que, à tout instant, des masses équivalentes de cation et d’anion existent en même temps dans un liquide. Si l’ensemble de ce liquide est électrisé, nous pouvons et nous devons même admettre la présence d’ions en excès, se trouvant avec leurs charges à la surface du liquide. Ces masses sont toujours extraordinairement petites, puisque à de très petites quantités de matière correspondent des quantités extrêmement grandes d’électricité. On peut se représenter les ions comme des corps liés à des quantités d’électricité déterminées et très grandes, possédant, en conséquence, avec des propriétés physico-chimiques spéciales, une quantité d’énergie différente de celle que possèdent les corps de même composition non ionisés. L’état gazeux est caractérisé par un grand volume, et l’état d’ion, par de grandes quantités d’électricité : dans les deux cas, l’existence d’une forme d’énergie particulière, énergie de volume et énergie électrique, entraîne des propriétés simples et générales bien déterminées.