L’Afrique australe, premiers voyages du Dr Livingstone/01

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Première livraison
Traduction par Mme Loreau.
Le Tour du mondeVolume 13 (p. 33-48).
Première livraison
Hippopotames du Zambèse : Femelle et son petit. — Dessin de Émile Bayard d’après le Dr Livingstone.


L’AFRIQUE AUSTRALE[1],

PREMIERS VOYAGES DU DOCTEUR LIVINGSTONE.


1840-1856. — DESSINS INÉDITS.


I


Enfance de l’auteur. — Arrivée en Afrique. — Station missionnaire. — Rencontre avec un lion. — Sécheresse. — Les faiseurs de pluie. Chasse au hopo.

… Je suis né en Écosse d’une famille de pauvre fermier. À l’âge de dix ans, je fus envoyé à la manufacture en qualité de rattacheur, afin d’aider par mon salaire à l’entretien de la famille, et de diminuer d’autant les soucis de ma pauvre mère. J’achetai un rudiment avec une partie de ce que je gagnai dans la première semaine ; et pendant plusieurs années je poursuivis l’étude du latin avec une ardeur constante, me rendant, pour cela, tous les jours à une école du soir, qui se tenait de huit à dix heures ; je travaillais ensuite avec mon dictionnaire jusqu’à minuit, plus tard encore, si ma mère ne l’empêchait pas en venant m’ôter mes livres. Il fallait que je fusse à la manufacture le lendemain matin à six heures, et j’y restais jusqu’à huit heures du soir, sans autre interruption que le temps nécessaire pour le déjeuner et le dîner. J’étudiai de cette façon la plupart des auteurs classiques, et, à seize ans, je possédais mieux qu’aujourd’hui mon Virgile et mon Horace. Notre professeur, qui heureusement vit toujours, recevait une partie de son traitement des propriétaires de la fabrique. C’était un homme attentif, plein de douceur et de bienveillance, et qui se faisait si peu payer, que tous ceux qui désiraient s’instruire le pouvaient aisément. Un grand nombre d’enfants profitaient de ce privilége ; et quelques-uns de mes camarades de classe occupent aujourd’hui une position bien supérieure à celle qu’ils paraissaient devoir atteindre lorsqu’ils venaient à l’école. Si un pareil système était établi en Angleterre, ce serait pour le pauvre un bienfait inappréciable.

En fait de lecture, je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, excepté les romans ; je n’aimais pas les fictions ; mais les livres de science, et surtout les voyages, faisaient mes délices.

Je continuais mes études pendant les heures que je passais à la filature, en plaçant mon livre sur le métier, de manière à saisir les phrases les unes après les autres, tout en marchant pour faire ma besogne ; j’étudiais ainsi constamment sans être troublé par le bruit des machines ; c’est à cela que je dois la faculté de m’abstraire complétement du bruit que l’on fait à côté de moi, et de pouvoir lire et écrire tout à mon aise au milieu d’enfants qui jouent, ou bien dans une réunion de sauvages qui dansent et qui hurlent. À dix-neuf ans je devins fileur et j’eus un métier à conduire ; c’est un travail excessivement pénible pour un jeune homme élancé, dont les membres sont grêles, les articulations pleines de mollesse ; mais j’étais payé en conséquence de la peine que j’avais, et cela me mit à même de passer l’hiver à Glascow, de m’y suffire et d’y poursuivre mes études médicales, d’y apprendre le grec et d’assister au cours de théologie du docteur Wardlaw. Je n’ai jamais reçu de personne l’assistance d’un denier, et j’aurais, avec le temps et par mes seuls efforts, accompli mon projet d’aller en Chine comme médecin missionnaire, si l’on ne m’avait conseillé de faire partie de la Société des missions de Londres, qui m’était recommandée à ce point de vue qu’elle est complétement dégagée de tout esprit de secte. « La Société n’envoie aux idolâtres, me disait-on, ni épiscopaux, ni presbytériens, ni indépendants, mais l’Évangile du Christ. » Cela répondait parfaitement à ce que devait être, suivant moi, une pareille institution.

Ayant fini mes études médicales et choisi pour sujet de ma thèse une maladie dont le diagnostic exigeait l’emploi du stéthoscope, je m’attirai, sans le vouloir, un examen plus sévère et plus prolongé qu’il n’arrive ordinairement en pareil cas. Toutefois, je n’en reçus pas moins le diplôme de docteur en médecine et en chirurgie ; et ce fut avec une joie non déguisée que je me sentis appartenir à une profession qui est vouée entre toutes à la pratique de la bienfaisance, et qui, avec une énergie infatigable, continue de siècle en siècle à faire de nouveaux efforts pour amoindrir les souffrances qui affligent l’humanité.

J’étais maintenant en mesure d’exécuter mes projets ; cependant la guerre à propos de l’opium était dans toute sa fureur, et l’on pensa que le moment n’était pas favorable pour que j’allasse en Chine. J’avais caressé l’espoir de me frayer, au moyen de l’art de guérir, l’entrée de ce vaste pays fermé aux Européens ; mais, comme on ne prévoyait pas que la paix dût être prochaine, et qu’un autre champ m’était ouvert par les travaux de M. Moffat, le grand missionnaire de l’Afrique australe, mes pensées se dirigèrent de ce côté ; je complétai donc mes études théologiques en Angleterre ; je m’embarquai en 1840, et, après un voyage qui dura trois mois, j’abordai à la ville du Cap, où je restai fort peu de temps ; du Gap je me rendis à la baie d’Algoa, et je m’avançai dans l’intérieur de l’Afrique, où j’ai passé les seize années qui s’écoulèrent de 1840 à 1856, exerçant la médecine et prêchant la foi chrétienne, sans avoir rien coûté aux indigènes.

D’après les instructions que m’avaient données les directeurs de la Société des missions de Londres, je devais tourner mon attention vers le nord, dès que je serais arrivé à Kuruman ou Lattakou, bourgade qui était à cette époque, ainsi qu’elle l’est encore aujourd’hui, leur station la plus éloignée du Cap en s’avançant dans l’intérieur. Après trois mois de séjour à Kuruman, qui est une espèce de chef-lieu des missions du pays, j’allai donc m’installer dans un endroit situé à quinze milles environ de Shokuané, et qui s’appelait alors Lépélolé (aujourd’hui Litoubarouba). Une fois arrivé là, je me retranchai complétement de la société des Européens pendant six mois ; j’acquis de cette façon la connaissance des habitudes, de la manière de voir, des lois et du langage de cette partie des Béchuanas qui forme la tribu des Bakouains, connaissance qui m’a été d’un avantage incalculable dans les relations que depuis lors j’eus avec ces peuplades.

Pendant mes excursions autour de Kuruman, j’avais choisi la belle vallée de Mabotsa pour y établir le siége d’une mission, et je m’y rendis en 1843. C’est là que m’est arrivé un accident sur lequel j’ai été souvent questionné depuis mon retour en Angleterre, et dont, sans les importunités de mes amis, j’avais l’intention de conserver les détails pour les raconter à mes enfants lorsque la vieillesse m’aurait fait radoter. Des lions inquiétaient vivement la population de Mabotsa ; ils pénétraient la nuit dans l’endroit où les bestiaux étaient enfermés, et dévoraient les vaches. Ils attaquaient même les troupeaux en plein jour : ce qui est tellement éloigné de leurs habitudes, que les indigènes s’imaginèrent qu’on leur avait jeté un sort et qu’ils avaient été, suivant leurs propres termes, « livrés au pouvoir des lions par une tribu voisine. » Ils avaient bien essayé une fois de se délivrer de ces animaux en les détruisant ; mais, beaucoup moins braves que les Béchuanas ne le sont généralement en pareille occurrence, ils étaient rentrés chez eux sans avoir attaqué un seul de leurs ennemis.

