L’A B C/Édition Garnier/Entretien 4

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QUATRIÈME ENTRETIEN.
DE LA LOI NATURELLE, ET DE LA CURIOSITÉ[1].

B.

Nous sommes bien convaincus qite l’homme n’est point un être absolument détestable ; mais venons au fait : qu’appelez-vous juste et injuste?

A.

Ce qui paraît tel à l’univers entier. L'A, B, C. 339

C. L'univers est composé de bien des tètes. On dit qu'à Lacédé- mone on applaudissait aux larcins, pour lesquels on condamnait aux mines dans Athènes.

A.

Abus de mots. 11 ne pouvait se commettre de larcin à Sparte,

lorsque tout y était en commun. Ce que vous appelez vol était la

punition de l'avarice.

B.

Il était défendu d'épouser sa sœur à Rome. Il était permis chez les Égyptiens, les Athéniens, et même chez les Juifs, d'épou- ser sa sœur de père : car, malgré le Lévitique, la jeune Thamar dit à son frère Amnon : Mon frère, ne me faites point de sottises ; mais demandez-moi en mariage à mon père ; il ne vous refu- sera pas^

A.

Lois de convention que tout cela, usages arbitraires, modes qui passent. L'essentiel demeure toujours. Montrez-moi un pays où il soit honnête de me ravir le fruit de mon travail, de violer sa promesse, de mentir pour nuire, de calomnier, d'assassiner, d'empoisonner, d'être ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père et sa mère quand ils vous présentent à manger.

B.

Voici ce que j'ai lu dans une déclamation qui a été connue en son temps; j'ai transcrit ce morceau, qui me paraît singulier.

a Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres ; que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux, ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d'écouter cet im- posteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne- ! »

C. Il faut que ce soit quelque voleur de grand chemin, bel esprit, qui ait écrit cette impertinence.

1. Bois, U, ch. XIII, V. 12, 13.

2. Discours sur Vinégalité, par Rousseau (seconde partie) ; c'est un dos exem- ples des contradictions de l'esprit humain, qu'on ait regardé l'auteur de ce pas- sag-e scandaleux, et de tant d'autres, comme un prédicateur de la vertu, et M. de Voltaire comme un corrupteur de la morale. Il n'y a que le- grands hommes auxquels on ne pardonne rien. (K.)

�� � 340 L'A, B, C.

A.

Je soupçonne seulement que c'est un guoux fort paresseux : car, au lieu d'aller gâter le terrain d'un voisin sage et indus- trieux, il n'avait qu'à l'imiter ^ ; et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très-joli village de formé. L'auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable.

B. Vous croyez donc qu'en outrageant et en volant le bonhomme qui a entouré d'une haie vive son jardin et son poulailler il a manqué aux premiers devoirs de la loi naturelle ?

A.

Oui, oui, encore une fois; il y a une loi naturelle, et elle ne consiste ni à faire le mal d'autrui, ni à s'en réjouir.

C.

Il y a des gens pourtant qui disent que rien n'est plus naturel que de faire du mal. Beaucoup d'enfants s'amusent à plumer leurs moineaux ; et il n'y a guère d'hommes faits qui ne courent avec un secret plaisir sur le rivage de la mer pour jouir du spec- tacle d'un vaisseau battu par les vents, qui s'entr'ouvre et qui s'engloutit par degrés dans les flots, tandis que les passagers lèvent les mains au ciel, et tombent dans l'abîme de l'eau avec leurs femmes qui tiennent leurs enfants dans leurs bras. Lucrèce en donne la raison (lib. 11, \. h) ■

. . . (Juibus ipse nialis caroas quia cernere suave est. On voit avec plaisir les maux: (lu'on ne sent pas.

A.

Lucrèce ne sait ce qu'il dit ; et il y est fort sujet, malgré ses belles descriptions-. On court à un tel spectacle par curiosité. La curiosité est un sentiment naturel à l'homme; mais il n'y a

��1. Rousseau n'avait répondu à la dernière lettre que lui adressa Voltaire, le 21 septembre 1756, que par sa lettre du 17 juin 1760, et son billet insolemment laconique du 31 mai 1765. La lettre de 1760 contenait ces expressions: « Je ne vous aime point..., vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu... » Le philosophe de Ferney ne pouvait oublier en outi'e les déclamations de Jean-Jacques contre le théâtre et les auteurs dramatiques ; on venait enfin (5 février 1768) de mettre le feu à la salle de spectacle, à Genève; voilà ce qui motivait les reproches un peu durs dont Rousseau est Tobjet dans ce passage. (Cl.)

