L’Algèbre d’Omar Alkhayyami/B

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Traduction par F. Woepcke.
Benjamin Duprat (p. 80-87).
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B

« Au nom de Dieu clément et miséricordieux !
« C’est en Dieu que repose ma confiance. »

« J’ai lu ce que tu as mentionné, ô mon frère, de ce qu’a dit le géomètre Aboû Abdallah Almâhâni dans le mémoire qui a pour objet de commenter le second livre du traité d’Archimède sur le cylindre, la sphère et le cône, à savoir que des neuf propositions qui composent ce livre, il réussit à en construire huit, tandis qu’il s’efforçait en vain de donner une solution parfaite de la quatrième, laquelle est la section d’une sphère en deux parties suivant une raison donnée, à cause de la difficulté du lemme dont il avait besoin pour cette solution. Il chercha alors à la résoudre par l’algèbre, et ramena le problème à une égalité du cube et des carrés à un nombre (**[1]) (équation) dont les éléments ne sont pas proportionnels (***[2]). Cela revient à appliquer à une ligne donnée un solide à côtés parallèles et défaillant d’un cube. Or j’ai eu besoin, pour effectuer ceci (*[3]), de résoudre antérieurement un autre problème à la solution duquel on parvient sans difficulté, et que voici : »

« Étant données deux lignes AB et C (fig. 34), diviser AB au point D, en sorte que AD soit à C comme le carré de C au carré de BD. Et c’est ce dont on a besoin pour résoudre le problème dans la solution duquel échoua Almâhânî. »

« Mais cela n’est possible que lorsque la ligne C n’est pas plus grande que la ligne qui peut le solide ayant pour arête un tiers de AB et défaillant d’un (cube qui a pour base le) carré dont le côté est égal à deux tiers de AB (**[4]), c’est-à-dire : la ligne qui peut quatre neuvièmes d’un tiers du cube de AB (***[5]). »

« Toutefois supposons que C puisse être plus grande, ce qui sera plus général, et considérons AB dans deux cas, en nous proposant dans l’un de retrancher BD de AB, et dans l’autre d’ajouter BD à AB, en sorte que AD soit à C comme le carré de C au carré de BD. »

Voici maintenant la solution que le géomètre arabe donne du problème ainsi posé, et que je ne reproduis pas textuellement, afin d’abréger.

Il fait BE = C, et construit sur BE comme base le carré BEZH. Il décrit une parabole dont le sommet est A, l’axe AB, et le paramètre C ; ensuite il fait passer par Z une hyperbole ayant EB, BH pour asymptotes. Les deux coniques se rencontrent nécessairement. Du point d’intersection T, on abaisse deux perpendiculaires TK, TD sur BH, BE. On aura en vertu de la parabole 1) , en vertu de l’hyperbole ou 2) . De la combinaison de 1) et 2) il suit ou AD : C = \overline{\text{C}}^2 : \overline{\text{BD}}^2 ; c. q. f. d.

Puis il en revient ainsi au problème principal :

« Après avoir résolu préalablement ce lemme, prenons AB dans les deux cas, et proposons-nous d’appliquer à AB un solide à côtés parallèles, égal à un solide donné, excédant ou défaillant d’un cube (*[6]). Que la ligne C soit le côté d’un cube égal au solide donné. Dans l’un des deux cas retranchons de AB, et dans l’autre ajoutons à AB une ligne BD, telle que AD soit à C comme le carré de C au carré de BD. »

« (La possibilité de) cette construction n’est pas limitée au second cas, mais elle l’est nécessairement au premier. La limite, c’est que la ligne C ne soit pas plus grande que la ligne qui peut un cube égal à quatre neuvièmes d’un tiers du cube de AB, c’est-à-dire le solide ayant pour arête un tiers de AB et défaillant d’un (cube qui a pour base le) carré dont le côté est égal à deux tiers de AB[7]. »

« Le produit du carré de BD en AD est égal au solide à côtés parallèles, terminé par deux carrés de BD et par quatre rectangles AD, BD ; le produit du carré de C en C, c’est le cube égal au solide donné. Le solide appliqué à AB sera dans un cas défaillant, et dans l’autre excédant, d’un cube dont le côté est égal à BD. C’est ce que nous nous proposions de démontrer. »

Ensuite le géomètre arabe se propose ce problème plus général :

Étant donné un volume V, un parallélépipède P, et une droite a, appliquer à cette droite un parallélépipède égal à V, et défail1ant ou excédant d’un parallélépipède semblable à P.

