Mépris de femmes

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Traduction par Louis Postif.
En pays lointainG. Crès (p. 184-224).

MÉPRIS DE FEMMES

I

Ce fut une très regrettable méprise qui dressa, l’une contre l’autre, Freda et Mrs Eppingwell.

Bien que la cause même de leur désaccord ne fût connue que de quelques hommes, l’aventure, malgré le nombre des années écoulées depuis, n’est oubliée de personne, et elle restera probablement encore longtemps gravée dans le souvenir.

Freda, danseuse de profession, était Grecque d’origine. C’est du moins ce que l’on disait : mais la violente énergie de ses traits et la lueur infernale de son regard pouvaient bien en faire douter.

Elle possédait les plus belles fourrures de toute la contrée, du Chilcoot à Saint-Michaël ; et son nom voltigeait sur toutes les lèvres.

Mrs Eppingwell, femme d’un capitaine, était aussi une étoile sociale de première grandeur. Dans la société la plus select de Dawson, la « clique officielle », comme la qualifiait avec dépit ceux qui en étaient exclus, cette belle personne jetait son éclat.

L’Indien Sitka Charley avait eu une fois l’occasion de voyager en sa compagnie. C’était en pleine famine, alors que la vie d’un homme valait moins qu’une tasse de farine. Il l’avait jugée comme supérieure entre toutes ; et le jugement de l’Indien, qui allait droit à l’essentiel, faisait oracle ; son opinion prévalait dans tous les camps du cercle arctique.

Freda et Mrs  Eppingwell avaient un merveilleux talent pour conquérir et asservir les hommes, mais chacune à sa façon.

Mrs  Eppingwell, d’emblée dominatrice, régnait chez elle et à la caserne ; elle avait imposé sa loi à tous les jeunes hommes, y compris aux chefs du pouvoir judiciaire et exécutif.

Freda, souple et insinuante, conquit la ville. Et, en somme, elle avait soumis à son autorité les mêmes hommes que Mrs  Eppingwell bourrait de thé et de conserves dans sa cabane de rondins au flanc de la colline.

Ces deux femmes menaient une existence nettement séparée. On peut dire qu’elles s’ignoraient complètement. Toutes deux avaient prêté l’oreille aux racontars du camp ; mais c’était simple curiosité ; elles ne cherchaient pas à en apprendre davantage.

Leur quiétude n’aurait jamais été troublée si une aventurière, en l’espèce une beauté professionnelle, n’était venue sur la première glace, en superbe attelage. Sa réputation mondiale l’avait précédée.

Cette personne au nom théâtral de Loraine Lisznayi précipita les événements. Ce fut à cause d’elle que Mrs  Eppingwell descendit un jour le flanc de la colline pour pénétrer dans le domaine de Freda et que Freda jeta la confusion dans la ville et l’embarras au bal du gouverneur.

Tout cela est de l’histoire ancienne pour les habitants du Klondike. Rares sont les gens de Dawson qui en connaissent véritablement les dessous, et plus rares encore ceux qui peuvent se flatter d’avoir discerné les vrais mobiles auxquels obéirent la femme du capitaine et la danseuse grecque.

L’auteur ne cherche pas à rendre l’aventure plus compréhensible ; il se contente d’en exposer les données. Elle eut une solution. Tout l’honneur en revient à Sitka Charley, comme on le verra bien. Freda n’était pas femme à confier ses secrets à un écrivassier ; et ce n’est pas non plus Mrs  Eppingwell qui eût voulu divulguer les siens. Peut-être plus tard toutes deux se laissèrent-elles aller à parler… Mais cette supposition est bien peu vraisemblable.

II

En apparence du moins, Floyd Vanderlip passait pour un des plus solides gaillards de tout Dawson. Ni le dur labeur, ni la plus grossière pitance n’avaient rien pour l’effrayer ; ses premières aventures en témoignent amplement. Devant le danger, il devenait un vrai lion. Quand il lui arriva de tenir en échec un demi-millier d’hommes affamés, tout le monde put dire que jamais œil plus calme n’avait fixé le reflet du soleil sur la mire d’un fusil.

Il n’avait qu’une faiblesse, excès de force peut-être : c’était de ne pas savoir diriger sa force. Cet être plein d’énergie manquait totalement d’esprit de coordination.

Certes il possédait un tempérament d’amoureux et des plus vifs encore. Mais il sut lui imposer silence. Durant de longues années, les collines glaciales furent ses eldorados étincelants ou il vivait de viande d’élan et de saumon.

Or, quand il eut enfin planté ses pieux sur un des claims les plus riches du Klondike, sa passion pour les femmes commença à sourdre et elle éclata lorsque notre homme fut unanimement proclamé roi du Bonanza, et qu’il eut conquis sa place dans la société.

Floyd Vanderlip se rappela alors qu’il avait une fiancée aux États. L’idée qu’elle l’attendait encore lui devint obsédante ; et, ma foi, cet homme qui vivait au 53e degré de latitude nord, considéra comme très agréable de prendre épouse.

Il adressa donc une belle épitre de circonstance à la dite fiancée, une certaine Flossie, et lui ouvrit un crédit assez large pour la défrayer de toutes ses dépenses, trousseau et chaperon y compris. Aussitôt après, il fit bâtir une cabane confortable sur sa concession, en acheta une autre à Dawson et fit part de la nouvelle à ses amis.

L’attente ne tarda pas à lui devenir insupportable ; sa soif d’aimer, trop longtemps inassouvie, ne pouvait se contenir davantage.

Flossie arrivait, certes ; mais Loraine Lisznayi était dans la place.

Cette Loraine Lisznayi commençait à éprouver quelques difficultés à soutenir sa réputation mondiale. Elle avait perdu quelque peu de sa fraîcheur, si appréciée du temps où elle posait dans les ateliers des reines-artistes, lorsque princes et cardinaux venaient, prétendait-elle, lui rendre leurs hommages.

Pour comble d’ennui, ses finances n’étaient plus dans un état très brillant. Après une vie d’aventures, pouvait-elle rêver une meilleure fin qu’avec un roi du Bonanza, un personnage dont la fortune était si formidable qu’il ne fallait pas moins de sept chiffres pour l’indiquer ? Comme le soldat prudent qui cherche une confortable retraite après de longues années de campagne, elle était venue dans le Northland avec la sage intention de se marier. Aussi un jour glissa-t-elle un certain regard dans les yeux de Floyd Vanderlip, et cela au moment même où Vanderlip achetait, dans un magasin de la Compagnie P. C., du linge de table pour Flossie.

Ce regard porta droit au but.

Quand un homme dispose de lui-même, on lui passe bien des fredaines qui feraient jeter les hauts cris si on ne le savait point libre. Or, Floyd Vanderlip n’était plus libre. Tout le monde parlait déjà de sa future union avec Flossie dont on attendait la venue. Aussi quels murmures lorsqu’on vit Loraine Lisznayi descendre la rue principal de Dawson avec l’attelage de chiens-loups du roi de l’or !

Une femme, reporter de l’Étoile de Kansas City étant venue pour prendre des photographies des propriétés de Vanderlip, Loraine fut son acolyte et l’aida à la rédaction d’un article de six colonnes. Les deux femmes furent à cette occasion magnifiquement traitées dans la cabane préparée pour Flossie dont le linge de table rehaussa l’éclat du festin.