Il est avéré que, si l’on tue l’un des lions qui font partie d’une bande, les autres, profitant de l’avis qui leur est donné, abandonnent les lieux où ils ont été chassés. Lors donc que le bétail des Bakouains fut attaqué de nouveau, j’allai avec les hommes de la tribu, afin de les encourager à se débarrasser des maraudeurs. Nous trouvâmes les lions sur une petite colline boisée, que mes compagnons, disposés en cercle, gravirent en se rapprochant de plus en plus les uns des autres. Resté dans la plaine avec un indigène appelé Mébalué, qui était maître d’école et le plus excellent des hommes, je vis l’un des lions posé sur un quartier de roche qu’entourait le cercle des chasseurs. Mébalué tira son coup de fusil avant moi et n’atteignit que le rocher où l’animal était assis. Le lion mordit l’endroit que le projectile avait frappé, comme un chien mord la pierre ou le bâton qui lui est jeté ; puis, s’enfuyant d’un bond, il franchit le cercle d’hommes qui s’ouvrit à son approche, et il s’échappa sans blessure ; les chasseurs n’avaient pas osé l’attaquer, peut-être à cause de leur foi dans le sortilége dont ils se croyaient victimes. Le cercle fut bientôt reformé ; deux autres lions y apparurent, mais cette fois nous n’osâmes pas tirer, dans la crainte de frapper l’un des hommes qui les entouraient et qui leur permirent encore de s’enfuir sains et saufs. Si les Bakouains avaient agi suivant la coutume de leur pays, les lions auraient été tués à coups de lance au moment où ils essayaient de s’échapper ; mais nos chasseurs ne firent pas même usage de leurs armes. Voyant que nous ne pouvions pas les décider à l’attaque, nous reprenions le chemin du village, lorsqu’en tournant la colline j’aperçus encore un lion posé sur un quartier de roche comme le premier que j’avais vu, mais cette fois tapi derrière un buisson ; j’étais environ à trente pas de l’animal, je le visai attentivement au corps à travers les broussailles, et je déchargeai mes deux coups. « Il est touché, il est touché ! » s’écrièrent les indigènes, « allons à lui. » Derrière le hallier j’apercevais la queue du lion qu’il agitait avec colère ; et, me retournant vers ceux qui accouraient, je leur dis d’attendre au moins que j’eusse rechargé mon fusil. Pendant que j’enfonçai les balles, j’entendis pousser un cri de terreur ; je tressaillis, et levant les yeux, je vis le lion qui s’élançait sur moi. J’étais sur une petite éminence ; il me saisit à l’épaule, et nous roulâmes ensemble jusqu’au bas du coteau. Rugissant à mon oreille d’une horrible façon, il m’agita vivement comme un basset le fait d’un rat ; cette secousse me plongea dans la stupeur que la souris paraît ressentir après avoir été secouée par un chat, sorte d’engourdissement où l’on n’éprouve ni le sentiment de l’effroi ni celui de la douleur, bien qu’on ait parfaitement conscience de tout ce qui vous arrive : un état pareil à celui des patients qui, sous l’influence du chloroforme, voient tous les détails de l’opération, mais ne sentent pas l’instrument du chirurgien. Ceci n’est le résultat d’aucun effet moral ; la secousse anéantit la crainte et paralyse tout sentiment d’horreur, tandis qu’on regarde l’animal en face. Cette condition particulière est sans doute produite chez tous les animaux qui servent de proie aux carnivores ; et c’est une preuve de la bonté généreuse du Créateur, qui a voulu leur rendre moins affreuses les angoisses de la mort. Le lion avait l’une de ses pattes sur le derrière de ma tête ; en cherchant à me dégager de cette pression, je me retournai, et je vis le regard de l’animal dirigé vers Mebalué, qui le visait à une distance de quinze pas ; le fusil du maître d’école, un fusil à pierre, rata des deux côtés ; le lion me quitta immédiatement, se jeta sur Mébalué, et le mordit à la cuisse. Un individu, à qui j’avais sauvé la vie dans une rencontre avec un buffle qui l’avait lancé en l’air, essaya de donner un coup de lance au lion pendant que celui-ci attaquait Mébalué ; l’animal, abandonnant alors le maître d’école, saisit cet homme par l’épaule ; mais au même instant, les balles qu’il avait reçues produisant leur effet, il tomba frappé de mort. Tout cela n’avait duré qu’un moment et devait avoir eu lieu pendant le paroxysme de rage qu’avait causé l’agonie. Le lendemain, les Bakouains, pour faire sortir du corps de l’animal le charme dont ils s’imaginaient qu’il avait été doué, firent un immense feu de joie sur le cadavre du lion, l’un des plus gros, disaient-ils, qu’ils eussent jamais rencontrés. Non-seulement j’avais eu l’humérus complétement écrasé, mais encore j’avais été mordu onze fois à la partie supérieure du bras.

La blessure que fait la dent du lion est analogue à celle d’une arme à feu ; elle est généralement suivie d’une abondante suppuration, d’un grand nombre d’escarres, et laisse une douleur qui se fait sentir périodiquement dans la partie blessée. Je portais ce jour-là une veste de laine épaisse qui, je le suppose, essuya tout le virus des dents qui me traversèrent le bras, car j’échappai aux souffrances particulières que subirent mes deux compagnons d’infortune, et j’en fus quitte pour une fausse articulation dans le bras gauche. Celui de nous trois qui avait été mordu à l’épaule me montra sa blessure l’année suivante ; elle venait de se rouvrir, précisément dans le même mois où elle lui avait été faite. Ce curieux incident mérite l’attention des hommes de science.

Le chef de la tribu des Bakouénas ou Bakouains, à laquelle j’étais attaché, portait le nom de Séchélé et habitait à Shokuané. J’avais été frappé tout d’abord de son intelligence et de la profonde sympathie qui nous attirait l’un vers l’autre ; cet homme remarquable a non-seulement embrassé la foi chrétienne, mais encore il s’est fait le missionnaire de son peuple.

La croyance à la faculté de faire pleuvoir est l’un des articles de foi le plus profondément enracinés chez ces peuplades ; le chef Séchélé était lui-même un docteur célèbre dans cet art, et il croyait implicitement à son pouvoir. Il m’a souvent avoué qu’il lui était plus difficile de renoncer à cette croyance qu’à toutes celles dont le christianisme lui commandait l’abjuration.

Je lui expliquai que la seule manière possible d’arroser les jardins était de choisir quelque rivière ne tarissant jamais, de creuser un canal et d’irriguer les terrains adjacents. Il adopta immédiatement cette idée, et bientôt la tribu tout entière se dirigea vers le Kolobeng, cours d’eau situé environ à 64 kilomètres de la station. L’expérience réussit admirablement pendant la première saison. Les naturels creusèrent le canal, firent le barrage en échange de l’assistance que je leur avais prêtée pour construire une habitation carrée à leur chef ; c’est également sous ma direction qu’ils bâtirent leur école. Un indigène m’avait appris à forger le fer, et m’étant perfectionné dans cet art sous la direction de M. Moffat, mon beau-père, qui m’enseigna en outre à charpenter et à jardiner, je devins assez habile dans presque tous les métiers ; comme, de son côté, ma femme savait faire les vêtements, le savon et la chandelle, nous réunissions à peu près tous les talents indispensables à une station de mission au centre de l’Afrique : position où le mari doit être un Jean-fait-tout au dehors, et la femme une servante à tout faire dans l’intérieur du ménage.

