L’Aiglon/Acte III

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Charpentier & Fasquelle (p. 109-150).


ACTE III

LES AILES QUI S’OUVRENT


Le même décor.

La fenêtre est toujours ouverte sur le parc. Mais la coloration du parc a changé avec l’heure. Ce sont maintenant les somptueuses teintes de la fin du jour. La Gloriette est en or.

On a repoussé la table chargée de livres vers la droite pour laisser un grand espace libre. On a apporté non pas un trône, mais une vaste bergère, pour que le vieil Empereur y soit à la fois majestueux et paternel.

Au lever du rideau, les gens que doit recevoir l’Empereur ont été introduits. Ils attendent, debout, causant à voix basse. Chacun tient à la main un petit papier ou sa demande est écrite. Bourgeois endimanchés, veuves de militaires en deuil. Paysans et paysannes venus de tous les coins de l’Empire : Bohémiens, Tyroliens, etc… Bariolage de costumes nationaux.

Des arcières, un peu pareils à des suisses d’église (habit rouge galonné, parements et ceinturon de velours noir, culotte blanche, hautes bottes, bicorne à demi recouvert d’une retombée de plumes de coq) sont immobiles aux portes de droite. Un garde-noble hongrois va et vient faisant des effets de pelisse.

Il refoule tout le monde vers le fond, devant la fenêtre, et à gauche, contre les portes fermées de la chambre du Duc.



Scène première

Un GARDE-NOBLE, des ARCIÈRES, des PAYSANS, des BOURGEOIS, des FEMMES, des ENFANTS, etc…, puis L’EMPEREUR FRANZ.
LE GARDE-NOBLE.

Rangez-vous ! Chut, le vieux ! — Toi, le petit, sois sage !
(Il montre la porte du second plan, à droite.)
L’Empereur vient par là. — Laissez-lui le passage !
— Le géant montagnard, ne raclez pas vos pieds !

UN HOMME, timidement.

Il passe devant nous ?

LE GARDE-NOBLE.

Il passe devant nous ?En prenant les papiers.
Tenez bien vos petits papiers en évidence !
(Tous les petits papiers palpitent au bout des doigts.)
Ne lui racontez pas d’histoires !
(Tout le monde est rangé. Il va se placer près de la table, puis se rappelant une recommandation à faire :)
Ne lui racontez pas d’histoires !Ah !… défense
De se mettre à genoux quand il entre !

UNE FEMME, à part.

De se mettre à genoux quand il entre !Défends !
Ça n’empêchera pas…
(La porte s’ouvre. L’Empereur paraît. Tout le monde se met à genoux.)

L’EMPEREUR, très simplement.

Ça n’empêchera pas…Levez-vous, mes enfants

(Il descend. Les petits papiers palpitent de plus en plus. Il a sa longue tête triste des portraits. Mais un grand air de bonté. Il est vêtu, avec une bonhomie voulue, du costume bourgeois qu’il affectionne : redingote de drap gris s’ouvrant sur un gilet paille ; culotte de drap gris entrant dans des bottes. Il prend la supplique que lui tend une femme, la lit, et la passe au chambellan qui le suit, en disant :)

La pension doublée.

LA FEMME, se prosternant.

La pension doublée.Ah ! Sire !

L’EMPEREUR, après avoir lu la supplique que lui tend un paysan.

La pension doublée.Ah ! Sire !Hé ! hé ! la paire

De bœufs ! diable ! c’est cher !…
(Il passe le papier au chambellan en disant :)
De bœufs ! diable ! c’est cher !…Accordé !

LE PAYSAN, avec effusion.

De bœufs ! diable ! c’est cher !…Accordé !Notre père !

L’EMPEREUR, passant au chambellan la supplique d’une paysanne, qu’il vient de lire.

Accordé !

LA PAYSANNE, le bénissant.

Accordé !Père Franz !

L’EMPEREUR, s’arrêtant devant un pauvre homme qu’il reconnaît.

Accordé !Père Franz !Encor toi ?… Ça va bien
À la maison ?

L’HOMME, tournant son bonnet dans ses mains.

À la maison ?Pas mal.

L’EMPEREUR, après avoir passé la pétition au chambellan, arrive devant une vieille villageoise.

À la maison ?Pas mal.Eh bien ? la vieille, eh bien ?

LA VIEILLE, pendant que l’Empereur lit sa supplique.

Oui, tu comprends, le vent a fait mourir les poules…

L’EMPEREUR, passant la supplique.

Allons, soit !
(Il prend un autre papier que lui tend un Tyrolien et, après avoir lu.)
Allons, soit !Un chanteur ?

LE TYROLIEN.

Allons, soit !Un chanteur ?Je sais iouler.

L’EMPEREUR, souriant.

Allons, soit !Un chanteur ?Je sais iouler.Tu ioules ?
— Viens à Baden, demain, chanter chez nous.

LE CHAMBELLAN, annotant la supplique que lui passe l’Empereur.

— Viens à Baden, demain, chanter chez nous.Le nom ?

LE TYROLIEN, vivement.

Schnauser.

L’EMPEREUR, arrêté devant un grand gaillard aux jambes nues.

Schnauser.Un montagnard ?

LE MONTAGNARD.

Schnauser.Un montagnard ?Là-bas, à l’horizon,

J’habite le mont bleu qui jusqu’au ciel s’élève :
Être cocher de fiacre, à Vienne, c’est mon rêve.

L’EMPEREUR, haussant les épaules.

Allons ! tu le seras !
(Il passe la supplique au chambellan, et prend des mains d’un fermier cossu la suivante qu’il lit à mi-voix.)
Allons ! tu le seras !Un grand cultivateur
Voudrait que Franz lui fît restituer le cœur
De sa fille, que prit un verrier de Bohême.
(Lui rendant son placet.)
— Tu marieras ta fille au Bohémien qu’elle aime.

LE FERMIER, désappointé.

Mais…

L’EMPEREUR.

Mais…Je le doterai.
Mais…Je le doterai.(La figure du fermier s’éclaire.)

LE CHAMBELLAN, prenant note.

Mais…Je le doterai.Le nom ?

LE FERMIER, vivement.

Mais…Je le doterai.Le nom ?Johannès Schmoll.
(Se courbant devant l’Empereur.)
Je te baise les mains !

L’EMPEREUR, lisant le papier qu’il a pris des mains d’un jeune berger profondément incliné et enveloppé d’un grand manteau.

Je te baise les mains !Un pâtre du Tyrol,
Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre,
Chassé par des bergers ennemis de son père,
Voudrait revoir ses bois et son ciel… — Très touchant ! —
Et le champ paternel !… On lui rendra son champ.
(Il passe la supplique au chambellan, qui l’annote.)

LE CHAMBELLAN.

Le nom de ce berger qui demande assistance ?

LE PÂTRE, se redressant.

C’est le duc de Reichstadt, et le champ, c’est la France !

(Il jette son manteau, et l’uniforme blanc apparaît. Mouvement. Silence effrayé.)
L’EMPEREUR, d’une voix brève.

Sortez tous.

(Les officiers font rapidement sortir tout le monde. Les portes se referment. Le grand-père et le petit-fils sont seuls.)



Scène II

L’EMPEREUR, LE DUC.
L’EMPEREUR, d’une voix qui tremble de colère.

Sortez tous.Qu’est ceci ?

LE DUC, immobile et tenant encore à la main son petit chapeau de montagnard.

Sortez tous.Qu’est ceci ?Donc, si je n’étais rien,
Sire, vous le voyez, qu’un pauvre Tyrolien,
N’ayant pour attirer vos yeux, chasseur ou pâtre,
Qu’une plume de coq à son feutre verdâtre,
Vous vous seriez penché sur mon cœur ébloui.

L’EMPEREUR.

Mais, Franz !…

LE DUC.

Mais, Franz !…Ah ! je comprends que tous vos sujets, — oui,
Que tous les malheureux, — toujours, puissent se dire
Vos fils autant que nous ! Mais est-il juste, Sire,
Est-il juste que moi, quand je suis malheureux,
Je sois moins votre fils que le moindre d’entre eux ?

L’EMPEREUR, avec humeur

Mais pourquoi donc — il faut, Monsieur, que je vous gronde ! —
Là, quand je m’occupais de tout ce pauvre monde,
M’être venu parler, et non pas en secret ?

LE DUC.

Pour vous prendre au moment où votre cœur s’ouvrait.

L’EMPEREUR, bourru, se jetant dans le fauteuil.

Mon cœur !… Mon cœur !… Sais-tu que ton audace est grande ?

LE DUC.

Je sais que vous pouvez ce que je vous demande,
Que je suis malheureux, que je me sens à bout,
Et que vous êtes mon grand-père, voilà tout !

L’EMPEREUR, s’agitant.

Mais il y a l’Europe ! — Il y a l’Angleterre ! —
Il y a Metternich !

LE DUC.

