L’Art de corriger et de rendre les hommes constants/Texte entier

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Marie-Anne-Geneviève Ballard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. T-190).


L’ART

DE CORRIGER

ET DE RENDRE


LES HOMMES CONSTANS.



Prix 30 sols.

(par mad. de Wasse.)


À LONDRES,
Et se trouve à Paris,
Chez
la Veuve Ballard & Fils, Imprimeurs du Roi, rue
   des Mathurins.
la veuve Duchesne, Libraire, rue Saint-Jacques.
Mérigot l’aîné, Libraire, vis-à-vis l’Opéra
Mérigot le jeune, Libraire, Quai des Augusins.
la Veuve Duchesne, Libraire, rue Saint-Jacques.
Et chez tous les Marchands de Nouveautés.
M. D C C. L X X X I I I.
Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 5 crop)
Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 5 crop)

ÉPITRE
DEDICATOIRE.


Aux dames.


Je soumets à la protection de mon sexe un Ouvrage, dont la lecture peut lui être utile.

Daignez, Mesdames, en accepter l’hommage ; si vous l’accueillez avec bonté, qui pourra douter de son succès ?

PRÉFACE

Trop courte pour ennuyer.


L'ART de rendre les femmes fidelles donna lieu à l’Art de corriger & de rendre les hommes constans. L’Auteur, dont la carrière littéraire commence à peine, n’ose guères se flatter d’obtenir l’approbation du Public : cependant s’il lui accordoit son suffrage, cette indulgence l’engageroit à faire de nouveaux efforts pour lui plaire.

TABLE
DES
CHAPITRES.



Fin de la Table.

L’ART
DE CORRIGER
ET DE RENDRE
LES HOMMES CONSTANS.

CHAPITRE Ier.

Le jaloux corrigé.


IL n’est donc point de confiance, s’écria un jour Euphrosine, après avoir lu un billet, au moment qu’entra la vieille, mais l’aimable Eudoxie. — Point de confiance répéta son amie ? Ah ! ma chère Euphrosine, il dépend de nous de rendre les hommes constants. Euphrosine soupira, Eudoxie sourit.

Eudoxie, dont l’esprit & la beauté avoient subjugué plus d’un cœur, voulut savoir la cause du chagrin de son amie, afin de lui donner les conseils que l’expérience accompagne ordinairement de succès.

— Confiez-moi vos peines, lui dit-elle ; de qui est ce billet ?

— Du plus perfide des hommes.

— Je ne le condamne cependant pas avant d’être sûre s’il a tort.

Euphrosine étoit à sa toilette, elle renvoya ses femmes, & les deux amies passèrent ensemble dans un boudoir.


Histoire d’Euphrosine.


Dans le nombre d’Amants, qui m’offrirent leur hommages, je distinguai le Comte de d’Arceau ;

— Quoi, ce jaloux ?

— Ne m’interrompez-pas ma chère amie.

D’Arceau me rendit les soins les plus assidus ; chaque jour sa passion parut prendre de nouvelles forces ; mais son respect l’empêchoit de me la déclarer. Je fus assez clair-voyante cependant pour m’en appercevoir, & ne concevois pas ce qui l’obligeoit à garder si long-temps le silence. Déterminée d’en avoir l’aveu, je lui facilitai toutes les occasions pour arracher enfin ce secret qui flattoit ma vanité.

Je feignis un soir d’être malade, & ne me rendis point dans la maison où nous étions engagé à souper. Le Comte ne manqua pas de passer chez moi, comme nous en étions convenus, & ne fut pas fâché je crois de ce contre-temps.

Après quelques propos indifférents, je tournai habilement la conversation sur un sujet, où mon amour propre étoit plus intéressé que mon cœur ; car j’en conviens, jusqu’alors je ne l’aimais pas ; ce ne fut que dans la suite qu’il parvint à m’inspirer un sentiment plus vif.

À force de le questionner ; il se hazarda enfin à prononcer ce terrible mot, je vous aime. Il me le dit si passionnément que mon cœur en fut un moment ému ; il crut s’appercevoir dans mes yeux d’une sorte de sensibilité, où tout sans doute peignoit la satisfaction de mon triomphe.

Dès ce moment d’Arceau ne me quitta plus, ma société devint la sienne, sans cesse avec lui, je m’habituai à l’aimer, & nos jours s’écouloient dans un délire continuel.

Cependant la décence exigeoit que je ne renonçasse pas entièrement à mes amis. Vous savez, ma chère, que depuis long-temps, ma maison a toujours été le rendez-vous de tout ce qu’il y a de plus séduisant dans les deux sexes à Paris. Le comte en prit quelquefois ombrage. Lorsque nous étions seuls, il ne manquoit pas de se plaindre de la contrainte où il étoit, pendant qu’un cercle nombreux m’environnoit.

Il me nomma bientôt un homme dont les regards tendres l’inquiétoient ; il m’engagea à le voir moins souvent, me pria de lui accorder ce sacrifice, & parvint adroitement à lui faire refuser l’entrée de ma maison.

Toutes les personnes les plus aimables de ma société, subirent successivement le même sort. À chaque sacrifice que j’en faisois, c’étoient de nouveaux transports, j’étois une femme adorable, & rien ne manquoit à son bonheur. Mais sa jalousie ne se bornait pas aux hommes ; les femmes réveilloient ses soupçons inquiets. Il devint triste, rêveur, ses soupirs annonçoient un violent chagrin, sa santé même parut en souffrir ; à force de m’informer du sujet de ses peines, il m’apprit enfin que sa passion ne lui permettant plus de se taire, il seroit forcé de renoncer au plaisir de me voir aussi long-temps que je recevrois deux femmes, avec lesquelles j’étois liée depuis l’enfance.

— Ah ! mon ami, m’écriai-je, je n’hésiterai jamais entre ces femmes & vous ; je sacrifierois tout mon sexe à votre tranquillité : exigez mon cher Comte, il n’y a rien que je ne fasse pour conserver des sentimens qui font mon bonheur…

— Qu’avez-vous fait, lui dit Eudoxie avec humeur ? Jamais il ne faut donner tant d’empire aux hommes, c’est le moyen de les rendre inconstants.

— Mais j’aimois d’Arceau.

— D’accord ; mais il ne falloit pas le lui dire. Ignorez-vous que la dissimulation & les détours, sont les armes de notre sexe ? Nous ne régnons qu’en usant de stratagême ; mais continuez votre récit.

Le Comte reprit, Euphrosine devint chaque jour plus jaloux, n’ayant plus de rivaux, ni les conseils de mes amies à craindre, mes femmes & mes gens l’inquiéterent. Nouvelles plaintes, nouveaux ombrages, rien ne le rassuroit. Après avoir nourrie sa passion avec tant de soin, je ne pouvois pas raisonnablement lui refuser la satisfaction de changer ma maison ; je ne pris à mon service que les personnes qu’il approuvoit, & me flattois d’avoir réussi à le rendre content : mais il restoit un autre sacrifice, sans lequel il étoit impossible d’y parvenir. Ma parure étoit trop recherchée : une femme qui n’a de prétention qu’à plaire à un seul homme n’est pas coquette…

— Consentîtes-vous à cette bizarrerie ?

— Après bien des réflexions j’eus encore cette complaisance…

— Dites plutôt cette faiblesse. Mais après tant de soumissions, qu’est-ce qui a pu vous brouiller ensemble ?

Mon rouge.

Eudoxie partit d’un grand éclat de rire ; je vous avoue continua Euphrosine, que, jamais je n’ai pu consentir à paroître dans le public, comme une bourgeoise

— Je conçois fort bien, lui dit Eudoxie, qu’une femme peut sacrifier ses amis, ses goûts, même les gens qui lui sont attachés depuis long-temps ; mais espérer qu’elle vous sacrifie l’éclat de sa beauté, c’est une présomption ridicule. D’Arceau n’y songeoit pas, il est d’une maladresse incroyable, s’attendoit-il à un pareil abandon ?

— J’allois y consentir, & l’engageai même par un billet que je lui ai écrit hier au soir, à venir chez moi ce matin ; voici la réponse que j’en reçois.


Billet.


« Il vous falloit donc huit jours Madame pour vous décider à une chose qui n’a de valeur, que par la promptitude qu’on met à l’accorder ? Si vous n’attachiez pas un plaisir infini à prodiguer à mes rivaux les charmes d’une figure, qui ne doit trouver d’autre satisfaction qu’à me plaire ; il vous eût été indifférent d’avoir de la beauté pour les autres.

Je sens que ma présence n’est gueres nécessaire à votre bonheur. Quand on peut se passer une semaine de mes visites, on peut s’en priver sans regrets toute la vie. Adieu Madame, je ne puis, ni ne dois m’exposer plus long-temps à des refus ».

d’Arceau.

— C’est de votre faute

— Comment, vous me blâmez ?

— Sans-doute. Du moment que d’Arceau obtint un sacrifice, il en méditoit un second, & ainsi du reste. Espériez-vous qu’un jaloux s’arrêtât en si beau chemin ? Vous flattiez trop bien ses caprices. Dès l’instant qu’il ne trouvoit plus les mêmes complaisances, vous le rendiez inconstant. La constance n’est pas d’être aimé éternellement, un tel prodige n’existe pas ; mais elle consiste à ne pas être négligée, quittée même, que lorsque cela nous convient. Une femme habile se ménage ce droit comme le privilége de notre sexe. S’il en arrive autrement, les hommes comme des séditieux empiètent sur les prérogatives de notre empire. Si vous prétendiez continuer à régner dans le cœur de d’Arceau, il falloit vous y prendre différemment. Il falloit feindre d’être plus jalouse, plus exigeante que lui, ne lui laisser jamais un moment de repos : vos prétendus défauts auroient corrigés les siens, & vous l’auriez subjugué. Combattre de tels caracteres avec leurs propres armes, est le seul moyen de les rendre dociles & constants. Euphrosine goûta les raisons de son amie, & profita dans la suite de ses conseils.

Quelque temps après elle épousa le Baron de Semante, connu dans tout Paris pour l’homme de France le plus jaloux. Malgré les chagrins qu’elle avoit déjà essuyés d’un tel caractere, elle ne craignit pas d’accepter sa main. Elle le guérit si bien de ce défaut en suivant les préceptes d’Eudoxie, qu’elle parvînt à le rendre l’homme le plus confiant de son siecle ; ils vécurent ensemble dans une union parfaite, sans avoir besoin de consulter les maximes qui se trouvent dans l’Ouvrage intitulé, l’Art de rendre les femmes fidelles.


CHAPITRE II.

La monotonie dangereuse à l’amour.


Pendant que les deux amies déclamoient contre les hommes en général, on annonça la jeune Elvire. Elvire dont tout Paris admire les charmes, mais dont le peu d’expérience l’expose aux pieges d’un sexe, qui faussement se croit en droit de nous dominer. S’il n’en convient pas hautement, c’est pour mieux jouir de sa victoire.

Elvire, pendant quatre ans, avoit gémi sous le joug despotique d’un époux impérieux. Il cachoit sous le voile de la prévoyance, l’humeur caustique qui le dévoroit ; en vain sa jeune, & charmante épouse espéra-t-elle par ses complaisances, adoucir ce caractere attrabilaire, jamais elle ne put y réussir.

Sa tranquillité parut devoir renoître avec son veuvage ; mais Elvire avoit le cœur tendre. Qu’avez-vous, lui demanda Euphrosine, la voyant fort triste ? Hélas lui répondit la belle affligée, mon cœur est déchiré d’un trait funeste. Où trouver le bonheur, si Valincourt m’est ravi… Valincourt, lui dit Eudoxie ? Parlez-vous de l’homme le plus aimable de Paris :

— Ajoutez le plus léger, lui dit Elvire, en pleurant. Ah ! qu’une femme sensible est malheureuse ! On fait partout l’éloge du sentiment ; mais je m’apperçois à présent qu’on ne le connoit gueres.

— Les hommes n’y attachent qu’une valeur momentanée, dit Euphrosine, ils en font l’éloge lorsque leur intérêt l’exige pour nous tromper plus aisément ; & souvent celui qui en parle avec le plus d’enthousiasme, est celui qui le cherche le moins dans l’objet qu’il veut séduire. Mais racontez-nous le sujet de vos peines, ma chere Elvire, les conseils d’Eudoxie pourront peut-être vous consoler. Elle y consentit & commença.


Histoire d’Elvire.


Vous avez sçu tous mes chagrins pendant mon mariage, mon époux déjà naturellement bizarre, le devint d’avantage après la lecture d’un livre, le fléau des ménages, le perturbateur de la paix domestique…

— Seroit-ce par hasard l’art de rendre les femmes fidelles, lui demanda vivement l’aimable Eudoxie ?

— Justement Madame.

— Ah mon enfant ! Ce malheureux livre vit le jour peu d’années après mon mariage. L’auteur, par ses conseils, a fait commettre plus d’infidélités dans un jour, que l’art d’aimer d’Ovide ne fera de prosélites en cinquante siecles. Tous les maris qui ont adoptés les maximes recommandées dans ce livre, pour s’assurer de la fidélité de leurs femmes, ont porté atteinte aux cœurs les plus constans. Si Monsieur le Président ne se connoissoit pas mieux en jugemens, qu’en l’art difficile de nous faire aimer des époux maussades & pédants ; ses pauvres clients étoient fort à plaindre. Ce n’est pas ainsi qu’on s’attache une femme, il faut employer des moyens plus galants, plus séduisants : je vous raconterai ce que ces maximes ont produites sur moi ; mais avant de vous en parler, écoutons l’histoire de Madame.

Lorsque la mort de mon époux m’eut rendu le repos avec la liberté, reprit la sensible Elvire, je me retirai pendant quelque temps dans ma terre, le plaisir de m’y voir sans contrainte, m’y tint lieu de tous les amusemens. Ma société se borna à mon intendant, & le Curé du village, l’un me parloit d’affaires, & l’autre de religion. Je recueillis deux avantages de ces conversations ; le premier me mit au fait de mon bien, & le dernier réveilla dans mon cœur ces principes, que le tourbillon du monde étouffe quelquefois ; mais qui s’éteignent rarement.

Après avoir passé trois mois dans cette heureuse insouciance arrive dans mon voisinage le vieux Marquis de Montillant, accompagné de son neveu le Comte de Valincourt.

Le Marquis dont l’âme bienfaisante & généreuse fait le bonheur de tous ses vassaux, fut reçu dans sa terre avec ces démonstrations de joye, qu’on ne prodigue jamais qu’à la vertu. Il relevoit d’une grande maladie, & chacun bénissoit le Ciel de sa guérison.

Le Marquis, reconnoissant d’une attachement si pur, invita tous ses vassaux au château, trois jours après celui de son arrivé.

Cherchant à faire partager la fête qu’il méditoit d’y donner, il en pria tout son voisinage. On me l’annonce ; il étoit avec son neveu : l’aspect vénérable de l’oncle inspiroit le respect, l’air aisé & charmant de Valincourt inspiroit le plaisir. Dès l’instant qu’il entra, mon cœur sentit une émotion qui lui avoit été étrangere jusqu’alors. Nos yeux se rencontroient quelquefois, les miens se baisserent en étouffant un soupir.

La visite du Marquis, quoique assez longue pour la première, ne me parut qu’une minute : lorsqu’il se leva pour se retirer, je regardai involontairement le Comte, & je rougis ; si je n’eusse pas craint qu’on me devinât, j’aurois, je crois, fait l’impossible pour retenir le Marquis le reste de la journée.

