L’Abnégation des femmes

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Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 226-253).

L’ABNÉGATION DES FEMMES

Une tête, semblable à celle d’un loup, aux poils raidis par le givre et aux yeux avisés, se glissa entre les rideaux de la tente.

— Allez, couchez, Siwash ! Couchez, fils de Satan, protestèrent en chœur les occupants.

Bettles assena un coup sec d’une assiette d’étain au chien qui disparut d’un trait. Louis Savoy rattacha la portière, retourna du pied une poêle à frire et en assujettit le bas de la toile, puis alla se réchauffer les mains.

L’air était vif, au dehors. Quarante-huit heures auparavant, le thermomètre à esprit de vin avait éclaté à la température de soixante-huit degrés au-dessous de zéro, et, depuis ce temps, le gel n’avait fait que s’accentuer. On ne pouvait prévoir quand cette situation prendrait fin.

À moins d’y être forcé par la volonté des dieux, c’est une mauvaise affaire que de s’aventurer loin du poêle en pareilles circonstances, ou d’augmenter le volume de l’air froid qu’on est forcé de respirer. Des hommes parfois commettent cette imprudence, et souvent ils se glacent les poumons. On les voit bientôt atteints d’une toux sèche et intermittente qui s’irrite surtout quand on fait frire du lard. Par la suite, à une époque indéterminée du printemps ou de l’été, on dégèle la boue pour y creuser un trou ; le cadavre d’un homme y est déposé, recouvert de mousse et abandonné avec la certitude qu’il se lèvera au Jugement Dernier, parfaitement intact et conservé par le froid.

Aux gens de peu de foi, sceptiques quant à la croyance de la réincarnation en ce jour fatidique, on ne peut conseiller, pour y mourir, aucun pays mieux approprié que le Klondike, ce qui ne signifie pas que ce coin du monde soit fort confortable !

Si la température du dehors était très basse, la chaleur dans la tente n’avait, de son côté, rien d’excessif.

Le seul objet auquel on eût pu décerner l’épithète de mobilier était le poêle, et les hommes manifestaient nettement leur prédilection pour son voisinage.

Au milieu de la tente s’étalait, à même la neige, une couche de branchages de sapins, recouverte des fourrures de couchage. Partout ailleurs, le sol piétiné était jonché d’ustensiles de cuisine et des différents objets qui encombrent un campement sous le cercle arctique.

Le feu ronflait dans le poêle tout rouge, mais à trois pieds à peine un bloc de glace se montrait avec des arêtes aussi vives et une surface aussi dépolie que lorsqu’on l’avait extrait du fond du Creek.

La pression du froid extérieur forçait l’air chaud à s’élever.

Juste au-dessus du poêle, à l’endroit où le tuyau traversait la toile, on pouvait remarquer un petit cercle desséché par la chaleur ; puis ce cercle s’élargissait, humide et suintant ; enfin, le reste de la tente, pavillon et côtés, était recouvert d’un demi-pouce de cristaux de givre, secs et blancs.

— Oh ! oh ! oh !

Un jeune homme, barbu, blême et fatigué qui dormait dans ses fourrures, poussa un gémissement, attestant ainsi que le sommeil n’avait pas complètement endormi sa souffrance. Son corps, à demi sorti des couvertures, trembla et se secoua convulsivement, comme s’il avait cherché à fuir un lit d’orties

— Retournez-le ! ordonna Bettles. Il a des crampes !

Là-dessus, d’un élan sans douceur, il fut saisi, retourné, massé, agité par une demi-douzaine de camarades pleins de bonne volonté.

— Au diable la piste ! grogna-t-il d’une voix étouffée, en rejetant les couvertures et en s’asseyant. J’ai trimé pendant trois saisons, je me suis endurci par tous les moyens, et c’est pour venir échouer en pèlerin dans ce pays abandonné de Dieu, et m’apercevoir que je ne suis qu’un Athénien efféminé, dénué des qualités les plus élémentaires d’un homme.

Il se traina jusqu’au poêle, courbé en deux, et roula une cigarette.

— Oh ! je ne me plains pas. Je peux très bien avaler ma purge ! Très bien ! Mais j’ai honte de moi-même, et je l’avoue. Me voilà, pour une randonnée de trente malheureux milles, aussi brisé, ankylosé et malade qu’un dégénéré, buveur de thé rose, après une promenade de cinq milles sur un sentier de campagne. Pouah ! j’en ai des nausées ! Vous avez une allumette ?