Il y a Metternich !Vous êtes mon grand-père.

L’EMPEREUR.

Mais vous ne savez pas quelle difficulté !…

LE DUC.

Je suis le petit-fils de Votre Majesté.

L’EMPEREUR.

Mais…

LE DUC, se rapprochant.

Mais…Sire, vous avez, Sire, en qui seul j’espère,
Bien le droit d’être un peu grand-père ?

L’EMPEREUR, plus faiblement.

Bien le droit d’être un peu grand-père ?Mais…

LE DUC, plus près.

Bien le droit d’être un peu grand-père ?Mais…Grand-père,
Tu peux bien un moment ne pas être empereur ?

L’EMPEREUR.

Ah !… vous avez été toujours un enjôleur !

LE DUC.

Je ne vous aime pas, d’abord, lorsque vous êtes
Comme dans le portrait de la Salle des Fêtes,
Avec le grand manteau, la Toison d’or au cou !
(Il se rapproche encore.)
Mais comme ça, tenez, vous me plaisez beaucoup.
Avec le doux argent de tes cheveux, qui flotte,
Tes bons yeux, ton gilet, ta longue redingote,
Tu n’as l’air que d’un simple aïeul, en vérité,
— Par lequel on pourrait être gâté !

L’EMPEREUR, bougonnant.

— Par lequel on pourrait être gâté !Gâté !

LE DUC, s’agenouillant aux pieds du vieil empereur.

Ne peux-tu te passer de voir Louis-Philippe
Sur les écus français faire toujours sa lippe ?

L’EMPEREUR, ne voulant pas sourire.

Chut !… chut !

LE DUC.

Chut !… chut !Adores-tu ces gros Bourbons caducs ?

L’EMPEREUR, lui caressant les cheveux, pensivement.

Vous ne ressemblez pas aux autres archiducs !

LE DUC.

Tu crois ?

L’EMPEREUR.

Tu crois ?D’où tenez-vous l’art des gamineries ?

LE DUC.

Mais c’est d’avoir joué, petit, aux Tuileries.

L’EMPEREUR, le menaçant du doigt.

Ah ! vous y revenez ?

LE DUC.

Ah ! vous y revenez ?J’y voudrais revenir.

L’EMPEREUR, fixant gravement l’enfant agenouillé.

En avez-vous gardé vraiment le souvenir ?

LE DUC.

Vague…

L’EMPEREUR, après une seconde d’hésitation.

Vague…Et de votre père ?

LE DUC, fermant les yeux.

Vague…Et de votre père ?Il me souvient d’un homme
Qui me serrait, très fort, — sur une étoile. Et comme
Il serrait, je sentais, en pleurant de frayeur,
L’étoile en diamants qui m’entrait dans le cœur.
(Il se lève et fièrement.)
— Sire, elle y est restée.

L’EMPEREUR, lui tendant la main.

— Sire, elle y est restée.Est-ce que je t’en blâme ?

LE DUC, avec chaleur.

Oui, oui, laissez parler la bonté de votre âme !
Lorsque j’étais petit, vous m’aimiez, n’est-ce pas ?
Vous vouliez avec moi prendre tous vos repas.
Nous dînions tous les deux, tout seuls…

L’EMPEREUR, rêvant.

Nous dînions tous les deux, tout seuls…C’était un charme !

LE DUC.

J’avais de longs cheveux. J’étais prince de Parme.
(Il s’assied sur le bras du fauteuil.)
Quand on me punissait, toi, tu me pardonnais !

L’EMPEREUR, souriant.

Et te rappelles-tu ton horreur des poneys ?

LE DUC.

Un jour qu’on m’en montrait un blanc comme la neige,
Je trépignais de rage au milieu du manège.

L’EMPEREUR, riant.

Dame ! un poney pour toi, tu prenais ça très mal !

LE DUC.

Furieux, je criais : « Je veux un grand cheval ! »

L’EMPEREUR, secouant la tête.

Et c’est un grand cheval, encor, que tu demandes !

LE DUC.

Et lorsque je battais mes bonnes allemandes !

L’EMPEREUR, entraîné par ces souvenirs.

Et lorsque, avec Colin, vous creusiez, sans façon,
Des grands trous dans mon parc !…

LE DUC.

Des grands trous dans mon parc !…On faisait Robinson.

L’EMPEREUR, grossissant sa voix.

C’était vous, Robinson !

LE DUC.

C’était vous, Robinson !J’entrais dans ces cachettes,
Et j’avais un fusil, deux arcs et trois hachettes !

L’EMPEREUR, s’animant de plus en plus.

Puis, tu montais la garde à ma porte !

LE DUC.

Puis, tu montais la garde à ma porte !En hussard !

L’EMPEREUR.

Et les dames, chez moi, n’entraient plus qu’en retard,
Et trouvaient cette excuse, en entrant, naturelle :
« Pardon, Sire, mais j’embrassais la sentinelle ! »

LE DUC.

Tu m’aimais bien.

L’EMPEREUR, l’entourant de ses bras.

Tu m’aimais bien.Je t’aime encor !

LE DUC, se laissant glisser sur les genoux de son grand-père.

Tu m’aimais bien.Je t’aime encor !Prouve-le-moi !

L’EMPEREUR, tout à fait attendri.

Mon petit-fils, mon Franz !

LE DUC.

Mon petit-fils, mon Franz ! Est-il vrai que le roi,
Si moi je paraissais, n’aurait qu’à disparaître ?

L’EMPEREUR.

Mais…

LE DUC.

Mais…Dis la vérité !

L’EMPEREUR.

Mais…Dis la vérité !Je…

LE DUC, lui mettant un doigt sur les lèvres.

Mais…Dis la vérité !Je…Ne mens pas !

L’EMPEREUR.

Mais…Dis la vérité !Je…Ne mens pas !Peut-être !

LE DUC, l’embrassant avec un cri de joie.

Ah ! je t’aime !

L’EMPEREUR, conquis et oubliant tout.

Ah ! je t’aime !Eh bien ! oui, sur le pont de Strasbourg,
Si, toi, tu paraissais, tout seul, sans un tambour,
C’en serait fait du roi !

LE DUC, l’embrassant encore plus fort.

C’en serait fait du roi !Je t’adore, grand-père !

L’EMPEREUR.

Mais tu m’étouffes !

LE DUC.

Mais tu m’étouffes !Non !

L’EMPEREUR, riant et se débattant.

Mais tu m’étouffes !Non !J’aurais bien dû me taire !

LE DUC, très sérieusement.

D’ailleurs le vent de Vienne est mauvais pour ma toux,
On m’ordonne Paris.

L’EMPEREUR.

On m’ordonne Paris.Vraiment ?

LE DUC.

On m’ordonne Paris.Vraiment ?L’air est plus doux.
Et s’il faut qu’à Paris pour moi la saison s’ouvre,
Je ne peux pourtant pas descendre ailleurs qu’au Louvre.

L’EMPEREUR.

Ah ! bah !

LE DUC.

Ah ! bah !Si tu voulais !

L’EMPEREUR, très tenté.

Ah ! bah !Si tu voulais !Certes, on nous proposa
Souvent de vous laisser enfuir !…

LE DUC, vivement.

Souvent de vous laisser enfuir !…Oh ! fais donc ça !

L’EMPEREUR.

Mon Dieu ! je voudrais bien…

LE DUC.

Mon Dieu ! je voudrais bien…Tu peux !

L’EMPEREUR.

Mon Dieu ! je voudrais bien…Tu peux !Ce qui m’arrête…

LE DUC.

N’ayez pas des pensers de derrière la tête.
Ayez des sentiments, là, de devant le cœur.
Ce serait si joli qu’un jour un empereur
Pour gâter son enfant bouleversât l’histoire ;
Et puis c’est quelque chose, et c’est un peu de gloire,
De pouvoir quelquefois, — sans avoir l’air, tu sais, —
Dire : « Mon petit-fils, l’empereur des Français ! »

L’EMPEREUR, de plus en plus charmé.

Certes !

LE DUC, impétueusement.

Certes !Tu le diras ! Dis que tu vas le dire !

L’EMPEREUR, après une dernière hésitation.

Eh bien ! mais…

LE DUC, suppliant.

Eh bien ! mais…Sire !

L’EMPEREUR, ne résistant plus et lui ouvrant les bras.

Eh bien ! mais…Sire !Oui, sire !

LE DUC, avec un cri de joie.

Eh bien ! mais…Sire !Oui, sire !Ah ! sire !

L’EMPEREUR.

Eh bien ! mais…Sire !Oui, sire !Ah ! sire !Sire !

LE DUC.

Eh bien ! mais…Sire !Oui, sire !Ah ! sire !Sire !Sire !