On remarqua de fréquentes allées et venues. D’autres festins eurent lieu. Tout s’y passa correctement, soit dit en passant ; n’empêche qu’on ne se fit pas faute d’en jaser ferme, de façon aigre-douce de la part des hommes, avec dépit manifeste de la part des femmes.

Seule, Mrs  Eppingwell ne voulut rien entendre. Des rumeurs vagues montaient bien jusqu’à elle ; mais, peu portée au jugement téméraire, elle ferma les oreilles à la médisance. En somme, elle prêta peu d’attention à ce qui se disait.

Freda ne fit pas de même. Elle n’avait sans doute aucune raison d’être indulgente envers les hommes ni de les plaindre ; mais, par une étrange disposition de sa nature, elle s’attendrissait sur les femmes, et sur celles-là même qu’elle était en droit d’aimer le moins. Son cœur s’attendrit donc à la pensée de Flossie qui, en ce moment, suivait la longue piste pour rejoindre un homme qui allait peut-être se lasser de l’attendre.

Freda se la représentait comme une jeune fille timide et affectueuse, avec une bouche sans énergie, des lèvres gentiment boudeuses, une chevelure ébouriffée, baignée de soleil, et des yeux remplis des grands bonheurs et des petites joies de la vie. Mais parfois aussi elle se la figurait le visage masqué jusqu’au nez, aveuglée par la neige, se traînant péniblement derrière les chiens…

Voilà pourquoi, un soir, au bal, elle sourit à Floyd Vanderlip.

Peu d’hommes pouvaient échapper à la séduction du sourire de Freda ; et Floyd Vanderlip ne fit pas exception à la règle.

Sa bonne fortune auprès de l’ancien modèle des reines-artistes lui avait donné une excellente opinion de lui-même ; et la faveur que lui marquait maintenant la danseuse grecque le flatta au point qu’il se crut irrésistible.

Pour avoir pu attirer sur lui, deux fois de suite, l’attention de si charmantes créatures, il fallait qu’il possédât des qualités profondément sympathiques. Lesquelles ? Il n’aurait su exactement les définir ; mais il les sentait vaguement en lui et il en conçut un grand orgueil. Quelque jour, quand il aurait du temps à perdre, il s’analyserait en détail ; pour l’instant, il acceptait tout naturellement le présent que lui offraient les dieux.

Quelques réflexions germèrent dans le cerveau de cet impulsif.

Qu’avait-il pu trouver de si séduisant en Flossie ; et pourquoi diable l’avoir appelée à lui ?

Il dut s’avouer qu’il n’y songeait guère quelque temps auparavant. Son esprit était encore occupé par le souvenir tout récent de ses fouilles, celles qu’il avait si heureusement entreprises dans le Creek Bonanza. Elles lui avaient fait acquérir une situation bien assise. N’était-ce donc pas Loraine Lisznayi la femme qu’il lui fallait ? Connaissant la grande vie, elle saurait recevoir magnifiquement ses hôtes et faire sonner ses dollars.

Mais Freda lui avait souri ; et il s’était senti pris par elle. Comment eût-il pu reconnaître celle de ces deux femmes qui possédait le mieux son cœur ? Impossible de les comparer ; elles avaient agi sur lui de manières si différentes.

Dès le premier abord, Loraine l’avait ébloui par l’étalage de ses relations princières et par de petites anecdotes sur les cours où elle jouait toujours un rôle avantageux. Elle exhiba un peu plus tard de mignonnes lettres, signées du nom d’une reine authentique qui l’appelait « ma chère Loraine » et se disait « sa très affectionnée ». Il s’émerveilla qu’une si grande dame ait pu consentir à lui consacrer quelques instants.

Pour achever de l’ensorceler, elle le compara à de nobles personnages qui n’existaient du reste que dans son imagination. Ainsi lui fit-elle perdre la tête ; et notre homme regretta de s’être tenu si longtemps à l’écart du grand monde.

Plus rusée, Freda savait habilement doser ses louanges. Parfois elle se faisait humble pour mieux corser ses moyens de séduction. Floyd n’y entendait point malice ; et quand il se sentit vaincu, on l’eût fort embarrassé en lui demandant ce qui lui plaisait en elle. Le fait est que chaque jour il subissait davantage l’influence de Freda ; et on les vit très fréquemment en promenade dans son traîneau.

C’est de là que provint le malentendu qui fait le nœud de cette histoire.

Des bruits plus précis et plus consistants coururent, où le nom de la danseuse fut prononcé ; et ils parvinrent aux oreilles de Mrs  Eppingwell.

Mrs  Eppingwell, elle aussi, songeait à la pauvre Flossie, foulant la neige durant d’interminables heures, les pieds meurtris par les mocassins. Elle se mit à inviter fréquemment Floyd Vanderlip à prendre le thé chez elle, au flanc de la colline.

Nul avant lui n’avait été poursuivi de la sorte.

Trois femmes ! et quelles femmes… se disputaient son cœur, tandis qu’une quatrième arrivait pour faire valoir ses droits.

Mais revenons à Mrs  Eppingwell et au malentendu.

La femme du capitaine chercha à sonder Sitka Charley qui connaissait la jeune Grecque à qui il avait vendu assez récemment des chiens. Mais au lieu de prononcer le nom de Freda, elle se contenta de la désigner sous l’appellation : « Cette… Hum… horrible femme. »

Sitka Charley crut qu’elle faisait ainsi allusion à la Liszanyi qui occupait sa pensée à cet instant même. Il répéta donc comme un écho :

– Oui, cette… horrible femme !

N’était-ce pas abominable de s’interposer ainsi entre des fiancés ? Certes, il en convint.

« Songez donc, Charley : ce n’est qu’une enfant, reprit-elle. J’en suis sûre. Elle arrive dans un pays étranger, sans une amie pour l’accueillir. Aidons-la, voulez-vous ? »…

Sitka Charley promit son concours et, en s’éloignant, il s’indigna de la scélératesse de Loraine Lisyani, tout en admirant fort les beaux sentiments de Mrs  Eppingwell et de Freda, ces deux nobles cœurs qui s’intéressaient généreusement au sort d’une inconnue.

L’âme de Mrs  Eppingwell était la limpidité même. Quand jadis Sitka Charley la conduisait à travers les collines du Silence, il avait parfaitement bien jugé cette femme au regard loyal, à la voix nette, à la franchise absolue et dont les lèvres avaient une façon bien spéciale pour intimer définitivement un ordre. Elle allait toujours droit au but. Ayant jaugé Floyd Vanderlip comme il convenait, elle estima inutile de le sermonner, mais elle n’hésita pas à descendre à la ville pour aller voir en plein jour Freda la danseuse.

Aussi bien que son mari, elle était au-dessus des commérages. Décidée à rencontrer Freda, rien ne pouvait la détourner de sa démarche.

Par un froid de soixante degrés, debout dans la neige, elle dut parlementer durant cinq longues minutes avec une camériste. On ne la reçut pas ; et sous cet affront, elle remonta la colline, le cœur ulcéré du traitement qu’on venait de lui infliger.