Gravé chez Ehrard. 12, R. Duguay-Trouin.
Malheureusement la seconde et la troisième année
Le docteur Livingstone terrassé par un lion. — Dessin de Émile Bayard.
de notre séjour furent encore plus sèches que la première ;

c’est à peine si, pendant ces deux ans, il tomba dix pouces d’eau, et le Kolobeng finit par tarir. Tant de poissons périrent par suite de cette circonstance, que toutes les hyènes du voisinage accoururent au festin et ne vinrent pas à bout de dévorer complétement ces masses putrides. Un vieil alligator, dont jamais on n’avait eu à se plaindre, fut également au nombre des victimes ; on le trouva dans la vase, où il avait échoué.

La quatrième année ne fut pas plus favorable ; il ne tomba pas assez d’eau pour que les grains pussent parvenir à leur maturité. Rien n’était plus désolant. Nous creusions le lit de la rivière de plus en plus à mesure que l’eau tarissait, nous efforçant, mais en vain, d’en puiser quelques gouttes pour empêcher les arbres fruitiers de mourir. Les aiguilles qu’on laissa dehors pendant plusieurs mois ne se rouillèrent pas ; et toute la partie aqueuse d’un mélange d’acide sulfurique et d’eau, qui servait pour une pile électrique, s’évapora complétement, au lieu de s’accroître comme elle aurait fait en Angleterre. Les feuilles des arbres étaient ridées et amollies, bien qu’elles ne fussent pas mortes ; et celles du mimosa restaient fermées en plein jour comme elles le sont pendant la nuit.

Au milieu de cette effroyable sécheresse, rien n’était plus étonnant que de voir les fourmis aller et venir avec leur vivacité habituelle. J’enfonçai à midi la boule d’un thermomètre à trois pouces dans la terre, le mercure marqua de 132 à 134° Fahrenheit (de 55 à 56° centigrades) ; si je plaçais à la surface du sol différents scarabées, ils expiraient au bout de quelques secondes ; mais cette effroyable chaleur ne faisait qu’augmenter l’activité des fourmis noires à longues jambes. Où ces fourmis pouvaient-elles prendre l’humidité qui leur est nécessaire ? Notre maison avait été bâtie sur une espèce de poudingue ferrugineux très-dur, afin d’empêcher les fourmis blanches d’y pénétrer ; celles-ci n’y vinrent pas moins, en dépit de la précaution ; et non-seulement elles purent, malgré cette chaleur desséchante, délayer le sol pour y former des galeries où elles vont et viennent à l’abri des oiseaux, mais lorsque nous ouvrîmes leurs chambres souterraines, nous y trouvâmes une humidité surprenante. Il n’y avait cependant pas de rosée ; et la maison étant située sur le roc, elles ne pouvaient pas communiquer avec la rivière, qui coulait au pied de la colline, environ à trois cents mètres plus bas. Auraient-elles, par une faculté qui leur serait propre, le moyen de créer de l’eau en combinant l’oxygène avec l’hydrogène des végétaux qui forment leur nourriture ?

Cependant la pluie n’arrivait pas. Les Bakouains s’imaginèrent que j’avais lié Séchélé par un charme quelconque ; et je reçus plusieurs députations des anciens de la tribu qui venaient me supplier de lui permettre de produire seulement quelques ondées. « Si vous refusez, disaient-ils, le blé mourra et nous serons dispersés ; laissez-le faire pleuvoir encore une fois ; et nous tous, hommes, femmes et enfants, nous irons à l’école et nous chanterons des prières aussi longtemps que vous voudrez. » C’est en vain que je leur affirmais que tout mon désir était de voir Séchélé faire en toutes choses ce que lui dictait sa conscience, et je souffrais vivement de leur paraître insensible.

La conduite des Bakouains, pendant cette longue sécheresse, fut vraiment excellente ; les femmes se dépouillèrent de leurs parures, afin qu’on pût acheter du maïs chez les tribus plus heureuses ; les enfants se mirent en quête des nombreux tubercules et des racines comestibles que fournit la contrée, et les hommes passèrent leur temps à la chasse. Un grand nombre de buffles, de zèbres, de girafes, de gnous, de rhinocéros, d’antilopes de toute espèce venaient en foule boire à quelques fontaines voisines du Kolobeng, et l’on construisit dans les terres environnantes un piége qui, dans le pays, porte le nom de hopo. Ce piége consiste en deux haies, se rapprochant l’une de l’autre comme pour former un V ; très-épaisses et très-hautes, au sommet de l’angle qu’elles produisent, au lieu de se rejoindre complétement, elles se prolongent en droite ligne, de manière à former une allée d’environ cinquante pas de longueur, aboutissant à une fosse qui peut avoir quatre ou cinq yards carrés et six ou huit pieds de profondeur. Des troncs d’arbres sont placés en travers sur les bords de cette fosse, principalement sur le côté par où les animaux doivent arriver, et sur celui qui est en face et par où ils cherchent à s’échapper. Ces arbres forment au-dessus de la fosse un rebord avancé, qui rend la fuite impossible, et le tout est soigneusement recouvert de joncs qui dissimulent le piége, et qui le font ressembler à un trébuchet posé dans l’herbe. Comme les deux haies ont souvent un mille de longueur, et que la base du triangle qu’elles décrivent est à peu près de la même dimension, une tribu, qui forme autour du hopo un cercle de trois ou quatre milles de circonférence, se resserrant peu à peu, est certaine d’englober une grande quantité de gibier. Les chasseurs dirigent par leurs cris les animaux qu’ils entourent, et les font arriver au sommet du hopo ; des hommes cachés en cet endroit jettent leurs javelines au milieu de cette troupe effrayée, qui, se précipitant par la seule ouverture qu’elle rencontre, s’engage dans l’étroite allée qui conduit à la fosse ; les animaux y tombent l’un après l’autre, jusqu’à ce que le piége soit rempli d’une masse vivante qui permet aux derniers de s’enfuir en passant sur le corps des victimes. C’est un spectacle effroyable ; les chasseurs, enivrés par la poursuite et ne se possédant plus, frappent ces animaux, gracieux pour la plupart, avec une joie délirante, tandis que les pauvres créatures, entraînées au fond de l’abîme par le poids des morts et des mourants, soulèvent de temps à autre cette masse de cadavres, en se débattant au milieu de leur agonie contre le fardeau qui les étouffe.


II


Voyage au lac Ngami. — Le désert de Kalahari et ses habitants.

Depuis cinquante ans au moins, la situation exacte du lac Ngami avait été désignée par les indigènes qui s’y rendaient chaque année, à cette époque ou la pluie était moins rare dans le désert qu’elle ne l’est actuellement ; plusieurs fois on avait tenté d’y arriver en traversant le Kalahari dans la direction indiquée ; mais ces tentatives avaient toujours échoué, même de la part des Griquas, qui, ayant dans les veines un peu du sang des Bushmen, devaient, croyait-on, mieux supporter la soif que les Européens. Il devenait évident que la seule chance de réussir était de tourner le désert au lieu de le traverser. Le meilleur moment pour tenter l’entreprise devait être en mars ou en avril, époque où se termine la saison des pluies, et où il était probable que nous trouverions de l’eau dans les étangs, qui sont desséchés pendant l’hiver.

Trois gentlemen, MM. Vardon, Oswell et Murray, rompus an climat de l’Afrique et de l’Inde, et passionnés pour la chasse, se proposèrent pour m’accompagner et se chargèrent généreusement de tous les frais du voyage. Il n’y avait plus qu’à partir.

Un mot sur le Kalahari avant de le traverser.