Betties lui passa le brin de bois demandé en lui disant, d’un ton protecteur :

— Te fais pas trop de bile, petit. Gardes-en un peu pour le dégel. Tu es légèrement démoli ? Ah ! je me vois encore, la première fois que j’ai pris la piste ! Tu es ankylosé ? J’ai connu des moments où il m’aurait fallu dix minutes pour me relever après avoir bu à un trou d’eau, toutes mes articulations craquantes et douloureuses à en crever. Tu as des crampes ? Elles me tordaient d’une telle façon que les camarades du camp auraient mis une demi-journée pour me dégourdir les membres.

« Tu ne vas pas mal pour un jeunet, et tu as la mentalité qu’il faut. D’ici un an, tu nous useras les pattes le long de la piste, à nous les vieux de la vieille, comme tu voudras. Et tu peux encore te vanter de n’avoir pas, dans ton anatomie, le filon de graisse qui a envoyé au sein d’Abraham pas mal de solides gaillards avant leur temps.

— Le filon de graisse ?

— Oui, cela vient avec l’embonpoint. Les plus gros ne sont pas les meilleurs pour suivre la piste.

— Je ne l’avais jamais entendu dire.

— Pas possible ? C’est pourtant un fait que tout le monde peut constater ; et il n’y a pas à en démordre. Un homme gros peut avoir le dessus lorsqu’il s’agit d’un violent effort momentané, mais, pour tenir le coup qui dure, la graisse ne vaut rien. Endurance et embonpoint ne marchent guère ensemble. Compte sur les petits hommes nerveux pour s’attacher à ce qu’ils entreprennent, comme un chien maigre après un os. Du diable, si les gros en sont capables !

— Bon Dieu ! interrompit Louis Savoy, c’est pas de la blague, ça ! Je connais un gars aussi épais qu’un buffle. Avec lui, à la ruée de Sulphur Creek, trottait un nommé Lon Mac Fane. Vous connaissez ce Lon Mac Fane, ce petit Irlandais à la tignasse rousse, qui rit toujours ? Ils marchent et marchent tout un jour et toute une nuit. Le gros père devient très fatigué et se couche à chaque instant dans la neige. Alors, le petit cogne sur le gros pour le faire relever et le gros pleure comme un gosse. Et le petit cogne et cogne — et longtemps pendant le trajet — cogne sur le gros jusqu’à ce qu’ils arrivent dans ma cabane. Il n’a pu se tirer de mes couvertures avant trois jours. Jamais je n’ai vu pareille femelle ! Non, jamais ! Ah ! il l’avait, lui, ce que vous appelez le filon de graisse !

— Qu’est donc devenu le fameux Axel Gunderson ? demanda Prince.

Le grand Scandinave, avec son odyssée obscurcie d’événements tragiques, avait laissé une profonde impression sur l’esprit de l’ingénieur des mines.

— Il est enterré quelque part, là-bas… Et, de la main, il balaya vaguement la direction de l’Est mystérieux.

— C’est le plus gros type qui se soit jamais aventuré vers l’Eau Salée, ou acharné sur la piste d’un élan, ajouta Bettles, mais il constitue l’exception qui confirme la règle. Voyez sa femme, Unga, elle pèse au plus cent dix livres, pas une once de superflu. Elle l’aurait vaincu en endurance, rattrapé, voire même dépassé, le cas échéant. Elle eût remué ciel et terre pour arriver à ses fins.

— Mais elle l’aimait, objecta l’ingénieur.

— Ce n’est pas cela. C’est…

— Écoutez, frères, — interrompit Sitka Charley de la place qu’il occupait sur la boite aux provisions. Vous avez parlé du filon de graisse qui empâte les muscles des hommes gros, de l’abnégation et de l’amour des femmes, et vous avez bien parlé ; mais je songe à des choses qui se passaient lorsque la contrée était jeune et que les feux des hommes étaient aussi éloignés les uns des autres que des étoiles. C’est alors que j’ai eu affaire à un gros, à un filon de graisse, et à une femme. Bien qu’elle fût petite, son cœur était bien plus grand que celui de l’homme. Et elle avait du cran.

Nous suivions une rude piste le long de l’Eau Salée ; le froid était rigoureux, la neige épaisse et la faim dévorante. Et la femme aimait d’un amour puissant — on ne peut mieux dire.

Frères, le sang rouge des Siwash coule dans mes veines, mais mon cœur bat pour les blancs. Aux péchés de mes aïeux, je dois l’un ; aux vertus de mes amis, je suis redevable de l’autre. Une grande vérité m’est apparue, lorsque j’étais enfant. J’ai appris que la terre appartenait à vous et à votre race ; que les Siwash ne pouvaient rivaliser avec vous et que, comme le caribou et l’ours, ils étaient destinés à mourir dans le froid. Alors, je me suis approché de la chaleur, assis parmi vous, près de vos feux, et voyez, je suis devenu des vôtres.