« Qu’était-ce donc, après tout, que cette femme pour refuser de la recevoir ? se demandait-elle. N’était-ce pas plutôt elle, femme d’un capitaine, qui pouvait éconduire une danseuse ? »

Si Freda était venue la voir pour un motif quelconque, ne l’aurait-elle pas fait asseoir à son foyer ? ne l’aurait-elle pas invitée à s’expliquer en toute franchise, la mettant à l’aise tout simplement ?

Faisant fi des conventions, Mrs  Eppingwell n’avait pas hésité à faire une démarche quasi humiliante. Elle n’avait pas craint de s’exposer au jugement sévère des dames de la ville. À présent, l’affront reçu lui crispait de cœur, et elle éprouvait à l’égard de Freda le plus vif des ressentiments.

Et pourtant la conduite de Freda n’aurait pas dû susciter une telle colère. Nous allons essayer de montrer les choses sous leur véritable jour.

C’était bien avec un sentiment de condescendance que Mrs  Eppingwell se rendit chez Freda, une déclassée en somme ; et, en se dérobant, Freda n’avait fait rien d’autre qu’obéir aux préjugés les plus impératifs de la société. Tout au fond d’elle-même, elle eût adoré le caractère de Mrs  Eppingwell. Le fait de recevoir celle-ci dans son intimité, même quelques brefs instants, l’eût transportée de joie ; mais il ne convenait pas qu’une honnête femme vînt se commettre chez une danseuse. C’est ce que Freda voulut éviter par excès même de respect envers l’honnête femme. Ce refus de le recevoir, dû à un amour-propre exagéré, était également motivé par une autre cause.

Elle était encore toute suffoquée par la récente irruption que Mrs  Mac Fee, la femme du pasteur, avait faite chez elle, avec des airs de virago, une pluie de soufre, une rafale de pieuses exhortations. Quel pouvait donc bien être le but de la visite de Mrs  Eppingwell ?

Freda ne se sentait coupable d’aucun méfait ; la dame qui se morfondait à sa porte se souciait sans doute fort peu du salut de son âme. Alors qu’était-ce donc qui attirait cette dame ?

Bien que ne pouvant se détendre d’une vive curiosité, Freda se raidit dans cet orgueil que témoignent ceux qui en manquent d’ordinaire ; elle demeura dans la pièce la plus reculée de la maison, tremblante comme une vierge sous la première caresse de l’amant.

Si Mrs  Eppingwell souffrit en remontant la colline, Freda éprouva aussi une vraie douleur, étendue, muette, le visage dans son oreiller, les yeux secs et la bouche brûlante.

Mrs  Eppingwell possédait une grande science du cœur humain. Elle visait à l’universalité. Il lui était facile d’oublier la couche des conventions sociales pour considérer les choses du même œil que les sauvages. Ce qui est primitif, essentiel ; ce qui rapproche le chien-loup de l’homme affamé, ne lui eût pas échappé ; elle eût pu prévoir les actes de l’homme et de la bête placés tous deux dans un ensemble de circonstances semblables. Pour elle, une femme drapée de pourpre ou vêtue de haillons, restait femme.

Freda était femme. Mrs  Eppingwell n’aurait pas été étonnée d’être cordialement reçue par la danseuse et de converser familièrement avec elle ; et, d’autre part, se voir traitée, après un accueil glacial, avec la dernière arrogance ne l’aurait pas autrement surprise.

Mais comment s’attendre au traitement que lui infligeait cette fille ? Voila qui était tout à fait déconcertant. Le mobile de Freda échappait a Mrs  Eppingwell. Cela valait peut-être mieux, car il est des sentiments qu’on ne pénètre qu’avec difficulté pour en éprouver une humiliation fort pénible. Le monde ne se porterait certainement pas plus mal si les femmes comme Mrs  Eppingwell, se piquant de tout connaître, se trouvaient tout à coup dépourvues de cette curiosité dont elles s’enorgueillissent tant.

Quoiqu’il en fût, le ressentiment de Mrs  Eppingwell était sans bornes, et l’estime de la danseuse envers Mrs  Eppingwell, plus grande encore qu’auparavant.

III

Pendant un mois, les choses allèrent leur train.

Mrs  Eppingwell s’efforça de soustraire notre homme aux câlineries de Freda jusqu’à ce que Flossie pût arriver. Celle-ci gagnait chaque jour quelques milles sur la piste mélancolique ; Freda, pour déjouer le plan de l’intrigante Lisznayi, concentrait ses batteries en rusant de son mieux pour remporter la victoire. Quant à l’homme, balancé par toutes ces intrigues comme une navette, il était de plus en plus fier et se croyait un autre Don Juan.

Si, en fin de compte, l’homme se laissa prendre aux manœuvres de Loraine, ce fut bien de sa faute.

On voit parfois un séducteur employer des ruses bien étranges contre la vierge qu’il convoite ; mais les ruses de la femme pour triompher de l’homme dépassent toute compréhension. Qui aurait osé prévoir la conduite de Floyd Vanderlip vingt-quatre heures auparavant ?

Peut-être fut-il fasciné par le restant des belles apparences de Loraine, ou par des histoires abracadabrantes de palais et de princes. Toujours est-il que cet être dont l’existence fut façonnée dans la rudesse et l’ignorance, se laissa éblouir au point de consentir finalement à descendre le fleuve pour épouser l’aventurière à Forty-Mile.

Comme gage de ses intentions, il acheta des chiens à Sitka Charley, car un seul traîneau ne suffit pas à une femme telle que Loraine Lisinayi s’apprêtant à prendre la piste. Puis il remonta le Creek pour s’assurer que ses mines du Bonanza n’auraient pas à souffrir de son absence.

Afin de dérouter les soupçons, il voulut laisser croire à Sitka Charley que les chiens demandés devaient servir à traîner du bois de charpente de la scierie à ses drains ; mais Sitka fit preuve à cette occasion d’une rare perspicacité.

Il promit de fournir les chiens à une certaine date : mais à peine Floyd Vanderlip venait-il de se diriger vers ses mines que l’Indien courut chez Loraine Lisznayi pour lui dire, d’un air bouleversé :

— Je suis au désespoir ! Je m’étais engagé à livrer des chiens à M. Vanderlip et je viens d’apprendre que ce malotru de Meyers, le trafiquant allemand, a raflé toutes les bêtes ; il a écumé le marché. Il faut que je sache où est allé M. Vanderlip pour connaître la date exacte à laquelle il aura besoin de ces chiens. Et encore ! Pourrai-je les lui procurer ? À cause de cet Allemand de malheur, les prix sont devenus inabordables ; on parle de cinquante dollars par tête. Mais où donc trouver M. Vanderlip ?

La Lisznayi lui indiqua tout ce qu’il voulait savoir. Elle s’efforça de le rassurer, s’engagea elle-même à parfaire la différence entre le prix convenu et le nouveau prix et poussa la naïveté jusqu’à le remercier de montrer tant d’empressement.

Une heure plus tard, Freda savait que l’enlèvement était fixé au vendredi soir, vers le haut du Creek et que, pour l’instant, Floyd Vanderlip était parti en amont du fleuve. Plus de temps à perdre.

Le vendredi matin, Devereaux, le courrier officiel, chargé des dépêches du Gouvernement, arriva sur la glace. Outre les dépêches, il apportait des nouvelles de Flossie. Il l’avait dépassée à Sixty-Mile ; gens et bêtes se portaient à merveille ; la jeune fille arriverait sans doute le lendemain.