L’espace qui s’étend depuis la rivière d’Orange jusqu’au lac Ngami, c’est-à-dire entre le vingt-neuvième et le vingtième degré de latitude sud, et depuis l’océan Atlantique jusqu’au vingt-quatrième degré de longitude orientale, a reçu le nom de désert simplement parce que l’on n’y trouve pas d’eau courante, et que l’eau de source y est très-rare ; mais il n’en renferme pas moins une végétation abondante et de nombreux habitants ; l’herbe y couvre le sol, qui produit une grande variété de plantes, et l’on y rencontre de vastes fourrés composés non-seulement d’arbustes et de broussailles, mais encore de grands arbres. C’est une plaine immense, remarquablement unie, coupée en différents endroits par le lit desséché d’anciennes rivières, et parcourue dans tous les sens par de prodigieux troupeaux de certains genres d’antilopes dont l’organisme exige peu ou point d’eau. Le gibier, les rongeurs sans nombre que l’on trouve dans cette région, et les petites espèces de félins qui font leur proie de ces derniers, forment la nourriture des Bushmen et des Bakalaharis, habitants de la contrée. Le sol est composé en général d’un sable doux, légèrement coloré, c’est-à-dire de silice presque à l’état de pureté. On trouve dans les anciens lits des rivières desséchées beaucoup de terrains d’alluvion qui, durcis par le soleil, forment de grands réservoirs où l’eau de pluie se conserve pendant plusieurs mois de l’année.

Les tribus qui habitent cette région sont composées de Bushmen et de Bakalaharis. Les premiers sont probablement les aborigènes de la partie méridionale du continent, et les seconds proviennent, sans doute, de la première émigration des Béchuanas. C’est par goût que les Bushmen vivent au désert, les Bakalaharis parce qu’ils y sont contraints ; mais un profond amour de la liberté anime également les deux races. Les Bushmen se distinguent par leur langage, leurs habitudes et leur aspect ; ce sont les seuls vrais nomades que l’on trouve dans la contrée ; ils ne cultivent jamais la terre et n’ont point d’animaux domestiques, à l’exception de quelques chiens d’une misérable espèce ; en revanche, ils connaissent tellement les habitudes des animaux sauvages, qu’ils les suivent dans leurs migrations, les surprennent, s’en nourrissent à l’endroit même où la chasse a eu lieu, et n’empêchent pas moins leur multiplication désordonnée que les autres carnivores. À la chair du gibier, qui forme leur principale nourriture, ils ajoutent les racines, les fèves et les fruits sauvages que les femmes vont chercher. Ceux qui habitent les plaines sablonneuses et brûlantes du désert sont généralement secs et nerveux, capables de supporter de grandes fatigues et de subir des privations excessives. Beaucoup d’entre eux sont d’une taille peu élevée, sans avoir toutefois la difformité des nains. Ceux qu’on amène en Europe ont été choisis pour leur extrême laideur, comme les chiens de certains marchands ambulants, et l’idée qu’en Angleterre on a vu des Bushmen est tout ainsi exacte que celle qu’on aurait des Anglais, si les plus affreux d’entre nous étaient exhibés en Afrique et donnés comme spécimen de la nation.

Partis le 1er juin 1849, nous n’atteignîmes les rives du lac Ngami qu’au bout de deux mois de marches et de fatigues. Ce fut le 1er août que pour la première fois, cette belle nappe d’eau, la plus méridionale de toutes celles qui étoilent l’intérieur du continent africain, fut contemplée par des Européens.

Mon principal but, en me rendant au lac, était de m’aboucher avec Sébitouané, grand chef des Makololos, qui demeurait, dit-on, à quelques centaines de milles plus loin. Je ne pus cette fois parvenir à le joindre ; mais l’année d’après je fis un second voyage au lac, accompagné de ma femme et de mes enfants.

À la nouvelle de l’approche des blancs, venus d’au delà des déserts pour le voir, il voulut nous épargner une moitié du chemin et revint du haut de la vallée du Lyambie, où il se trouvait alors, pour nous recevoir dans Seshéké, sa résidence habituelle.

Âgé de quarante à quarante-cinq ans à l’époque de notre première visite, il était de haute taille, plus nerveux que musclé, légèrement chauve, et de teint café au lait. Dans ses manières éclataient à la fois la réserve, la dignité et la franchise.

Il n’était pas né dans une famille souveraine ; les événements et son énergie l’avaient porté au rang suprême. Membre d’une petit tribu alliée aux Bassoutos, il avait avec ses compatriotes éprouvé le contre-coup de ces invasions de Cafres qui, à une quarantaine d’années des jours actuels (1865), couvrirent de ruines et de sang les bassins du Limpopo et du haut Orange, et il avait fait partie de cette horde immense de sauvages qui vers 1824 menacèrent les frontières de la colonie du Cap et qu’une centaine de cavaliers griquas, dirigés par MM. Moffat et Tompson, refoulèrent dans les solitudes du Kalahari. Au milieu des horribles scènes et des affreuses misères qu’entraîna la débâcle de cette avalanche humaine, l’attitude ferme de Sébitouané, la confiance qu’il avait inspirée à son petit clan, rallièrent autour de lui un noyau d’hommes d’élite, avec lesquels il remonta au nord jusqu’au lac Ngami. Pendant plusieurs années, il erra en nomade le long des affluents de ce bassin, puis vint enfin se fixer au nord du Zambèse et dans la vallée du Liambye, où lors de mon passage son peuple constituait, sous le nom de Makololos, le groupe social le mieux coordonné de l’Afrique australe, et je puis dire le plus respectable, car il n’y avait point d’esclaves parmi eux et ils ignoraient le trafic de l’homme par l’homme.

Sébitouané se trouvait alors chef suprême de toutes leurs tribus, qui occupaient un espace immense, et de plus, il en était arrivé à se faire craindre du terrible Mosilikatsé, roi des Matébélés ; toutefois il se défiait de ce chef cruel, et, comme les Batokas des îles avaient secondé les Matebélés en leur faisant traverser le Zambèse, il fit une descente rapide chez ces insulaires et les chassa de leurs retraites, que ceux-ci croyaient inexpugnables. Il rendit par là, sans s’en douter, un service éminent au pays, en détruisant l’obstacle qui jusqu’alors avait empêché le commerce de pénétrer dans la grande vallée du centre.

Femmes bushmènes faisant provision d’eau dans des œufs d’autruche. — Dessin de Émile Bayard.

Après avoir remporté cette dernière victoire, Sébitouané répondit, à l’égard des chefs qui avaient échappé à la mort : « Ils aiment Mosilikatsé, qu’ils aillent vivre auprès de lui ; le Zambèse est ma ligne de défense. » Il plaça des hommes sur le bord du fleuve pour garder sa frontière. Lorsqu’il eut appris que nous avions le désir de le voir, il fit tous ses efforts pour faciliter notre accès auprès de lui ; Séchélé et d’autres chefs du sud lui devaient leur pouvoir, et il aurait pu faire payer bien cher à plusieurs les entraves qu’ils avaient mises à notre voyage.

Sébitouané était au courant des moindres choses qui

arrivaient dans le pays, car il savait gagner l’affection
Le hopo, ou chasse à la tranchée. — Dessin de Émile Bayard d’après le Dr Livingstone.
de tout le monde, des étrangers aussi bien que de son

peuple ; de pauvres gens venaient-ils chez lui vendre des peaux et des houes, il allait s’asseoir auprès d’eux, quelle que fût leur chétive apparence, et leur demandant s’ils avaient faim, il ordonnait à l’un de ses serviteurs d’apporter du miel, de la farine et du lait, y goûtait devant eux pour éloigner tout soupçon de leur esprit, et leur faisait faire un bon repas, peut-être pour la première fois depuis qu’ils étaient au monde ; ravis au delà de toute expression de ses manières affables et de sa conduite généreuse, ces étrangers sentaient leur cœur s’émouvoir et s’ouvrir, et non-seulement ils donnaient au chef qui les accueillait ainsi toutes les informations qu’ils avaient pu se procurer, mais encore ils chantaient ses louanges et les répandaient au loin : « Il a du cœur et il est sage, » nous disait-on partout, lorsqu’il nous arrivait de parler de Sébitouané.