J’ai beaucoup vu, en mon temps. J’ai appris des choses étranges ; sur les grandes pistes, j’ai trimé avec des gens de bien des races. C’est pourquoi je sais peser les actes, juger mes semblables et réfléchir.

Je vais vous parler sévèrement tout à l’heure d’un homme de votre clan, je sais que vous ne le prendrez pas en mauvaise part ; et si je loue quelqu’un de mes aïeux, je suis certain que vous ne me ferez pas ce reproche :

« Sitka Charley est un Siwash ; son regard est faux et il y a peu d’honneur dans sa parole. » Est-ce vrai ?

Le cercle des auditeurs grogna en signe d’assentiment.

Sitka Charley, l’Indien Siwash, poursuivit :

La femme dont je vais vous parler s’appelait Passuk. Je l’avait achetée honnêtement à ses parents qui étaient de la côte, et leur totem Chilcat se dressait à l’extrêmité d’un bras de mer.

Mon cœur n’allait pas vers elle, et je ne me souciais nullement de ses regards. D’ailleurs, elle levait rarement les yeux ; elle était timide et farouche, comme les filles jetées brusquement dans les bras d’un inconnu.

Comme je viens de le dire, il n’y avait dans mon cœur aucune place où elle pût se glisser, mais je projetais un grand voyage, j’avais besoin de quelqu’un pour nourrir mes chiens et pour manier la pagaie avec moi pendant les longs jours sur le fleuve.

Une seule couverture pouvait nous protéger tous deux, et je choisis Passuk.

Ne vous ai-je pas dit que j’étais au service du gouvernement ? Sinon, il est bon que vous le sachiez.

On m’embarqua sur un bateau de guerre, avec mes traîneaux, mes chiens et des provisions de conserves, et Passuk m’accompagna.

Nous nous dirigeâmes vers le Nord, vers les glaces qui constituent, l’hiver, le rivage de la mer de Behring, et là on nous débarqua, moi, Passuk et les chiens.

Je reçus de l’argent du gouvernement, des cartes d’un pays inconnu des hommes et des dépêches. Celles-ci étaient scellées, protégées soigneusement contre les intempéries, et j’avais ordre de les délivrer aux baleiniers de l’Arctique, pris dans les glaces à l’embouchure du grand Mackenzie. Jamais on ne vit plus grande rivière, excepté notre Yukon, la mère de toutes les rivières.

Mais tout ceci importe peu, car mon récit ne traite ni des baleiniers, ni de mon hivernage près du Mackenzie.

Plus tard, au printemps, lorsque les jours devinrent plus longs et la neige praticable, nous regagnâmes le Sud, Passuk et moi, vers la contrée du Yukon.

Ce fut un pénible voyage, mais le soleil guidait nos pas.

C’était alors une contrée déserte, et nous remontâmes le courant à la perche et à la pagaie jusqu’à Forty-Mile.

Il faisait bon revoir des visages blancs et nous nous arrêtâmes sur la rive.

Dans cet hiver cruel, l’obscurité et le froid tombèrent sur nous et, avec eux, la famine. L’agent de la Compagnie allouait à chaque homme quarante livres de farine et vingt de lard. Les haricots manquaient.

Les chiens hurlaient sans cesse ; il y avait des ventres creux et des visages émaciés. Les hommes forts devenaient faibles, et les faibles succombaient. Les cas de scorbut étaient fréquents.

Un soir, nous étions réunis dans le magasin ; la vue des rayons dégarnis nous faisait sentir davantage le vide de notre estomac. Nous parlions bas, à la lueur du feu, car les bougies avaient été mises de côté pour ceux en qui le printemps trouverait encore un souffle de vie.

On discuta, et il fut décidé qu’un homme partirait jusqu’à l’Eau Salée, afin de faire connaître au monde notre misère. Là-dessus tous les yeux se tournèrent vers moi, car on me considérait comme un hardi voyageur.

— Il y a sept cent milles, dis-je, d’ici à la Mission Haines, sur le bord de la mer, et pas un pouce de ce trajet qui puisse s’effectuer autrement que sur les raquettes. Donnez-moi la fleur de vos chiens, le meilleur de vos provisions et j’irai. Et Passuk viendra avec moi.

Ils acceptèrent.

Alors se leva l’un d’entre eux, le grand Jeff, un Yankee solidement charpenté et bien musclé. Son discours fut à l’avenant. Lui aussi, disait-il, était un grand voyageur né pour les raquettes et nourri au lait de buffle. Il m’accompagnerait pour passer la consigne à la Mission, au cas où je succomberais en route.