J’abrégerai considérablement la démonstration par laquelle il ramène ce problème au lemme résolu préalablement, en introduisant quelques notions modernes.

Désignons par trois arêtes d’un parallélipipède aboutissant à un même sommet, et par les angles compris entre ces trois arêtes prises deux à deux ; le volume de ce parallélépipède sera représenté par l’expression

Dès qu’il s’agit, comme ici, de parallélépipèdes semblables, seront constants, et pourront être remplacés par et et désignant des rapports constants, et seul restant variable, le volume d’un quelconque de ces parallélipipèdes s’exprimera par , k désignant une constante.

Maintenant déterminons en posant  ; puis résolvons l’équation (résolution donnée par l’auteur dans son lemme) ; ayant déterminé , prenons sur AB (fig. 35) un segment , et faisons le parallélipipède BK semblable à P. On aura, volume de . Mais on voit que  ; donc volume de  ; ce qu’il s’agissait d’obtenir. —

Je ne m’arrêterai pas à faire remarquer comment les deux constructions données par l’auteur de ce morceau, des équations (en désignant BD par ), sont exactement les mêmes que celles des équations n° 16 et 17 par Alkhayyâmî. Il suffira pour cela de jeter un coup d’œil sur les figures 20, 21 et 34.

Mais ce sur quoi j’appelle l’attention, c’est la limite énoncée dans ce morceau relativement à la solubilité de l’équation , c’est-à-dire de l’équation . Car il n’y a pas d’ambiguïté à ceci : l’auteur déclare, avec une précision parfaite, que le lemme d’Archimède fut ramené par Almâhânî à une équation de la forme , et que la résolution de cette équation que se proposa Almâhânî dépend à son tour du lemme résolu par l’auteur, c’est-à-dire de la construction de l’équation . La relation qui exprime la limite de la solubilité d’un de ces problèmes enchaînés l’un à l’autre, est donc nécessairement censée être donnée en même temps pour les autres.

Or l’auteur énonce cette limite absolument comme les modernes, c.-à-d. qu’il l’exprime par la relation

ou .
Après avoir signalé ce fait, qui me paraît digne d’une attention particulière, je vais montrer comment les géomètres arabes pouvaient arriver à cette découverte.

Le lemme d’Archimède avait été résolu par Eutocius (*[8]) sous Ja forme suivante : Déterminer sur une droite donnée AB un segment BE, tel que AE soit à une ligne donnée comme une surface donnée au carré de BE. Puis Eutocius avait remarqué et démontré que le produit de la surface donnée en la ligne donnée ne doit pas être plus grand que le produit lorsqu’on prend .

C’est par l’heureuse idée de substituer un produit des deux données linéaire et superficielle, le cube d’une seule ligne donnée, que le géomètre arabe est parvenu à l’expression moderne de cette limite.

Enfin je fais observer que ce qui dans la bouche d’Eutocius n’était qu’une propriété isolée d’un certain cas de géométrie, se changea entre les mains des Arabes en un théorème de la théorie des équations cubiques. Mais on verra dans la note suivante que ce n’est pas même à ceci que se borne le parti que les mathématiciens arabes ont tiré de ce problème d’Eutocius, dont ils ont su comprendre toute la portée. —

Ce morceau n’est précédé d’aucune indication de son auteur, et le texte même n’en contient pas non plus. La démonstration se termine exactement à la fin de la dernière ligne d’une page, et au-dessous du milieu de cette dernière ligne se trouvent les mots (Soli Deo gloria), d’une écriture plus mince que le reste. La page suivante commence ainsi :


c’est-à-dire : « La résolution de cette proposition appartient au professeur Aboû Sahl Alqoûhî, que Dieu lui soit favorable ! et moi, j’en ai communiqué un exemplaire au chaïkh Aboûl Djoûd, que Dieu soit miséricordieux envers lui ! Propose à un homme d’imaginer trois nombres différents, de sorte que le premier soit le plus grand, le second moyen, et le troisième le plus petit. Ensuite, » etc.

De cette manière on ne sait pas si c’est le problème qui précède ou celui qui suit qui est attribué à Alqoûhî. Malheureusement encore il ne se trouve dans le manuscrit qu’un fragment de ce problème arithmétique ou algébrique, dont l’énoncé commence avec la troisième ligne, ce qui ne permet pas de faire des conjectures sur son auteur.