Très-heureux de ce que nous n’avions pas craint de lui amener nos enfants, il se montrait profondément touché de cette marque de confiance, et promit de nous faire visiter toutes les parties de son territoire, afin que nous pussions y choisir un endroit pour y fixer notre demeure. Je devais, d’après le plan que nous avions formé, rester dans le pays, où je me livrerais à l’instruction des indigènes, pendant que M. Oswel descendrait le Zambèse afin d’en explorer les bords. Mais au moment de voir se réaliser le plus ardent de mes désirs, Sébitouané tomba malade d’une inflammation de poitrine qui s’aggrava d’une ancienne blessure qu’il avait reçue à la guerre. Je vis le danger de sa position et je n’osai pas prendre sur moi la responsabilité du traitement, dans la crainte que son peuple ne me reprochât sa mort ; j’en parlai à ses médecins qui approuvèrent ma conduite : « Vous êtes prudent et sage, me dirent-ils, chacun vous blâmerait s’il venait à mourir. » L’année précédente, les Barotsés l’avaient guéri de la même affection en lui starifiant largement la poitrine, mais à peine si les docteurs makololos lui incisèrent l’épiderme. Le dimanche suivant, j’allai le voir après l’office, avec Robert, l’aîné de mes trois enfants : « Approchez, me dit-il, et voyez dans quel état je me trouve ; maintenant tout est fini. » Comprenant qu’il connaissait la gravité de sa position, je ne crus pas nécessaire de le contredire et j’ajoutai quelques paroles au sujet de la vie future et de l’espoir qui nous attendait après la mort. « Pourquoi parlez-vous de cela ? répondit l’un des docteurs qui se trouvait auprès de lui. Sébitouané ne mourra jamais ! » Si j’avais insisté, le bruit se serait répandu que j’avais souhaité sa mort. Après avoir recommandé son âme à la-miséricorde divine, je me levais pour partir, lorsque se mettant à son séant, il appela un serviteur et lui dit : « Conduisez Robert à Maounkou (l’une de ses femmes) pour qu’elle lui donne un peu de lait. » Ce furent les dernières paroles que Sebitouané prononça.

L’usage des Béchuanas est d’enterrer leur chef dans l’endroit où sont renfermés ses bestiaux, et de conduire ceux-ci, pendant une heure ou deux, sur sa tombe, afin qu’elle soit complétement effacée. J’assistai aux funérailles, et, m’adressant aux membres de la tribu, je leur donnai le conseil de ne pas se désunir et de se rattacher à l’héritier de Sébitouané ; ils prirent cet avis en bonne part et nous dirent à leur tour de ne pas nous alarmer, qu’ils étaient loin de nous attribuer la mort de leur chef ; que Sébitouané avait été rejoindre ses ancêtres, mais qu’il laissait des enfants, et que chacun espérait que nous serions aussi bons pour ceux-ci que nous l’aurions été pour leur père.

Sébitouané était sans contredit le plus grand et le meilleur de tous les chefs de tribus que j’aie jamais rencontrés. Sa perte nous inspira de vifs regrets. Il légua heureusement ses sympathies pour les blancs à son fils Sékelétou qui lui succéda.

Les Makololos sont les derniers Béchuanas que l’on rencontre en allant vers le nord. Le nom de Béchuana est formé du mot chuana, qui veut dire pareils, auquel est ajouté le pronom bu (les), ce qui fait que Béchuanas signifie : égaux ou camarades. J’ai trouvé le nom de Béchuanas employé chez les peuplades qui n’avaient jamais eu de relations avec les Européens ; et la manière dont ils s’en servent ne permet pas qu’on puisse se tromper sur le sens qu’ils y attachent : « Nous sommes Béchuanas, et nous valons autant que pas un des membres de la nation, » répondent-ils à celui qui les insulte ; absolument comme les Irlandais ou les Écossais répondent en pareil cas : « Nous sommes Anglais, » ou bien : « Nous sommes Bretons. »


III


Départ pour le haut Zambèse. — Voyage de Linyanti au confluent du Liambye et de la Lyba, etc.

Le 11 novembre 1853 seulement je pus mettre à exécution mes projets d’exploration du bassin supérieur du Zambèse. Nous nous embarquâmes sur le Chobé, au point même où une année auparavant j’avais rencontré Sébitouané. Son fils Sékélétou, qui m’avait fourni une escorte, vint, suivi des plus grands personnages de la ville, jusqu’au bord de la rivière pour assister à notre départ et s’assurer que rien ne nous manquait.

Il a fallu ramer pendant quarante-deux heures pour venir de Linyanti à l’embouchure du Chobé, et nous avons fait cinq milles par heure.

Il serait très-difficile de déterminer d’une manière précise l’endroit où le Chobé vient tomber dans le Liambye, le fleuve et la rivière se divisant chacun en plusieurs branches au moment où ils s’abouchent. Mais un peu plus bas la réunion de toutes ces eaux forme un admirable coup d’œil pour celui qui a vécu pendant plusieurs années dans les plaines desséchées du Midi. Le fleuve est tellement large à quelques milles de l’embouchure du Chobé, que la vue perçante des sauvages confond les îles qu’il renferme avec le bord de l’autre rive.

Après avoir passé la nuit dans un village makololo, situé dans l’île Mparia, nous quittons le Chobé pour remonter le Liambye, et le 19 novembre nous nous retrouvons à Séshéké. Cette ville, bâtie sur la rive gauche du fleuve, renferme une population nombreuse, composée de Makalakas appartenant à diverses tribus, qui ont leurs chefs respectifs de la même race que la leur, et qui néanmoins, soumis à l’autorité d’un petit nombre de Makololos, sont gouvernés par Moriantsané, beau frère de Sébitouané.

Assis à l’ombre d’un grand acacia au bord du fleuve, je parlais souvent, en public, aux habitants de Séshéké. C’était un beau spectacle à voir que cette longue file d’individus, hommes, femmes et enfants, qui, sous la conduite de leurs différents chefs, formaient un auditoire de cinq à six cents personnes. Cet auditoire me prêtait une oreille attentive, et Moriantsané, voyant une fois quelques jeunes gens qui, au lieu d’écouter, examinaient un kaross ou manteau de peau, leur jeta son bâton à la tête, afin de me prouver l’intérêt qu’il prenait à mes paroles.

Souvent mes auditeurs m’adressaient les questions les plus sensées ; d’autres fois ils m’entretenaient des choses les plus frivoles au moment où je venais de leur parler des sujets les plus graves. Quelques-uns priaient en secret le Dieu des blancs, qui, je n’en doute pas, écoutaient leurs prières, tandis que les autres passaient la nuit à se rappeler ce qu’ils avaient entendu à l’égard de la vie éternelle, et profondément effrayés de ce qu’ils venaient d’apprendre, ils formaient la résolution de ne plus croire aux discours du docteur ; le nombre de ces derniers était considérable ; et j’ai vu dans le midi de l’Afrique les habitants de certains villages mettre à mort tous les coqs, pour ne pas entendre le chant de ces oiseaux qui, au matin, les appelait à la prière.

Depuis notre passage à Morémi, bourgade située sur les bords du Chobé, j’avais presque toujours la fièvre, que je devais garder longtemps encore ; dès que je fus à peu près rétabli du dernier accès qui avait été fort grave, je songeai au départ, et j’envoyai quelques-uns de mes hommes en avant pour qu’on nous préparât des vivres dans les villages où nous devions passer. Je fis prendre aux gens de ma suite quatre défenses d’éléphant qui provenaient des dons de Sékélétou, afin de comparer la valeur qu’elles pourraient avoir sur la côte d’Angola avec le prix qu’en donnaient les trafiquants du Sud. Nous reçûmes de Moriantsané une abondante provision de miel, du lait et de la farine, et je m’embarquai de nouveau, accompagne de ma suite. La saison des pluies commençait alors dans cette région ; et bien qu’il tombât chaque jour des ondées suffisantes pour abattre la poussière, le niveau du fleuve ne s’élevait pas encore ; mais le Liambye n’en avait pas moins trois cents mètres d’eau courante dans sa moindre largeur.