Quand je fus seule, une tristesse affreuse s’empara de tous mes sens, mon château me parut une prison, & mon parc une solitude insupportable. Je comptai les heures qui m’appelloient à la fête, & deux jours me paroissoient des siecles : cependant me disois-je tristement, le temps n’accélérera point ses pas pour me plaire, & n’arrêtera pas sa marche lorsque je jouirai du plaisir que j’attends avec tant d’impatience.

Mon sommeil ne fut gueres plus tranquille ; agité pendant la nuit, je vis paroître le jour avec plaisir. Je montai à cheval, espérant de trouver dans cet exercice une dissipation plus éficace à mes ennuis.

Allant au hasard, j’étois assez loin du château lorsqu’en entrant dans un chemin creux, je vis venir à moi un homme à cheval ; il s’avançoit au grand galop. Jugez de ma surprise lorsque je reconnus Valincourt. En nous approchant mon cheval s’épouvante, je chancele, la bride me tombe des mains, & je m’évanouis. Valincourt me reçoit dans ses bras & me donne tous les secours imaginables. Il attribua sans doute mon état à la frayeur ; mais il ignoroit hélas ! que la crainte y avoit moins de part que l’amour. Je ne conçois pas, dit Euphrosine, qu’on puisse aimer aussi vivement en si peu de temps. Rien de plus ordinaire, repliqua Eudoxie ; l’Amour établit son empire avec autant de rapidité que de despotisme dans le cœur, où il commence à regner la premiere fois. D’ailleurs oubliez-vous que Madame étoit à la campagne, où depuis trois mois elle ne voyoit que son Intendant & son curé.

Lorsque je fus revenue de mon évanouissement, continua Elvire, nous nous acheminâmes vers le château. Le Comte m’apprit, chemin faisant, que son oncle ayant oublié d’inviter ma société, il l’avoit chargé de ce message. Il n’est pas étonnant, me dit-il adroitement, que Monsieur de Montillant n’y ait point songé ; dès qu’on a le bonheur de vous voir, on oublie tout.

Ce fut par des propos aussi galants qu’il m’entretint pendant la route. À notre arrivée, il me prodigua les plus tendres soins, parut inquiet de ma santé ; & ne négligea rien pour enflâmer la blessure qu’il avoit déjà faite à mon cœur. Je lui proposai de passer la journée chez moi, ce qu’il accepta, ajoutant qu’il restoit avec d’autant plus de plaisir, que son oncle ne dînoit pas chez lui. Ce digne homme étoit allé dans une ville voisine, choisir des vêtemens destinés à une famille, qu’il avoit invitée à la fête.

Valincourt dans les éloges qu’il fit des vertus de son oncle, sembla faire à mes yeux l’éloge de son propre cœur. Je l’écoutois avec ce plaisir qui peint mieux tous les sentimens, qu’on inspire, que les protestations les plus tendres. Au récit qu’il me fit des obligations qu’il avoit à ce digne parent, il m’échappa de dire avec transport, « ah Monsieur ! qu’on est heureux d’avoir un tel neveu, & qu’une ame comme la vôtre est digne d’être aimée ». Il se saisit de ma main, le premier mouvement fut de la baiser avec ardeur ; mais je sentis que le respect arrêta ses levres brûlantes.

J’avalais ainsi à long traits le poison qui se glissoit dans mon cœur. Valincourt acheva ce jour entierement ma défaite. J’eus cependant assez de force pour cacher sous une décente réserve, la passion qui maitrîsoit déjà ma raison.

Cependant il falloit se séparer, mais j’avois la certitude de le voir le lendemain.

Le bonheur à son impatience comme l’inquiétude : celle-ci déchire le cœur de craintes ; au lieu que l’autre est accompagnée d’une douce langueur, qui bien qu’elle fasse souffrir, y répand une mélancholie voluptueuse.

Le jour étoit vers son déclin lorsque Valincourt partit. Voulant profiter des derniers rayons du soleil, je me rendis dans mon parc ; en passant devant la porte par où il étoit sorti, je m’arrêtai ; j’y jettai un regard mélé de joye & de regrets. Aurois-je jamais pu soupçonner que cette porte eût fixé un jour mon attention avec plaisir ? Mais jamais je n’avois aimé.

Pourquoi, le sentiment qui nous rend seul heureux, n’est-il pas éternel ? Ah Valincourt ! Pourquoi n’as-tu pas un cœur aussi sensible que le mien ? Notre chaîne… Ses sanglots lui couperent la voix.

Ses amies parvinrent à peine à la consoler, Eudoxie la calma cependant en lui faisant envisager, qu’elle connoissoit un moyen infaillible pour ramener le volage Valincourt.

Je fus réveillée de grand matin, reprit la triste Elvire, en essuyant quelques larmes qui humectoient encore ses beaux yeux. Ma toilette qui, jusqu’alors m’avoit occupée foiblement, fut faite avec plus de soin ; je mis plus d’art à éclaircir les atours lugubres de mon veuvage. Le Curé, & l’Intendant m’attendoient depuis deux heures. Je descendis enfin, & lorsque je fus au moment d’entrer en voiture, arrive Valincourt. Cette attention fut trop marquée, pour ne pas produire son effet désiré. Je ne doutai plus qu’il ne m’aimât, la certitude de ce bonheur ajouta à la satisfaction que j’eus d’être avec lui.

Vous vous imaginez bien que la route ne m’ennuya point, jamais chemin ne me parut plus court. Les distances ne sont pas remarquées par les amants heureux.

Le Marquis me reçut à merveille, la joye de voir son bonheur partagé par tous ceux qui l’environnoient, répandit encore plus de sérénité sur ce visage, dont tous les traits sembloient être formés par la bonté.

Lorsque la compagnie fut assemblée, un son de la cloche annonça les habitans de sa terre. Dès qu’ils furent entrés dans la seconde cour, le Marquis se présenta sur le perron du château. L’ordre qu’ils observoient jusqu’alors, fut interrompu par l’empressement qu’ils eurent de l’approcher ; on entendit un léger murmure, & chacun disoit, « laissez-moi regarder un moment notre pere, notre bienfaiteur ». J’eus peine à retenir mes larmes, & l’amour ajoûtoit, je crois, à ma sensibilité ordinaire. Valincourt partageoit sans doute dans mon cœur, le tribut qu’on offroit aux vertus de son oncle.

Sensation délicieuse ! Non il n’y a que le véritable amour qui puisse nous l’inspirer.

« Mes enfans, s’écria le Marquis, je rends grace au Ciel de m’avoir donné un cœur qui sache apprécier votre tendresse. Voici mon neveu, mon seul, mon unique héritier ; j’espere qu’un jour il méritera le même attachement ; vous ne vous appercevrez pas alors que je vous manque, il sera pour vous un autre moi-même ». Je fus tentée d’ajouter : j’en réponds ; mais la prudence & les sanglots de ces bonnes gens m’en empêchèrent.

Le Marquis conduisit tous les villageois à une table immense. Lorsqu’ils y furent placés, il resta un vuide de cinquante couverts. Il s’informe où étoient ceux qui devoient l’occuper ; le Maître-d’hôtel répond qu’ils sont avec M. le Comte : un instant après, Valicourt paroît donnant le bras à un vieillard, courbé sous le poids des années ; il marchoit avec précaution, & s’avançoit d’un pas lent.

Lorsque le vieillard approcha du Marquis, « mon bon Seigneur, s’écria-t-il d’une voix presqu’éteinte ; je vous remercie au nom des quatre générations que voici : (les enfans le suivoient) votre bienfaisance vous en rend le pere. J’ai envié le plaisir qu’ils auroient de vous témoigner leur reconnoissance par des paroles ; mais je leur laisse la liberté de la partager avec moi dans leur cœur ». Le Marquis embrassa le centenaire ; chez qui la nature fit un dernier effort pour arracher une larme.

Ce fut à ce vieillard, & toute sa famille, que Monsieur de Montillant avoit donné des vêtemens distingués. La journée se passa en divertissemens : malgré la quantité de femmes qui ornoient la fête, Valincourt ne fut cependant occupé que de moi.

Il étoit tard lorsque je me retirai ; le Comte offrit de m’accompagner, je refusai, il insista, je ne souffrirai pas que vous fassiez trois lieues dans l’obscurité, me dit-il ; il ajouta tant d’autres raisons, qu’il me força d’y consentir. Il ordonna à sa voiture de le suivre.

Il y avoit déja quelque-temps que nous étions chez-moi, & ses gens n’arrivoient pas. Je ne pouvois décemment me coucher, & le laisser seul ; je passai une grande partie de la nuit à causer avec lui. Ce fut cette malheureuse nuit qui mit le comble à mon infortune.

Après nous être entretenus des plaisirs de la journée, Valincourt me regarda tendrement ; tandis que tout le monde étoit content, me dit-il, mon cœur étoit agité d’une crainte continuelle depuis l’instant où je vous ai vu, j’y sens des ravages étonnans.

Je feignis de ne pas le comprendre ; mais mon embarras, le son de ma voix, tout annonçoit que mon indifférence n’étoit que feinte. Il me prit la main, la serra doucement, la serra davantage ; un mouvement involontaire me fit serrer la sienne à mon tour : aussi-tôt le dangereux Valincourt se précipite à mes pieds ; ah Madame ! s’écria-t-il avec transport : serais-je assez heureux de vous attendrir ? Ma rougeur trahit mon cœur. Ma chere Elvire, continua t-il en couvrant mes mains de baisers ; ne refusez pas les hommages de l’amant le plus tendre, il n’a d’autre desir que de vous voir heureuse, de partager votre bonheur : je le jure à vos pieds, je n’aimerai que vous : du premier instant vous régnâtes dans ce cœur qui ne respire plus que pour vous. — Ma chere Elvire ! Ne me refusez pas un aveu d’où dépend mon bonheur. Quelques larmes furent ma réponse. Cependant Valincourt voulut avoir cet aveu mieux confirmé ; il voulut l’entendre de ma bouche. Je prononçai en tremblant ce que mon cœur lui avoit répété mille fois tout bas.

Momens fortunés ! Hélas ! je n’y songe jamais sans un mélange de peines & de plaisirs.

Sa voiture étoit arrivée ; nous nous séparâmes avec la promesse de nous revoir le lendemain.

Tout s’embellissoit autour de moi ; la présence de Valincourt répandoit un charme sur toute la nature.

Sur ces entrefaites arriva chez le Marquis, sa parente, Madame d’Alenceau. Quoiqu’impérieuse & bizarre, je me liai cependant avec elle, parce qu’elle me félicita d’accepter l’invitation que m’avoit faite M. de Montillant de passer l’automne chez lui.

Rien ne s’opposoit plus à mon bonheur, je voyois Valincourt à chaque instant, & notre passion parut s’accroître avec l’habitude. Cependant il manquoit à ma satisfaction, celle d’être liée à lui par les nœuds de l’hymen.

Sa fortune dépend entierement de son oncle, la mienne est médiocre. Le dessein du Marquis est de le marier avec la fille de Madame d’Alenceau, jeune encore, & veuve depuis deux ans. Son mari en mourant l’a nommée sa légatrice universelle, parce qu’elle soutint un jour dans un cercle nombreux que l’Auteur de l’Art de rendre les femmes fidelles connoissoit parfaitement notre sexe, & que ses maximes étoient admirables. Son époux, le Vicomte de Larac, ami intime de l’Auteur, & zélé partisan de ce livre, fut présent à cette dispute ; il fut tellement enchanté de la sagesse de sa femme, que le lendemain il fit son testament en sa faveur… Le trait est plaisant, dit Eudoxie, je connois Madame de Larac, c’est une femme adorable ; elle est singuliérement rusée ; elle traiteroit merveilleusement l’Art d’endormir les jaloux par des fausses apparences. Larac l’épousa à soixante-dix ans ; elle en avoit seize. Pouvoit-il croire qu’à son âge… mais je vous interromps : c’est donc Madame de Larac qui cause vos peines ? — Hélas ! c’est elle & plusieurs autres femmes. — Ne désespérez pas, vous triompherez ; Valincourt n’est peut-être pas aussi léger qu’il le paroît. Les apparences souvent sont fausses. Elvire soupira & continua son récit.

Le temps approchoit où il falloit quitter la campagne. Après avoir pris congé du Marquis, je passai un moment chez moi pour y arranger quelques affaires, & partis tout de suite pour Paris, où Valincourt devoit me rejoindre bientôt en quittant la maison de M. de Montillant ; Valincourt n’eut plus le même empressement à m’accompagner ; je vous avoue que cette négligence m’affecta ; je comparai sa conduite présente à celle du passé ; cependant mon cœur fut encore ingénieux à l’excuser.

Peu de jours après mon arrivée à Paris, on me l’annonça ; ma joie fut extrême ; il me parut plus tendre que jamais. Je me livrai uniquement au plaisir de le voir ; & nous passâmes nos journées ensemble ; satisfaite de l’avoir avec moi, je ne recherchai point d’autre société.

Cependant, au bout de quelque tems, je m’apperçus qu’il devint triste ; il étoit rêveur, & paroissoit ennuyé. Il m’engagea plusieurs fois à sortir, à recevoir compagnie ; il me vantoit l’agrément des spectacles & de tous les divertissemens de Paris. Je lui répondis constamment que je trouvois dans sa société tout ce que mon cœur désiroit.

Sa conduite changea visiblement ; il eut moins d’empressement, resta souvent un jour sans me voir, quelquefois deux. Je m’en plaignis. — Des affaires imprévues, — un engagement indispensable, — son oncle l’avoit mené à la Cour, — & plusieurs autres prétextes coloroient toujours sa négligence.

Après l’avoir attendu l’autre jour jusqu’au soir, j’en reçus un billet ; il me manda qu’on l’avoit forcé d’aller à la campagne, & qu’il ignoroit le temps qu’il y restoit. Cette nouvelle me désola, une inquiétude mortelle me donna des soupçons, jusqu’alors j’avois vécu dans la plus grande sécurité. Quinze jours se passerent, & Valincourt ne revint pas.

Ce matin, en me rendant aux Tuileries, je rencontre un de ses gens ; j’arrête ma voiture, & m’informe de la santé de son maître : il se porte bien, Madame, me répondit-il, il est de retour depuis trois jours. — Depuis trois jours ! Et M. de Montillant est-il à Paris ? — Oui, Madame ; M. le Comte, M. le Marquis, Madame d’Alenceau, & Madame la Vicomtesse de Larac sont revenus ensemble. Aussi-tôt je congédie le domestique, & retournant sur le champ chez moi, je m’y livre au plus affreux désespoir. Voilà donc, m’écriai-je, cet amant fidele qui ne désiroit que mon bonheur, qui ne recherchoit que ma satisfaction. Ah, Valincourt ! perfide Valincourt… Il m’a toujours dit qu’il n’épouseroit que moi, il évitoit même toutes les occasions de voir Madame de Larac… & à présent il passe quinze jours avec elle… Hélas ! il n’est plus douteux qu’il me sacrifie à ma rivale.

Mes sanglots attirerent une de mes femmes en qui j’ai la plus grande confiance. Elle confirma mes soupçons, en me communiquant que le valet-de-chambre de Valincourt lui avoit dit que son maître, entraîné par la dissipation, fréquentoit toutes les maisons où il espéroit trouver le plaisir & Madame de Larac. Je ne doutai plus de mon malheur, & ne m’apperçus que trop que Valincourt ne m’aimoit plus.