J’étais jeune et ne connaissais pas les Yankees. Comment aurais-je su que ses paroles vantardes trahissaient le filon de graisse, ou que les Yankees capables de grandes choses ne parlaient pas tant ?

Donc, nous prîmes les plus vigoureux des chiens, le meilleur des provisions, et partîmes sur la piste tous trois, Passuk, le grand Jeff et moi.

Vous qui m’entendez, vous avez frayé la neige vierge, peiné à la perche de direction, et vous savez ce que signifient les amas de glaçons ; aussi, je n’insisterai pas sur les difficultés du voyage. Sachez seulement que, certains jours, nous faisions nos dix milles, d’autres, trente milles, mais le plus souvent dix.

Les aliments « de choix » que nous avions préférés n’étaient pas fameux, et nous dûmes nous rationner dès le départ. De même, la crème des chiens ne valait pas cher, et nous avions peiné à les faire tenir sur leurs pattes.

Arrivés au Fleuve Blanc[1], nos trois traîneaux furent réduits à deux, et nous n’avions couvert que deux cents milles. Mais nous ne laissions rien perdre. Les chiens qui mouraient dans les traits passaient dans l’estomac des survivants.

Nous atteignîmes Pelly sans avoir entendu un seul bonjour ni aperçu la moindre fumée.

J’avais espéré y trouver des vivres et y laisser le grand Jeff qui, déjà fatigué de la piste, ne cessait de geindre.

Mais le facteur avait les poumons attaqués, les yeux brillants de fièvre, et sa cache était presque vide. Il nous fit voir que celle du missionnaire ne contenait rien non plus, et nous montra la tombe de celui-ci, sur laquelle s’amoncelaient des quartiers de roc pour protéger son cadavre contre les chiens.

Nous aperçûmes un groupe d’Indiens, mais, parmi eux, ni enfants, ni vieillards, et il était évident que peu de ceux qui restaient reverraient le printemps.

Nous poursuivîmes donc notre marche, le ventre vide et le cœur gros, avec quelque cinq cents milles de neige et de silence entre nous et la Mission Haines, au bord de la mer.

C’était l’époque des longues nuits, et à peine, si à midi le soleil parvenait à éclairer l’horizon vers le Sud. Mais les amas de glaçons étaient plus petits et la marche plus aisée.

Je pressais les chiens et je m’arrêtais tard, dans la nuit, pour reprendre la piste à la première heure, le lendemain.

Comme je l’avais dit à Forty-Mile, chaque pouce de terrain devait être parcouru sur des raquettes, et celles-ci produisaient sur nos pieds de larges plaies qui se fendillaient et se desséchaient, mais se refusaient à guérir. De jour en jour, elles devenaient plus douloureuses, si bien que le matin, quand nous nous chaussions, le grand Jeff pleurait comme un gosse.

Je l’avais mis devant le traîneau le plus léger pour frayer la piste, mais il se débarrassait de ses raquettes pour être plus à l’aise.

Naturellement, la neige n’étant pas tassée, ses mocassins laissaient de grands trous où les chiens s’enfonçaient, ce qui empirait leur état, car leurs os étaient prêts à percer la peau.

Je lui fis entendre de dures paroles et il me jura de ne plus recommencer, mais il manqua à sa promesse. Alors, je le battis avec le fouet des chiens, et après cela ils ne s’enfoncèrent plus.

C’était un enfant ; de plus, il souffrait, et il avait le filon de graisse.

Mais que faisait Passuk, pendant tout ce temps ?

Tandis que l’homme gémissait, étendu près du feu, elle cuisinait ; au matin, elle m’aidait à atteler les chiens, le soir à les dételer, et elle les assistait dans leur travail, leur facilitait la marche en aplanissant la neige de ses raquettes.

Passuk — comment m’expliquerai-je ? J’avais admis une fois pour toutes qu’elle fit tout cela, et je n’y prêtais plus d’attention, tellement j’avais l’esprit préoccupé par d’autres questions. En outre, j’étais jeune et connaissais peu la Femme.

En faisant un retour sur le passé, aujourd’hui seulement je finis par comprendre.

Notre compagnon n’était plus bon à rien.

Malgré l’épuisement des chiens, il se faisait traîner par eux, à la dérobée, quand il restait en arrière.

Passuk dit qu’elle s’occuperait de l’unique traineau et il ne resta plus rien à faire pour l’homme.

Au matin, je lui tendais sa portion équitable de nourriture, et je l’envoyais seul sur la piste. Alors, la femme et moi levions le camp, chargions les traîneaux et harnachions les chiens.

Vers midi, au déclin du soleil, nous rattrapions le grand Jeff dont les larmes étaient gelées sur ses joues, et nous le dépassions.