Mrs  Eppingwell en respira d’aise. Floyd Vanderlip était loin, hors d’atteinte. Avant que la Grecque pût le reprendre, sa fiancée serait auprès de lui.

Ce même après-midi, l’énorme Saint-Bernard, fidèle gardien de la demeure du capitaine Eppingwell, fut assailli par une bande de malemutes en maraude, qu’une longue piste avait affamée. Il disparut sous leur masse hirsute pendant une trentaine de secondes avant que deux solides gaillards, armés de haches, eussent réussi à le dégager. Deux minutes de plus, c’en était fait de lui ! Les voraces le dépeçaient et l’emportaient dans leur estomac. Heureusement, il ne s’agissait que de blessures peu graves. Mrs  Eppingwell appela Sitka Charley pour réparer le dommage, en particulier une patte de devant qui, par mégarde, était restée une seconde de trop dans la gueule d’un des affamés.

Comme l’Indien remettait ses moufles pour s’en aller, la conversation tomba sur Flossie, et, tout naturellement, sur « cette horrible femme ». C’est ainsi que Mrs  Eppingwell persistait à appeler Freda ; et Sitka, croyant toujours qu’elle faisait allusion à Loraine, lui apprit que « cette horrible femme » avait l’intention de filer cette nuit même avec Floyd Vanderlip.

Mrs Eppingwell jugea la conduite de Freda plus sévèrement que jamais. Elle rédigea sur le champ un billet à l’adresse de l’homme infidèle et le confia à un messager qui alla se poster à l’embouchure du Bonanza. Un autre commissionnaire, porteur d’une lettre de Freda, arriva également sur ce point stratégique, de sorte que Floyd Vanderlip, aux dernières lueurs du jour, en descendant gaîment de son traîneau, reçut les deux missives à la fois.

Il déchira en deux celle de Freda. Non, il n’irait pas la voir. Des événements plus importants l’attendaient cette nuit. Du reste, elle n’entrait plus en ligne de compte. Mais Mrs  Eppingwell ! Il ferait de son mieux pour la satisfaire, il irait donc la voir au bal du gouverneur pour entendre ce qu’elle avait à lui dire. Au ton de la lettre, cela devait être important ; qui sait ?…

Avec un sourire de contentement, il ne chercha pas à approfondir les choses. Tout de même ! Quel succès auprès des femmes !… Éparpillant au vent les morceaux de la lettre, il lança les chiens au grand trot vers sa cabane.

Le bal en question était un bal masqué. Il lui fallut préparer le travesti qu’il avait porté à l’opéra, deux mois auparavant, puis se raser et dîner. Et voilà comment, lui, le principal intéressé, ignorait l’arrivée imminente de Flossie !

— Conduis-les jusqu’au trou d’eau, au delà de l’hôpital, à minuit précis. Et sois-y surtout ! dit-il à Sitka Charley venu pour lui annoncer que le dernier chien serait là, dans une heure.

— Voici le tas, voilà la balance. Pèse ta poudre et fiche-moi la paix ! Je dois me préparer pour le bal.

Sitka Charley pesa ce qui lui était dû et partit avec une lettre adressée à Loraine Lisznayi, dont les termes, devina-t-il à juste raison, avaient trait à un rendez-vous au trou d’eau, au delà de l’hôpital, à minuit précis.

IV

À deux reprises, Freda avait envoyé des messages à la caserne où la danse battait son plein, et chaque fois, ils étaient revenus sans réponse. Alors elle usa des grands moyens, les moyens que seule elle était capable d’employer.

Ayant mis ses fourrures et ajusté un masque sur son visage, elle se rendit au bal du gouverneur.

Il convient de dire qu’il existait une formalité à laquelle la « clique officielle » se conformait depuis longtemps, mesure de prudence pour protéger la dignité des femmes et des filles des fonctionnaires en assurant le décorum de la fête.

À chaque bal masqué, on formait un comité de personnes chargées de se tenir à l’entrée de la salle pour jeter un coup d’œil sous le masque des amants. La plupart des hommes ne recherchaient nullement l’honneur d’en faire partie ; mais il se trouvait que ceux qui désiraient le moins en être, étaient précisément les plus capables de rendre service.

Le pasteur n’était pas assez physionomiste et il ignorait trop la situation des habitants de la ville pour distinguer ceux qu’il convenait de recevoir ou d’évincer.

Il en était de même de quelques autres dignes gentlemen pourtant très désireux de jouer le rôle de cerbère. Mrs  Mac Fee, l’épouse du pasteur, pour obtenir ce poste tant convoité par elle, aurait vendu son âme au diable.

Un soir, certain trio, ayant échappé au contrôle, causa pas mal de scandale avant qu’on eût découvert l’identité des intrus.

À la suite de cet incident, seules furent préposées à la garde les personnes vraiment capables de remplir cette fonction ; et elles s’y prêtèrent du reste de fort mauvaise grâce.

Cette nuit-là, un nommé Prince était de faction à la porte. On l’avait circonvenu et il ne revenait pas encore d’avoir pu accepter une mission qui menaçait de lui aliéner une moitié de ses amis pour complaire à l’autre.

Parmi ceux qu’il avait dû éconduire, il en connaissait trois ou quatre, rencontrés au travail ou sur la piste — d’excellents camarades au demeurant – mais qui ne présentaient précisément pas les qualités requises pour une soirée aussi mondaine.

Il songeait au moyen de se débarrasser au plus tôt de sa corvée, lorsqu’une femme apparut sous les lumières. Freda ! Rien qu’aux fourrures, il aurait juré que c’était elle, s’il ne l’avait déjà reconnue à son port altier.

C’était bien la dernière femme qu’il se serait attendu à voir en ce lieu. Mais, certainement, elle ne viendrait pas s’exposer à l’humiliation d’un refus et plus encore au mépris des femmes, en supposant qu’on la laissât pénétrer dans la salle de bal. Prince était parfaitement sûr qu’elle avait trop de jugement pour cela. Or elle s’approcha.

Il fit non de la tête, sans même lui demander qui elle était ; il la connaissait trop bien pour se méprendre.

Mais Freda, devant lui, souleva son loup de soie noire et le rabattit aussitôt. L’espace d’un éclair, il admira son visage.

Le dicton populaire qui circulait dans toute la contrée n’était pas sans fond de vérité : Freda jouait avec les hommes comme les enfants avec les bulles de savon.

Pas un mot ne fut échangé. Prince s’effaça et quelques instants plus tard il donna, avec force gestes et d’une voix incohérente, sa démission du poste qu’il avait trahi.

Dans la salle, une femme svelte, à l’allure souple, errait inquiète parmi les invités. Tantôt elle s’arrêtait devant un groupe, tantôt devant un autre.

D’aucuns — ceux qui auraient dû être de faction à l’entrée du bal — reconnaissant les fourrures, ne cachaient pas leur étonnement ; mais ils avaient garde de parler.

Le galbe de cette belle personne et toute sa grâce originale intriguaient les femmes ; mais sa silhouette, pas plus que ses fourrures, ne leur étaient familières.

Mrs  Mac Fee, sortant de la salle ou tout était prêt pour le souper, rencontra l’éclair des yeux brillants et interrogateurs à travers le loup de soie. Elle sursauta en essayant de se rappeler ou elle avait déjà aperçu ce regard ; et elle revit aussitôt l’image vivante d’une certaine pécheresse orgueilleuse et rebelle, qu’elle avait rencontrée une fois au cours d’une mission infructueuse pour le compte du Seigneur.