Les bords du fleuve s’embellissent au fur et à mesure qu’on le remonte. Les arbres déploient plus largement leurs feuilles, dont le vert tendre chez un grand nombre forme un heureux contraste avec les sombres ramures de quelques autres, toutes chargées de baies roses de la grosseur d’une cerise.

Les rapides ont beaucoup moins d’eau que dans les autres saisons, et il est très-difficile à nos pirogues de les franchir ; toutefois nos canotiers font des merveilles et sont toujours de bonne humeur ; ils s’élancent dans l’eau sans hésiter, pour empêcher nos esquifs d’être emportés par le ressac ou brisés sur les rochers ; il leur faut une adresse incroyable pour glisser entre les rocs à peine recouverts d’eau.

De nombreux iguanes, appelés mpoulous par les indigènes, se chauffent au soleil, sur les branches qui dominent le cours du fleuve, et plongent précipitamment dès qu’ils nous aperçoivent ; leur chair, tendre et gélatineuse, est très-estimée des naturels, et mon premier rameur tient à la main sa javeline pour frapper ceux de ces animaux qui ne disparaissent pas trop vite. À chaque détour subit du fleuve, de gros alligators, que nous effrayons tout à coup, glissent du rivage et tombent lourdement au fond de l’eau.

Entre Katima-Molélo et Nameta, les rapides, beaucoup moins rapprochés, sont éloignés de quinze à vingt milles les uns des autres ; l’eau profonde qui les sépare renferme de grands troupeaux d’hippopotames, et l’on voit partout sur la rive les sillons creusés par ces animaux lorsqu’ils vont paître chaque nuit. Une fois sortis du fleuve, c’est par l’odorat qu’ils retrouvent l’endroit où il est situé ; mais lorsqu’il a plu pendant longtemps, il leur est impossible de retrouver leur chemin, et ils deviennent bientôt la proie du chasseur qui profite de leur détresse.

Je ne pourrais pas dire le nombre d’hippopotames dont l’une de ces bandes est composée, car ils sont presque toujours cachés sous l’eau ; mais à en juger par les têtes qui se montrent successivement à la surface du fleuve afin d’aspirer l’air, j’ai tout lieu de penser que leurs troupeaux sont nombreux. Ils recherchent les endroits où la rivière est paisible, afin de n’avoir pas à lutter contre le courant qui les entraînerait et de pouvoir dormir tranquillement. Ils passent toute la journée à sommeiller et à bâiller sans rien voir autour d’eux, bien que leurs paupières soient ouvertes.

Pendant son premier âge, le petit de l’hippopotame se tient sur le cou de sa mère, et celle-ci, connaissant le besoin que le jeune amphibie a de respirer plus souvent qu’elle, paraît fréquemment à la surface de l’eau. C’est un animal qui a peu d’intelligence ; toutefois la crainte du danger développe chez lui une certaine réflexion. Dans le Zambèse, il respire à pleine poitrine, la tête complétement sortie du fleuve, tandis que plus au nord, dans les rivières du Londa, où on lui fait une chasse active, il se tient caché au milieu des plantes aquatiques, ne met à l’air que ses naseaux, et respire si doucement qu’on ne se douterait pas qu’il existe, sans les empreintes que ses pieds ont marquées sur la rive.

30 novembre 1853.Aux chutes de Conyé. Il n’est pas tombé de pluie dans ce pays-ci, et la chaleur y est extrême. Les feuilles des arbres et les fleurs nombreuses qui embellissent le paysage se flétrissent et s’inclinent vers le milieu du jour ; toute la végétation est languissante, un peu d’eau lui rendrait sa vigueur ; et si la beauté du pays s’accroît encore, ainsi qu’elle l’a fait depuis les quatre derniers degrés de latitude que nous avons franchis, nous arriverons à une terre enchantée, en dépit de notre fatigue excessive, et de l’atmosphère étouffante.

Nous nous levons au point du jour, c’est-à-dire un peu avant cinq heures ; tandis que je m’habille, on prépare le café, je remplis ma tasse, le reste est partagé entre mes compagnons ; les maîtres le sirotent, pendant que les serviteurs se hâtent de charger les canots ; tout est bientôt prêt, et nous nous embarquons. Les deux heures suivantes sont les plus agréables de la journée ; la marche des canots est rapide. Les Barotsés, accoutumés dès leur jeunesse à manier la rame, ont les épaules et la poitrine largement développées, surtout en comparaison des membres inférieurs. Les hommes de notre flottille engagent souvent des querelles bruyantes d’une embarcation à l’autre, pour se distraire de la monotonie de leur besogne. À onze heures, nous descendons sur la rive, nous mangeons un peu de viande, s’il en reste du souper de la veille, ou du biscuit avec du miel, et nous buvons de l’eau du fleuve. Nous nous reposons pendant une heure et nous remontons dans notre canot, où je me blottis sous mon parasol. La chaleur est trop forte, et je suis trop faible, depuis mon accès de fièvre, pour que je puisse nourrir de ma chasse les hommes de mon escorte. Nous nous arrêtons parfois deux heures avant le coucher du soleil ; nous sommes tellement accablés que nous restons à la place où nous nous trouvons alors, et nous y passons la nuit. Le repas du soir se compose de café, d’un biscuit ou d’un morceau de pain grossier fait avec de la farine de sorgho ou de maïs ; quand par hasard j’ai été assez heureux pour tuer quelque chose, on coupe la viande en longues tranches, on la met dans une marmite, où l’on verse de l’eau de manière à ce qu’elle en soit couverte, on fait bouillir jusqu’à évaporation complète, et quand il ne reste plus d’eau, la viande est cuite à point.

À Gonyé, les indigènes transbordent nos pirogues de l’autre côté des cascades, en les suspendant à des perches qu’ils y attachent en diagonale et qu’ils portent sur leurs épaules ; ils travaillent de bon cœur, et la chose est bientôt faite. Ce sont de joyeux mortels, qu’un rien amuse et que le moindre mot plaisant fait tous éclater de rire. Ici, comme ailleurs, chacun me demande une séance de lanterne magique ; c’est un bon moyen de les instruire, et je suis heureux de les satisfaire. Comme tous ceux de leur race, ils aiment la danse avec passion, et passent une partie des nuits de pleine lune, à se livrer à cet exercice, avec une vigueur et un entrain que pourraient envier les derviches tourneurs de l’Orient.

Les chutes de Conyé ne sont pas constituées par l’épanchement d’une masse d’eau que ses bords ne contiennent plus, comme celle du Niagara ; c’est au contraire un étranglement du fleuve, resserré pendant plusieurs milles dans une gorge qui n’a pas cent mètres de large, et où il acquiert de quinze à dix-huit mètres de profondeur lorsque les eaux sont grandes. Ainsi comprimée, l’eau s’accumule et roule en bouillonnant avec une force qui ne permet pas au plus habile nageur de se soutenir à la surface. En amont des chutes, les îles sont couvertes d’une végétation admirable, et des rochers dominent la cascade ; le paysage est l’un des plus beaux que j’aie jamais contemplés.

Dans chaque village on nous traite avec une extrême générosité. Aux bœufs qu’ils nous donnent, les habitants ajoutent du lait, du beurre, et de la farine en si grande quantité, que nos pirogues ne peuvent pas tout contenir. Mes hommes vont pouvoir se graisser le corps pendant longtemps, pratique nécessaire qui prévient l’évaporation des fluides, et qui, faisant l’office d’un vêtement, protége la peau contre le soleil ou la fraîcheur de l’ombre.