Cette scène cruelle vient de se passer ce matin ; je lui ai écrit & n’ai pas encore reçu de réponse. Ennuyée de l’attendre, je viens chez vous ma chere Euphrosine, espérant que votre amitié apportera quelques remedes à mes maux. Ne me refusez pas vos secours ; il dépend de vous de le ramener, je sais qu’il a de la confiance en vous ; n’épargnez ni sollicitations, ni prieres pour y réussir… — Ce ne sont ni les sollicitations, ni les prieres qu’il faut employer répondit gravement Eudoxie, il faut des remedes plus violents pour corriger ce volage. S’il vous aime encore, ceux que je vous prescrirai seront infaillibles.

La monotonie est la mort de l’amour comme celle du plaisir, continua-t-elle. Tant que Valincourt étoit à la campagne il vous préféroit, & n’ayant point d’autres dissipations qui l’entraînassent, vous étiez le seul objet de ses vœux. Mais le séjour de Paris, où tout se réunit pour distraire l’amant le plus fidele, exige qu’on y observe une conduite différente. Si vous voulez entretenir ici l’illusion de l’amour, il faut en savoir varier les plaisirs. Si vous eussiez rassemblé chez vous une société agréable, Valincourt l’eût préférée à toute autre. Ne comptez-vous pour rien l’avantage de s’y voir mieux reçu qu’ailleurs ? Cet avantage, en flattant le cœur, satisfait également l’amour-propre des hommes.

Ne trouvant point autant d’agrémens chez les autres, vous étiez sûre qu’il seroit toujours venu chez vous avec un nouveau plaisir. La contrainte de ne pouvoir quelquefois vous exprimer son amour eût encore augmenté son ardeur ; l’appréhension même qu’un autre pouvoit parvenir à vous plaire eût ajouté à son empressement. Il ne faut pas que l’amour languisse tristement dans les bras de la sécurité ; un peu de crainte l’empêche de tomber en léthargie.

Donnez à souper demain, invitez-y tout ce qu’il y a de plus aimable parmi vos connoissances ; engagez Valincourt à y venir ; relevez vos charmes par un parure recherchée ; ce changement l’étonnera, il s’imaginera que vous avez des desseins sur un autre, son amour-propre en souffrira ; ménagez ce dépit avec art, & vous triompherez.

Avez-vous fait des reproches dans votre billet ? — Non Madame, je le prie simplement de passer chez moi pour une affaire pressante. — Tant mieux : lorsqu’il viendra, dites-lui que cette affaire n’est autre qu’un souper, la curiosité le forcera de l’accepter. N’ayez point d’humeur, point de reproches, & sur-tout gardez-vous de marquer du soupçon, vous dérangeriez tous mes projets. Je veux dorénavant vous conduire ; si cette épreuve réussit, je vous promets de rendre votre amant, ou si vous l’épousez, votre mari, constant.

Les conseils d’Eudoxie réussirent à merveille ; Valincourt se rendit le même soir chez Elvire : elle le reçut avec un air satisfait ; elle affecta même de la gaieté. Le lendemain elle parut à souper plus belle, & au moins aussi aimable que les autres femmes ; elle eut assez de coquetterie pour inquiéter son Amant. Étonné de ce qu’Elvire ne lui parloit ni de son absence, ni de son peu d’empressement à son retour ; il s’en plaignit, elle l’écouta avec indifférence, il en fut piqué, elle feignit de ne pas s’en appercevoir, & il se retira très-mécontent.

Euphrosine & Eudoxie, par les conseils desquelles Elvire jouoit un rôle si opposé à son caractere, la conduisirent dans le monde ; Valincourt put à peine trouver l’instant de l’entretenir sans témoins. La contrainte ranima son ardeur ; il l’aima plus que jamais. Ne voyant aucun moyen de rétablir son empire, il appella l’hymen à son secours ; il communiqua son dessein à son oncle ; le Marquis y consentit avec plaisir, il estimoit Elvire, & n’aimoit point Madame d’Alençeau, ni sa fille, dont les inconséquences, qui depuis l’ont ruinée, faisoient déjà du bruit dans le monde. Valincourt, plein de confiance, se rend chez Elvire : « Ne refusez pas la main d’un homme qui n’a jamais cessé de vous aimer, lui dit-il, mon oncle désire cette alliance autant que moi ». La tendre Elvire avoit su feindre lorsqu’il ne s’agissoit que de ramener un volage ; mais elle n’eut pas la force d’employer les mêmes détours, dès qu’il fut question de leur bonheur réciproque. Elle consentit à l’épouser, & leur mariage fut célébré peu de temps après au grand contentement de tous leurs amis.

Jamais union ne fut plus heureuse ; occupée sans cesse à plaire à son époux, elle consultoit en toutes choses sa satisfaction ; il aimoit la société ; elle en eut une si agréable chez elle, qu’il préféra sa maison à toutes celles de Paris.

Voilà, Mesdames, l’Art qu’il faut employer pour ramener les hommes entraînés par le plaisir, & le seul par lequel vous parviendrez à les rendre

constant.

CHAPITRE III.

Le danger des soupçons.


APRÈS qu’Elvire eut achevé de parler, vous nous avez promis confidence pour confidence, dit Euphrosine à Eudoxie, j’espere que vous nous tiendrez parole ? Volontiers, répondit-elle : mais je date de loin ; l’époque de mon récit commence au printemps de ma vie, & me voici fort avancée dans mon hiver. Cependant, pour distraire vos chagrins, je vais rapprocher ces deux saisons si opposées l’une à l’autre. En vous communiquant les erreurs de ma jeunesse, vous me ferez encore, par leur souvenir, jouir un instant de mes beaux jours, & c’est quelque chose à mon âge.

Histoire d’Eudoxie.

On me maria fort jeune, mais les principes de l’éducation d’alors étoient bien différens de ceux d’aujourd’hui. Les jeunes femmes étoient plus modestes, plus fières de leurs devoirs ; si elles recevoient des hommages, leurs Amants couvroient du voile du mystère la préférence qu’on leur accordoit. La décence guidoit toutes leurs démarches, & l’indiscrétion étoit punie comme un crime. L’amour gagnoit doublement à cette délicatesse.

À peine fus-je mariée, que mon cœur, tout entier à mon époux, ne s’occupa qu’à lui plaire. Les égards réciproques resserroient chaque jour les liens de l’hymen, & rendoient sa chaîne plus légère. Nous passâmes six ans dans cet heureux état, la douce confiance faisant le charme de notre union.

Il prend fantaisie à M. le Président de… de publier son traité sur l'Art de rendre les femmes fidelles. Les maximes qu’il y prescrit réveillèrent l’attention de tous les époux. Ceux qui jusqu’alors avoient regardé les défauts de notre sexe comme des foiblesses inséparables de l’humanité, devinrent inquiets & jaloux ; ne se fiant plus aux affections de leurs femmes, ni aux sentimens vertueux qu’inspire l’attachement à nos devoirs, ils les insultèrent en prenant des précautions pour les rendre fidelles, & les engagèrent à leur manquer de foi.

Lorsqu’on raffine trop sur le bonheur, on l’ennuie, & bientôt il fuit ».

Les jeunes gens de mon temps. étoient aussi sensibles que ceux d’aujourd’hui ; les charmes d’une belle femme ou d’une femme aimable, étoient autant remarquées alors qu’ils le sont à présent. J’avois, comme bien d’autres, mes admirateurs ; mais jamais mon mari ne s’allarma de leurs soins ; il regardoit leur empressement comme un applaudissement à son choix, & je recevois leurs hommages comme le tribut qu’on doit à notre sexe.

M. de Sainfond s’avisa de lire ce livre funeste ; il m’en parla d’abord avec indifférence ; plusieurs de ses amis en firent l’éloge ; Sainfond le relut avec plus de soin ; insensiblement il en adopta les maximes, & cet époux, si aimable pendant six ans, devint bientôt insupportable.

Rien n'échappoit à ses soupçons jaloux ; il traitoit ma gaieté de coquetterie, & mon silence de mystère. En voulant me rendre systématiquement fidelle, il parvint à m’ennuyer & à se faire détester.

Dès qu’on cesse d’être aimable, on cesse de plaire : c’est ouvrir la carrière à l’inconstance & souvent à la galanterie.

Je ne trouvai plus le même plaisir dans la société de mon époux, & n’observai mes devoirs qu’avec contrainte ; nos entretiens, autrefois remplis de mille charmes, étoient à présent mêlés de reproches & d’aigreur, & nous nous séparâmes toujours avec humeur. Je ne trouvai plus dans mon époux l’homme aimable, mais un censeur rigide, dont le pédantisme me donnoit des vapeurs.

Combien de fois n’ai-je pas désiré que les hommes eussent restés dans la plus grande ignorance. À quoi sert me disois-je en soupirant, l’art séducteur de se communiquer nos pensées les plus secrètes, si ce même art s’emploie à troubler notre repos. Pourquoi l’écriture & l’imprimerie prêtent-elles également leur secours au mensonge, à la calomnie, & à tous les vices qui affligent l’humanité, comme elles le prêtent aux doux épanchemens de l’amitié, aux ardens désirs de l’amour, aux regrets de l’absence, à l’encouragement de la vertu, à l’instruction des Arts & des Sciences, & à tout ce qui distingue la dignité de notre Etre. Mais les hommes abusent des plus

La mésintelligence s'introduisit si rapidement dans notre maison, que bientôt nous n'y vivions plus qu’en étrangers. Je saisissois toutes les occasions de m’en éloigner, & n’y rentrois jamais que le cœur oppressé de douleur. En vain je cherchai dans le tumulte du grand monde un remède contre mes chagrins, je ne l’y trouvois jamais : tant il est vrai que le bonheur n’habite que dans l’intérieur d’un bon ménage.

Lorsque mon époux me reprochoit un changement si extraordinaire dans ma conduite je lui répliquois avec aigreur qu’il en étoit l’Auteur, & nos querelles nous séparoient l’instant d’après.

Une femme jeune & jolie trouve aisément dans la société, des amis officieux qui l’entretiennent dans son erreur : prompts à lui donner des conseils, elle en est souvent la victime.

J’avois la plus grande confiance dans un de ces amis officieux. Il étoit le dépositaire de toutes mes peines ; mais au lieu d’adoucir mon humeur envers mon mari, ses conseils l’enflammerent davantage.

Il me dit un jour, « puisque M. de Sainfond, par une méfiance outrangeante, insulte à votre vertu ; pourquoi n’autorisez-vous pas ses soupçons ? Tout dépend du choix ; ménagez seulement la censure publique ; le reste est peu de chose. »

Un reste d’attachement à mes devoirs me garantît d’un piège si adroit ; je me méfiai dans la suite de ses conseils, mais je n’en fus pas plus soumise à mon mari ; au contraire. M. de Sainfond exigeant que je défendisse à cet homme dangereux l’entrée de ma maison (ses assiduités sans doute l’inquiétoient) ; je lui refusai positivement cette satisfaction, dans le seul dessein de le contrarier. Dès que je connus la morale méprisable de mon ami confident, mon intention fût de l’éviter ; mais le désir de M. de Sainfond me fit changer d’avis. Ce refus acheva de nous brouiller ensemble, & nous ne vécûmes plus dans le même hôtel que comme deux locataires.

Après avoir passé deux années dans cette triste indifférence, je rentrai un soir fort tard ; on m’apprend que M. de Sainfond est malade, qu’il y a même du danger. N’écoutant que ma tendresse, qui, dans cet instant, se réveilla, je vole à son appartement. J’approche de son lit avec crainte ; il me regarde languissament. Quoi ! c’est vous, me dit-il d’une voix pénétrée : cette attention m’étonne. Me pardonnez-vous, lui dis-je, en le prenant par la main !… Ah, mon ami ! nous étions si heureux. Ne m’accablez pas par des reproches, je sens tous mes torts : ah ! mon cher époux, pourquoi n’avez-vous pas continué à vous conduire d’après vos propres lumières ? Nous avions si bien commencé notre carrière. — Je connois, hélas ! mon erreur trop tard, répliqua-t-il. J’ai blessé votre délicatesse par une méfiance injurieuse. Malheureuses maximes ! vous n’êtes pas faites pour toutes les femmes : je ne le vois que trop ; les moyens dont je me suis servi pour vous rendre fidelle pouvoient seuls vous engager à me manquer de foi. Mon état vous prouve mes regrets. Ah ! ma chère femme, si le ciel m’accorde la vie, consentez-vous à retourner sur nos pas ? Je confirmai mon aveu par un baiser, & il parut plus tranquille.

Dès ce moment je ne quittai plus le chevet de son lit ; la tranquillité ammena bientôt la convalescence. Le bonheur habita de nouveau dans notre ménage, & la paix succéda aux querelles & au mécontentement.

Depuis ce temps nous avons continué à être heureux ; l’estime nourrissoit la confiance : si M. de Sainfond fut quelquefois infidele il ne cessa cependant jamais d’être constant.

N’est-on pas inconstant dès qu’on est infidele, demanda Elvire avec empressement ? — Bon pour nous, répondit Eudoxie : vous n’ignorez pas que les hommes ont fait les loix, & qu'ils ont établis la valeur comme la vertu principale de leur sexe ; la modestie, celle du nôtre. Ils ont exigés que nous observassions aussi rigidement cette vertu, qu’ils se sont obligés d’exercer scrupuleusement les devoirs de l’autre. Je m’imagine, que pour se dédommager de cette grande sévérité, ils se sont réservé le privilège de se livrer à tous leurs penchants, sans cependant blesser la confiance : je ne vous assure pas qu’en nous refusant le même droit, ils n’ayent pas été injustes ; mais, à mon avis, je crois qu’ils n’ont jamais fait un plus bel éloge de notre délicatesse.

L’art difficile de corriger les hommes, varie autant que les caractères. Il faut employer, avec les vices, d’autres moyens que ceux qu’on employe avec les défauts : les principes de ceux-ci ne sont souvent que la suite d’une mauvaise organisation, ou d’un faux jugement ; au lieu que les premiers prenent leur source dans le cœur.

Le libertin, le joueur, l’homme abruti par le vin, demandent une étude différente. Une femme ne s’apperçoit souvent d’un tel vice, dans sib mari, qu’après qu’il est déjà profondément enraciné dans le cœur. Elle ne commence, à en être la victime, que lorsqu’il y a commis des ravages dangereux.

Cependant, on peut quelquefois parvenir à en corriger son époux ; mais il faut alors qu’un événement heureux seconde ses efforts ; & ce bonheur n’est pas commun : j’en ai connu cependant un exemple. Monsieur de Verdillac fut guéri de la dangereuse passion du jeu, par la conduite prudente de sa femme.

Madame de Verdillac, aussi vertueuse qu’aimable, fut sur le point de passer de la plus grande opulence à l’extrême misère ; heureusement ses charmes, & ses qualités estimables, empêcherent la ruine de son mari. S’il n’étoit pas si tard, je vous raconterois leur histoire. Elvire & Euphrosine la prierent de ne pas les en priver ; elle céda à leurs instances.

CHAPITRE IV.

Histoire de Madame de Verdillac, ou la vertu couronnée de succès.