En proie à une ardente et vertueuse colère, l’excellente dame voulut prévenir sans tarder Floyd Vanderlip et Mrs  Eppingwell.

Ceux-ci venaient à l’instant même d’entrer en conversation. Sachant prochaine l’arrivée de la jeune fiancée, Mrs  Eppingwell s’était décidée à aller droit au but ; et un petit sermon incisif sur la morale lui brûlait les lèvres, lorsque soudain un personnage inconnu les aborda.

Mrs  Eppingwell remarqua, sans déplaisir, le léger accent étranger de la femme aux fourrures qui s’excusait de venir troubler l’entretien, préludant ainsi à la prise de possession de Floyd Vanderlip.

Au moment même où Mrs  Eppingwell cédait sa place en se retirant avec un salut plein de courtoisie, la main justicière de Mrs  Mae Fee s’abattit sur la coupable, dont elle arracha le masque.

Tout d’abord la femme fut consternée. Mais aussitôt un visage splendidement beau et des yeux itinérants apparurent aux assistants, qui, tous, s’approchèrent.

Quant à Floyd Vanderlip, il était confondu. La situation eût exigé un geste immédiat ; mais lui demeurait là, bouche bée, sans savoir de quoi il retournait. Désemparé, il regardait tout autour de lui.

De son côté, incapable elle aussi de comprendre ce qui se passait, Mrs  Eppingwell ne savait quelle contenance prendre.

Pourtant il fallait bien qu’une explication vînt de quelque part ; et Mrs  Mac Fee ne faillit pas à sa tâche.

Sa voix celtique, désagréablement perçante, s’éleva :

Mrs  Eppingwell ! C’est avec le plus grand plaisir que je vous présente Freda Moloof, Mademoiselle Moloof, si je ne me trompe !

Malgré elle, Freda se détourna. Le visage découvert, il lui semblait entrer dans un cauchemar : elle se voyait toute nue au milieu d’un cercle d’individus masqués, dont on n’apercevait que la lueur des prunelles. Elle eut l’impression qu’une horde de loups avides la cernaient, prêts à se jeter sur elle. Peut-être quelqu’un aurait-il pitié d’elle ? Mais à cette idée elle se cabra. Décidément, elle préférait affronter le mépris général.

Elle avait le cœur solide, cette femme ; et puisqu’elle était venue chercher sa proie au milieu de la meute, que Mrs  Eppingwell s’y oppose ou non, elle ne la lâcherait pas.

Un revirement soudain s’opéra dans l’esprit de Mrs  Eppingwell. C’était donc Freda ! pensa-t-elle, Freda la danseuse, le fléau des hommes, cette femme qui lui avait fermé sa porte !

Elle ressentit, comme si elle souffrait elle-même, toute l’humiliation que devait éprouver maintenant cette fière créature, masquée seulement de sa fierté.

Peut-être parce que son tempérament anglo-saxon lui interdisait d’attaquer une ennemie en état d’infériorité, peut-être parce que la situation rendait Freda plus intéressante aux yeux de l’homme à conquérir, peut-être aussi pour ces deux motifs à la fois, Mrs  Eppingwell eut un geste des plus inattendus.

La voix aiguë de Mrs  Mac Fee, vibrante de méchanceté, s’étant fait de nouveau entendre, Freda ne put maîtriser un mouvement pour se détourner ; mais Mrs  Eppingwell le prévint et enlevant son masque, elle salua la jeune Grecque d’un lent signe de tête.

Pendant que les deux femmes se dévisageaient, il s’écoula une de ces secondes qui paraissent interminables.

L’une, les yeux flamboyants, prête à foncer, telle une bête aux abois, éprouvait par anticipation toute la douleur et la rancune du mépris, du ridicule, des insultes que d’elle-même elle était venue chercher. Éblouissante coulée de lave, elle brûlait et bouillonnait de chair et d’esprit.

L’autre, l’œil calme, le visage impassible, forte de sa droiture, de sa confiance en elle-même, se sentait sans passions, sans le moindre trouble et apparaissait comme une statue ciselée dans un bloc de marbre.

Un gouffre les séparait. Mrs  Eppingwell se refusait à le voir. Il n’y avait plus de pont à franchir, ni de talus à descendre. Elle semblait, par son attitude, vouloir montrer à l’autre femme l’absolue égalité où elle la tenait, un terrain de commune féminité, dont, imperturbable, elle n’abandonnerait pas un pouce.

Cette attitude exaspéra Freda. Si elle avait appartenu à une race inférieure, elle serait restée indifférente ; mais, sensible aux nuances les plus subtiles, elle pouvait suivre l’autre et lire jusqu’au tréfonds de son âme.

— Pourquoi me montrer tant de condescendance ? fut-elle sur le point de lui crier. Crachez sur moi, avilissez-moi, ce serait me témoigner plus de pitié.

Elle tremblait. Ses narines se dilataient et palpitaient. Mais elle se contint, rendit le salut et se tourna du côté de l’homme.

— Accompagnez-moi, Floyd, dit-elle tout simplement ; j’ai besoin de vous.

— Par le… s’écria brusquement Floyd Vanderlip qui s’arrêta soudain, étant encore assez correct pour ne pas achever son juron.

Où diable en était-il ? Fût-il jamais un homme dans une situation plus stupide ?

Du fond de sa gorge monta une sorte de gloussement qui s’éteignit contre son palais. Indécis, il haussa les épaules et regarda tour à tour les deux femmes d’un air suppliant.

— Je vous demande pardon, rien qu’un instant ; mais je désirerais parler d’abord à M. Vanderlip, dit Mrs  Eppingwsll d’une voix grave et flûtée à la fois, témoignant la volonté par chacune de ses intonations.

L’homme ne demandait pas mieux et eut un regard de reconnaissance. Mais Freda intervint aussitôt :

— Je regrette, dit-elle, ce n’est pas le moment ; il faut qu’il me suive et tout de suite.

Ces mots tombèrent sans effort de ses lèvres ; mais elle ne put s’empêcher de sourire en elle-même de leur faiblesse, les sentant si peu appropriés à la circonstance. Elle les eût plutôt hurlés.

— Mademoiselle Moloof, se récria Mrs  Eppingwell, qui êtes-vous donc pour vous emparer ainsi de Mr  Vanderlip et lui dicter sa conduite ?

Les traits de l’homme se détendirent ; et son visage s’éclaira d’un sourire. Il n’y avait encore que Mrs  Eppingwell pour le tirer d’embarras ; cette fois Freda avait trouvé à qui parler.

— Je… Je… balbutia Freda dans un instant d’hésitation ; mais son esprit féminin de combativité reprit le dessus.

— Et qui êtes-vous donc pour me poser pareille question ?

— Je suis Mrs  Eppingwell, et…

— Bah ! interrompit sèchement Freda. Vous êtes la femme d’un capitaine qui, naturellement, est votre mari. Je ne suis qu’une danseuse. Que voulez-vous faire de cet homme ?

— Cela ne s’est jamais vu, dit avec indignation Mrs  Mac Fee, avide d’entrer en lice.