Tous les Makololos savent donner avec grâce. « C’est un morceau de pain que je vous prie d’accepter, » vous disent-ils d’un air affable en vous donnant un bœuf. Je suis d’autant plus sensible à cette manière d’offrir, que les Béchuanas ne m’y avaient pas habitué. Les femmes continuent à me saluer de cris perçants, à m’accabler d’éloges, bien que je les engage souvent à modifier les « grand seigneur ! grand lion ! » qu’elles me prodiguent. Leur sincérité est évidente, et je ne peux pas m’empêcher d’être satisfait de la bonté qu’elles me témoignent.

Nous remontons ainsi le fleuve au milieu des souhaits les moins équivoques pour le succès de notre expédition. Les eaux s’élèvent déjà, bien que la saison des pluies soit à peine commencée ; les rives sont basses, mais nettement coupées et presque toujours à pic. En temps de sécheresse, elles ont de 1 mètre 20 à 2 mètres 40 d’élévation, et donnent au fleuve, en cet endroit, l’apparence d’un canal.

Libonta, où nous arrivons le 17 décembre, est la dernière ville des Makololos ; une fois que nous l’aurons quittée, nous ne trouverons plus sur notre passage que quelques stations habitées par des bouviers, puis les hameaux qui gardent la frontière, et enfin la contrée déserte qui s’étend jusqu’au Londa ou pays des Balondas. Libonta est construite sur une digue en terrasse, comme tous les villages de la vallée Barotsé ; elle appartient à deux des principales veuves de Sébitouané, qui nous donnent un bœuf et une quantité d’aliments de diverse nature. Chacun nous témoigne la même bonté, et nous recevons un présent de tous ceux qui possèdent quelque chose. Lorsque je jette les yeux sur mon journal, et que j’y vois la liste des libéralités de ces braves gens, je suis ému d’une profonde gratitude et je prie Dieu de me conserver pour que je puisse leur rendre quelque service en échange de ce qu’ils ont fait pour moi.

Avant de quitter la région des villages pour entrer dans un pays inhabité, disons quelques mots de la manière dont nous passons la nuit : aussitôt que nous avons abordé, quelques-uns de mes hommes coupent de l’herbe pour me faire un lit, pendant que Mashaouana, chef de mon escorte, est occupé à dresser ma tente. Les pieux qui la soutiennent servent, pendant le jour, à porter les fardeaux à la façon des Barotsés, qui est la même que celle

des Indiens ; seulement dans ce pays-ci, la charge est
Danse des Balondas au clair de lune. — Dessin de Émile Bayard d’après le Dr Livingstone
serrée contre la perche, au lieu d’y être suspendue par de

longues cordes, ainsi qu’on le voit dans l’Inde. À quatre ou cinq pieds de l’entrée de ma tente est placé le feu de la kotla, dont celui de mes hommes, qui remplit l’office de héraut, est chargé de fournir le bois. La place d’honneur est devant la porte de la tente, et chacun prend celle qui lui appartient d’après le rang qu’il occupe. Pendant toute la durée du voyage, les deux Makololos sont restés, l’un à ma droile, l’autre à ma gauche, soit pour manger ou pour dormir. Aussitôt que je suis entré dans ma tente, Mashaouana fait son lit devant ma porte ; les autres se réunissent par tribus et élèvent de petits hangars autour du feu, en ayant soin de laisser devant le foyer un espace en forme de fer à cheval, qui soit assez grand pour contenir nos bêtes à cornes ; le feu les rassure, et on fait toujours en sorte qu’elles puissent l’apercevoir. Quant aux hangars, ils sont construits de la manière suivante : on enfonce dans la terre deux perches solides et fourchues, qu’on incline et qui en reçoivent une autre placée horizontalement ; des branches sont plantées dans la même direction que les deux fourches, et attachées à la perche horizontale avec des morceaux d’écorce. Le tout est recouvert de grandes herbes en quantité suffisante pour protéger contre la pluie ; et nous avons, en moins d’une heure, des appentis ouverts du côté du feu et où les animaux sauvages ne peuvent pas pénétrer. L’aspect de notre camp est pittoresque ; il offre une image paisible quand la lune brillante de ces régions caresse de sa lumière les grands bœufs endormis et les hommes couchés sous les hangars. Tout repose avec sécurité pendant ces belles nuits éclairées par la lune ; les bêtes féroces ne sortent pas de leur tanière et les feux peuvent s’éteindre ; aucun danger ne menace les hommes, dont le sommeil n’est pas troublé, comme il arrive souvent dans les villages, par des chiens affamés qui se jettent sur nos provisions ou rongent tranquillement les peaux graisseuses qui couvrent les dormeurs.

Nos repas sont généralement accommodés à la mode du pays ; mais comme les gens qui nous servent lavent soigneusement leurs pots et leurs mains avant de se mettre à la besogne, les mets qu’ils préparent ne sont pas à dédaigner. Ils ont apporté, d’après mes conseils, quelques modifications à leurs recettes, et ils sont persuadés qu’ils font maintenant la cuisine tout à fait comme les blancs. J’ai montré à plusieurs d’entre eux à laver mes chemises, ce dont ils s’acquittent fort bien, malgré le peu d’expérience du professeur, à qui personne n’avait appris le métier. Des changements de linge fréquents et la précaution que je prends de mettre ma couverture au soleil me sont plus salutaires que je ne l’aurais espéré. J’ai en outre la certitude que la propreté scrupuleuse dont ma mère nous a fait un besoin dès notre enfance, impose à ces peuples primitifs un profond respect pour les coutumes des blancs. Un Européen qui adopterait les habitudes des sauvages se dégraderait même aux yeux des individus qu’il aurait imités.

Nous avons traversé la dernière station des Makololos ; plus de villages, plus d’habitants, mais une contrée où la vie animale abonde sous toutes les formes ; plus de trente espèces d’oiseaux différentes volent au-dessus de la rivière ou se reposent sur ses bords. Des centaines d’ibis descendent le Liambye, comme le Nil au moment de l’inondation. De gros pélicans réunis en longues files, parfois de trois cents individus, s’élèvent et s’abaissent en décrivant des courbes régulières, et avec tant d’ensemble, qu’on les prendrait pour les anneaux d’un serpent gigantesque ; partout des nuées épaisses d’oiseaux noirs, qui se nourrissent de coquillages et que les indigènes appellent linongolos, des pluviers, des bécassines, des courlis et des hérons sans nombre.

De grands troupeaux de buffles sont couverts de jolis hérons blancs qui les suivent au vol quand ils se mettent à courir, tandis que le kala, bien meilleur écuyer, reste perché sur le garrot de l’animal lancé à toute vitesse.

Des becs-croisés au manteau noir, à la poitrine blanche et au bec rouge perchent dans le jour sur les bancs de sable, d’un air tranquille et satisfait. Leurs nids sont des trous simplement creusés dans ces bancs de sable, et dont ils n’ont pas même dissimulé l’ouverture ; ils les surveillent de près et maintiennent les marabouts et les corneilles à distance respectueuse de leurs œufs, en les chargeant à la tête ; lorsque c’est un homme qui s’approche, ils traînent l’aile et font semblant de boiter, comme l’autruche et le vanneau en pareille occasion. La singulière disposition de leur bec, dont la mandibule supérieure est beaucoup plus courte que l’inférieure, met les jeunes dans une situation encore plus embarrassante que la cigogne à la table du renard, et les oblige à recevoir la becquée de leurs parents jusqu’à un âge assez avancé ; l’amour de ceux-ci pour leur progéniture est proportionné à la faiblesse de leurs petits et à leur impuissance de se nourrir. C’est de leur mandibule inférieure, aussi mince que la lame d’ivoire d’un couteau à papier, qu’ils se servent comme d’une écope pour ramasser dans l’eau les petits insectes dont ils font leur proie. Ils ont de grandes ailes qu’ils agitent avec aisance en effleurant la rivière d’un vol continu, bien qu’ils tiennent leurs ailes au-dessus du niveau de leur corps. Ainsi que la plupart des mangeurs de nourriture aquatique, ils chassent pendant la nuit, qui est l’instant où les poissons et les insectes s’élèvent à la surface de l’eau ; et, ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’ils puissent le faire avec succès au milieu des ténèbres.