(Ils sont dans les bras l’un de l’autre, pleurant et riant à la fois. La porte s’ouvre. Metternich paraît. Il est en grand costume habit vert chamarré d’or, culotte courte et bas blancs ; la Toison d’or jaillit de sa cravate. Il reste immobile une seconde, contemplant d’un œil de ministre ce tableau de famille.)
L’EMPEREUR, l’aperçoit, et vivement, au duc.

Metternich !

(Le grand-père et le petit-fils se séparent, comme pris en faute.)



Scène III

L’EMPEREUR, LE DUC, METTERNICH.
L’EMPEREUR, peu rassuré, au duc.

Metternich !Ne crains rien.

(Il se lève, et posant sa main sur la tête du prince qui est resté à genoux, il dit à Metternich d’une voix qu’il essaye de rendre ferme :)

Metternich !Ne crains rien.Je veux…

LE DUC, à part.

Metternich !Ne crains rien.Je veux…Tout est perdu !

L’EMPEREUR, avec beaucoup de force et de majesté.

Je veux que cet enfant règne.

METTERNICH, s’inclinant profondément.

Je veux que cet enfant règne.C’est entendu.
(Se tournant vers le duc.)
Avec vos partisans, Prince, je vais me mettre
En rapport…

LE DUC, étonné.

En rapport…Je craignais…

L’EMPEREUR, un peu étonné aussi, mais se redressant fièrement.

En rapport…Je craignais…Quoi donc ?… C’est moi le maître !

LE DUC, gaiement, prenant le bras de son grand-père.

Qui vas-tu m’envoyer, dis, comme ambassadeur ?

METTERNICH, descendant.

… Entendu !…

L’EMPEREUR, au duc, lui donnant une tape sur la joue.

… Entendu !…Tu viendras me voir, en empereur ?

LE DUC, avec importance.

Oui, peut-être, — quand mes Chambres seront sorties !

METTERNICH, immobile, près de la table, à droite.

Nous ne demanderons que quelques garanties.

LE DUC, le regardant.

Tout ce que vous voudrez !

L’EMPEREUR, qui s’est rassis.

Tout ce que vous voudrez !Es-tu content ?
(Le duc lui baise la main.)

METTERNICH, négligemment.

Tout ce que vous voudrez !Es-tu content ?D’abord,
Sur des points de détail nous nous mettrons d’accord.
Je crois que vous aurez des groupes à dissoudre…
Nous craignons les voisins qui cultivent la foudre.

LE DUC, qui écoute à peine, à l’Empereur.

Cher grand-père !

METTERNICH.

Cher grand-père !Ah ! et puis… dame ! on nous ennuyait
Un peu beaucoup avec les héros de Juillet !

LE DUC, dressant l’oreille.

Mais…

METTERNICH, continuant froidement.

Mais…Le libéralisme et le bonapartisme
Se tenant… il faudra couper le petit isthme ;
Craindre l’esprit nouveau, dangereux et brillant ;
Expulser Lamennais…

LE DUC, s’éloignant d’un pas de son grand-père.

Expulser Lamennais…Mais…

METTERNICH, impassible.

Expulser Lamennais…Mais…Et Chateaubriand
Ah ! et puis… se résoudre à museler la presse…

LE DUC.

Oh ! ça ne presse pas…

L’EMPEREUR.

Oh ! ça ne presse pas…Mais si, mais si, ça presse !

LE DUC, reculant encore d’un pas.

J’en demande pardon à Votre Majesté,
Mais c’est blesser la Liberté.

L’EMPEREUR, choqué.

Mais c’est blesser la Liberté.La Liberté…

METTERNICH.

Ah ! et puis… nous laisser opérer à Bologne.
Ah ! et puis… se calmer un peu sur la Pologne.

LE DUC, le regardant.

Ah !… et puis ?

METTERNICH.

Ah !… et puis ?Eh bien ! mais, nous solutionnons
La question des noms… vous savez bien, les noms
Des batailles,
(S’inclinant d’un air de condoléances vers l’Empereur.)
Des batailles,— … mon Dieu, Sire, que vous perdîtes ! —
Il faudra les ôter aux maréchaux.

LE DUC, avec hauteur.

Il faudra les ôter aux maréchaux.Vous dites ?

L’EMPEREUR, conciliant.

Oh ! peut-être…

METTERNICH, sèchement.

Oh ! peut-être…Pardon, mais ces gens-là sont fous
De se croire seigneurs de lieux qui sont à vous,
Et vous n’approuvez pas cette façon, je pense,
D’emporter, dans leurs noms, nos villages en France !

LE DUC.

Ah ! grand-père ! grand-père !
(Il est maintenant tout à fait loin de l’Empereur.)

L’EMPEREUR, baissant la tête.

Ah ! grand-père ! grand-père !Il est bien évident…

LE DUC, douloureusement.

Nous étions dans les bras l’un de l’autre, pourtant !
(Et se tournant vers Metternich.)
Avez-vous quelque chose à demander encore ?

METTERNICH, tranquillement.

Oui. La suppression du drapeau tricolore.

LE DUC.

(Un silence. Le Duc fait lentement quelques pas et s’arrête devant Metternich.)

Votre Excellence veut que lavant ce drapeau
Plein de sang dans le bas et de ciel dans le haut,
— Puisque le bas trempa dans une horreur féconde,
Et que le haut baigna dans les espoirs du monde, —

Votre Excellence veut, n’est-ce pas ? qu’effaçant
Cette tache de ciel, cette tache de sang,
Et n’ayant plus aux mains qu’un linge sans mémoire,
J’offre à la Liberté ce linceul dérisoire ?

L’EMPEREUR, avec colère.

Encor la Liberté !

LE DUC.

Encor la Liberté !J’y suis apparenté
Du côté paternel, sire, à la Liberté !

METTERNICH, ricanant.

Oui, le duc pour grand-père a le Dix-huit Brumaire !

LE DUC.

La Révolution Française pour grand’mère !

L’EMPEREUR, debout.

Malheureux !

METTERNICH, triomphant.

Malheureux !L’empereur républicain !… Voilà
L’utopie ! Attaquer la Marseillaise en la
Sur les cuivres, pendant que la flûte soupire
En mi bémol : Veillons au salut de l’Empire !

LE DUC.

On peut très bien jouer ces deux airs à la fois,
Et cela fait un air qui fait sauver les rois !

L’EMPEREUR, hors de lui.

Comment là, devant moi, vous osez dire ?… Il ose !

LE DUC.

Ah ! je sais maintenant ce que l’on me propose !

L’EMPEREUR.

Mais qu’a-t-il aujourd’hui ? d’où lui vient cet accès ?

LE DUC.

C’est d’être un archiduc sur le trône français.

L’EMPEREUR, levant au ciel des mains tremblantes.

Qu’a-t-il lu ? qu’a-t-il vu ?… cet oubli des principes !…

LE DUC.

J’ai vu des coquetiers, des mouchoirs et des pipes !

L’EMPEREUR.

Il est fou ! — Les propos que le duc tient sont fous !

LE DUC.

Fou d’avoir pu penser à revenir par vous !

METTERNICH.

Mais ce retour, c’est Votre Altesse qui l’empêche !

LE DUC.

Certes, au lieu des fourgons, vous m’offrez la calèche !

L’EMPEREUR.

Non ! nous n’offrons plus rien !

LE DUC, les bras croisés.

Non ! nous n’offrons plus rien !La cage ?

L’EMPEREUR.

Non ! nous n’offrons plus rien !La cage ?C’est selon.

LE DUC.

Vous n’empêcherez pas que je ne sois l’Aiglon !

L’EMPEREUR.

Mais l’aigle des Habsbourgs a des aiglons sans nombre,
Et vous en êtes un, voilà tout !

LE DUC.

Et vous en êtes un, voilà tout !Aigle sombre,
Triste oiseau bicéphale au cruel œil d’ennui,
Aigle de la maison d’Autriche, aigle de nuit,
Un grand aigle de jour a passé dans ton aire,
Et tout ébouriffé de peur et de colère,
Tu vois, vieil aigle noir, n’osant y croire encor,
Sur un de tes aiglons pousser des plumes d’or !

L’EMPEREUR.

Moi qui m’attendrissais, je regrette mes larmes !
(Il regarde autour de lui.)
On va vous enlever ces livres et ces armes !
(Appelant.)
Dietrichstein ?

METTERNICH.

Dietrichstein ?Il n’est pas au palais.

(Le jour diminue. Le parc devient violet. Derrière la Gloriette, le ciel est rouge.)
L’EMPEREUR.

Dietrichstein ?Il n’est pas au palais.Ah ! je veux

Supprimer tout ce qui — pauvre enfant trop nerveux ! —
Vous rappellerait trop de quel père vous êtes…

LE DUC, montrant le parc.

Eh bien ! arrachez donc toutes les violettes,
Et chassez toutes les abeilles de ce parc !

L’EMPEREUR, à Metternich.

Changez tous les valets !

METTERNICH.