2. Voyez, tome II du Théâtre, la fin de la dédicace ùAlzire.

�� � L'A, B, C. 341

pas un des spectateurs qui ne fît les derniers efforts, s'il le pou- vait, pour sauver ceux qui se noient.

1 Quand les petits garçons et les petites filles déplument leurs moineaux, c'est purement par esprit de curiosité, comme lors- qu'elles mettent en pièces les jupes de leurs poupées. C'est cette passion seule qui conduit tant de monde aux exécutions pu- bliques. « Étrange empressement de voir des misérables ! » a dit Fauteur d'une tragédie-.

Je me souviens qu'étant à Paris lorsqu'on fit souffrir à Damiens une mort des plus recherchées et des plus affreuses qu'on puisse imaginer, toutes les fenêtres qui donnaient sur la place furent louées chèrement par les dames ; aucune d'elles assurément ne faisait la réflexion consolante qu'on ne la tenaillerait point aux mamelles, qu'on ne verserait point du plomb fondu et de la poix- résine bouillante dans ses plaies, et que quatre chevaux ne tire- raient point ses membres disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea plus sainement que Lucrèce, car, lorsqu'un des académi- ciens de Paris ^ voulut entrer dans l'enceinte pour examiner la chose de plus près, et qu'il fut repoussé par les archers : « Laissez entrer monsieur, dit-il, c'est un amateur; » c'est-à-dire: C'est un curieux ; ce n'est pas par méchanceté qu'il vient ici, ce n'est pas par un retour sur soi-même, pour goûter le plaisir de n'être pas écartelé : c'est uniquement par curiosité, comme on va voir une expérience de physique.

B.

Soit; je conçois que l'homme n'aime et ne fait le mal que pour son avantage; mais tant de gens sont portés à se procurer leur avantage par le malheur d'autrui; la vengeance est une pas- sion si violente, il y en a des exemples si funestes; l'ambition, plus fatale encore, a inondé la terre de tant de sang que, lorsque je m'en retrace l'homble tableau, je suis tenté de me rétracter, et d'avouer que l'homme est très-diabolique. J'ai beau avoir dans mon cœur la notion du juste et de l'injuste; un Attila, que saint Léon courtise; un Phocas, que saint Grégoire flatte avec la plus lâche bassesse; un Alexandre VI, souillé de tant d'incestes, de tant d'homicides, de tant d'empoisonnements, avec lequel le faible Louis XII, qu'on appelle bon, fait la plus indigne et la plus

1. Cet alinéa et le suivant ont clé reproduits presque textuellement dans l'article Cit.iosité des Questions sur l'Encyclopédie: voyez tome WIII, page 308.

2. Voltaire lui-même, dans Tancrède, acte III, scène m.

3. La Condamine ; voyez tome XVIII, page 308.

�� � étroite alliance; un Cromwell, dont le cardinal Mazarin reclierclie la protection, et pour qui il chasse de France les héritiers de Charles I", cousins germains de Louis XIV, etc., etc., etc.; cent exemples pareils dérangent mes idées, et je ne sais plus où j’en suis.

A.

Eh hien! les orages empêchent-ils que nous ne jouissions au- jourd’hui d’un heau so]eil?Letremblement qui a détruit la moitié de la ville de Lisbonne ^ empéche-t-il que tous n’ayez fait très- commodément le voyage de Madrid à Rome sur la terre affermie? Si Attila fut un luigand, et le cardinal Mazarin un fripon, n’y a- t-il pas des princes et des ministres honnêtes gens? Et l’idée delà justice ne subsiste-t-elle pas toujours? C’est sur elle que sont fondées toutes les lois; les Grecs les appelaient Filles du ciel; cela ne veut dire que filles de la nature.

C.

N’importe, je suis prêt de me rétracteraussi:car je vois qu’on

n’a fait des lois que parce que les hommes sont méchants. Si les

chevaux étaient toujours dociles, on ne leur aurait jamais mis de

frein. Mais, sans perdre notre temps à fouiller dans la nature de

l’homme et à comparer les prétendus sauvages aux prétendus

civilisés, voyons quel est le mors qui convient le mieux à notre

bouche.

A.

Je vous avertis que je ne saurais souffrir qu’on me bride sans me consulter, que je veux me brider moi-même, et donner ma voix pour savoir au moins qui me montera sur le dos.

C. Nous sommes à peu près de la même écurie.



  1. On retrouve cet entretien avec peu de différence dans le Dictionnaire philosophique, au mot Loi naturelle ; voyez tome XIX, page 604.