À la nuit tombante, nous installions notre campement ; nous mettions à part sa ration de vivres, étalions ses fourrures de couchage et allumions un grand brasier, afin qu’il pût nous retrouver.

Plusieurs heures après, il arrivait en boitant, mangeait en pleurant et en gémissant, puis s’endormait.

Il n’était pas malade, cet homme, mais simplement meurtri et fatigué par la piste et affaibli par la faim. Cependant, Passuk et moi étions aussi mal en point ; nous faisions tout le travail, et lui rien ; mais il avait le filon de graisse, dont a parlé notre frère Bettles. Au reste, nous ne manquions jamais de lui donner sa ration.

Un jour, nous rencontrâmes deux ombres, errant dans le Silence : un homme et un jeune garçon, des blancs. La glace ayant cédé sur le Lac Lebarge, avait englouti la plus grande partie de leur équipement.

Chacun d’eux portail une couverture jetée sur les épaules. À la nuit, ils allumaient un feu et se tenaient courbés dessus jusqu’au matin.

Ils ne possédaient qu’un peu de farine. Ils la délayaient dans de l’eau chaude et buvaient ce mélange. L’homme me montra huit tasses de farine, toute leur richesse. Et Pelly, où la famine régnait, était encore à deux cents milles de là !

Ils nous dirent aussi qu’un Indien marchait à quelque distance derrière eux ; qu’ils avaient partagé loyalement avec lui, mais qu’il n’avait pu les suivre. Je ne crus pas leur histoire de partage loyal, sinon l’Indien aurait pu tenir le pas. Mais je ne pouvais leur donner aucune nourriture.

Ils essayèrent de me voler un chien — le plus gros, pourtant très maigre — mais je leur mis mon revolver sous le nez et leur dis : Filez !

Et ils partirent vers Pelly, en chancelant comme des hommes ivres à travers le Silence.

Il ne me restait que trois chiens et un seul traîneau et les bêtes n’avaient plus que la peau et les os.

Lorsque le bois est rare, le feu ne brûle que faiblement et la hutte se refroidit.

Il en était de même pour nous.

Quand on est mal nourri, le froid mord dur, et nos visages étaient noirs et gelés, au point que nos propres mères ne nous eussent pas reconnus. Nous avions les pieds cruellement meurtris.

Au matin, quand j’attaquais la piste, la sueur m’inondait de l’effort que je faisais pour ne pas crier de douleur en commençant à marcher avec les raquettes.

Passuk ne desserrait pas les dents, mais piétinait en avant pour tasser la neige.

L’homme hurlait.

Le Thirty-Mile coulait rapide, et le courant rongeait la glace par dessous ; on y voyait en quantités des trous d’air et des fissures, et pas mal d’eau libre.

Un jour, nous rejoignîmes l’homme, en train de se reposer, car il était parti en avant le matin, comme de coutume. Mais, entre lui et nous, il y avait un espace d’eau, dont il avait fait le tour en suivant la glace du bord, trop étroite pour permettre à un traîneau de passer.

À la fin, nous trouvâmes une passerelle de glace.

Passuk ne pesait pas lourd ; elle marcha la première, tenant horizontalement un long bâton pour le cas où la glace aurait cédé. Elle parvint à traverser, sur ses larges raquettes. Alors, elle appela les chiens. Comme ceux-ci n’avaient ni bâton, ni raquettes, la glace se brisa sous eux et ils furent happés par l’eau.

Je me cramponnais à l’arrière du traîneau. À la fin, les traits se rompirent et les bêtes disparurent sous la glace.

Ils n’avaient pas beaucoup de viande sous la peau, mais je comptais sur eux pour nous fournir de quoi manger pendant une semaine, et voilà qu’ils étaient partis !

Le lendemain, je partageai en trois les maigres provisions qui nous restaient, et j’informai le grand Jeff qu’il avait le choix de nous suivre ou de nous lâcher, car il importait, avant tout, d’accélérer notre allure.

Il éleva la voix, pleurnicha sur ses pieds meurtris, sur ses malheurs, et proféra des paroles blessantes contre la camaraderie.

Nos pieds aussi étaient meurtris, plus que les siens, peut-être, car nous avions peiné avec l’attelage et tous les soucis de la route nous encombraient.

Le grand Jeff nous jura qu’il mourrait plutôt que de reprendre la piste ; alors Passuk ramassa une couverture de peaux, moi une casserole et une hache, et nous nous préparâmes à partir.