Changez tous les valets !Je renvoie Otto, Mark,
Hermann, Albrecht, Gottlieb !

LE DUC, lui montrant, par la fenêtre ouverte, l’étoile du soir qui vient de s’allumer.

Hermann, Albrecht, Gottlieb !Fermez la persienne :
Cette étoile pourrait me parler de la sienne !

L’EMPEREUR.

Je veux, pour Dietrichstein, tout de suite, signer
Un nouveau règlement.
Un nouveau règlement.(À Metternich.)
Un nouveau règlement.Écrivez !

METTERNICH, s’asseyant à la table et cherchant des yeux de quoi écrire.

Un nouveau règlement.Écrivez !L’encrier ?

LE DUC.

Sur la table, le mien ; je permets qu’on s’en serve.

METTERNICH.

Où donc ?… Je ne vois pas…

LE DUC.

Où donc ?… Je ne vois pas…La tête de Minerve.
En bronze et marbre vert.

METTERNICH, regardant partout.

En bronze et marbre vert.Je ne vois rien.

LE DUC, désignant la console de droite, sur laquelle il n’y a rien.

En bronze et marbre vert.Je ne vois rien.Alors,
Prenez l’autre, là-bas, dont s’allument les ors,
Dans le grand nécessaire…

METTERNICH, effaré, passant la main sur le marbre de la console.

Dans le grand nécessaire…Où ?

L’EMPEREUR, regardant le duc avec inquiétude.

Dans le grand nécessaire…Où ?Quels encriers ?

LE DUC, immobile, les yeux fixes.

Dans le grand nécessaire…Où ? Quels encriers ?Sire,
Ceux que mon père m’a laissés !

L’EMPEREUR, tressaillant.

Ceux que mon père m’a laissés !Que veux-tu dire ?

LE DUC.

Oui… par son testament !
(Il désigne encore un coin de la console sur lequel il n’y a rien.)
Oui… par son testament !Et là, les pistolets,
Les quatre pistolets de Versailles, — ôtez-les !

L’EMPEREUR, frappant sur la table.

Ah ! çà !

LE DUC.

Ah ! çà !Ne frappez pas la table avec colère
Vous avez fait tomber le glaive consulaire !

L’EMPEREUR, avec effroi regardant autour de lui.

Je ne vois pas tous ces objets…

LE DUC.

Je ne vois pas tous ces objets…Ils sont présents !
« Pour remettre à mon fils lorsqu’il aura seize ans ! »
On ne m’a rien remis !… Mais malgré l’ordre infâme
Qui les retient au loin, je les ai : j’ai leur âme…
L’âme de chaque croix et de chaque bijou !
Et tout est là : j’ai les trois boîtes d’acajou,
J’ai tous les éperons, toutes les tabatières,
Les boucles des souliers, celles des jarretières ;
J’ai tout, l’épée en fer et l’épée en vermeil,
Et celle dans laquelle un immortel soleil
A laissé tous ses feux emprisonnés, de sorte
Qu’on craint, en la tirant, que le soleil ne sorte !
J’ai là les ceinturons, je les ai tous les six !…

(Et sa main indique, à droite, à gauche dans la pièce, à des places vides, les invisibles objets)
L’EMPEREUR, épouvanté.

Taisez-vous ! taisez-vous !

LE DUC.

Taisez-vous ! taisez-vous !« Pour remettre à mon fils

Lorsqu’il aura seize ans ! » — Père, il faut que tu dormes
Tranquille, car j’ai tout, — même tes uniformes !
Oui, j’ai l’air de porter un uniforme blanc.
Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est faux : je fais semblant !
(Il frappe sur sa poitrine, sur ses épaules, sur ses bras.)
Tu vois bien que c’est bleu, que c’est rouge, — regarde !
Colonel ?… Allons donc !… lieutenant dans ta Garde !
Je bois aux trois flacons que portaient vos chasseurs !
Père qui m’as donné les Victoires pour sœurs,
Vous n’aurez pas en vain désiré que je l’eusse
Le réveille-matin de Frédéric de Prusse,
Qu’à Potsdam vous avez superbement volé !
Il est là ! — son tic-tac, c’est ma fièvre ! — je l’ai !
Et c’est, chaque matin, c’est lui qui me réveille,
Et m’envoie, épuisé du travail de la veille,
Travailler à ma table étroite, travailler,
Pour être chaque soir plus digne de régner !

L’EMPEREUR, suffoquant.

De régner !… de régner !… n’ayez plus l’espérance
Qu’un fils de parvenu puisse régner en France,
Après nous avoir pris dans notre sang de quoi
Avoir un peu plus l’air que son père d’un roi !

LE DUC, blême.

Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j’espère,
Que vous aviez tous l’air des laquais de mon père.

L’EMPEREUR, indigné.

De ce soldat ?

LE DUC.

De ce soldat ?Pour peu qu’il la leur demandât,
Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !

L’EMPEREUR, avec les gestes de quelqu’un qui chasse un cauchemar.

C’est possible ! — Je ne sais plus ! — Ma fille est veuve !

LE DUC, se dressant devant lui, d’une voix terrible.

Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !

(Ils sont face à face, se regardant avec des yeux ennemis.)
L’EMPEREUR, reculant tout d’un coup, avec un cri de regret.

Oh ! Franz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?

LE DUC, sauvagement.

Non ! non ! Si je suis là, c’est qu’on vous a battu !
Vous ne pouvez avoir pour moi que de la haine,
Puisque je suis Wagram vivant qui se promène !
(Et il marche à travers la pièce, comme un fou.)

L’EMPEREUR.

Allez-vous-en ! Sortez !

(Le duc se précipite sur la porte de sa chambre, la pousse, disparaît.)



Scène IV

L’EMPEREUR, METTERNICH.
L’EMPEREUR, retombant assis.

Allez-vous-en ! Sortez !Cet enfant que j’aimais !

METTERNICH, froidement.

Eh bien ! montera-t-il sur le trône ?

L’EMPEREUR.

Eh bien ! montera-t-il sur le trône ?Jamais.

METTERNICH.

Comprenez-vous ce que sans moi vous alliez faire ?

L’EMPEREUR.

L’avez-vous entendu répondre à son grand-père ?

METTERNICH.

Il faudrait le dompter !

L’EMPEREUR.

Il faudrait le dompter !Dans son propre intérêt !

METTERNICH.

… Votre repos… la paix du monde…

L’EMPEREUR.

… Votre repos… la paix du monde…Il le faudrait !

METTERNICH.

Moi, je viendrai ce soir lui parler.

L’EMPEREUR, d’une voix brisée de vieillard.

Moi, je viendrai ce soir lui parler.Quelle peine
Il me cause !

METTERNICH, lui offrant son bras pour l’aider à se lever.

Il me cause !Venez…

L’EMPEREUR, qui maintenant marche courbé, appuyé sur sa canne.

Il me cause !Venez…Oui… ce soir…

METTERNICH.

Il me cause !Venez…Oui… ce soir…Cette scène
Ne peut se reproduire !

L’EMPEREUR.

Ne peut se reproduire !Elle m’a fait du mal !
— Oh ! cet enfant !…

METTERNICH, l’emmenant.

— Oh ! cet enfant !…Venez…

(Ils sortent. On entend encore la voix de
L’EMPEREUR, qui répète, plaintive et machinale.)

— Oh ! cet enfant !…Venez…Cet enfant !…

(Puis plus rien. La nuit est venue tout à fait. Le parc est profondément bleu. Le clair de lune s’est arrêté sur le balcon.)



Scène V

LE DUC, seul.


(Il entr’ouvre tout doucement la porte de sa chambre. Il regarde si l’Empereur et Metternich sont partis. Il cache quelque chose derrière son dos. Il écoute un instant : le palais est silencieux ; par la fenêtre ouverte, il ne monte du parc qu’une fanfare affaiblie de retraite autrichienne, qui s’éloigne dans les arbres. Le duc découvre l’objet qu’il tient : c’est un des petits chapeaux de son père. Il descend, le portant religieusement, et, sur le coin de la table que couvre une grande carte d’Europe à demi déroulée, il le pose d’un geste décidé, en disant à mi-voix :)

— Oh ! cet enfant !…Venez…Cet enfant !…Le signal !

(Les appels de trompettes achèvent de mourir au loin. Le duc rentre dans sa chambre. Derrière lui, le clair de lune envahit la pièce, installe son mystère, glisse jusqu’à la table que soudain, il éclaire vivement. Alors, sur la blancheur éblouissante de la carte, le petit chapeau devient excessivement noir.)



Scène VI

FLAMBEAU, puis un domestique et SEDLINSKY.
FLAMBEAU, entrant à droite.