Monsieur de Verdillac, riche financier, épousa une fille de qualité, dont toute la fortune consistoit en une longue suite d’ancêtres illustres. Elle étoit fort belle ; elle avoit beau coup d’esprit, & une grande douceur de caractère. Elle se conduisoit parfaitement bien avec son mari ; rien ne manquoit à cette union pour la rendre heureuse, qu’un peu d’aménité dans l’humeur de l’époux ; mais elle parvint insensiblement à le corriger.

Verdillac en avoit un autre plus essentiel qu’il cachoit avec soin à sa femme, il aimoit le jeu.

La charge qu’il occupoit l’obligeoit à vivre en province ; sa maison la plus opulente, y fut la plus recherchée ; il effaçoit, par son faste & son ostentation, les plus riches seigneurs du Languedoc.

Au bout de cinq années de mariage, Madame de Verdillac accoucha d’un garçon. Des fêtes superbes célébrèrent cet événement heureux. Peu d’années après, sa famille s’accrut encore de trois autres enfans, & Verdillac continuoit toujours à vivre avec le même faste.

Une indisposition de sa femme empêcha qu’elle l’accompagnât aux États, qui s’assemblèrent à Montpellier. N’ayant plus à craindre les conseils prudents de Madame de Verdillac, il se livra sans réserve à son vice favori. Il eut le malheur de gagner une somme considérable. Cet appâs lui devint fatal, il fondoit l’espoir de payer ses dettes sur le bonheur du jeu ; l’ostentation avoit déja dérangé sa fortune.

C’est ainsi que le faste ouvre la porte aux besoins, & que la misère s’établit imperceptiblement chez les gens les plus riches.

Il se trouva à Montpellier plusieurs anglois opulents ; entr’autres Milord Freeman, dont le désintéressement au jeu fut remarquable. Il jouoit souvent avec Verdillac ; mais l’Anglois se livroit à cette passion plutôt par ennui que par goût.

Après la séparation des États, Verdillac amena le sombre Lord à Toulouse. Sa femme reçut l’ami de son époux avec la plus grande cordialité.

L’habitude de voir l’aimable Madame de Verdillac, rendit bientôt l’Anglois amoureux. Il la contemploit des heures entières, soupiroit, alloit siffler dans un coin de l’appartement, & puis se retiroit chez lui, pour recommencer le lendemain la même scène.

Ce manège dura plusieurs mois sans qu’il osât en dire davantage, en attendant il faisoit la partie de Verdillac, qui à la vérité ne jouoit qu’un jeu médiocre, mais qui avoit le plaisir de satisfaire sa passion. Sur ces entrefaites, arrive à Toulouse un homme connu dans toute la France par ses intrigues ; il s’y établit. Sa maison aussi fastueuse que celle de l’imprudent financier, devint le rendez-vous de tous ceux qui cherchoient à vivre sans contrainte. On y jouoit gros jeu, & Verdillac ne fut pas le dernier à la fréquenter.

Il s’y fit un soir une partie à huis clos ; ceux qui y étoient admis, s’y rendirent avec ce mystère, compagne ordinaire du vice. On s’y dépouilloit avec un acharnement infernal. Verdillac y perdit deux cent mille écus.

De retour chez lui, à peine osât t-il regarder sa femme ; il ne caressoit même plus ses enfans : sa contrainte faisoit soupçonner son malheur ; mais Madame de Verdillac ne l’apprit, que lorsqu’il ne pouvoit plus le lui cacher. Les difficultés qu’il éprouva, pour se procurer cette somme, le forcerent à lui en parler. Il lui communiqua ce secret en tremblant. Comment convenir avec vous, lui dit-il en rougissant, d’une faute que la prudence de votre conduite aggrave. Je suis le plus coupable des hommes. Ah ma cher femme ! épargnez-moi des reproches trop mérités.

Madame de Verdillac le rassura par les propos les plus consolants & l’engagea à ne lui rien cacher. Il lui communiqua son imprudence, elle l’écouta tranquillement.

Lorsqu’il eut achevé : n’avez-vous pas d’autres dettes, lui demandat-elle, votre opulence me fait tout craindre ; vous ne daignâtes jamais me communiquer l’état de vos affaires — Je conviens que ma fortune est un peu dérangée ; profitons du malheur présent, reprit-elle, pour liquider toutes nos dettes. Vendez votre terre du Poitou, réformons notre dépense, & bientôt vous ne vous appercevrez plus, que vous avez oublié quelque fois que vous étiez père. Verdillac l’embrassa en versant quelques larmes que lui arrachoient ce reproche adroit.

Il suivit en effet les conseils de sa femme : lorsqu’il eut payé toutes ses dettes il lui resta cinquante mille livres de la vente de sa terre, dont il ne parla pas, ayant sans doute dessein de les garder pour le jeu ; car bien qu’il eût promis, à Madame de Verdillac d’être plus circonspect à l’avenir, il n’avoit cependant point renoncé au vice qui le maîtrisoit. Ils vécurent pendant plusieurs mois dans le voisinage de Toulouse ; en attendant on réforma une partie de leur Maison. Verdillac ne parut alors occupé que du bonheur de sa famille. Mylord passoit tout ce temps avec eux, il s’enflammoit tous les jours davantage ; mais ce qui acheva de le subjuguer, fut la confidence que lui fit Verdillac de la conduite de sa femme, dans une occasion où d’autres auroient accablé leurs époux des plus violents reproches.

Le vice s’établit insensiblement chez l’homme, & quitte difficilement sa proye. Le temps fit oublier bientôt à Verdillac la perte qu’il avoit faite au jeu.

De retour à Toulouse, des hommes artificieux réveillèrent peu-à-peu son goût favori. Il se trouva plusieurs fois dans leurs sociétés, y joua, & gagna. Ennivré de ce nouveau succès, il négligea sa femme n’écouta plus ses amis, & se livra sans contrainte à toute la fureur de ce dangereux vice.

Milord étoit le confident des chagrins de cette malheureuse femme ; encouragé par la conduite du mari, il se hazarda à lui parler de son amour. Elle l’écouta sans humeur, & n’affecta pas une vertu rigide, qui s’allarme au moindre propos ; ce manége n’appartient qu’aux prudes.

Milord acheva sa déclaration par les plus vives protestations d’un attachement inviolable, fondé sur la plus haute estime. Madame de Verdillac lui répondit avec douceur, que pour mériter davantage cette estime, dont elle étoit si jalouse, elle vouloit lui parler sans détours. Vous connoissez les défauts de mon mari, lui dit-elle ; si j’avois celui d’être galante, quel exemple donnerions-nous à nos enfans ? Quelle opinion y auroient-ils de leurs parents ? S’ils n’ont plus de père ; qu’ils ayent au moins une mère… — Plus de père, s’écria-t-il ! tant que je vivrai je leur servirai de père. — Ah Milord ! votre passion vous aveugle ; puis-je jamais croire que vous seriez plus généreux que celui qui leur donna le jour ? — Oui Madame, & vous en aurez des preuves. Accordez-moi votre cœur, & dès cet instant vos enfans deviennent les miens. — Mais ce langage m’offense ; considérez que mon devoir… — Les mauvais procédés de votre mari, Madame, vous engageront tôt ou tart à l’oublier.

Peut-être un autre moins franc, moins prévoyant que moi, vous tiendroit un différent langage : mais voici ce qui arrivera. Un François, par des propos galants s’insinuera dans votre cœur, il vous fera appercevoir que votre mari vous néglige, il vous conseillera de vous en vanger, vous ne l’écouterez pas d’abord, il vous représentera la même chose sous un aspect différent, vous combattrez encore ses raisons ; il ne se rebutera pas ; insensiblement ce langage vous deviendra familier vous vous habituerez à l’entendre ; & en ne voulant pas céder, vous tomberez dans le piége. Oui, Madame, je conviens que c’est un piége, quoique je me mêle moi-même de vous le tendre ; mais en vous engageant à m’accorder la préférence, je veux vous épargner de plus grands regrets. Je serai votre amant, votre ami, & le père de vos enfants.

Madame de Verdillac fut tentée plusieurs fois d’interrompre cette singulière déclaration ; mais elle çraignit d’humilier l’honnête franchise de Milord : elle ne lui laissa cependant aucun espoir de réussir. Il ne se rebuta pas, & elle eut autant à souffrir de ses persécutions amoureuses, que des pertes journalières. que faisoit son mari au jeu.

Les besoins se firent bientôt sentir vivement dans la maison ; une foule de créanciers assiégeoient infructueusement l’antichambre de Verdillac. Sa femme l’entretenoit souvent des malheurs qui menaçoient sa famille ; il ne l’écoutoit pas, ou lui répondit avec indifférence.

La fortune de Verdillac, lorsqu’il se maria, montoit avec sa charge à cinquante mille écus de rente, le jeu, & ses profusions l’avoient réduite à moins de la moitié. Le moment fatal approchoit où il alloit s’exposer, avec sa famille, à la plus cruelle indigence.

Un jour qu’il dînoit chez Milord, échauffé par le vin, on proposa l’après-dîné un trente & quarante. Tout le monde l’accepta. On apporte des cartes : la fortune incertaine partagea long-temps ses faveurs ; à la fin cependant elle se fixa du côté de Milord. Il gagne chaque coup. Les joueurs se désolent, des invocations, des plaintes, des soupirs, des imprécations se succèdent ; on eût dit que tout l’enfer s’étoit donné rendez-vous dans cette assemblée. Le phlegmatique Lord entend tout & ne dit rien ; on change à chaque instant de cartes, le même bonheur lui continu.

Verdillac perdit des sommes considérables, les autres joueurs déjà hors d’état de continuer, avoient quitté la table, le seul Verdillac s’obstinoit à lutter contre le sort en doublant toujours son argent ; l’Anglois consentoit à tout : il propose en fin le quitte ou double d’un million, Milord réfléchit un instant, le regarde, & puis lui demande froidement, à combien estimez-vous votre fortune ? — À peu près à cette somme. — Me l’assurez-vous sur votre honneur ? — Je l’affirme sur ma parole : — Cela suffit, je tiens.

Aussi-tot un cercle se forme en silence autour de la table. La curiosité, & la crainte sont peintes sur tous les visages ; on sembloit y voir la fortune s’y disputer avec l’indigence. Milord amene trente & un ; un murmure s’éleve en faveur de Verdillac : joyeux de voir le bonheur lui sourire, on le félicite déja sur ce retour heureux, mais un nombre égal, le fait passer du plaisir à la crainte.

On remêle les cartes, elles passent de mains en mains, on n’oublie rien pour écarter tout soupçon & en prenant les précautions d’usage, on ne s’apperçoit pas qu’on se fait une insulte réciproque. La confiance étant établie, de nouveau l’Anglois gagne le coup d’un point. Le cercle est consterné, Verdillac est pétrifié, ses regards annoncent la rage & le désespoir. En vain on lui parle, il n’écoute personne ; à la fin il s’écrie : malheureux ! & prenant avec fureur sa montre, sur laquelle étoit le portrait de sa femme, il la jette sur la table ; quel argent me tiendrez-vous contre cette montre ? Milord regarde, reconnoit le portrait ; celui que je viens de vous gagner, lui dit-il : — Quoi deux millions ? — Deux millions & plus, pour empêcher la ruine de la femme la plus vertueuse. Verdillac étonné croit à peine ce qu’il entend : voyons, continua Milord, à qui de nous la fortune accorde le portrait de cette femme respectable ; essayez votre bonheur, je vous accorde le coup en trois reprises. — C’est à vous Milord ; il n’est pas juste qu’après une telle générosité… — Commencez, Monsieur, je brûle de voir à qui le sort l’accordera. Verdillac manque la premiere fois, mais il est plus heureux au second coup : Milord se leve ; — Cette montre est à vous, lui dit Verdillac, non lui dit Milord, je ne veux la recevoir que de l’aveu de votre femme. Allons chez vous ; il donna quelques ordres, & sortirent ensemble. L’infortunée Madame de Verdillac attendoit son mari en tremblant ; voici, lui dit-il, en se jettant à ses pieds, notre bienfaiteur, sans son généreux désintéressement, nous serions dans l’indigence : il lui raconte son imprudence & la conduite de Milord. Madame de Verdillac remercia l’Anglois, en répendant un torrent de larmes. « Si ma conduite vous paroît digne d’éloges, lui dit-il, n’en attribuez le mérite qu’à vous, Madame. Pouvois-je voir votre portrait, sans m’intéresser à l’original. Vous n’ignorez pas que je vous aime ; puis-je être heureux aux dépends de votre repos ? Aussi long-temps que je respirerai, vous n’aurez rien à redouter de l’inconstance de la fortune ; & même après ma mort, vous vous ressentirez encore de mon amitié : vos qualités aimables m’ont plus subjugué que votre beauté, elles vous donnent les plus grands titres à mon estime. Reclamez-en les droits en toutes occasions ; & vous verrez, Madame, que Lord Freeman n’est point ami en vain. »

« Je reclame à mon tour votre portrait, permettez-moi de l’accepter : cette montre, la source de ma satisfaction, puisqu’elle a contribué à la vôtre, en m’indiquant le temps qui fuit, me rappellera qu’une femme aimable ne vieillit jamais. »

Enchantée d’un tel excès de délicatesse, Madame de Verdillac donna la montre à Milord, qui dans le même instant lui remit un parchemin ; il la pria de le lire, en disant qu’il l’avoit préparé, avant qu’il espérât que la fortune lui réserveroit l’avantage de sauver son mari du danger qu’il venoit de courir.

Connoissant sa passion pour le jeu, ajouta-t-il, j’ai pris les précautions nécessaires, pour vous mettre à l’abri du danger qui vous menace à chaque instant. Madame de Verdillac lit, voit avec surprise la donation d’un tiers du bien de Milord en sa faveur, réversible sur ses enfans. Pénétrée de reconnoissance, mais cependant décidée à ne pas accepter un don si considérable, elle s’apprête à lui rendre le parchemin, elle l’appelle, il étoit sorti & étoit déjà loin, avant qu’elle s’en apperçût. Elle en demande des nouvelles à son mari, il ignore où il est ; elle sonne, questionne ses gens, ils lui disent qu’il est parti, on lui remet une lettre ; en voici une copie, dit Eudoxie.

Copie de la lettre de Milord.

J’ai trop bien étudié votre belle âme, Madame, pour ne pas craindre les effusions d’un cœur comme le vôtre : vous vous croyez peut-être obligée à la reconnoissance ; vous ne m’en devez pas, je suis le seul obligé dans toute cette affaire. C’est à moi, Madame, à vous remercier, que les circonstances & votre malheur m’aient procuré l’occasion de vous témoigner mon estime. Ne connoissant point d’expressions assez fortes pour vous peindre le plaisir que j’ai d’avoir pu rassurer vos craintes, j’aime mieux renoncer au bonheur de vous voir, que de mal exprimer ma satisfaction.

Vous n’ignorez pas que le bonheur d’être avec vous surpasse pour moi tout ce qu’il y a de plus séduisant au monde. Ah ! Madame, que je serois heureux, si le ciel m’accordoit une femme qui vous ressemblât ! Je vais de ce pas parcourir toute l’Europe pour la chercher ; en attendant, soyez aussi heureuse que vous méritez de l’être ».

GEORGE FREEMAN.

— Quelle générosité, s’écria Madame de Verdillac. Tenez, Monsieur, lisez cette lettre & ce parchemin ; voyez de quoi un homme vertueux est capable, lorsque l’amour est fondé sur l’estime. Milord m’aimoit, mais je ne suis pas coupable.