Mais Mrs  Eppingwell la fit taire d’un regard, car elle venait de concevoir un nouveau plan de riposte :

— Puisque mademoiselle Moloof semble avoir des droits sur vous, M. Vanderlip, au point qu’il lui paraît impossible de m’accorder quelques secondes de votre temps, elle m’oblige à m’adresser directement à vous. Puis-je vous parler seule à seul, tout de suite ?

Mrs  Mac Fee ferma la bouche avec un petit bruit sec. Cela venait de mettre fin à une situation embarrassante.

— Mais… bien sûr ! bredouilla Floyd. Naturellement, naturellement, ajouta-t-il, devenant plus loquace à la perspective de se voir délivré.

La jeune Grecque se tourna vers lui, avec tous les feux de l’enfer dans ses yeux étincelants. On eût dit une dompteuse.

La bête qui était en lui rampa sous l’étrivière.

— C’est-à-dire, reprit-il, plus tard ! Demain, Mrs  Eppingwell. Oui, demain ; c’est ce que je voulais dire !

Il se consola en songeant que s’il avait résisté, d’autres complications auraient pu survenir. Et puis, n’avait-il pas un rendez-vous au trou d’eau, près de l’hôpital ? Et l’heure pressait.

Bon Dieu ! Il n’avait jamais rendu pleine justice aux charmes de Freda ! N’était-elle pas admirable ?

Celle-ci dit d’un ton sec à Mrs  Mac Fee :

— Je vous serais bien obligée de me rendre mon masque.

Sans un mot, la dame le lui rendit.

Même dans sa défaite, Mrs  Eppingwell sut garder la majesté d’une reine : « Bonsoir mademoiselle Moloof, » dit-elle avec calme.

Freda lui rendit son salut et put à peine résister au désir de se jeter à genoux pour implorer son pardon. Au fait, peut-être est-ce un peu trop dire ; il n’en est pas moins vrai qu’un sentiment indéfinissable l’oppressait et qu’elle brillait d’envie de le manifester publiquement.

Vanderlip fit le geste de lui offrir le bras. Mais elle venait d’abattre sa proie au milieu de la meute ; et, avec la morgue des rois qui traînaient les vaincus derrière leur char, elle gagna seule la sortie ; Floyd sur ses talons cherchait à retrouver son équilibre mental.

V

Le froid était cinglant.

En suivant un détour de la piste, ils arrivèrent, après une marche d’un quart de mille, à la cabane de la danseuse. Sous l’effet de l’haleine, le visage de la jeune femme avait eu le temps de se couvrir de givre ; et la grosse moustache de son compagnon s’était transformée en glaçon. Aussi ne parlaient-ils plus maintenant qu’avec difficulté.

À la lueur verdâtre de l’aurore boréale, ils remarquèrent que le mercure était gelé dans l’ampoule du thermomètre suspendu à la porte. Un millier de chiens, chœur lamentable, gémissaient sur leurs anciennes infortunes et imploraient la pitié des étoiles impassibles.

Pas un souffle n’agitait l’atmosphère ; mais pour les pauvres bêtes, il n’existait nulle protection contre le froid, aucun coin bien abrité où se glisser prudemment. Le gel régnait partout ; elles restaient en plein air, étirant sans cesse leurs membres raidis par la fatigue et poussant le long hurlement du loup.

L’homme et la femme demeurèrent un instant silencieux. Freda se laissa enlever ses fourrures par la servante. En attendant que celle-ci se fût éloignée dans la pièce du fond, Floyd Vanderlip rechargea le feu, et, la tête penchée au-dessus du poêle, fit fondre les glaçons qui alourdissaient sa lèvre supérieure. Puis il roula une cigarette et regarda distraitement Freda, dont il respirait le parfum. Elle jeta un coup d’œil sur la pendule. Dans une demi-heure, il serait minuit.

Comment le retiendrait-elle ? Lui en voulait-il de ce qu’elle venait de faire ? Que pouvait-il bien penser ? Quelle contenance prendre à son égard ? Oh ! elle ne doutait pas de pouvoir le garder jusqu’à ce que Stika Charley et Devereaux se fussent acquittés de leur mission, devrait-elle pour cela le tenir sous la menace de son revolver.

Il y avait bien une autre façon d’y réussir ; à cette pensée, elle le méprisa davantage. Appuyant la tête sur sa main, elle vit défiler devant elle les souvenirs douloureux et tragiques de sa jeunesse, et elle songea un instant à l’émouvoir… Dieu ! Il serait au-dessous de la brute celui qui, à une pareille histoire, racontée avec un accent sincère, ne tressaillirait pas jusqu’au fond des entrailles ! Mais bah ! Floyd n’en valait pas la peine et c’eût été bien inutile de réveiller des souffrances passées.

Tandis que, soulevant le voile de sa vie passée, elle restait abîmée dans ses pensées, lui se délectait à examiner le lobe rose de son oreille, rendue diaphane par la lumière de la chandelle placée derrière elle.

Remarquant la direction de son regard, elle tourna un peu la tête pour se présenter à lui de profil.

La beauté de son pur profil était l’une de ses meilleures armes. Elle en connaissait depuis longtemps le pouvoir magique et ne se faisait pas faute de l’exercer à l’occasion.

La chandelle se mit à vaciller. Allongeant le bras, elle enleva délicatement, du milieu de la flamme jaune, la mèche charbonnée. Aucun de ses gestes n’était sans grâce et elle mettait cette fois tous ses soins à rendre plus parfaite sa grâce instinctive.

Posant à nouveau la tête sur sa main, elle se prit à considérer son compagnon d’un air rêveur ; car nul homme au monde ne reste insensible à l’attention d’une femme jolie.

Elle ne se pressait pas d’entamer la conversation. Si Floyd savourait cette attente, elle ne déplaisait pas non plus à Freda. Il ressentait une impression de bien-être à saturer ses poumons de nicotine en la contemplant ; et il songeait que là-bas, près du trou d’eau, passait une route qu’il arpenterait bientôt durant de longues heures glaciales. Il aurait dû, pensait-il encore, se montrer irrité contre Freda à cause de la scène qu’elle avait provoquée ; mais, chose curieuse, il ne lui en voulait nullement. Pareil scandale ne se fût sans doute pas produit sans Mrs  Mac Fee, cette commère ! À la place du gouverneur, il imposerait cette femme, et toutes celles de son espèce, de cent onces d’or par trimestre, sans oublier non plus tous les requins de l’Évangile et les pilotes du ciel.

À coup sûr, Freda s’était comportée en grande dame ; bien mieux, elle avait tenu tête à Mrs  Eppingwell. Jamais il ne lui aurait cru tant de fermeté.

Pour l’instant, ses regards s’attardaient sur la jeune femme, et de préférence ils revenaient à ses yeux. Mais il était bien loin de soupçonner le mépris qui se dissimulait dans leur profondeur.

Par Jupiter ! Quel beau brio de fille ! Pourquoi l’examinait-elle ainsi ? Est-ce que, par hasard, elle aussi voulait l’épouser ? Sans aucun doute ; mais elle n’était pas la seule.

Elle avait tout pour plaire assurément. Et jeune avec cela, plus que Loraine Lisznayi. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Vingt-trois, vingt-quatre, tout au plus vingt-cinq ans. Elle n’était pas d’une nature à s’épaissir ; cela se devinait au premier coup d’œil.