Voici l’heure.
Voici l’heure.(Il descend en regardant autour de lui.)
Voici l’heure.Signal ! y es-tu ?… Hum !… Peut-être ?…
(Il répète solennellement, imitant les intonations du Duc.)
« Flambeau, tu ne peux pas ne pas le reconnaître ! »
(Il cherche.)
Est-ce en haut ? est-ce en bas ? — Est-ce noir ? est-ce blanc ?
— Est-ce grand ?… ou petit ?…
(En cherchant, il arrive devant la table, aperçoit le chapeau, sursaute.)
— Est-ce grand ?… ou petit ?…Ah ! le…
(Et avec un sourire de ravissement, faisant le salut militaire.)
— Est-ce grand ?… ou petit ?…Ah ! le…Petit et grand !
(Il remonte vers la fenêtre.)
Mais la Comtesse, au fait, du fond du parc, me guigne,
Si le signal est là, je dois lui faire signe.
(Il a déjà tiré son mouchoir de sa poche pour l’agiter, mais il le rentre vivement.)
Oh ! non ! un drapeau blanc la fait se trouver mal !

UN DOMESTIQUE, traversant la pièce, une petite lampe à la main, et se dirigeant vers l’appartement du duc.

La lampe de travail du duc…

FLAMBEAU, bondissant et la lui prenant des mains.

La lampe de travail du duc…Mais, animal,
Elle file ! Il lui faut un peu de brise fraîche !
(Il sort sur le balcon.)
On lève en l’air trois fois… On arrange la mèche…
(Il tourne soigneusement la petite clef et rend la lampe au domestique.)
Et ça va !… comprends-tu ?

LE DOMESTIQUE, s’éloignant en haussant les épaules.

Et ça va !… comprends-tu ?Ce n’est pas malin !

FLAMBEAU.

Et ça va !… comprends-tu ?Ce n’est pas malin !Si.

(Le domestique entre chez le Duc, Flambeau redescend en se frottant les mains, et, s’arrêtant devant le petit chapeau, lui dit avec une respectueuse familiarité :)

Tout sera prêt demain !

SEDLINSKY, entrant par la porte du fond, à droite.

Tout sera prêt demain !Le duc ?

FLAMBEAU, lui montrant la chambre de gauche.

Tout sera prêt demain !Le duc ?Là.

SEDLINSKY.

Tout sera prêt demain !Le duc ?Là.Veille ici.
— Poste de confiance.

FLAMBEAU.

— Poste de confiance.Oui, oui.

SEDLINSKY.

— Poste de confiance.Oui, oui.Montre-t’en digne.
(Il le regarde.)
C’est toi le Piémontais ?
C’est toi le Piémontais ?(Flambeau fait signe que oui.)
C’est toi le Piémontais ?Tu connais la consigne ?

FLAMBEAU.

Être là, chaque nuit. — J’y suis.

SEDLINSKY.

Être là, chaque nuit. — J’y suis.Et que fais-tu ?

FLAMBEAU.

Dès que dans le château de Schœnbrunn tout s’est tu,
(Il montre les portes de droite.)
Je donne un double tour de clef à ces deux portes.
Je retire les clefs.

SEDLINSKY.

Je retire les clefs.Bon. — Ces clefs, tu les portes
Toujours sur toi ?

FLAMBEAU.

Toujours sur toi ?Toujours.

SEDLINSKY.

Toujours sur toi ?Toujours.Et tu ne dors ?…

FLAMBEAU.

Toujours sur toi ?Toujours.Et tu ne dors ?…Jamais.

SEDLINSKY.

Et tu montes la garde ?…

FLAMBEAU, montrant le seuil de la chambre du prince.

Et tu montes la garde ?…À cette place.

(Le domestique est ressorti de chez le duc et s’en est allé par la droite.)
SEDLINSKY.

Et tu montes la garde ?…À cette place.Mais
C’est l’heure. Ferme.

FLAMBEAU, allant fermer à clef la porte du premier plan.

C’est l’heure. Ferme.On ferme !

SEDLINSKY.

C’est l’heure. Ferme.On ferme !Ôte les clefs.

FLAMBEAU, retirant la clef et la mettant dans sa poche.

C’est l’heure. Ferme.On ferme !Ôte les clefs.On ôte !

SEDLINSKY, sortant par la porte du second plan pour laisser Flambeau s’enfermer.

Nul, hormis l’Empereur, n’a ces clefs ! — Pas de faute !
Veille !

FLAMBEAU, refermant la porte sur lui, à double tour, avec un sourire.

Veille !Comme toujours !



Scène VII

FLAMBEAU, seul.

(Il retire la clef de la seconde porte comme de la première, l’empoche ; — puis, vivement et silencieusement, aux deux portes, rabat d’un coup de pouce la petite pièce de cuivre qui couvre l’entrée de la clef en disant tout bas :)

Veille !Comme toujours !Et baissons pour la nuit
Les paupières des trous de serrure, — sans bruit !

(Sûr de ne pas être guetté par là, il prête l’oreille une seconde, et se met à déboutonner son habit de livrée.)

LA VOIX DE SEDLINSKY, à travers la porte.

Bonsoir, le Piémontais !

FLAMBEAU, tressaille et recroise d’un mouvement instinctif sa livrée qui commençait à s’ouvrir. Mais un coup d’œil vers les portes bien closes le rassure, et, haussant les épaules, il répond flegmatiquement, en retirant sa livrée qu’il plie et pose par terre, dans un coin :

Bonsoir, le Piémontais !Bonsoir, Monsieur le comte !

(Il apparaît, déjà moins gros, dans son gilet de livrée, en panne galonnée, à manches. Et il se met en devoir de déboutonner ce gilet.)

LA VOIX DE SEDLINSKY.

Et maintenant, monte la garde !

FLAMBEAU, superbement, en retirant d’un coup le gilet qui le grossissait encore.

Et maintenant, monte la garde !Je la monte !

(Il apparaît, maigre et nerveux, sanglé dans son vieux frac bleu de grenadier : les basques relevées par-derrière sous le gilet, retombent ; la silhouette se trouve complétée par la blancheur de la culotte et des bas de livrée.)

LA VOIX DE SEDLINSKY, s’éloignant.

Allons ! C’est bien ! bonsoir !

FLAMBEAU, avec un petit salut ironique de la main vers la porte fermée.

Allons ! C’est bien ! bonsoir !Bonsoir !

(Il grandit d’une coudée, défripe en deux tapes son uniforme, étire ses bras chevronnés, remonte les épaulettes aplaties ; passe dans ses cheveux coiffés et poudrés le gros peigne de ses doigts écartés pour les relever en héroïque broussaille ; marche vers la console de gauche, saisit parmi les souvenirs qui l’encombrent le sabre-briquet qu’il passe, le bonnet à poil qu’il coiffe, le fusil qu’il fait sauter dans sa main ; s’arrête une seconde devant la haute psyché pour rabattre ses moustaches à la grenadière, gagne en deux enjambées la porte du prince, tombe au port d’armes…)

Allons ! C’est bien ! bonsoir !Bonsoir !Et c’est ainsi
Que soudain redressé, délarbiné, minci,
Enfermé jusqu’à l’aube, impossible à surprendre,
Fronçant sous son bonnet son gros sourcil de cendre,
Se tenant dans son vieil uniforme bien droit,
— L’arme au bras et la main contre le téton droit,
Dans la position fixe et réglementaire, —
Gardant le fils ainsi qu’il a gardé le père ;
— C’est ainsi que debout, chaque nuit, sur ton seuil,
Se donnant à lui-même un mot d’ordre d’orgueil,
Fier de faire une chose énorme et goguenarde,
Un grenadier français monte, à Schœnbrunn, la garde !
(Il se met à se promener de long en large, dans le clair de lune, comme un factionnaire.)
C’est la dernière fois.
(Avec un coup d’œil sur la chambre du prince.)
C’est la dernière fois.Tu ne l’auras pas su.
C’est pour moi seul. C’est du vrai luxe, — inaperçu !
(Il s’arrête, l’œil jubilant.)
S’offrir un pareil coup pour n’éblouir personne,
Mais pour se dire, à soi tout seul : « Elle est bien bonne ! »

(Il reprend sa promenade.)
À leur barbe ! — à Schœnbrunn !… Je me trouve insensé !
Je suis content ! Je suis ravi !
(On entend un bruit de clef dans une serrure, à droite.)
Je suis content ! Je suis ravi !Je suis pincé !



Scène VIII

FLAMBEAU, METTERNICH.
FLAMBEAU, bondissant hors du clair de lune et se réfugiant dans l’ongle sombre au fond, à gauche.

Qui donc s’est procuré la clef ?
(La porte s’ouvre.)

METTERNICH, entre. Il a pris en traversant un des salons un lourd candélabre d’argent tout allumé dont il s’éclaire. Il referme la porte en disant d’un ton résolu.

Qui donc s’est procuré la clef ?Non, cette scène
Ne se reproduira jamais !

FLAMBEAU, le reconnaissant avec stupeur.

Ne se reproduira jamais !Népomucène !