Verdillac sorti de la léthargique tristesse qui l’absorboit, lit.

— Malheureux ! s’écria-t-il, faut-il qu’un étranger soit plus prévoyant que moi ? faut-il qu’il m’apprenne mon devoir ? Ah, Madame ! je connois plus que jamais ma faute. Ma pauvre femme ! mes pauvres enfans ! quel affreux précipice je creusai sous tes pas… pardon, ma chère & infortunée famille. Je suis indigne d’être ton père, & d’être l’époux de celle dont les vertus aggravent ma honte… comment réparer tant de torts ? Ton repentir, lui dit-elle en l’embrassant, effacera le passé. Elle lui tint encore quelques discours si tendres, qu’elle parvint enfin à le consoler.

Dès ce moment Verdillac se corrigea, & après avoir vécu pendant quelque temps avec la plus grande prudence, il mourut d’une maladie de langueur. On suppose que le souvenir de sa faute contribua beaucoup à abréger ses jours. Avant d’expirer, il fit venir ses enfans. Puisse, l’exemple funeste de votre pere, leur dit-il, vous garantir du vice dangereux dont vous avez manqué d’être la victime.

Vers la fin du veuvage de Madame de Verdillac, Milord revint, il lui témoigna le même empressement, & parvint enfin à lui faire accepter sa main. Elle fut plus heureuse avec ce second époux, qui fut aussi constant dans les liens de l’hymen qu’il avoit été fidele dans ceux de l’amour.

Vous voyez, Mesdames, dit Eudoxie, qu’on parvient quelquefois à corriger un vicieux ; cependant je ne vous ai point raconté l’histoire de Madame de Verdillac comme un exemple sur lequel doive se régler la conduite des femmes qui ont le malheur d’avoir des époux joueurs ; les incidents qui ont contribués à ramener son mari sont trop rares, pour se flatter de les rencontrer souvent. Il y a une méthode plus commune qui peut produire des effets heureux. La douceur, les craintes, un tableau effrayant des malheurs auxquels le vice expose, peut faire impression lorsqu’on en parle à propos. Si vous avez des enfans, vous pouvez intéresser quelquefois votre mari à leur sort, lui peindre vivement les regrets qu’il auroit de les voir par son imprudence, dans la misère : vous pouvez encore comparer son état présent avec sa tranquillité passée, lui représenter l’avenir sous un aspect affreux, lui citer quelques exemples, souvent ils font plus d’impression que les paroles les plus énergiques. Si tous ces moyens n’ont point d’effet, désespérez de sa guérison ; il ne se corrigera que lorsque la nécessité le forcera à renoncer à ce vice dangereux.

Mais toutes les femmes ne sont pas également propres à se servir avantageusement de ces maximes, répliqua Elvire. J’en conviens, lui répondit Eudoxie : elles ne sont destinées qu’à celles dont le jugement & le bon sens peuvent en faire usage avec profit. J’abandonne les autres à leur malheureux sort. Il semble que la nature les ait condamnées à végéter toute la vie, sous le joug qu’on leur impose. Victimes de l’autre sexe, elles en sont souvent le fléau ; rien de moins supportable qu’une sotte, il n’y a nulle ressource avec elle ; toujours au-delà ou en deçà du vraisemblable, elle désole tout ce qui l’environne. Croyez-vous qu’une telle femme puisse corriger un mari, elle pervertiroit l’homme le plus parfait.

Mais lorsqu’on manque de sagacité, dit Euphrosine, on devroit se conduire par les conseils de ceux qui sont plus éclairés. — Ignorez-vous, répliqua Eudoxie, qu’un esprit borné est opiniâtre, & présomptueux. Croyez-moi, il n’y a point de ressource avec de tels gens, il faut nécessairement les abandonner à leur incapacité…

Un laquais entra & remit une lettre à Euphrosine. Elle rougit : — Est-ce du perfide, lui demanda vivement Eudoxie ? Du perfide ! reprit la première après avoir lu. Je n’attends plus rien de d’Arceau ; c’est du Comte d’Alfosse ; il me mande que sa femme vient d’accoucher d’un fils. — Sa femme accouchée ? c’est une plaisanterie. Il y a quinze ans qu’ils ne vivent plus ensemble. — Ignorez-vous qu’ils sont raccommodés ? — Raccommodés ! cela me paroît fort : comment ce libertin a-t-il pu s’y résoudre ? — Par un événement bien extraordinaire. Sa femme en a profité, pour produire ce miracle. — Voyons : comment s’y prit-elle ? Racontez-nous cela, ma bonne amie, lui dit Elvire : — Je le veux bien, mais à condition que vous dînerez avec moi. Elles y consentirent, & Euphrosine commença.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 92 crop)
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CHAPITRE V.

Histoire de la Comtesse d’Alfosse, ou le Libertin corrigé.


LE Comte d’Alfosse, élevé avec la plus grande réserve, peu de temps après son mariage, donna un libre cours à toutes ses passions, celle pour les femmes l’emporta & l’égara.

S’il avoit joui dans sa première jeunesse d’une honnête liberté, reprit Eudoxie, cet inconvénient n’auroit peut-être pas eu lieu. Mais continuez.

Il conserva néanmoins pendant quelques temps l’apparence de tous les égards pour sa femme. Madame d’Alfosse, comme vous sçavez, est plus aimable que belle, & possède les qualités qui attacheroient tout autre qu’un libertin.

D’Alfosse eut un fils, & dès ce moment, ne s’occupant plus d’assurer son nom à la postérité, il changea de conduite avec sa femme, qu’il laissa vivre à sa fantaisie, afin de jouir de la même liberté.

Naturellement sage, Madame d’Alfosse n’en abusa j’amais ; l’exemple de son mari, n’eut aucun pouvoir sur elle. Elle conserva, au milieu du grand monde, les principes d’une bonne éducation, & employa tous ses moments à l’éducation de son fils, auquel elle ne cessa de prodiguer les plus tendres soins.

L’intimité d’Alfosse, avec quelques jeunes gens fort libertins, l’entraîna bientôt en mauvaise compagnie ; la liberté d’y vivre sans contrainte lui fit éviter la bonne société où il s’ennuyoit. Son peu d’expérience l’exposa à tous les pièges que lui tendoient ceux qui l’entouroient ; il entretint à grands frais leurs maîtresses ; & après en avoir été la dupe, il ouvrit enfin les yeux.

Ennuyé des filles, il prit du goût pour les femmes-de-chambres. Sous une apparence de réforme, il suivit Madame d’Alfosse chez toutes ses amies, s’y insinua adroitement, fut admis aux toilettes ; & en faisant sa cour aux unes, il eut occasion de s’arranger avec les autres : il n’épargna pas même celles de sa femme : il corrompit les plus sages, partagea les faveurs des plus faciles avec ses laquais, & faisoit renvoyer les plus cruelles.

La Comtesse, instruite de la conduite de son mari, s’en plaignit hautement, elle n’obtint d’autre réponse que celle-ci : « Je serai tout à vous à quarante ans ».

Cruelle attente pour une femme qui aime son mari, s’écria Elvire ! Il me paroît que le bonheur cesse de l’être, dès qu’on ne l’envisage qu’en perspective. Il en est du bonheur comme d’un impromptu, reprit Eudoxie il n’a de piquant qu’au moment où il naît.

Cependant d’Alfosse, continua Euphrosine, se lassa bientôt de ce genre d’intrigues. Briguant des conquêtes plus brillantes, il s’adressa aux femmes galantes. La vanité d’en avoir plusieurs sur son compte donnoit un nouveau sel à ces sortes de liaisons ; mais la disgrâce suivit de si près la victoire, qu’il n’osa presque plus se vanter de son triomphe.

Une sorte d’apathie s’emparoit alors de tous ses sens ; il lui falloit des objets plus neufs pour le tirer de l’engourdissement qui l’absorboit.

Sa femme étoit à une terre, près d’Amiens, chez la Marquise d’Aimeville, sa parente. D’Alfosse prend fantaisie de s’y rendre, espérant d’y trouver quelque nouvel objet utile à ses desseins. On le reçoit à merveille, tout le monde félicite tout bas la Comtesse du retour inattendu de son mari ; elle se flatte qu’il est enfin revenu de son erreur ; mais lorsqu’ils étoient seuls, rien ne prouvoit cependant cet heureux changement.

D’Alfosse, naturellement gai, voulant tirer parti de son séjour à Aimeville, proposa de jouer la comédie. On y consentit ; d’accord sur le choix des pièces, on distribue les rôles, toutes les femmes prétendent à celui d’amoureuse, le Comte jouoit les amoureux.

Les brigues, les disputes, désunissoient toute la société, & la comédie manqua de n’avoir pas lieu. Mais la Marquise s’avisa d’un stratagème qui mit tout le monde daccord. Elle se chargea du rôle, le fatal sujet de tant de querelles, & commença par Nanine. — Quoi ! cette vieille folle, s’écria Eudoxie en riant ; mais elles est de mon âge. Comment fit-elle pour cacher sa taille énorme ? — Elle s’habilla en enfant, se couvrit la tête d’une quantité de cheveux postiches, qui badinoient négligemment sur ses épaules ; & mit fort peu de rouge. Lorsqu’elle parut sur la scène, on eut peine à étouffer les éclats de rire, & l’on n’épargna pas, comme vous vous l’imaginez, les plus sanglantes épigrammes. — Cela doit être. Quand une femme oublie la dignité de son âge, elle doit s’attendre à de telles aventures. Mais nous voilà déjà à la comédie, & nous ne savons encore rien de l’assemblée qui la composa ? — Toute la province. Madame d’Aimeville voulant rendre son triomphe plus complet, envoya une invitation circulaire à dix lieues à la ronde. Chacun s’empressa d’y venir, elle avoit eu soin d’avertir qu’elle joueroit le rôle de Nanine.

Parmi les curieux, il se trouva le Chevalier de Blezac avec sa fille. Il vivoit dans une heureuse médiocrité à deux lieues du Château. Malgré les armoiries d’une longue suite d’ancêtres illustres, qui ornoient son blazon, & les services réitérés qu’il avoit rendus à la France, le pauvre Chevalier ne put obtenir une pension, qu’il avoit si justement méritée ; son peu de fortune ne lui permettant pas de l’aller solliciter à la Cour.

Mademoiselle de Blezac, âgée de treize ans, possédoit tous les charmes de notre sexe. Imaginez-vous Hébé, avec tous les traits, & les grâces de Vénus. L’innocence & la modestie, relevoient encore l’éclat de tant de beautés. Elle fixa les regards de toute. l’assemblée, & n’échappa point à l’œil perçant de d’Alfosse. Il sembloit lui adresser les vers les plus passionnés, & jouoit son rôle à merveille. Madame d’Aimeville s’attribuant un effet si marqué, se surpassoit en mines enfantines. Jamais farce n’égala cette comédie. Après le spectacle il y eut un bal. Mademoiselle de Blezac se fit encore remarquer dans le menuet.

D’Alfosse, sur ces entrefaites, avoit fait connoissance avec le Chevalier, son ton insinuant, gagna bientôt la confiance de M. de Blezac. Dans une longue conversation qu’ils eurent ensemble, d’Alfosse lui promit ses services à la Cour, & l’assura de lui faire obtenir sa pension ; lui fit même envisager l’espoir d’être revêtu d’une charge militaire dans la province. Le crédule Blezac se confondit en remerciemens, l’engagea à venir le voir, & à entendre la voix de sa fille, qu’elle accompagnoit merveilleusement de la harpe. Le Comte, pour mieux cacher son dessein (car il méditoit sans doute déjà son projet funeste), y répondit froidement. Il affecta même de ne pas parler avec Mademoiselle de Blezac.

Quelques jours s’écoulèrent avant qu’il se rendit chez le Chevalier, où il parut, comme par hazard ; il fut reçu avec la plus grande cordialité, Mademoiselle de Blezac déploya tous ses talents, & d’Alfosse se retira plus raffermi que jamais dans son dessein criminel.

On avoit pris jour pour un autre représentation ; une indisposition de l’amoureuse sembla devoir déranger ce projet. D’Alfosse, dont le ton tranchant faisoit la loi dans cette société, se récria si fort contre ce contretemps, qu’il obligea Madame d’Aimeville à céder son rôle.

Un matin, étant seul avec elle, après l’avoir entretenu de mille choses plaisantes, il lui parla tout-à-coup de comédie. Pour éviter la discorde parmi vos dames, que ne donnez-vous votre rôle à quelqu’un du voisinage, lui dit-il. Je n’y connois personne capable de me doubler dignement. Je conviens que cela est fort difficile : mais voyons, passons en revue toutes les femmes de la province ; à mesure que Madame d’Aimeville les nomma, d’Alfosse fit des objections. Après un instant de réflexion, la petite de Blezac nous conviendroit assez, lui dit-elle ; mais cela est si gauche, cela ne pourra jamais réciter un vers. — Si j’en avois le temps je l’entreprendrois. — Personne ne réussiroit mieux que vous. — C’est une corvée effroyable, il faudra lui répéter vingt fois la même chose, & peut-être qu’au bout de tout cela, ce ne sera qu’un talent médiocre. On vous a vue dans le même rôle, la comparaison ne sera pas avantageuse pour moi.

L’amour propre de Madame d’Aimeville, flattée de ce compliment, ou plutôt de cette épigramme, insista avec plus d’acharnement ; l’adroit d’Alfosse céda enfin comme par complaisance. Comment ferons-nous, lui dit-il ? Je ne puis passer mon temps à courir les champs pour instruire cette petite fille. — Nous la ferons venir ici. J’engagerai son père à l’accompagner, il sera trop heureux : cela vivote tristement dans sa petite tanière. Un peu d’aisance ne leur nuira pas. Je vais lui écrire, vous vous chargerez de ma lettre.

Cette lettre ne se ressentit pas du propos indécent qu’elle venoit de tenir, contre l’homme le plus vertueux de la province ; elle étoit au contraire conçue dans les termes les plus tendres & les plus pressants, le bon Chevalier y répondit par le plus vif empressement.

Il arriva le même jour avec sa fille. La marquise les reçut à merveille, on les logea dans un corridor isolé ; cette circonstance fut favorable aux desseins d’Alfosse.

Malgré la répugnance du Chevalier, à permettre à sa fille de jouer la comédie, il fallut céder aux instances de Madame d’Aimeville. Mademoiselle de Blefac apprit son rôle en peu de jours. Jusqu’alors d’Alfosse ne lui avoit donné des leçons qu’en compagnie ; cette contrainte dérangeoit ses projets. Il lui proposa un jour de lui faire répéter son rôle dans son appartement ; il ajouta qu’ils devoient y être seuls, & lui recommanda de garder le plus profond secret sur son dessein, afin de mieux surprendre la compagnie, lorsqu’il auroit perfectionné ses talents. La vanité la fit consentir à tout ce qu’il exigea à ce sujet.

Ils récitèrent leurs rôles avec tant de feu & de passion, que le cœur de la pauvre petite en fut ému. Lorsque le rusé d’Alfosse s’en apperçut, ah ! s’écria t-il, si des scènes froidement composées par un auteur indifférent vous touchent si vivement ; jugez, quelle impression ne vous feroient-elles pas, si elles étoient l’ouvrage d’un homme qui vous aime ?