Il n’aurait pu en dire autant de Loraine Lisznayi qui, elle, avait pris quelque embonpoint depuis l’époque où elle posait chez les artistes. Bah ! elle maigrirait quand il la tiendrait sur la piste et lui ferait prendre les raquettes pour tasser la neige devant les chiens. Ce procédé ne rate jamais son effet.

Ses pensées le menèrent vers un palace, sous le ciel paresseux de la Méditerranée. Que deviendrait alors son union avec Loraine ? Plus de froid, plus de piste, ni même de famine pour rompre la monotonie des jours. Elle vieillirait et, à chaque réveil, les ravages du temps marqueraient leur œuvre. Tandis que Freda… Il poussa un vague soupir de regret de n’être point né sous l’étendard du Prophète ; puis ses pensées revinrent en Alaska.

— Eh bien ?

Les aiguilles de la pendule marquaient minuit moins le quart. Il était grand temps pour lui de descendre vers le trou d’eau.

— Oh ! s’écria Freda, comme sortant d’un rêve.

Son mouvement de surprise parut si spontané que l’autre s’y laissa prendre. Quand un homme s’aperçoit qu’une femme, en le regardant d’un air pensif, s’est oubliée à méditer sur son compte, il lui faut un sang-froid peu commun pour se résoudre à orienter ses voiles et à prendre le large.

— Je me demandais pourquoi vous désiriez me parler, expliqua-t-il, en rapprochant son siège de la table.

— Floyd, dit-elle, en l’enveloppant d’un beau regard, je ne peux plus me souffrir ici ; je veux partir. Il me serait impossible d’y vivre jusqu’à la débâcle du fleuve. Si je devais y rester plus longtemps, j’en mourrais. Je suis sûre que j’en mourrais. Je veux m’en aller tout de suite.

En un geste de supplication muette, elle posa la main sur celle de Floyd, qui s’en empara pour la retenir prisonnière.

Encore une, pensa-t-il, qui se jette à ma tête ! Bah ! Loraine ne se portera pas plus mal de se rafraîchir les pieds un peu plus longtemps au trou d’eau.

— Eh bien ?

L’interrogation, cette fois, venait de Freda, douce et anxieuse.

— Je ne sais que vous dire, répondit-il vivement, tout en trouvant que les événements se précipitaient un peu trop.

— Ce serait le bonheur de ma vie, Freda ; vous le savez bien, ajouta-t-il en lui pressant davantage la main.

Elle fit un signe d’assentiment. Après cela, faut-il s’étonner de sa piètre opinion des hommes ?

— Mais… voilà… poursuivit-il, je suis fiancé. Sans doute êtes-vous au courant ? La jeune personne vient me rejoindre comme je l’en ai priée. Où avais-je donc la tête le jour où je me suis engagé ? Mais c’est de l’histoire ancienne ; le feu de la jeunesse brûlait encore en moi.

— Je veux partir, quitter ce pays, pour n’importe où, reprit-elle, affectant d’ignorer l’obstacle qu’il venait de dresser devant elle et dont il semblait s’excuser. J’ai passé en revue tous les hommes que je connais, et j’en arrive à croire que… que…

–…Que je suis celui qui vous convient le mieux ?

Elle lui sourit, reconnaissante de lui avoir épargné un aveu pénible.

De sa main libre, Floyd attira la tête de Freda contre son épaule. Le parfum de la chevelure le grisait ; et il s’aperçut que leurs pouls se précipitaient en parfait synchronisme. Voilà un phénomène facilement explicable au point de vue physiologique, mais impressionnant quand même au moment précis où on en fait la découverte.

Cette impression lui était étrangement délicieuse, car toute sa vie il avait caressé plus de manches de pelles que de mains de femmes. Aussi, quand Freda appuya la tête contre son épaule, que ses cheveux lui frôlèrent la joue et que leurs regards se rencontrèrent, se laissa-t-il facilement troubler par la passion amoureuse qui brillait dans les yeux de la femme. Mon Dieu, à qui la faute s’il oubliait ses promesses ? Infidèle à Flossie, pourquoi pas à Loraine ?

Tant de femmes le persécutaient à la fois, qu’il n’aurait eu aucune excuse de se décider maintenant à la légère. Il possédait de l’argent à ne savoir qu’en faire ! Nulle autre que Freda ne saurait mieux embellir sa vie si rude jusqu’ici. Tous les hommes lui envieraient une telle épouse. Mais rien ne pressait. Il fallait agir avec prudence.

Il demanda à brûle-pourpoint :

– N’avez-vous jamais désiré vivre dans un palais ?

Elle hocha la tête. Il poursuivit d’un ton détaché :

— Jadis j’y ai rêvé. Mais je pense aujourd’hui qu’on doit y mener une existence molle et affadissante ; on ne doit pas tarder à s’y empâter.

– C’est ce que je pense aussi. Ce doit être agréable pendant quelque temps ; mais, comme vous, j’estime qu’on doit s’en lasser vite, dit-elle finement. Le monde a du bon ; mais il faut savoir varier ses plaisirs. Après avoir roulé sa bosse un peu partout, il n’y a rien de meilleur que d’aller se reposer dans quelque coin. Le rêve serait une croisière sur un yacht dans les mers du Sud, puis un petit séjour à Paris, un hiver en Amérique du Sud et un été en Norvège, quelques mois en Angleterre…

— Y rencontre-t-on de la bonne société ?

— Certes oui, et de la meilleure ! Puis on lève l’ancre. On va retrouver les chiens et les traîneaux du côté de la baie d’Hudson. Il n’y a que le changement, je vous dis. Un solide gaillard comme vous, plein d’allant et de vitalité, ne pourrait pas supporter un an une vie somptueuse et désœuvrée. C’est bon pour des efféminés ; mais vous n’êtes pas fait pour ce genre d’existence. Vous êtes viril, superbement viril !

— Vous croyez ?

— Est-il besoin d’y réfléchir ? Cela se voit tout de suite, parbleu ! N’avez-vous jamais remarqué comme il vous est facile d’éveiller l’intérêt des femmes ?

L’air d’innocence qu’elle sut se donner en parlant ainsi fut tout simplement admirable.

– D’où vous vient cette facilité ? reprit-elle. De ce que vous êtes mâle. Vous faites vibrer les cordes les plus sensibles du cœur de la femme. Elle sent en vous le protecteur, l’individu bien musclé, fort et plein de bravoure. Un homme, quoi !

Elle jeta un regard sur la pendule. Il était la demie. Elle avait donné trente minutes de marge à Sitka Charley ; peu importait maintenant l’heure à laquelle arriverait Devereaux. Sa tâche était remplie.

Redressant la tête, elle éclata d’un rire ou perçait sa jovialité naturelle ; et, retirant doucement sa main elle se leva et appela sa femme de chambre.

— Alice, aidez M. Vanderlip à endosser sa parka ; ses moufles sont sur le bord de la fenêtre, près du poêle.

L’homme n’y comprenait rien.

— Pourrais-je assez vous remercier de votre amabilité, mon cher Floyd ! Je savais que vous ne disposiez que de très peu de temps ; vous ne me l’avez pas ménagé. C’est vraiment très chic de votre part. Mais il faut maintenant que j’aille dormir. Bonne nuit. En quittant la cabane, ayez soin de tourner à gauche ; vous arriverez plus vite au trou d’eau.