METTERNICH, allant vers la table et bas, d’un air préoccupé.

Oui… ce soir… lui parler… sans témoin importun…
(Il pose le candélabre sur la table, et, en le posant, voit le petit chapeau.)
Tiens ! je ne savais pas que le duc en eût un.
(Souriant.)
Ah ! c’est l’archiduchesse encor qui dut lui faire
Passer ce souvenir…
Passer ce souvenir…(S’adressant au chapeau.)
Passer ce souvenir…Te voilà, — Légendaire !
Il y avait longtemps que…
Il y avait longtemps que…(Avec un petit salut protecteur.)
Il y avait longtemps que…Bonjour !
(Ironiquement, comme si le chapeau s’était permis de réclamer.)
Il y avait longtemps que…Bonjour !Tu dis ?… Hein ?…
(Il lui fait signe qu’il est trop tard.)
— Non ! Douze ans de splendeur me contemplent en vain
Du haut de ta petite et sombre pyramide :

Je n’ai plus peur.
Je n’ai plus peur.(Il touche du doigt et riant avec impertinence :)
Je n’ai plus peur.Voici le bout de cuir solide
Par lequel on pouvait, sans trop te déformer,
T’enlever, tout le temps, pour se faire acclamer !
— Toi, dont il s’éventait après chaque conquête,
Toi, qui ne pouvais pas, de cette main distraite,
Tomber sans qu’aussitôt un roi te ramassât,
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un décrochez-moi ça,
Et si je te jetais, ce soir, par la croisée,
Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?

FLAMBEAU, dans l’ombre, à part.

Où donc finirais-tu, vieux bicorne ?Au musée.

METTERNICH, tournant le chapeau dans ses mains.

Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non. — Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !…
— Car c’est d’un chapelier que la légende part :
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant de la lumière pour lire, au fond, le nom du chapelier :)
Le vrai Napoléon, en somme…C’est Poupart !
(Et tout d’un coup, quittant ce ton de persiflage)
— Ah ! ne crois pas pour toi que ma haine s’endorme !
Je t’ai haï, d’abord, à cause de ta forme,
Chauve-souris des champs de bataille ! chapeau
Qui semblais fait avec deux ailes de corbeau !
À cause des façons implacables et nettes
Dont tu te découpais sur nos ciels de défaites,
Demi-disque semblant sur le coteau vermeil
L’orbe à demi monté de quelque obscur soleil !
À cause de ta coiffe où le diable s’embusque,
Chapeau d’escamoteur qui posé, noir et brusque,
Sur un trône, une armée, un peuple entier debout,
Te relevais, ayant escamoté le tout !
À cause de ta morgue insupportable ; à cause

De ta simplicité qui n’était qu’une pose,
De ta joie, au milieu des diadèmes d’or,
À n’être insolemment qu’un morceau de castor ;
À cause de la main rageuse et volontaire
Qui t’arrachait parfois pour te lancer à terre ;
De tous mes cauchemars que dix ans tu peuplas ;
Des saluts que moi-même ai dû te faire, plats ;
Et, quand pour le flatter je cherchais l’épithète,
Des façons dont parfois tu restas sur sa tête !
(Et tous ces souvenirs lui remontant, il continue, dans une explosion de haine clairvoyante)
Vainqueur, neuf, acclamé, puissant, je t’ai haï,
Et je te hais encor vaincu, vieux et trahi !
Je te hais pour cette ombre altière et péremptoire
Que tu feras toujours sur le mur de l’histoire !
Et je te hais pour ta cocarde arrondissant
Son gros œil jacobin tout injecté de sang ;
Pour toutes les rumeurs qui de ta conque sortent,
Grand coquillage noir que les vagues rapportent,
Et dans lequel l’oreille écoute, en s’approchant,
Le bruit de mer que fait un grand peuple en marchant !
Pour cet orgueil français que tu rendis sans bornes,
Bicorne qui leur sert à nous faire les cornes !
(Il a rejeté le chapeau sur la table et penché maintenant sur lui :)
Et je te hais pour Béranger et pour Raffet,
Pour les chansons qu’on chante, et les dessins qu’on fait,
Et pour tous les rayons qu’on t’a cousus, dans l’île !
Je te hais ! je te hais ! et ne serai tranquille
Que lorsque ton triangle inélégant de drap,
Râpé de sa légende enfin, redeviendra
Ce qu’en France il n’aurait jamais dû cesser d’être :
Un chapeau de gendarme ou de garde champêtre !
Je te…
(Il s’arrête, saisi par le silence, l’heure, le lieu. Et avec un sourire un peu troublé.)
Je te…Mais tout d’un coup… C’est drôle… Le présent
Imite le passé, parfois, en s’amusant…
(Passant la main sur son front.)
De te voir là, comme une chose familière,

Cela m’a reporté de vingt ans en arrière ;
Car c’était là, toujours, qu’il te posait ainsi
Lorsqu’il y a vingt ans il habitait ici !
(Il regarde autour de lui avec un frisson.)
C’était dans ce salon qu’on faisait antichambre ;
C’était là qu’attendant qu’il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin,
Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !

(Il s’éloigne un peu, malgré lui, en fixant ce petit chapeau dont le mystère noir devient dramatique.)

Il te posait ainsi !… C’était comme aujourd’hui…
Des armes… des papiers… On croirait que c’est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu’il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu’en me retournant, je vais, — sur le seuil, — là,
Revoir le grenadier montant la garde.

(Il s’est retourné d’un mouvement naturel, et pousse un cri en voyant, debout devant la porte du Duc, Flambeau qui, d’un pas, est rentré dans le clair de lune.)

Revoir le grenadier montant la garde.Ha !

(Un silence. Flambeau, immobile, monte la garde. Ses moustaches et ses buffleteries sont de neige. Les petits boutons à l’aigle étincellent sur sa poitrine. Metternich recule, se frotte les yeux.)

Non. — Non. — Non. — C’est un peu de fièvre qui dessine !…
Mon tête-à-tête avec ce chapeau m’hallucine !…

(Il regarde, se rapproche. Flambeau est toujours immobile, dans la pose classique du grenadier au repos, les mains croisées sur le coude de la baïonnette qui jette un éclair bleu.)

La lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyons ! voyons ! voyons !
(Il marche sur Flambeau, et d’une voix brève :)
Oui… quel est le mauvais plaisant ?

FLAMBEAU, croisant la baïonnette.

Oui… quel est le mauvais plaisant ?Qui va là ?

METTERNICH, faisant un pas en arrière.

Oui… quel est le mauvais plaisant ?Qui va là ?Diable !

FLAMBEAU, froidement.

Passez au large !

METTERNICH, avec un rire un peu forcé, voulant approcher.

Passez au large !Oui… oui… la farce est impayable…
Mais…

FLAMBEAU, croisant la baïonnette.

Mais…Qui va là ?

METTERNICH, reculant.

Mais…Qui va là ?Très drôle !

FLAMBEAU.

Mais…Qui va là ?Très drôle !Un pas, vous êtes mort !

METTERNICH.

Mais…

FLAMBEAU.

Mais…Plus bas !

METTERNICH.

Mais…Plus bas !Permettez !

FLAMBEAU.

Mais…Plus bas !Permettez !Plus bas ! — L’Empereur dort.

METTERNICH.

Comment ?

FLAMBEAU, mystérieusement.

Comment ?Chut !

METTERNICH, furieux.

Comment ?Chut !Mais je suis le chancelier d’Autriche !
Mais je suis tout ! mais je peux tout !

FLAMBEAU.

Mais je suis tout ! mais je peux tout !Mais je m’en fiche !

METTERNICH, exaspéré.

Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et…

FLAMBEAU.

Mais je veux voir le duc de Reichstadt, et…Ah ! ouat !

METTERNICH, n’en pouvant croire ses oreilles.

Comment : ah ! ouat ?

FLAMBEAU.

Comment : ah ! ouat ?Reichstadt ? Connaissons pas, Reichstadt !
D’Auerstaedt ! d’Elchingen ! c’est des ducs, c’est notoire ;
Reichstadt, c’est pas un duc : c’est pas une victoire !

METTERNICH.

Mais on est à Schœnbrunn, voyons !

FLAMBEAU.

Mais on est à Schœnbrunn, voyons !Si l’on y est ?
Grâce au nouveau succès, on y a son billet !
Et l’on s’y reprépare, avec des ratatouilles,
À ré-administrer au monde des tatouilles !

METTERNICH.

Qui ? Comment ? Que dit-il ? Un nouveau succès ?

FLAMBEAU.

Qui ? Comment ? Que dit-il ? Un nouveau succès ?Bœuf !

METTERNICH.

Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent…

FLAMBEAU.

Mais nous sommes le dix juillet mil huit cent…Neuf !

METTERNICH.

Je ne deviens pas fou !

FLAMBEAU, tout d’un coup descendant vers lui.