— De mon papa je suppose :

— Croyez-vous qu’il n’y ait que lui qui vous aime.

— Je sais que Madame d’Alfosse a bien de l’amitié pour moi :

— J’en connois bien d’autres :

— Oh vous voulez parler de la Marquise & de toutes ces Dames, n’est-ce pas ?

— Oui : mais vous ne dites rien de moi. Me donnerois-je tant de peines si je ne vous aimois pas ? Je le vois bien, vous n’avez pas le moindre sentiment pour moi.

— Je vous assure que je vous aime de tout mon cœur, lui dit-elle. L’innocente Blezac prononça ces mots avec tant d’ardeur, qu’à peine d’Alfosse pût cacher ses transports. Il l’embrassa & lui prodigua les plus tendres caresses, & s’il n’avoit craint de nuire à ses desseins par trop de précipitation, il auroit peut-être abusé dès ce moment de sa confiance : mais il aima mieux prendre le masque de la vertu pour cacher son intention criminelle.

Ces répétitions mystérieuses continuèrent jusqu’au moment de la représentation ; en attendant il acheva d’échauffer l’imagination de cette pauvre fille. Elle joua son rôle si naturellement, qu’on douta si l’amour n’y avoit point autant de part que l’art du maître ; mais son âge la mit à l’abri du soupçon. Elle obtint les plus grands éloges, & chacun applaudit à un talent si précoce & si distingué.

La vanité est souvent l’ennemi le plus dangereux de la jeunesse. Enivrée des suffrages si justement mérités, Mademoiselle de Blezac ne respiroit dorénavant que comédies. Insensiblement la simplicité de ses mœurs s’altéra ; elle envia le bonheur de ceux qui habitoient la Capitale, & pour la première fois la campagne l’ennuya ; elle n’osa cependant communiquer à son père le désir qu’elle avoit de voir Paris, mais elle en parloit avec son ami d’Alfosse.

Il en fut enchanté ; ce désir s’accordoit trop bien avec ses desseins : pour l’y engager davantage, il lui fit les descriptions les plus séduisantes de Paris, lui parloit avec enthousiasme des plaisirs qu’on y goûtoit, des spectacles, des promenades, & de tout ce qui peut exciter la curiosité d’une jeune personne. Quelle différence, lui dit-il, de ce séjour à celui de la campagne ; belle comme vous êtes, vous y feriez l’idole de tous les cercles, les divertissemens naîtroient sous vos pas, tous vos momens seroient marqués par des fêtes.

Elle l’écoutoit avidement. Engagez mon père d’y aller, lui dit-elle, je suis sûre qu’il ne vous refusera pas ; il vous aime autant que moi. — Je le veux bien, mais je crains de ne pas réussir. Votre père déteste Paris ; si vous voulez me promettre un secret inviolable, je vous communiquerai un projet, qui, à coup sûr, produira son effet, & vous conduira bientôt dans ce charmant séjour. L’innocente Blezac promit tout.

Lorsque la Marquise quittera Aimeville, j’engagerai ma femme à venir vous prendre à l’insçu de votre père, lui dit-il : dès que vous ferez avec elle à Paris, il n’osera plus s’y opposer. Après cela nous le persuaderons si bien à venir vous y rejoindre, qu’il ne pourra plus s’en défendre. Vous relierez ensemble chez moi aussi long-temps qu’il vous plaira…

— Mais le jour où je partirai il faudra bien que mon papa le sache ; vous ne concevez pas combien il seroit inquiet.

— Que sont vingt-quatre heures d’inquiétude en comparaison du plaisir qu’il aura de voir son aimable fille chérie, recherchée par tout ce qu’il y a de plus distingué en France ? Il n’aura jamais eu autant de satisfaction dans sa vie. Il la convainquit si adroitement, qu’elle consentit avec joie au piège le plus dangereux que jamais la séduction tendit à l’innocence.

Ce secret cependant l’inquiéta ; elle devint triste, rêveuse, sa santé parut même en souffrir ; son père s’en apperçut, & s’en expliqua un jour avec elle ; mais elle élude si habilement ses réponses, qu’il ne put deviner la cause de son chagrin. Déjà la dissimulation commençoit à naître dans ce cœur, jusqu’alors si novice. Le Chevalier espérant que la tranquillité rétabliroit la santé de sa fille, prit congé de la Marquise, & partit. Mademoiselle de Blezac, en disant en larmes ; la Comtesse voulant calmer sa douleur, lui promit de la revoir bientôt ; la trop crédule enfant s’imaginant qu’elle parloit du projet de son mari, sourit & l’embrassa.

À peine fut-elle de retour dans la maison paternelle, que tout l’y ennuya ; la crainte d’y passer l’hiver la rendit secrette sur son prétendu voyage à Paris.

Le moment fatal approchoit où la séduction alloit plonger le poignard dans le cœur du plus tendre des pères.

D’Alfosse arrive un matin chez le Chevalier ; je viens prendre vos ordres, lui dit-il, nous partons demain pour Paris. Sa fille, qui fut présente, changea plusieurs fois de couleur. Je n’oublirai pas ce que je vous ai promis, ajouta-t-il, en la regardant adroitement & puis se tournant vers Blezac, je verrai le Ministre, lui dit-il, & j’ose vous assurer que je regarde votre affaire comme faite : mais il me faut ces papiers dont vous m’avez parlé, ce feront autant de titres pour appuyer vos droits.

Blezac fort, & d’Alfosse saisit cet instant pour avertir la petite de l’attendre le même soir à dix heures à la porte du jardin. Votre père sera instruit demain matin par une lettre, lui dit-il, on la lui remettra à son lever, par ce moyen il n’aura pas le temps d’être inquiet de votre absence. Elle fut enchantée de cette précaution, & attendit avec impatience l’heure du rendez-vous.

Au moment où son père se retira en l’embrassant, ses larmes manquèrent de tout révéler, mais le bon Chevalier attribua la tristesse de sa fille à des vapeurs, & la renvoya en la comblant de caresses.

Malheureux père ! pourquoi un génie propice à la vertu ne t’ avertit-il pas du danger de ta fille ? Faut-il que l’innocence soit si souvent la victime du crime ?

Cependant elle se rend en tremblant au lieu prescrit, d’Alfosse l’y attendoit : il lui donna la main, & la fit monter dans un carrosse à quatre chevaux. Ma femme est à Aimeville, lui dit-il, nous y allons de ce pas. On part, & nul soupçon ne trouble sa confiance.

Après quelque temps de marche, on arrête devant une maison, on y change de chevaux, Duval, valet-de-chambre du Comte, & complice de son crime, s’approche de la voiture, Madame est partie, dit-il, elle attend M. à Paris. — Elle ne pouvoit donc pas retarder son voyage d’un quart-d’heure, répond d’Alfosse avec un ton d’humeur : mais allons la rejoindre, nous y ferons bientôt.

Mademoiselle de Blezac, inquiète de n’avoir pas été assez exacte au rendez-vous, craignit que Madame d’Alfosse ne la grondât ; elle méditoit ses excuses, & les communiqua à ce perfide, pour qui cette aimable simplicité fut une jouissance anticipée.

Jusqu’alors il avoit observé la plus grande réserve, il commença par se hazarder à presser doucement Mademoiselle de Blezac dans ses bras, elle ne dit rien ; il approcha son visage du sien ; elle le repoussa : voici, dit-il en la ferrant tout-à-coup contre son sein, comment je tiens Madame d’Alfosse lorsque nous voyageons la nuit ensemble, & puis, il couvrit ses lèvres des plus ardents baisers. L’innocente Blezac rioit, & ne se lassoit de dire que son papa ne l’embrassoit jamais comme cela.

Voilà l’inconvénient, dit Eudoxie, d’élever les filles avec trop de simplicité. Il y a un âge où, en leur inspirant les principes de la vertu, il est nécessaire de leur faire connoître aussi le vice, de leur apprendre à éviter les piégés auxquels l’innocence n’est que trop souvent exposée. Pour les en garantir plus efficacement, il faut leur faire un tableau du vice, avec les couleurs les plus fortes, afin qu’il leur fasse une impression plus vive : l’horreur qu’une telle peinture inspirera aux jeunes personnes, passera bientôt dans un cœur où se conserve encore toute la pureté de la nature, & leur épargnera une foule d’erreurs & de regrets, trop souvent la suite de l’ignorance. Je tremble pour le dénouement de cette scène effroyable.

À la pointe du jour, reprit Euphrosine, la voiture arrêta devant une grande maison à deux lieues de Lille ; des femmes aussi méprisables que Duval vinrent recevoir Mademoiselle de Blezac au bas de l’escalier, & la conduisirent dans un fort bel appartement. Duval, l’intendant des plaisirs de son maître, les avoit instruites de son dessein. Elles disoient à Mademoiselle de Blezac que la Comtesse dormoit, & la prioient, en attendant son réveil, de prendre quelques moments de repos. Elle y consentit, & l’innocente s’endormit tranquillement dans la demeure du crime.

D’Alfosse n’entra chez elle que lorsqu’elle fut levée, soit que la fatigue du voyage l’en empêchât, ou que sûr de sa proie, il remit l’exécution de son projet à un moment plus convenable. Je suis fâché de vous apprendre une mauvaise nouvelle, lui dit-il d’un ton pénétré, ma femme a reçu ordre de partir sur le champ pour Versailles, & n’en reviendra que dans deux jours.

Mademoiselle de Blezac, affligée de ce retard, se plaignit beaucoup qu’on ne l’eût pas réveillée ; elle demanda si l’on avoit averti son père : & quand il arriveroit : demain, répondit l’artificieux libertin : cette réponse la rassura, & elle reprit bientôt sa gaieté ordinaire. En attendant que la Comtesse revienne, montrez-moi Paris, lui dit-elle. — Il faut, avant de sortir, que vous ayez des habillemens convenables ; vous aurez tout cela demain. Vous savez que je vous aime, & vous jugez, d’après cela, qu’il est de mon intérêt de ne vous présenter dans le monde qu’avec cet éclat dû à vos charmes.

Je veux en toute occasion vous donner les plus grandes preuves de tendresse, je vous promets que vous ne vous repentirez pas de m’avoir aimé. La pauvre petite se confondoit en remerciemens, & ne savoit comment lui témoigner sa reconnoissance.

On servit le dîner ; tous les mets étoient préparés avec des ingrédients propres à enflammer le sang.

Mademoiselle de Blezac se nourrissoit en riant de ces poisons pernicieux ; d’Alfosse observoit scrupuleusement l’effet qu’ils opéroient, & lorsqu’il s’apperçut qu’ils commençoient à faire impression sur ses sens, il en aida le pouvoir par des propos & des chansons indécentes : la pauvre Blezac n’y comprit rien. Il s’enhardit à des libertés qui commencèrent à allarmer sa modestie, plus elle en souffrit, & plus les désirs de l’infance d’Alfosse s’enflammoient, il ne douta plus de fa victoire, la vertu combattoit encore, mais elle eût été bientôt la victime de l’artifice, si un événement heureux ne fût venu à son secours. Avant de vous en parler, je dois vous entretenir du Chevalier, & de Madame d’Alfosse.

Le lendemain de l’enlèvement de Mademoiselle de Blezac, son digne père l’attendit comme de coutume à déjeuner. Voyant qu’elle n’arrivoit point il monta dans son appartement, la chercha dans toute la maison, s’en informa à ses gens, & parcourut tout le village, mais il ne découvrit aucune trace de sa malheureuse fille. Inquiet, désespéré, il alloit se retirer lorsqu’un homme l’approche, & lui dit qu’il a vu la veille, à dix heures du soir, un équipage prendre la route de sa maison : le Chevalier, frappé frappé d’un pressentiment funeste, se rend sur le champ à Aimeville ; il y trouve Madame d’Alfosse, lui communique en tremblant ses inquiétudes : la Comtesse lui répond qu’elle n’a point vu Mademoiselle de Blezac. — Où est votre mari, lui demanda-t-il ? — Il est parti hier au soir pour Paris : — Nous sommes trompés, Madame : je suis le plus malheureux des pères, s’écria-t-il douloureusement, & vous la plus infortunée des femmes ! Ma fille… votre époux… le scélérat !… il n’emportera pas tranquillement son crime au tombeau. Ah, Madame ! il a abusé de l’amitié pour mieux tromper ma vigilance… il a pris avantage de ma misère pour me dépouiller du seul bien qui me reste… Je vais me jetter aux pieds du trône ; je vais implorer la Justice du Roi contre le plus vil des hommes… Fille ingrate… Ses sanglots lui coupèrent la voix, il tomba évanoui sur le parquet.

La Comtesse fit tous ses efforts pour le secourir. Elle parvint à peine à lui faire reprendre ses sens. Lorsqu’il fut tout-à-fait remis, elle tâcha de l’adoucir en faveur de sa fille & de son mari. Quoique M. d’Alfosse se livre trop librement à son penchant pour les femmes, lui dit-elle, je ne le soupçonne cependant point capable d’un crime si atroce. Pour l’honneur de votre fille, étouffez encore vos plaintes, jusqu’à ce que vous connoissiez le coupable, j’ose vous affurer que Mademoiselle de Blezac ne l’est pas. Se pourroit-il qu’à quatorze ans elle eût pu consentir à quitter un père qu’elle aime ? Croyez-moi, Chevalier, il y a un mal-entendu dans tout ceci, quelqu’espiéglerie de son âge, dont vous ferez bientôt instruit. Mais pour vous tranquilliser entièrement, allons ensemble nous informer sur toutes les routes du voisinage quelles voitures y font passées depuis hier au soir.

Le Chevalier accepta la proportion de la Comtesse avec plaisir ; dans les plus grands malheurs le cœur conferve toujours un rayon d’espérance.

Ils montèrent ensemble en carrosse, & firent pendant quelque temps des perquisitions inutiles. Ils étoient au moment d’abandonner leur dessein, lorsque la Comtesse ordonna à son cocher de suivre la route de Flandre : à la première maison qu’ils rencontreront, ils recommencèrent leurs informations, on les envoya à la poste, c’étoit précisément celle où le Comte avoit changé de chevaux, & où Duval l’avoit averti que Madame d’Alfosse étoit partie.

Elle s’informe, un vieux postillon approche, & lui dit qu’il a eu l’honneur de conduire la voiture dont sans doute elle parle ; qu’il y avoit un Seigneur avec sa fille, qu’il les avoit vu l’un & l’autre à Aimeville, qu’il paroissoit furieusement pressé ; car pour m’engager à faire plus de diligence, continua-t-il, il ordonna à son valet-de-chambre de me payer grassement. — Quelle figure a ce valet-de-chambre lui demanda-t-elle ? — Dame, je ne pourrois guères vous le dire, mais si je le voyois, je gage que je le reconnoîtrois.

Aussi-tôt la Comtesse demanda à entretenir un moment le maître de poste, accordez-moi la permission d’ammener cet homme, lui dit-elle, je vous récompenserai l’un & l’autre au-delà de votre attente ; des affaires de la plus grande importance m’obligent à poursuivre l’homme dont il vient de me parler. Voici une bague de grande valeur, vous la garderez jusqu’à mon retour. Le maître de poste la refusa, il connoisoit la Comtesse, mais le postillon accepta cinq louis qu’elle lui donna, & avec la permission de son maître, il promit de la suivre par tout où elle auroit besoin de lui.

Après avoir renvoyé ses chevaux, elle en prit à la polie, & poursuivit sa route avec le plus grand succès.