Mais elle jeta les yeux sur la portion de l’homme et dit : « Ce serait un crime de gaspiller de la bonne nourriture pour cet avorton. Mieux vaut qu’il meure. »

Je secouai la tête et répondis : « Non ! on n’abandonne pas ainsi un camarade ! »

Elle me parla ensuite des hommes de Forty-Mile ; elle me dit qu’ils étaient nombreux et bons, et me rappela qu’ils comptaient sur moi pour avoir à manger au printemps.

Comme je continuais de répondre négativement, Passuk arracha mon revolver de ma ceinture, d’un geste rapide, et, selon l’expression de notre ami Bettles, elle envoya le grand Jeff au sein d’Abraham avant son temps.

Je réprimandai Passuk pour son acte, mais elle ne témoigna ni regret ni tristesse et, au fond de mon cœur, je lui donnai raison.

Sitka Charley s’arrêta de parler pour jeter quelques morceaux de glace dans la batée sur le poêle.

Les hommes se turent et un frisson courut le long de leur échine quand ils entendirent les cris plaintifs des chiens qui hurlaient leur misère dans la bise glaciale.

— Chaque jour, Passuk et moi découvrions, dans la neige, l’endroit foulé où avaient dormi les deux ombres, et nous souhaitions ardemment les retrouver avant notre arrivée à l’Eau Salée.

Peu après, nous croisâmes l’Indien qui marchait comme un autre fantôme, le cou tendu dans la direction de Pelly.

Il nous confia qu’ils n’avaient pas loyalement partagé leurs vivres, l’homme et le jeune garçon, et, depuis trois jours, il manquait de farine.

Tous les soirs, il faisait bouillir des lambeaux de ses mocassins dans une tasse, puis les mangeait. Le cuir allait aussi lui faire défaut.

C’était un Indien de la côte, ainsi que me l’apprit Passuk, qui parlait sa langue. Étranger dans le Yukon, il ne connaissait pas la route, cependant il se dirigeait droit vers Pelly.

Quelle distance l’en séparait encore ? Deux sommeils ? Dix ? Une centaine ? Il n’en savait rien. Il allait là bas, voilà tout, et il était trop loin pour songer à rebrousser chemin.

Se rendant compte que, nous aussi, nous étions à court, il ne nous demanda pas de nourriture.

Passuk regarda le sauvage, puis tourna ses yeux vers moi, comme si son esprit était partagé entre deux idées, telle une perdrix dont les petits sont en danger.

Je la fixai et lui dis :

— Les autres ont mal agi envers cet homme. Lui donnerai-je une partie de nos provisions ?

Je vis ses yeux briller d’une courte joie, mais elle examina longuement l’homme, puis moi. Ses lèvres se serrèrent avec une expression de dureté et elle répondit :

— Non. L’Eau Salée est bien loin, et la mort aux aguets. Il vaut mieux qu’elle enlève cet inconnu et épargne mon homme Charley.

L’homme s’éloigna dans le Silence, vers Pelly.

Cette nuit-là, Passuk pleura. Jamais je ne l’avais vue verser des larmes. Ce ne pouvait provenir de la fumée du feu, car le bois était sec. Je m’étonnai de sa tristesse, et je crus que son cœur de femme avait faibli devant le mystère de la piste et la souffrance.

La vie est une chose étrange. J’y ai souvent réfléchi et j’ai longuement médité sur elle ; cependant son secret, loin de s’éclaircir, ne fait qu’augmenter pour moi.

Pourquoi cette soif de vivre ?

C’est un jeu auquel personne ne gagne. Vivre, c’est peiner et souffrir jusqu’au moment où la vieillesse s’appesantit sur nous, et que, las, nous laissons tomber nos mains sur les cendres froides des feux éteints.

La vie est cruelle. C’est dans la souffrance que l’enfant aspire son premier souffle, et dans la douleur que, devenu vieux, il exhale son dernier soupir ; et chaque jour de son existence a amené sa part d’ennuis et de tristesses.

Pourtant, il avance vers la mort, qui lui tend les bras, en chancelant, en tombant, en détournant la tête, mais il lui résiste jusqu’au bout.

La mort est douce ! Il n’y a que la vie, et toutes les choses inhérentes à la vie, qui blessent. N’empêche que nous l’aimons et haïssons la mort. N’est-ce pas étrange ?

Nous parlâmes peu, Passuk et moi, dans les journées qui suivirent.

La nuit, nous gisions dans la neige comme des morts, et au matin nous reprenions notre route, à notre allure de fantômes.

La vie s’était retirée de tout ce qui nous entourait. Nous ne voyions ni ptarmigans, ni écureuils, ni lièvres à raquettes, rien !

La rivière coulait, silencieuse, sous son manteau blanc. La sève restait figée dans les arbres, et le froid était rigoureux comme à présent.