À ces derniers mots, Floyd Vanderlip, se voyant soudain joué, se répandit en imprécations violentes.

Alice n’aimait pas à entendre jurer ; aussi déposa-t-elle la parka sur le sol et les moufles par dessus. Alors Floyd s’élança vers Freda qui, voulant se réfugier dans une autre pièce, trébucha contre la parka. Il la releva en lui saisissant rudement le poignet. Elle ne fit qu’en rire. Les hommes ne l’effrayaient pas le moins du monde. N’avait-elle pas enduré de leur part les pires cruautés, et ne continuait-elle pas à les supporter ?

— Ne soyez donc pas brutal. Réflexion faite, dit-elle en regardant sa main prisonnière, je me décide à ne point me retirer encore. Asseyez-vous tranquillement, au lieu de vous montrer ridicule. Vous avez des questions à me poser ?

— Oui, ma belle dame ; et des comptes à régler. (Il ne la lâchait pas.) — Que savez-vous au sujet du trou d’eau. Qu’avez-vous voulu dire par… Mais non… une seule question à la fois.

— Oh ! pas grand’chose. Sitka Charley y avait rendez-vous avec une personne de votre connaissance, je crois. Ne désirant nullement la présence d’un charmeur tel que vous, il m’avait prié de lui prêter son gracieux concours. Voilà tout ! Ils sont maintenant partis ; et depuis une bonne demi-heure.

— Où ? En descendant le fleuve ? Et sans moi ? Et un Indien, encore ?

— Vous savez bien qu’il ne faut pas discuter des goûts, surtout ceux des femmes.

— Que me revient-il de cette affaire ? J’y perds, sans compensation, quatre mille dollars de chiens et un joli brin de femme… Pourtant, ajouta-t-il comme s’il se ravisait, pourtant la compensation, j’y songe, c’est vous, vous ma belle ; et tout de même ce n’est pas cher pour le prix.

Freda haussa les épaules.

Il continua d’une voix mordante :

— Vous feriez bien, il me semble, de vous préparer. Je vais emprunter une couple d’attelages, et nous filons d’ici deux heures.

— Je le regrette infiniment ; mais il est temps que j’aille me reposer.

— Si vous comprenez vos intérêts, croyez-moi, allez de ce pas faire vos malles. Que vous ayez envie de dormir ou non, peu m’importe ! Dès que mes chiens seront ici, je vous embarquerai dans le traineau. Ça, je vous le jure. Vous avez sans doute voulu vous payer ma tête ; mais je vous prends au mot, moi. Entendez-vous ?

Il lui serra le poignet jusqu’à lui faire mal. Cependant un sourire naissait sur les lèvres de Freda, qui prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

Un tintement de clochettes se fit entendre. Une voix masculine cria : « Ho ! » Un traîneau s’arrêtait devant la porte de la cabane. Freda ne douta plus que Flossie arrivait, et ouvrit la porte toute grande.

— Me permettrez-vous, maintenant, d’aller me coucher ? dit-elle.

Le froid envahit la pièce, et sur le seuil, emmitouflée de fourrures usées par le voyage, apparut, plongée jusqu’à mi-jambes dans la buée, la silhouette hésitante d’une toute jeune femme, se profilant sur l’horizon embrasé par l’aurore boréale.

Elle demeura un instant immobile, ayant retiré le masque qui la protégeait centre le froid. Ses yeux clignotaient à cause de la lueur blanchâtre de la chandelle.

Vanderlip s’avança d’un pas incertain.

— Floyd ! s’écria Flossie dans sa joie, en s’élançant vers lui, malgré sa fatigue évidente.

Que pouvait-il faire, sinon la serrer dans ses bras et la couvrir de baisers ? Quelle jolie brassée de fourrures venait s’abattre contre lui !

— Que vous êtes gentil, dit-elle, d’avoir envoyé Devereaux à notre rencontre avec des chiens frais ! Sans cela nous n’aurions pu arriver avant demain.

L’homme regarda Freda avec inquiétude ; et la lumière se fit dans son esprit.

— Devereaux n’a-t-il pas droit, lui aussi, à votre reconnaissance ? demanda Freda doucement railleuse.

— Oh je comprends. Vous perdiez patience, n’est-ce pas, cher ami ? dit Flossie en se serrant plus étroitement contre lui.

— Ah ! oui, certes, j’étais impatient de vous revoir déclara-t-il sans la moindre vergogne. Et sur-le-champ il la souleva dans ses bras et la porta dehors vers les traineaux.

VI

Cette même nuit, une aventure inexplicable arriva au Révérend Père James Brown.

Ce missionnaire vivait parmi les indigènes, à plusieurs milles en aval du Yukon, et s’évertuait à leur faire suivre les pistes conduisant tout droit au Paradis des blancs.

Il fut tiré de ses rêves par un Indien d’allure bizarre, qui, lui ayant confié non seulement l’âme, mais aussi le corps d’une femme, s’éclipsa en prenant les jambes à son cou.

Cette pécheresse, d’une beauté massive, se trémoussait de fureur, et de ses lèvres s’échappaient les mots les plus abominables.

Le digne homme en fut outré.

Lorsque la dame commença à se calmer, la situation ne parut pas meilleure à notre Révérend. Songez donc ! Il conservait encore un regain de jeunesse ; et la présence de la belle aurait pu — pour le moins aux yeux de ses ouailles — provoquer un beau scandale si elle ne s’était décidée, aux premières lueurs grises de l’aube, à filer à pied vers Dawson.

Tout cela s’était passé sans éclat. L’événement le plus sensationnel ne se produisit que bien plus tard à Dawson.

L’été venait de finir.

Ce jour-là, la population de Windsor se pressait sur la berge du Yukon pour assister aux courses nautiques. L’attention générale était attirée aussi bien par les allées et venues d’une certaine dame, superbe comme une reine à la parade, que par les savantes évolutions de Sitka Charloy, qui, à coups de pagaies rapides comme l’éclair, avait réussi à faire passer sa pirogue en tête.

À la même heure, Mrs  Eppingwell, dont l’expérience s’était fort enrichie, rencontra Freda aux courses. Elle ne l’avait plus revue depuis la nuit du bal.

Sans hésiter, elle s’approcha de la danseuse et lui tendit la main, « oui, en public, sans le moindre égard pour la dignité de la paroisse ; remarquez bien, en public », dit ensuite Mrs  Mac Fee.

Tout d’abord, comme rapportent les témoins oculaires, la jeune Grecque fit un pas en arrière. Quelques paroles furent échangées entre les deux femmes ; puis Freda, l’orgueilleuse Freda, se mit à pleurer sur l’épaule de la femme du capitaine.

Les gens de Dawson ignorèrent toujours le mobile auquel obéit Mrs  Eppingwell, la raison de ce geste fait devant tout le monde comme un comble d’imprudence. Voilà ce dont on ne revenait pas et dont on n’est jamais revenu, du reste.

Il serait injuste d’oublier Mrs  Mac Fee.

La digne dame retint une cabine sur le premier vapeur en partance et emporta avec elle une philosophie élaborée au cours de longues veillées silencieuses. Pour elle, la Terre du Nord est dépravée parce qu’il y fait un froid extrême. En effet, comment entretenir dans une glacière la crainte de l’Enfer !