À deux lieues de Lille un essieu de la voiture se cassa. Le jour déclinoit, leur embarras fut extrême : on envoya le vieux postillon chercher dans la campagne quelques gens qui pussent leur donner du secours. Après un quart-d’heure d’absence, il revint au grand galop ; il approche mystérieusement de la Comtesse, & lui dit, que dans une ferme assez près du grand chemin, il a vu le voleur quelle cherchoit, qu’il avoir devancé les paysants qui venoient raccommoder son carrosse, s’imaginant qu’il valoit mieux l’instruire de cette bonne nouvelle sur le champ, que de les accompagner.

Le vieux bon homme voyant l’empressement de Madame d’Alfosse, se figuroit qu’elle poursuivoit des voleurs ; il avoit en conséquence arrangé dans sa tête une histoire, dont rien n’auroit pu le dissuader.

L’appréhension de voir le crime de son mari puni, car elle le soupçonna l’auteur de cet enlèvement, donna à la Comtesse des forces surnaturelles, & malgré la fatigue de la journée, elle fut la première à engager M. de Blezac à se rendre à cette ferme, le conjurant cependant de ne pas s’abandonner à son juste couroux, si son mari étoit le coupable : il lui promit la plus grande modération.

Après une demi-heure de marche ils approchèrent de la ferme, & envoyèrent le postillon en avant, avec ordre de voir si celui qu’il appelloit le voleur y étoit encore.

Il retourna l’instant d’après, & cria de loin, « l’oiseau est envolé, mais nous le retrouverons bientôt, voici la tannière, dit-il, en montrant une maison, où toute la bande niche ensemble ; allons courage, Madame, allons, votre petite femme-de-chambre avec son galant pimpé, & ce grand Monsieur qui fait tant l’entendu, ne jouiront pas longtemps de vos dépouilles ! » Blezac frémit : la Comtesse put à peine l’empêcher de voler dans la retraite infortunée de sa malheureuse fille.

Lorsqu’ils furent près de la porte, elle le pria de l’attendre un instant & de lui permettre d’entrer feule. Nous ignorons jusqu’à présent, si les gens qu’on nous a indiqué, font réellement ceux que nous cherchons, lui dit-elle, laissez-m’en éclaircir la première. Elle prit autant cette précaution, pour éviter à son mari la punition qu’il méritoit, que pour épargner à Mademoiselle de Blezac le premier mouvement de colère, d’un père si grièvement offensé. Le Chevalier consentit, quoiqu’avec peine, à tout ce que la Comtesse exigeoit.

Elle entre, traverse la cour : dans le vestibule, rencontre Duval qui portoit deux flambeaux, elle en arrache un ; si tu fais le moindre bruit, il y va de ta vie, lui dit-elle, la Maréchaussée me suit ; dis moi dans l’instant où est ton maître, ou je te fais arrêter comme le complice de son crime.

Le scélérat lui montre une porte, & s’enfuit en tremblant. Elle l’ouvre, voit son mari aux pieds de Mademoiselle de Blezac ; celle-ci reconnoît la Comtesse, s’arrache des bras de d’Alfosse & vient se précipiter dans les siens. Il regarde, & voit sa femme.

La foudre ne produit pas un effet plus prompt. Honteux, confondu, il évite ses regards, il ose à peine respirer. Malheureux ! s’écrie-t-elle, en se jettant dans un fauteuil, non content de m’avoir fait gémir pour tes inconséquences, tu me forces à la fin de trembler pour tes crimes Qu’as-tu fait ? Tu déshonores ton nom. Ah mon fils ! Faudra-t-il que tu rougisses un jour de ton père ? Ce père criminel nous plonge à tous deux le poignard dans le sein.

Mademoiselle de Blezac étonnée, écoutoit, & n’osoit parler ; cependant au mot de père, ah ! Madame, s’écria-t-elle, où est le mien ? Sait-il que je suis avec vous à Paris ? — à Paris ! — Pauvre malheureuse, on t’a trompée, & c’est mon époux. — Oui, mon enfant, ton père fait ta retraite. — Il est ici.

Aussi-tôt elle demande à le voir, d’Alfosse supplie sa femme de lui éviter la rencontre de cet homme respectable, il lui confesse, que quoiqu’il paroisse coupable, il n’est cepandant pas entièrement criminel, & il la prie de ne conduire Mademoiselle de Blezac à son père, qu’après qu’il se sera retiré dans un autre appartement.

Cherchant à éviter une scène effroyable, elle fait passer son mari dans un cabinet, & l’instant d’après, elle va avec Mademoiselle de Blezac vers le Chevalier d’abord qu’elle voit son père, elle vole dans ses bras. La nature oublia dans ce moment l’offense, & ne prodigua que les plus tendres carresses.

Ils entrent dans ce fatal appartement ; la colère du Chevalier s’y réveille, il demande à sa fille qui l’a conduite dans ces lieux. Au nom de d’Alfosse, son indignation augmente, il demande à grands cris à voir le scélérat, le Comte paroît, je viens m’offrir à tes coups, lui dit-il ; frappes, & venges-toi. La Comtesse & Mademoiselle Blezac se saisissent du bras du Chevalier. Ne craignez rien, leur dit-il, fièrement, je n’ai jamais fouillé mon épée du sang d’un traître ; puis se tournant vers d’Alfosse ; par respect pour ta femme, je t’épargne la vie & même la punition des loix ; mais après avoir ravi l’honneur de ma fille, elle ira expier sa faute dans un couvent.

Madame d’Alfosse tâche de calmer la colère de ce père outragé. Ses prières ni ses larmes n’obtiennent rien. Mademoiselle de Blezac étoit aux pieds de son père ; d’Alfosse gardoit un profond silence. À la fin cependant il le rompit ; daignez m’écouter un moment, dit-il au Chevalier, je veux vous épargner des regrets. Votre fille est innocente ; je vous jure qu’elle conserve encore toute sa vertu ; mais en vous faisant cet aveu, je vous fais en même temps celui, qu’entraîné par la violence de ma passion, sans l’événement heureux qui vous conduit ici, j’aurois peut-être achevé mon crime. Exigez toutes les réparations auxquelles mon offense vous donne des droits, je m’y soumets dès ce moment. Je n’en connois qu’une qui puisse dignement réparer ton offense, lui dit Madame d’Alfosse ; c’est la main de ton fils… Ah ! Madame, il est du sang de ce traître, s’écria Blezac, & sera peut-être un jour aussi vicieux que lui. N’aggravez ses peines, lui dit-elle, laissez-vous attendrir par son repentir. Elle plaida si bien la cause de son mari, auprès du Chevalier, qu’elle parvint enfin à les réconcilier. D’Alfosse, transporté d’admiration, se jette aux pieds de sa femme. Que vos vertus vous donnent de supériorité sur moi, lui dit-il, elles feront dorénavant mon modèle. Je rougis de ne vous avoir pas imité, combien de honte & de regrets me serois-je épargné ! Oubliez le passé, je n’emploirai l’avenir qu’à réparer mes torts ; quittons cette maison, tout m’y retrace mon crime, partons tout de fuite pour ma terre ; trop heureux d’y unir mon fils avec Mademoiselle de Blezac ; que son digne père, en nous y accompagnant, mette le sceau à notre réconciliation. Mes remords vous vengent assez, lui dit-il, vous voyez ma honte, mon âme en est pénétrée. Blezac attendri, le prit par la main & l’embrassa. La Comtesse, convaincue qu’il pardonnoit sincérement à son mari, l’embrassa à son tour & lui prodigua les noms les plus tendres ; jamais on ne vit de scène plus attendrissante. Mademoiselle de Blezac passoit, des bras de son pere dans ceux de la Comtesse ; d’Alfosse osoit à peine la regarder, le souvenir de sa faute, contraignoit ses transports.

Au moment de partir, le Comte voulut savoir ce qu’étoit devenu le lâche Duval, on ne le trouva pas ; la crainte qu’une juste vangeance l’eût puni, l’avoit fait fuir sur le champ. On apprit depuis, qu’il s’étoit réfugié en Hollande ; qu’après y avoir commis plusieurs escroqueries, on l’avoit embarqué sur un navire qui faisoit voile pour les Indes ; d’Alfosse convint alors qu’il l’avoit volé plusieurs fois, mais qu’il n’avoit jamais osé s’en plaindre. Un même sort est réservé, dit Eudoxie, à tous les maîtres, dont le mauvais exemple corrompt les mœurs de ceux qui les servent.

Après avoir récompensé le vieux postillon, reprit Euphrosine, la Comtesse, son mari, le Chevalier & sa fille partirent ensemble. Blezac se rendit chez lui pour mettre ordre à quelques affaires, & appaiser les bruits désagréables, qu’avoient occasionnés l’absence de sa fille. D’Alfosse & sa femme se rendirent en Berry, où peu de temps après, arriva M. de Blezac. Il y trouva les deux époux si bien réconciliés, qu’il ne douta plus de l’heureux changement du Comte. On ne tarda pas à fiancer Mademoiselle de Blezac avec le jeune d’Alfosse ; & dans peu, l’on célébrera leur mariage.

Cette lettre annonce assez que d’Alfosse a commencé, une nouvelle carrière & que sa femme l’a enfin entièrement corrigé.

Voici encore un exemple, dit Elvire, dont toutes les femmes qui ont le malheur d’avoir des maris libertins ne peuvent guères profiter. — J’en conviens, répliqua Eudoxie, mais tous les libertins ne sont pas aussi criminels que d’Alfosse.

Le vice a ses nuances comme la vertu ; avant qu’il parvienne à son comble, on en peut arrêter quelquefois la fureur. Le plus sûr moyen, est une conduite sans reproche, beaucoup de complaisance, & une grande douceur. Mais il arrive souvent que ces Messieurs se corrigent sans notre secours. Ils ne font pas toujours dans leur printemps ; l’abus des plaisirs leur fait passer rapidement, de cette aimable saison à un automne prématuré, ils envisagent alors leur hiver en tremblant, & la réflexion nous sert quelquefois mieux, que toutes les maximes qu’on peut prescrire.

Il y a deux vices contre lesquels, je crois, tout l’art de notre sexe ne trouvera jamais de remède, l’avarice, & l’ivrognerie.

Le premier étouffe dans le cœur jusqu’aux germes de la vertu ; le second en détruisant la raison, ravale l’homme au-dessous des brutes. Je connois un exemple qui vous prouvera mieux que tout ce qu’on peut dire contre ce vice méprisable, combien il est dangereux, & com bien une femme en souffre, lorsqu’elle à le malheur d’être unie à un homme qui en est atteint. Mais je vous ra conterai cette histoire dans un autre moment. Pourquoi pas à présent, lui dit Elvire, j’ai tant de plaisir à vous entendre ? Vous en avez tout le temps, continua Euphrosine, il n'est pas deux heures, & nous ne dînons qu'à trois. Eudoxie aimoit à parler, elle consentit à satisfaire la curiosité de ses amies.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 139 crop)
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CHAPITRE VI.

L’homme abruti par le vin.

Vice incorrigible


Pendant mon séjour à Spa, je fis la connoissance d’une Dame Angloise. Son maintien étoit noble, ses manieres aisées, & son cœur sensible ; Milady Delby sans avoir de la beauté, possédoit toutes les grâces de notre sexe. Une douce mélancolie inspiroit cet intérêt, auquel on résiste rarement. Elle étoit aux eaux avec tous ses enfans, cinq filles & sept garçons.

Je lui fis un jour compliment sur cette nombreuse & aimable famille : ah ! me dit-elle, si vous saviez combien de larmes m’ont fait verser ces enfans, vous me tiendriez un autre langage.

Surprise d’un tel discours, je lui en demandai l’explication : je déposerai volontiers ce secret dans votre sein, me repliqua-t-elle, persuadée que votre amitié partagera mes peines.

Histoire de Myladi Delby.

Mon pere, le plus opulent & le plus distingué Seigneur de la province de Devon, vivoit habituellement à la campagne. L’ambition de nommer des membres au Parlement, & d’y soutenir des Élections disputées, dérangea considérablement sa fortune.

J’avois perdu fort jeune ma mere, & n’avois qu’un frere, dont les énormes dépenses dans ses voyages, tant en France qu’en Italie, avoient achevé de déranger les affaires de mon pere.

Furieux de ne trouver dans ce fils chéri qu’un fat insupportable, mon pere se mocquoit impitoyablement de lui, & mortifia en toute occasion les vices & les ridicules qu’il avoit adoptés de ces différentes nations. Mon frere lorfqu’il étoit avec moi, parloit fort librement de la rusticité de mon pere. Leurs querelles m’affligeoient, mais je n’avois personne à qui j’osasse m’en plaindre.

D’abord après le retour de mon frere, un jeune homme voisin du Château se lia avec lui ; j’eus occasion de le voir souvent. Son caractere étoit bien différent de celui de mon frere l’analogie de nos sentimens inspira bientôt la plus grande confiance, & il ne tarda pas à être le dépositaire de tous mes chagrins.

Insensiblement un intérêt plus vif s’empara de nos cœurs, nous nous en fîmes l’aveu, & n’attendions qu’une occasion favorable, pour obtenir celui de mon pere.

Mais hélas ! la visite de Milord Delby renversa tous nos projets de bonheur. Mon pere l’avoit rencontré à la chasse, & me le présenta à son retour.

J’eus le malheur de lui plaire ; dès ce moment les visites de Milord devinrent fréquentes, & mon pere décida mon mariage avec lui sans m’en prévenir.

En me communiquant son dessein, il m’ordonna de le recevoir comme mon futur époux.

Étonnée d’un projet aussi contraire au penchant de mon cœur, je n’eus pas la force de lui répondre ; revenue cependant de ma surprise, je me jettai à ses pieds, & le conjurai de ne pas me sacrifier à un homme, qu’on disoit n’aimer que ses chiens, ses chevaux, & le vin. Que voulez-vous qu’il préfere, me dit-il froidement ? — Ah ! mon pere ! le bonheur d’être unie à l’objet qu’on aime, n’est-il rien pour vous ? — Propos de romans : j’entends ce que vous voulez dire ; vous préféreriez le petit Monckton, n’est-ce pas ? Vous seriez assez folle pour refuser la main d’un Pair d’Angleterre, & pour accepter celle d’un simple Gentilhomme, & aller tristement languir avec ce tendre céladon, dans un coin de la province. Aussi long-temps que je vivrai, vous ne végéterez pas dans cette humiliante obscurité. Vous épouserez Milord ; le bonheur de votre famille en dépend. Cette alliance ajoutera à mon crédit au Parlement ; mon parti réuni à celui de Delby, y deviendra le plus puissant ; il fera trembler le Ministre, & nous l’emporterons bientôt sur lui. Croyez-vous que ce mariage ne vaut pas mieux que celui du sieur Monckton ? D’ailleurs, point de replique, je veux qu’on m’obéisse. Les prieres, & les larmes ne firent aucune impression sur un homme, qui croyoit qu’un nom & de la fortune étoient le comble du bonheur. Il m’ordonna expressément de ne plus recevoir M. Moucktou. Mon frere, quoiqu’il parût être son ami, fut le premier à l’éloigner du Château ; il eut même la cruauté de lui dire que je l’exigeois. Désespéré d’un changement si subit, il partit pour l’Amérique, où depuis il fut le plus acharné à conseiller une rupture avec l’Angleterre.