Je ne deviens pas fou !D’où sortez-vous ?… C’est louche !
(Sévère.)
— Pourquoi n’êtes-vous pas encor dans votre couche ?

METTERNICH, se redressant.

Moi ?

FLAMBEAU, le toisant.

Moi ?Qui donc a laissé passer cet Artaban ?
Le Mameluck ? Il a pris ça sous son turban ?

METTERNICH.

Le Mameluck ?

FLAMBEAU, scandalisé.

Le Mameluck ?Alors, tout se démantibule ?

METTERNICH.

Mais…

FLAMBEAU, n’en revenant pas.

Mais…Vous entrez, la nuit, dans le grand vestibule ?

METTERNICH.

Mais je…

FLAMBEAU, de plus en plus stupéfait.

Mais je…Vous franchissez le salon de Rosa
Sans voir le voltigeur que l’on y préposa ?

METTERNICH.

Le volt… ?

FLAMBEAU.

Le volt… ?Vous traversez la petite rotonde
Sans qu’un pareil toupet, un yatagan le tonde ?
Le salon blanc n’est pas de sous-offs habité
Qui, sur le poêle en or, font du punch et du thé ?
Vous ne rencontrez pas quelques vieilles barbiches
Dans la pièce aux chevaux, dans la pièce aux potiches ?
Et dans la galerie, alors, les brigadiers
Trouvent tout naturel que vous vous baladiez ?
(Au comble de l’indignation.)
On peut donc traverser le cabinet ovale
Sans que le maréchal du palais vous avale ?

METTERNICH, reculant sous cette abondance inquiétante de détails précis.

Le maréchal ?…

FLAMBEAU.

Le maréchal ?…Ce dogue, alors, c’est un carlin ?

METTERNICH.

Mais j’entre…

FLAMBEAU.

Mais j’entre…Ce palais, alors, c’est un moulin ?
— Et quand vous arrivez au bout de l’enfilade,
Personne ?… Le portier d’appartement… malade ?
Et le valet de chambre… absent ?… Et le gardien
Du portefeuille ?… où donc s’est-il mis ?… dans le sien ?

METTERNICH.

Mais…

FLAMBEAU.

Mais…Au lieu d’être là pour vous chercher des noises,
L’aide de camp de nuit, que fait-il ?… des Viennoises ?

METTERNICH.

Mais…

FLAMBEAU.

Mais…Et le moricaud de garde ?… il prie Allah ?
Eh bien ! mais c’est encore heureux que je sois là !

Quel service !… Oh ! oh ! oh ! s’il y met sa lorgnette,
Je crois qu’il y aura d’l’oignon, d’l’oignon, d’l’oignette !

METTERNICH, hors de lui, et voulant passer pour atteindre la poignée dorée d’une sonnette, au mur.

Je vais…

FLAMBEAU, s’interposant, terrible.

Je vais…Ne bougez pas ! Vous le réveilleriez !
(Avec attendrissement.)
Il dort sur son petit traversin de lauriers !

METTERNICH, tombant assis dans un fauteuil, près de la table.

Ah ! je raconterai ce rêve !… Il est épique !
(Il approche un doigt de la flamme d’une des bougies, et le retirant vivement.)
Mais cette flamme…

FLAMBEAU.

Mais cette flamme…Brûle !

METTERNICH, tâtant la pointe de la baïonnette que Flambeau ne cesse de lui présenter.

Mais cette flamme…Brûle !Et cette pointe…

FLAMBEAU.

Mais cette flamme…Brûle !Et cette pointe…Pique !

METTERNICH, se relevant d’un bond.

Mais je suis réveillé !… Mais je…

FLAMBEAU.

Mais je suis réveillé !… Mais je…Chut ! restez coi !

METTERNICH, avec, une seconde, l’angoisse d’un homme qui se demande s’il a rêvé quinze ans d’histoire.

Mais Sainte-Hélene, alors ?… Waterloo ?…

FLAMBEAU, tombant sincèrement des nues.

Mais Sainte-Hélene, alors ?… Waterloo ?…Water… quoi ?
(On entend bouger dans la chambre du duc.)
L’Empereur a bougé !

METTERNICH.

L’Empereur a bougé !Lui !

FLAMBEAU.

L’Empereur a bougé !Lui !Saperlipopette !
Vous devenez plus blanc qu’un cheval de trompette !

(Prêtant l’oreille au pas qui s’est rapproché de la porte.)

C’est lui ! — Sa main tâtonne au battant verrouillé…
Il va sortir. Voilà !
Il va sortir. Voilà !(Avec désespoir.)
Il va sortir. Voilà !Vous l’avez réveillé.

METTERNICH.

Non, il ne se peut pas que ce soit lui qui sorte !
Il ne va pas ouvrir lentement cette porte !
C’est le duc de Reichstadt, voyons ! je n’ai pas peur !
Je sais que c’est le duc ! j’en suis sûr.
(La porte s’ouvre.)

FLAMBEAU, d’une voix sonore.

Je sais que c’est le duc ! j’en suis sûr.L’Empereur !

(Il présente les armes. — Metternich se rejette en arrière. — Mais au lieu de la terrible petite silhouette trapue que ce grenadier de la Garde présentant les armes faisait presque attendre, c’est, sur le seuil, l’apparition chancelante d’un pauvre enfant trop svelte, qui a quitté ses livres pour venir en toussant voir ce qui se passe, et qui s’arrête, blanc comme son habit, en levant sa lampe de travail, — rendu plus féminin par son col dégrafé d’où s’échappe du linge, et par ses cheveux plus blonds sous l’abat-jour.)



Scène IX

Les Mêmes, LE DUC, puis des LAQUAIS.
METTERNICH, se précipitant vers lui avec un rire nerveux.

Ah ! ah ! c’est vous ! c’est vous ! c’est vous ! C’est Votre Altesse !
Ah ! que je suis heureux !

LE DUC, ironiquement.

Ah ! que je suis heureux !D’où vient cette tendresse ?

METTERNICH.

Non ! vraiment, je croyais — tant c’était réussi !
Qu’un autre allait sortir !

FLAMBEAU, comme sortant du rêve auquel il s’est pris lui-même.

Qu’un autre allait sortir !Je le croyais aussi !

LE DUC, se retournant vers lui, et apercevant avec épouvante son uniforme.

Dieu ! qu’as-tu fait ?

FLAMBEAU.

Dieu ! qu’as-tu fait ?Du luxe !

METTERNICH, qui a gagné la sonnette, sonnant et appelant.

Dieu ! qu’as-tu fait ?Du luxe !À moi !

LE DUC, à Flambeau.

Dieu ! qu’as-tu fait ?Du luxe !À moi !Fuis !

FLAMBEAU, courant vers le fond.

Dieu ! qu’as-tu fait ?Du luxe !À moi !Fuis !La fenêtre !

LE DUC, voulant le retenir.

La sentinelle va tirer sur toi !

FLAMBEAU.

La sentinelle va tirer sur toi !Peut-être !…

LE DUC.

C’est long, d’ici les bois !

METTERNICH.

C’est long, d’ici les bois !Et si, pendant qu’il court,
On lui tire dessus…

FLAMBEAU.

On lui tire dessus…Ça me semblera court !

LE DUC, vivement, apercevant la livrée de Flambeau à terre.

Mets ta livrée !

METTERNICH, courant et posant son pied dessus.

Mets ta livrée !Ah ! non !

FLAMBEAU, dédaigneusement.

Mets ta livrée !Ah ! non !Gardez cette guenille !
Est-ce qu’un papillon se remet en chenille ?

(Et le fusil en bandoulière, gardant, par défi, tout son attirail, il s’élance sur le balcon.)

Au revoir !

LE DUC, le suivant.

Au revoir !Mais c’est fou !

FLAMBEAU, vite et bas au duc.

Au revoir !Mais c’est fou !Chut ! Je gagne le trou
De Robinson ! — Au bal de demain !
(Il enjambe la balustrade.)

LE DUC.

De Robinson ! — Au bal de demain !Mais c’est fou !

FLAMBEAU, disparaissant.

J’y serai !

LE DUC, lui criant à voix basse.

J’y serai !Pas de bruit !

METTERNICH, en le voyant disparaître.

J’y serai !Pas de bruit !Oh ! pourvu qu’il se luxe
Quelque chose !

(On entend la voix de Flambeau entonner tranquillement dans la nuit le Chant du départ :
La victoire en chantant
…)
LE DUC, terrifié.

Quelque chose !Hein ?

METTERNICH, stupéfait.

Quelque chose !Hein ?Il chante ?

LE DUC, se penchant au balcon avec angoisse.

Quelque chose !Hein ?Il chante ?Oh ! que fais-tu ?

LA VOIX DE FLAMBEAU, dans le parc.

Quelque chose !Hein ?Il chante ?Oh ! que fais-tu ?Du luxe !