Les étoiles, la nuit, paraissaient plus proches et plus grandes, et elles sautillaient et dansaient à nos yeux. Le jour, les chiens du soleil nous éblouissaient au point que nous croyions voir plusieurs soleils. Toute l’atmosphère brillait et étincelait, et la neige ressemblait à la poussière de diamant.

Aucune chaleur, aucun bruit, rien que le froid piquant et le Silence.

Comme je viens de vous le dire, nous marchions ainsi que des fantômes, comme dans un rêve, sans la moindre notion du temps. Mais nos visages et nos âmes étaient tendus vers l’Eau Salée, et nos pieds inlassables nous portaient vers elle.

Nous campâmes près de la Takheena, sans nous en douter. Nos yeux regardèrent le Cheval Blanc sans le voir. Nos pieds foulèrent a notre insu le portage du Canyon. Nous étions devenus insensibles.

Souvent, nous culbutions en route ; à chaque chute, nos faces restaient tournées vers l’Eau Salée.

Nos dernières provisions s’épuisèrent. Nous les avions partagées loyalement, Passuk et moi, mais elle tombait plus fréquemment et, au Carrefour du Caribou, ses forces l’abandonnèrent.

Le matin nous trouva couchés sous notre unique couverture ; cependant, nous ne reprîmes pas la piste. J’étais résolu à rester là et à attendre la mort avec Passuk, la main dans la main, car j’avais vieilli et appris à connaître l’amour de la Femme.

La Mission Haines se trouvait encore à quatre-vingts milles au delà du grand Chilcoot, dont le sommet balayé par les ouragans se dressait bien au-dessus de la limite des bois.

Passuk me parla à voix basse et je dus appuyer mon oreille contre ses lèvres pour pouvoir l’entendre.

Et à ce moment, parce qu’elle n’avait plus à redouter ma colère, elle m’ouvrit son cœur et m’avoua son amour et d’autres choses que je n’étais pas arrivé à comprendre.

Elle me dit :

« Tu es mon homme, Charley, et j’ai toujours été une bonne épouse pour toi. Tous les jours, j’ai allumé ton feu et préparé tes aliments, nourri tes chiens, manié la pagaie ou frayé la piste, tout cela sans une plainte.

« Jamais je ne t’ai dit qu’il faisait plus chaud dans la cabane de mon père, ou que la nourriture était plus abondante au Chilcat. Lorsque tu as parlé, j’ai écouté ; lorsque tu as commandé, j’ai obéi. Est-ce vrai, Charley ? »

Je répondis :

— Oui, c’est vrai !

Elle reprit :

« Quand tu es venu au Chilcat et que, sans daigner me regarder, tu m’as achetée comme on achète un chien, et que tu m’as emmenée, mon cœur était irrité contre toi et rempli d’amertume et de crainte. Mais tout cela est loin !

« Tu as été bon pour moi, Charley, comme on est bon pour son chien. Il n’y avait pas de place pour moi en ton cœur ; pourtant, tu m’as traitée avec bienveillance et justice.

« J’étais à tes côtés dans les actes de hardiesse que tu as accomplis et dans les grandes entreprises que tu as dirigées. Je t’ai comparé aux hommes des autres races, j’ai vu que tu pouvais tenir ta place parmi eux avec honneur, que ta parole était sage et ta langue véridique.

« Je suis devenue fière de toi, au point que tu as fini par remplir tout mon cœur et toutes mes pensées.

« Tu étais pour moi comme le soleil d’été lorsque sa piste dorée tourne en cercle sans quitter le ciel. Et partout où je jetais mon regard, je contemplais le soleil. Mais ton cœur restait froid, Charley, et il n’y avait toujours pas en lui la moindre place pour moi. »

Je répondis encore :

— C’est exact. Il était froid, et ne contenait pas de place pour toi, mais cela est le passé. À présent, mon cœur fond comme la neige au printemps, lorsque le soleil reparaît.

Tout se détend sous le grand dégel. L’eau courante bruit, les choses vertes bourgeonnent ou pointent. On entend le vol des perdrix, le chant des rouges-gorges et une grande harmonie. L’hiver est vaincu, Passuk, et j’ai appris ce qu’est l’amour d’une femme. »

Elle sourit, se pressa plus étroitement contre moi, et elle ajouta : « Je suis heureuse ! »

Pendant un long moment elle resta immobile, respirant faiblement, sa tête appuyée contre ma poitrine. Ensuite, elle murmura :

« C’est ici que finit la piste, et je suis à bout de forces. Mais je voudrais, avant de me reposer, te parler d’autres choses.

« Il y a bien longtemps, lorsque j’étais encore une petite fille du Chilcat, je jouais toute seule parmi les balles de fourrures dans la cabane de mon père ; car les hommes étaient partis à la chasse et les femmes et les jeunes garçons s’occupaient à rentrer la viande.