Toutefois je suis porté à croire que les mots en question se rapportent au morceau précédent ; en sorte que le mérite des découvertes dont je viens de rendre compte, appartiendrait à Alqoûhî. Ce qui me fait adopter cette opinion, c’est exactement cette considération de limite, fondée sur le théorème d’Eutocius. Car on rencontrera dans la discussion d’un problème qui fait l’objet de l’addition suivante, et qui appartient indubitablement à Alqoûhî, d’autres considérations de limites, fondées également sur le théorème d’Eutocius, et présentant ainsi une connexion intime avec le morceau en question.

Le catalogue de la bibliothèque de Leyde (1716, fol.), où ce morceau se trouve coté numéro 1100, porte : « Muh. Ibn Leith potæ ad commentaria Mahani in secundum librum Archimedis de sphæra et cylindro. »

Je ne sais pas sur quoi se fonde cette indication ; mais la seule chose que je puisse affirmer avec certitude, c’est que ce morceau ne peut pas avoir pour auteur Aboûl Djoûd Mohammed Ben Allaïth. Car on voit que les erreurs commises par ce géomètre dans la discussion de l’équation x 2 + a = cx2, et relevées par Alkhayyâmî (voir p. 43, 82 et 83 sqq.), portent exactement sur la limite de la solubilité, tandis que le principal mérite du morceau en question consiste à avoir énoncé cette limite avec justesse et élégance. Et si les deux lignes du manuscrit discutées ci-dessus se rapportent à ce morceau, de sorte qu’une copie en ait été communiquée (*[9]) à Aboûl Djoûd, certainement cela doit avoir eu lieu après qu’il eut composé le mémoire examiné par Alkhayyâmi.

  1. **) Cela n’est pas tout à fait exact ; il fallait dire : « d’un cube et d’un nombre à des carrés. » Cependant il ne faut voir en ceci qu’un simple lapsus calami, une légère inadvertance, et non pas une erreur ou une incertitude. En effet, en parlant de choses aussi connues que l’étaient le lemme d’Archimède et l’équation d’Almâhâni, et encore en venant d’examiner un mémoire qui s’y rapportait, l’auteur pouvait se dispenser de parler avec cette rigoureuse exactitude qu’on mettrait à énoncer des théorèmes entièrement nouveaux.
  2. ***) C’est-à-dire ce n’est pas une équation du genre des équations n° 10, 11, 12 du traité d’Alkhayyâmi, en sorte qu’on pourrait, en la divisant par x, la ramener à une équation carrée.
  3. *) Savoir, pour appliquer à une ligne donnée un parallélipipède de volume donné et défaillant d’un cube.
  4. **) Le ms. porte

    On se serait attendu à trouver


    Pour expliquer les termes employés dans le texte, rappelons d’abord que cette construction d’un parallélipipède appliqué à une ligne et défaillant d’un cube est calquée sur celle d’un rectangle appliqué à une ligne et défaillant d’un carré. (Eucl., VI, 28.) En effet, en désignant par l la ligue donnée, par v ou z le volume ou la surface donnés, la première construction s’exprimera par la formule , la seconde par la formule .

    Donc, au lieu de parler du solide appliqué à la ligne αγ et défaillant du cube γδ, dont le côté est βγ, le géomètre arabe, en faisant abstraction de la hauteur commune γε, égale au côté du cube retranché, n’a en vue que la base αθ, qui dans cette construction est la partie essentielle de la figure, et appelle le solide « défaillant d’un carré dont le côté est βγ ». Ensuite remarquons que tandis que le solide αδ est, en effet, dans toute sa longueur appliqué à la ligue αγ, la ligne αγ n’est pas tout entière appliquée au solide αδ ; or la partie de celle ligne appliquée au solide , c’est αβ, l’arête du solide appliqué, et dans notre cas .

  5. ***) Condition : ou .
  6. *) Que le volume donné soit égal au cube \overline{\text{C}}^3. Au moyen du lemme on trouve AD, en sorte que AD. \overline{\text{BD}}^2 = \overline{\text{C}}^2 ; mais  ; donc AB. \overline{\text{BD}}^2 \tfrac{+}{-} \overline{\text{BD}}^2 égal au volume donné ; ce qu’il s’agissait d’obtenir.
  7. Évidemment est une erreur de copiste pour  ; comparer le passage du texte cité ci-dessus.
  8. *) Archimède, éd. d’Oxf., p. 164 sqq.
  9. *) On peut aussi entendre les mots ainsi : « on m’en a communiqué un exemplaire portant Aboûl Djoûd comme nom d’auteur. » Alors c’est une contradiction d’un seul exemplaire avec l’assertion positive de la ligne précédente ; et mes arguments n’en subsistent pas moins.