(Il continue :
nous ouvre la carrière

(Une détonation. La chanson s’interrompt. Seconde de silence et d’attente. Puis, la voix reprend gaiement, plus lointaine :

La liberté…
LE DUC, avec un cri de joie.

Manqué !…

(Metternich se précipite derrière lui sur le balcon et suit des yeux, dans le parc, la fuite de Flambeau.)
METTERNICH, avec dépit.

Manqué !…Comme il s’est bien, dans l’ombre, reconnu !

LE DUC, fièrement.

Il connaît le pays : il est déjà venu.

METTERNICH, à plusieurs laquais qui viennent d’entrer par la droite, les congédiant du geste.

Trop tard ! Retirez-vous ! Plus rien pour mon service !

(Les laquais sortent.)



Scène X

METTERNICH, LE DUC
LE DUC, à Metternich, d’un ton presque menaçant.

Et demain, pas un mot au préfet de police !

METTERNICH, avec un sourire.

Je ne raconte pas les tours qu’on m’a joués.

(Et tandis que le Duc, lui tournant le dos, se dirige vers sa chambre, il continue nonchalamment :)

Que m’importent d’ailleurs vos grognards dévoués ?
Vous n’êtes pas Napoléon.

LE DUC, qui déjà rentrait chez lui, s’arrêtant, hautain.

Vous n’êtes pas Napoléon.Qui le décrète ?

METTERNICH, montrant le petit chapeau sur la table.

Vous avez le petit chapeau, mais pas la tête.

LE DUC, avec un cri de douleur.

Ah ! vous avez encor trouvé le mot qu’il faut
Pour dégonfler l’enthousiasme !… Mais ce mot
Ne sera pas cette fois-ci le coup d’épingle
Qui crève, ce sera le coup de fouet qui cingle !
Je me cabre, et m’emporte aux orgueils les plus fous !
Pas la tête, m’avez-vous dit ?…
(Il marche sur Metternich, et les bras croisés :)
Pas la tête, m’avez-vous dit ?…Qu’en savez-vous ?

METTERNICH, contemple un instant ce prince dressé la devant lui, dans sa rage juvénile plein de confiance et de force, puis, d’une voix coupante :

Ce que j’en sais ?…

(Il prend sur la table le candélabre allumé, va vers la grande psyché, et haussant la lumière.)

Ce que j’en sais ?…Regardez-vous dans cette glace !
Regardez la longueur morne de votre face !
Regardez ce fardeau si lourd d’être si blond,
Ces accablants cheveux… mais regardez-vous donc !

LE DUC, ne voulant pas aller à la glace, et s’y regardant, malgré lui, de loin.

Non !

METTERNICH.

Non !Mais tout un brouillard fatal vous accompagne !

LE DUC.

Non !

METTERNICH.

Non !Mais à votre insu, c’est toute une Allemagne
Et c’est toute une Espagne en votre âme dormant
Qui vous font si hautain, si triste, et si charmant !

LE DUC, détournant la tête, et attiré pourtant vers le miroir.

Non ! non !

METTERNICH.

Non ! non !Rappelez-vous vos doutes de vous-même !
Vous, régner ? Allons donc !… Vous seriez, doux et blême,
Un de ces rois qui vont s’interrogeant tout bas,
Et qu’il faut enfermer pour qu’ils n’abdiquent pas !

LE DUC, saisissant, pour essayer de l’écarter, le candélabre que Metternich lève devant la glace.

Non ! non !

METTERNICH.

Non ! non !Vous n’avez pas la tête d’énergie
Mais le front de langueur, le front de nostalgie !…

LE DUC, se regardant, et passant sa main sur son front.

Le front ?…

METTERNICH.

Le front ?…Et Votre Altesse, avec égarement,
Sur ce front d’archiduc passe une main d’infant !

LE DUC, regardant sa main, avec effroi, dans la glace

Ma main ?…

METTERNICH.

Ma main ?…Regardez-les, ces doigts tombants et vagues,
Qu’on a, dans des portraits, déjà vus, sous des bagues !

LE DUC, cachant sa main.

Non !

METTERNICH.

Non !Regardez vos yeux par lesquels vos aïeux
Vous regardent…

LE DUC, face à face avec son image, les yeux élargis

Vous regardent…Mes yeux ?…

METTERNICH.

Vous regardent…Mes yeux ?…Regardez-les, ces yeux,

Dans lesquels d’autres yeux, déjà vus dans des cadres,
Rêvent à des bûchers ou pleurent des escadres !
Et vous, si scrupuleux, si consciencieux,
Osez aller régner en France, avec ces yeux !

LE DUC, balbutiant pour se rassurer.

Mais, mon père…

METTERNICH, d’une voix implacable.

Mais, mon père…Vous n’avez rien de votre père !

(Et ramenant de force vers la glace le candélabre que la main crispée du duc ne lâche plus.)

Mais cherchez ! cherchez donc ! approchez la lumière !
— Il a voulu, jaloux de notre sang ancien,
Venir nous le voler pour en vieillir le sien ;
Mais ce qu’il a volé, c’est la mélancolie,
C’est la faiblesse, c’est…

LE DUC.

C’est la faiblesse, c’est…Non, je vous en supplie !

METTERNICH.

Regardez-vous pâlir dans le miroir !

LE DUC.

Regardez-vous pâlir dans le miroir !Assez !

METTERNICH.

Sur votre lèvre, là, vous la reconnaissez,
Cette moue orgueilleuse et rouge de poupée ?
C’est celle qu’eut, en France, une tête coupée :
Car ce qu’il a volé, c’est aussi le malheur !
— Mais haussez donc le candélabre !

LE DUC, défaillant.

— Mais haussez donc le candélabre !Non ! j’ai peur !

METTERNICH, presque à son oreille.

Peux-tu te regarder, la nuit, dans cette glace,
Sans voir, derrière toi, monter toute ta race ?
— Vois, c’est Jeanne la Folle, au fond, cette vapeur !
Et ce qui, sous la vitre, arrive avec lenteur,
C’est la pâleur du roi dans son cercueil de verre !…

LE DUC, se débattant.

Non ! non ! c’est la pâleur ardente de mon père !

METTERNICH.

Rodolphe et ses lions, dans un affreux recul !

LE DUC.

Des armes ! des chevaux ! c’est le Premier Consul !

METTERNICH, désignant toujours dans le miroir, quelque sombre aïeul

Le vois-tu fabriquer de l’or dans une crypte ?

LE DUC.

Je le vois fabriquer de la gloire, en Égypte !

METTERNICH.

Ha ! ha ! et Charles Quint ! le spectre aux cheveux courts,
Qui meurt d’avoir voulu s’enterrer !

LE DUC, perdant la tête.

Qui meurt d’avoir voulu s’enterrer !Au secours,
Père !

METTERNICH.

Père !L’Escurial ! les fantasmagories !
Les murs noirs !

LE DUC.

Les murs noirs !Au secours, les blanches boiseries !
Compiègne ! Malmaison !

METTERNICH.

Compiègne ! Malmaison !Tu les vois ? tu les vois ?

LE DUC, désespérément.

Roule, tambour d’Arcole, et couvre cette voix !

METTERNICH.

La glace se remplit !

LE DUC, courbé, se défendant du geste comme si quelque vol terrible s’abattait sur lui.

La glace se remplit !Au secours, les Victoires !
À moi, les aigles d’or contre les aigles noires !

METTERNICH.

Mortes, les aigles !

LE DUC.

Mortes, les aigles !Non !

METTERNICH.

Mortes, les aigles !Non !Et crevés, les tambours !

LE DUC.

Non !

METTERNICH.

Non !Et la glace glauque est pleine de Habsbourgs,
Qui te ressemblent tous !

LE DUC, hors de lui, cherchant à arracher le candélabre que Metternich maintient.

Qui te ressemblent tous !Je casserai la glace !

METTERNICH.

D’autres ! d’autres encore arrivent !

LE DUC, brandissant le lourd candélabre que Metternich vient enfin de lui abandonner, et en frappant, d’un geste insensé, le miroir.

D’autres ! d’autres encore arrivent !Je la casse !

(Il frappe avec rage ; la psyché s’effondre, les bougies s’éteignent ; la nuit se fait, dans un grand bruit d’éclats de verre. Le duc se jette en arrière, délivré, avec une clameur de triomphe.)

Il n’en reste pas un !

METTERNICH, déjà sur le seuil, se retourne, et avant de sortir.

Il n’en reste pas un !Il en reste un toujours !

LE DUC, chancelle à ces mots, et fou de terreur, il crie dans la nuit.

Non ! non ! ce n’est pas moi ! pas moi !

(Mais sa voix s’étrangle, il bat l’air de ses bras, tourne dans l’ombre, et tombe, lamentable blancheur, devant le miroir brisé, en appelant :)

Non ! non ! ce n’est pas moi ! pas moi !Père ! au secours !


Rideau.