« Nous étions au printemps. Je me trouvais seule. Un grand ours brun, affamé, qui sortait de son sommeil hivernal, et dont la fourrure plissait sur les os, passa la tête dans la cabane en grognant : Ouf ! À ce moment mon frère rentrait avec le premier traîneau de viande. Il lutta contre l’ours à l’aide de tisons qu’il retirait du feu et les chiens, tout harnachés, le traîneau toujours derrière eux, sautèrent sur le monstre. Ils déchaînèrent une grande bataille et beaucoup de vacarme, roulèrent dans le feu : les balles de fourrures furent éparpillées et la cabane bouleversée.

« À la fin, l’ours succomba. Dans la gueule, il gardait les doigts de mon frère, et le visage de celui-ci était labouré des marques de ses griffes.

« As-tu remarqué l’Indien sur la piste de Pelly ? Sa moufle qui n’avait pas de pouce et la main qu’il réchauffait à notre feu ? C’était mon frère ! Je lui ai refusé à manger, et il est parti dans le Silence, sans nourriture. »

Tel fut, frères, l’amour de Passuk, qui mourut dans la neige, près du Carrefour du Caribou.

C’était un amour puissant, car elle renia son frère pour l’homme qui la conduisait sur une piste de misère et à une fin cruelle.

Et mieux encore : son amour était si grand qu’elle se sacrifia elle-même.

Avant de fermer les paupières pour toujours, elle prit ma main et la glissa sur sa poitrine, sous sa parka en peaux d’écureuils. Je sentis un sachet bien rempli, et je compris enfin pourquoi elle s’était affaiblie. Chaque jour, nous avions divisé loyalement notre nourriture, jusqu’au dernier morceau ; mais, chaque jour, elle n’avait mangé que la moitié de sa part. Le reste était allé remplir le sachet.

Elle dit :

— Ici se termine la piste pour Passuk, mais la tienne, Charley, continue bien loin encore, par-dessus le grand Chilcoot jusqu’à la Mission Haines, près de la mer. Elle mène bien loin, éclairée par de nombreux soleils, à travers des pays inconnus et des mers étrangères ; elle est longue et pleine d’honneur et de gloire.

« Elle mène aux cabanes de nombreuses femmes et de bonnes épouses, mais elle ne conduira jamais à un plus grand amour que celui de Passuk. »

Je savais qu’elle disait vrai, mais une sorte de folie me saisit. Je jetai loin de moi le sachet et je jurai que mon voyage était terminé. Ses yeux fatigués se voilèrent de larmes et elle ajouta :

« Sitka Charley a vécu avec honneur parmi les hommes, et jamais il n’a manqué à sa parole. Ne tient-il donc plus compte de cet honneur, pour prononcer de vaines paroles près du Carrefour du Caribou ? Ne se souvient-il plus de ceux de Forty-Mile, qui lui ont donné le meilleur de leurs provisions et la fleur de leurs chiens ? Jusqu’ici, Passuk n’a cessé d’être fière de son homme ; qu’il se lève, chausse ses raquettes et parte, s’il ne veut perdre son estime. »

Lorsqu’elle se fut refroidie dans mes bras, je me levai, je recherchai le sachet bien rempli, laçai mes raquettes et repris ma route en chancelant, car mes genoux étaient faibles, mes oreilles bourdonnaient, j’étais pris de vertiges et d’éblouissements.

Il me semblait revoir les pistes depuis longtemps oubliées, parcourues dans mon enfance. Assis près de marmites pleines, à la fête du potlach, j’élevais la voix pour chanter et je dansais devant des hommes et des jeunes filles, accompagné du son des tambours en peau de morse. Ou bien Passuk me tenait par la main et lorsque je me couchais pour dormir, elle veillait près de moi. Lorsque je trébuchais et tombais, elle me relevait. Lorsque je me perdais dans la neige épaisse, elle me ramenait sur la bonne piste.

Et c’est ainsi que, comme un homme privé de raison, poursuivi d’hallucinations et dont les pensées sont égayées par le vin, j’arrivai à la Mission Haines, près de la mer.

Sitka Charley ouvrit les rideaux de la tente.

Il était midi. Vers le Sud, disparaissant derrière la morne colline d’Henderson, le soleil posait sur l’horizon son disque glacial. De chaque côté, les chiens du soleil brillaient. Dans le ciel, la gelée étincelante formait comme un réseau de fils de la vierge.

Au premier plan, à côté de la piste, un chien-loup, les poils hérissés par le froid, pointait son long museau et hurlait lugubrement.


FIN

  1. White River.