Nous voyons aussi un grand nombre de spatules presque toutes blanches, des flamants splendides, une énorme quantité de grues, les unes d’un bleu clair tout uni, les autres également bleues, mais à col blanc, et des demoiselles de Numidie.

La quantité d’alligators que nous rencontrons est prodigieuse ; ils sont plus féroces dans cette rivière que dans quelques autres, et ils font chaque année beaucoup de victimes parmi les enfants des villages qui ont l’imprudence de jouer au bord du Liambye quand ils vont chercher de l’eau. L’alligator étourdit sa proie d’un coup de queue et l’entraîne dans le fleuve, où elle est bientôt noyée. Il se tient souvent à l’affût dans la rivière, où son corps disparaît entièrement, et il est très-rare qu’un troupeau de vaches puisse traverser le Liambye sans payer au monstre le tribut de quelques veaux. Je ne peux pas voir, sans frissonner, mes compagnons franchir à la nage un bras du fleuve, depuis que l’un d’eux a été saisi à la cuisse et entraîné au fond de l’eau par un alligator ; l’homme, néanmoins, conservant tout son sang-froid, comme le font presque tous ses compatriotes en présence du péril, et par bonheur ayant sur lui un petit javelot, carré et barbelé, l’enfonça derrière l’épaule du monstre ; la douleur fit lâcher prise à l’alligator, et l’homme sortit de la rivière, portant sur la cuisse les marques profondes de la mâchoire du reptile. Les Makololos et les Barotsés n’éprouvent aucune antipathie pour les personnes qui ont maille à partir avec l’alligator ; mais chez les Bakouains et les Bamangouatos, celui qui est mordu par cet odieux reptile, ou qui a été seulement éclaboussé par la queue du monstre, est renvoyé de la tribu. J’ai rencontré sur les bords de la Zouga un de ces infortunés qui, chassé par les siens, était venu vivre chez les Bayéyès ; ce malheureux, craignant de m’inspirer la même répulsion qu’à ses compatriotes, ne voulait pas m’avouer la cause de son exil ; les Bayéyès m’en informèrent, et l’on voyait encore sur sa cuisse les balafres que le monstre lui avait faites. Quand par hasard un Bakouain s’approche d’un alligator, il crache par terre et annonce la présence du reptile par ces mots : « Boleo ki bo ! » (Il y a là une faute.) Ils s’imaginent que la simple vue du monstre peut causer une inflammation des yeux. Au reste, bien qu’ils n’hésitent pas à manger du zèbre, ils ont, à l’égard des individus que ce cheval tatoué a pu mordre, la même répulsion que pour les victimes de l’alligator, et ces malheureux sont obligés de s’enfuir au désert avec leurs femmes et leurs enfants.

Ces curieux vestiges d’un culte fondé sur l’adoration des animaux n’existent pas chez les Makololos. « Tout ce qui peut alimenter les hommes compose ma nourriture, » disait Sebitouané ; d’où il résulte que, parmi ses sujets, personne ne croit qu’on puisse être souillé par un aliment quelconque.

Arrivés à trente ou quarante milles de Libonta, nous renvoyons au chef du pays une partie des captifs que nous ramenons, ce qui nous impose l’obligation d’attendre ici les Makololos qui les reconduisent ; mais l’attente nous est facile : nous avons des vivres en abondance, une profusion de gibier, et nous vivons somptueusement. Il est pourtant bien dommage de tuer ces ravissantes créatures, elles ont tant de douceur et de confiance ! Je suis là, regardant avec admiration des pokous, des léchés, et autres antilopes de toute espèce, dont les formes délicates et les mouvements gracieux me ravissent, et je ne pense plus à mon fusil, lorsque mes compagnons, surpris de mon immobilité, viennent savoir ce qui m’arrive et provoquent la fuite du troupeau qu’ils effrayent.

Mes Zambésiens, qui jusqu’à présent ne s’étaient jamais servis d’armes à feu, trouvaient extrêmement difficile de tenir leurs mousquets d’une main ferme lorsque l’éclair s’échappait du bassinet, et me supplièrent de leur donner le philtre qui seul, croyaient-ils, me permettait de viser juste. J’essayai d’apprendre à mes compagnons la manière de se servir du fusil ; mais j’y aurais brûlé toute ma poudre, et il fallut continuer d’aller moi-même à la chasse, obligation qui m’était d’autant plus pénible, que la fracture de mon bras gauche ne s’était jamais consolidée. J’avais travaillé trop tôt après avoir été mordu par le lion, j’étais souvent tombé du haut de mon bœuf, tout cela avait empêché le cal de se former ; il en était résulté une fausse articulation qui m’obligeait, pour tirer, à placer mon fusil sur l’épaule gauche, afin d’y avoir un point d’appui, ce qui ne me permettait pas toujours de viser avec justesse ; et il arrivait, en général, que plus nos vivres étaient rares, plus j’étais maladroit.

Nous passons un dimanche au confluent de la Liba et du Liambye. Il y a déjà quelque temps qu’il pleut dans cette région, et les bois sont dans toute leur parure. On voit partout des fleurs d’une forme curieuse et d’une admirable beauté ; elles ne ressemblent pas à celles que j’ai vues dans le Midi ; les arbres diffèrent également de ceux qui croissent plus au sud. La plupart des essences qui composent la forêt ont les feuilles palmées largement développées ; les arbres sont couverts de lichens, et l’abondance de fougère que l’on remarque dans les bois prouve que la sécheresse y est moins grande qu’au midi de la vallée Barotsé. Les insectes commencent à fourmiller sous les plantes, et des chants d’oiseaux retentissent dans l’air aussitôt que le jour paraît : chants sonores et variés qui étonnent par leur puissance et que des cœurs joyeux épanchent à la gloire de celui qui les remplit d’allégresse, mais qui ne me semblent pas aussi doux que la voix des oiseaux qui ont charmé mon enfance. Nous nous levons de bonne heure pour jouir de l’air embaumé du matin, et nous faisons la prière. Toutefois, au milieu de ces beautés qui m’environnent, je ressens un vide de l’âme en regardant mes pauvres compagnons ; je souffre de leur tenue et de leurs paroles grossières, qui font un contraste si choquant avec cette nature à la fois splendide et gracieuse, et j’aspire au moment où nous serons tous en harmonie avec le principe éternel des âmes, source inépuisable de lumière et de beauté.

Extrait de la traduction de Mme H. Loreau.

(La suite à La prochaine livraison.)



Réception chez le roi Shinté (p. 49). — Dessin de Émile Bayard d’après le Dr Livingstone.
  1. Au moment de publier dans ce recueil le récit, encore inédit dans notre langue, des voyages que le plus célèbre des explorateurs de l’Afrique australe a entrepris entre les années 1858 et 1864, nous avons cru devoir le faire précéder, comme d’une introduction naturelle, de quelques emprunts faits à la relation de ses premiers voyages (1840-1856). Ces extraits feront connaître tout à la fois l’homme et le théâtre de ses travaux. — Voy. le portrait du Dr Livingstone, tome I de ce recueil, p. 64.