Cependant à force de persécutions, je consentis à accepter la main de Milord. La joye de mon pere fut inexprimable. Il invita tout le voisinage à mes noces, & n’épargna rien pour les célébrer avec le plus grand éclat. Tous ses vasseaux y burent autant de vin qu’ils le défiroient ; mon pere & mon époux dans l’excès de leur satisfaction, ne furent pas plus modérés que le reste des convives.

Le lendemain mon époux ne se rappella gueres qu’il s’étoit marié la veille. Mes craintes sur l’avenir se reveillerent alors plus vivement que jamais, elle m’accabloient de la plus grande tristesse.

Après quinze jours de mariage, nous partimes pour la terre de mon mari, j’y arrivai le cœur navré de douleur ; le souvenir du pauvre Monckton me suivit partout. La comparaison de ses aimables vertus avec les défauts de mon époux, répandit encore une plus grande amertume sur ma situation présente.

Mais hélas ! ce n’étoit pas les seuls chagrins dont j’eusse à me plaindre ; une belle-sœur, aussi bizarre que désagréable, demeuroit avec nous au Château, elle avoit la manie de voir le nom de ses ancêtres, assuré à la postérité ; à force de prieres, & des supplications, elle m’engagea à habiter avec cet époux méprisable ; & par complaisance pour sa famille, je mis au monde ces douze enfans[1]. Mon mari quoique présent à mes couches, ignoroit que le Ciel avoir béni notre union d’une si grande fécondité, & ce ne fut qu’au moment de sa mort, qu’il sçut parfaitement qu’il étoit pere. Je passe sur tous les dégoûts, & les regrets que j’eus à me soumettre, à ce qu’on appelle les devoirs d’une femme vertueuse : il m’en coûta cruellement pour vaincre ma répugnance ; mais je craignois la censure publique, & les importunités de ma belle-sœur. Telle est la force des principes de notre éducation en Angleterre.

Mon pere avoit déjà payé le tribut à la nature, les orgies qu’il faisoit avec Milord, avoient abrégé ses jours. Mon époux en fut lui-même, peu de temps après la victime. Un dégoût du vin furent les premiers symptômes de sa mort.

Le voyant tout-à-fait sobre, je m’approchai un jour de son lit, accompagnée de mes enfans, il les regarde, & me demande en colere, à qui est cette nombreuse famille ? Oubliez-vous que c’est la vôtre, lui dis-je ; je ne me souviens pas d’avoir des enfans, me repliqua-t-il d’un air étonné ; sa sœur & le chaplain entrerent dans ce moment, & l’assurerent que c’étoit les siens.

Convaincu de la vérité, il les fait approcher, la voix de la nature étouffée depuis si long-temps par son vice favori, se fit entendre alors, dans son cœur. Il les embrassa, les caressa, versa même quelques larmes, plaignit leur fort & le mien, promit, que si le Ciel lui rendoit la santé, il ne l’emploieroit dorénavant qu’à les rendre heureux. Puis tout-à-coup faisant une pause : malheureuse Sophie, me dit-il, en me prenant la main ; promettez-moi solemnellement d’exécuter ce que je vais vous prescrire. Je promis : ne permettez jamais à mes enfans l’usage d’aucune autre boisson que l’eau, l’abus que j’ai fait des liqueurs fortes, m’oblige à vous recommander cette précaution. Voyez, dit-il à ses enfans, à quoi cet abus réduit l’homme : il l’entraîne insensiblement à l’état où je suis. Que cet exemple vous serve de leçon. J’ai fourni ma carriere dans un engourdissement continuel, je me suis privé volontairement des douceurs de l’amitié & de l’amour, je n’ai pas seulement joui de ce plaisir sensible, de vous bénir au moment de votre naissance ; j’ai vécu moindre qu’une brute, même qu’une plante, dont l’éclat de la fraicheur, semble nous annoncer qu’elle sent le prix de son existance : ah ! mes enfans, pleurez l’aveuglement de votre pere, il connoit son erreur, hélas ! trop tard. Sa situation le pénétra si vivement, qu’il s’évanouit, & expira quelques instants après.

J’oubliai dans ce moment tous mes chagrins, & pleurai sincerement sa perte ; son repentir annonçoit qu’il avoit de bonnes qualités, mais qu’elles avoient été malheureusement étouffées par ce vice détestable.

Elle finit son récit en répandant un torrent de larmes, continua Eudoxie ; je tâchai de la consoler, & lui dis que tout lui promettoit un meilleur fort. Hélas, me dit-elle, vous ne pouvez concevoir ce que j’ai souffert pendant seize ans de mariage ; le souvenir s’en effacera dificilement de ma mémoire.

Je lui conseillai de passer quelques années en France, vous n’y verrez pas de pareils exemples, lui disois-je. Ma nation a généralement ce vice en horreur ; hélas ! me repliqua-t-elle, il n’est que trop fréquent en Angleterre, mais il est prudent, continua-t-elle, d’élever, & d’habituer de bonne heure à la tempérance mes enfans parmi une nation, dont la sobriété est une des vertus principales. Nous revînmes ensemble à Paris ; elle s’y arrêta peu de temps, & alla fixer sa demeure dans la Tourraine. Insensiblement elle goûta le bonheur de sa situation, & ne fut pas fâchée, je crois, d’être débarrassée d’un lien aussi malheureux…

Y a-t-il en effet un malheur égal à celui d’être unie à un homme abruti par le vin, dit Euphrosine ? — Je crois que celui d’avoir un époux avare le surpasse, réplique Elvire : celui-là conserva avec ce vice honteux tout l’usage de sa raison, & souvent il l’emploie pour désoler sa femme ; au lieu que l’ivrogne, lorsqu’il a bu assez copieusement, s’endort ; on en est débarrassé au moins pour le moment. — J’en conviens, répondit Eudoxie, mais il ne faut pas avoir une belle-sœur qui s’occupe de ses petits neveux.

Cette réflexion fit beaucoup rire les deux dames ; à propos d’avare, continua-t-elle, avez-vous connu le Comte de Velville ? beaucoup, répondit Euphrosine, j’étois fort liée avec sa premiere femme. — Vous n’ignorez pas sans doute comment il épousa sa derniere, & l’aventure du terne ? Elvire lui assura qu’elle n’en avoit jamais entendu parler. — Elle est trop plaisante pour la taire : elle vous prouvera que si nous ne parvenons pas à corriger un avare, au moins nous pouvons quelquefois le punir.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 154 crop)
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CHAPITRE VII.

L’avare puni.


LE Comte de Velville, veuf de deux femmes fort riches, ne les épousa que pour leur fortune. Il lui arriva ce que je souhaite à tous les gens de son humeur ; elles moururent sans enfans, & il fut obligé de rendre leur dot.

Il regretta vivement ces pertes, & chercha toutes les occasions de les réparer.

Un bruit public réveilla son attention. Mademoiselle de Levan, dont l’extrême laideur étoit le moindre de ses défauts, en comparaison de ceux de son caractere, passa tout-à-coup dans le monde pour un parti très-riche. Un oncle, mort aux Indes, lui avoit laissé un legs, &, quoique médiocre, on lui supposa des trésors.

Mademoiselle de Levan, plus rusée qu’aucune de notre sexe, profita de cette circonstance, &, dans l’espoir de faire un mariage avantageux, soutint cette brillante réputation par des dépenses énormes.

Bientôt tous les cadets de famille, les prodigues ruinés, & les Seigneurs de la Garonne, briguerent l’honneur de son alliance. L’avare Comte ne manqua pas de se mettre aussi sur les rangs. Il eut tant d’égards & d’assiduités auprès d’elle, qu’il l’emporta sur tous ses rivaux.

Dans la crainte que des recherches trop scrupuleuses ne découvrissent son caractere sordide, il négligea les précautions nécessaires qui l’auroient instruit de la fortune réelle de cette riche héritière ; avide d’en jouir, il l’épousa.

Le lendemain de ses noces, lorsqu’il comptoit satisfaire son avidité, sa femme lui apprit qu’une grande partie des trésors de son oncle étoit embarquée sur un navire qu’elle attendoit à chaque instant à l’Orient.

Grands sujets d’inquiétudes ; l’avare Velville consultoit toutes les gazetes, tous les journaux, trembloit à chaque nouvelle qui annonçoit des prises (car tout ceci se passa pendant la guerre) maudissoit les Anglois, & déclamoit vivement contre l’ambition des Princes : enfin ses chers trésors n’arriverent pas.

Sa femme lui annonça un jour que tout étoit perdu, qu’une tempête affreuse avoit ruinée leur espérance, & que les flots avoient englouti le navire & sa fortune. Velville, au désespoir, parcourt en frémissant la lettre qu’elle lui donna ; n’en examina point l’authenticité ; les passions étouffent toujours la raison.

Cependant, lorsque le premier excès de douleur fut calmé, il questionna sa femme, & malgré ses détours il s’apperçut qu’il étoit trompé.

Cette découverte le chagrina beaucoup ; ne voulant point être dupe tout-à-fait, il chercha tous les moyens de se dédommager.

La Comtesse avoit une assez grande quantité de bijoux & de diamants ; il s’avisa de s’en emparer à son insçu, & remit l’écrain & la cassette qui contenoient les bijoux entre les mains d’un homme affidé, avec ordre d’en tirer le parti le plus avantageux. Son projet étoit de se procurer avec cet argent une rente viagere, afin de réparer la perte des trésors de l’Inde.

Dès que Madame de Velville s’apperçut du vol, elle courut à l’appartement, de son mari, elle lui raconta en tremblant le nouveau malheur qui venoit de leur arriver, & se plaignit beaucoup de son cruel destin.

Le Comte l’écouta tranquillement, & au lieu de s’emporter, comme elle s’y attendoit, il lui répondit froidement que cet accident ne l’étonnoit point ; que la fortune lui avoit joué un mauvais tour, & qu’il étoit assez juste qu’elle ne l’épargna pas davantage.

Étonnée de ce discours, elle jetta les hauts cris, & jura qu’elle, découvriroit bientôt le voleur. Mais l’opposition qu’il fit à ses démarches auprès de la police lui

donna des soupçons qui se confirmerent, lorsqu’il lui défendit expressément d’en parler à ce Tribunal.

La patiente résignation de son mari, si opposée à sa lézine, le rendit suspect. Décidée à s’éclaircir d’un mystere si singulier, elle opposa la ruse à la ruse, & inventa un stratagême qui lui réussit à merveille.

Elle entre un matin chez lui, & s’écrie avec transport : — ah, mon cher époux ! la fortune vient de me dédommager avec usure de ma perte. Je viens de gagner un terne à la lotterie. — Qu’est-ce que votre terne, lui dit-il avec humeur ? quelque drogue de trois sols. — Ne m’en voulez pas mon cher ami, lui répondit-elle d’un ton pénétré ; l’événement excuse mon imprudence, j’avois risqué… un louis.

À ces mots, les yeux de l’avare s’enflamment, il n’ose croire ce qu’il entend : quoi, lui dit-il, vous gagnez cent trente-deux mille livres : ah, ma chere amie ! pourquoi n’avez-vous pas risqué dix louis ? Mais voyez un peu ce que c’est que le malheur… Voilà les femmes : elles ne savent pas profiter de la fortune. Si vous m’aviez consulté… Vite une plume, de l’encre… il calcule la somme qu’il suppose avoir perdue. Quel trésor, s’écria-t-il ! Ah ! que nous sommes malheureux… Comme votre époux, cet argent m’appartient. — Tout doucement, lui dit-elle, je suis quitte de mes diamants, il est juste que je m’en donne d’autres. — À quoi cela sert-il ? la mode en est passée. — Elle existera toujours pour moi ; j’aime ces ornemens, ils font remarquer une femme. J’en conviens : mais vous… considérez… d’ailleurs quand il n’y auroit d’autre raison que l’argent qu’emporte la façon de ces fantaisies inutiles… Toutes ces raisons font évidentes.

Plus il cherchoit à la persuader, & moins il réussit ; au contraire, elle s’obstinoit davantage. Ne vous pressez pas, lui dit-il en l’embrassant, j’aurai soin de vous en procurer à bon compte… peut-être y aura-t-il moyen de vous en trouver d’hazard ; attendez encore quelques mois, dans cet intervalle nous serons si bien valoir l’argent du terne, qu’il nous rapportera la façon de vos diamants. — Cela ne se peut pas, je veux me satisfaire dans le moment, & vais sortir en conséquence.

Le Comte n’espérant pas l’en empêcher, & craignant que les diamants n’emportassent toute la fortune de la loterie, la prend par la main, la conduit dans son cabinet, ou, après avoir fermé la porte, il lui découvre, au moyen d’un beau discours, où les mots d’économie jouoient les premiers rôles, qu’il étoit l’auteur du vol. Il s’en excuse le mieux qu’il peut, & en demande pardon à sa femme. Dans un discours plus artificieux que le sien, elle applaudit à sa prévoyance, mais le supplie de lui rendre ses bijoux, puisque la fortune a suppléé si amplement aux besoins, pour lesquels il avoir résolu de les vendre. Je vous remettrai mon billet de lotterie, lui dit elle, dès que j’aurai reçu ma cassette & mon écrain.

Velville enchanté, fort, & revient peu d’instants après. Il donne la cassette, & demande le billet ; vous l’aurez, lui dit-elle, & disposerez de l’argent d’abord que mon rêve sera réalisé. Quoi, lui dit-il, cette fortune n’est donc pas plus réelle que celle des Indes ? Non, mon cher époux, lui dit-elle en riant : votre cupidité vous a trompé deux fois, & je ne crois pas que ce soit le dernier exemple, qu’un avare fera la dupe de notre sexe. Puisque ce vice est incorrigible, j’engagerai toutes les femmes à punir ceux qui en font atteints : & pour mieux y réussir, je rendrai mon aventure publique ; il la conjura de lui épargner ce ridicule, & à force de prieres & de supplications, elle lui promit le secret.

Peu de temps après, leurs affaires ne leur permettant plus de vivre à Paris, ils se retirerent à la campagne. Velville s’y livra sans contrainte à son caractere avaricieux. Sa maison ne consistoit qu’en deux domestiques, qui, avec leur maître mourroient la plupart du temps de faim. Pour contrebalancer l’appetit de sa femme, qui ne se refusoit rien, le Comte osoit à peine manger. Son économie lui coûta la vie. Etant un jour invité chez le Curé, il y mangea si copieusement, qu’il en eut une violente indigestion, & en mourut peu de jours après.

Il ne recueillit de cette grande alliance que les plus cuisans chagrins ; tracassé continuellement par l’humeur impérieuse de sa femme, il étoit en butte à tous ses caprices.

Euphrosine & Elvire rirent beaucoup de l’aventure du Comte, & souhaiterent la même punition à tous ceux qui lui ressemblent.

On vint avertir que le dîner étoit servi ; elle s’entretinrent à table de plusieurs choses intéressantes, relatives aux sujets qui leur avoient fourni les conversations précédentes. À peine étoient elles au dessert, qu’on annonça la Marquise de Bouteuil. Elle est aussi rusée que Madame de Velville, dit Eudoxie à Elvire, mais son genre est tout-à-fait différent. Autrefois très-coquette, elle s’est corrigée de ce défaut en réformant les mœurs du plus grand fat de Paris. Je l’engagerai à vous raconter ses aventures, elles vous amuseront.

Après les complimens d’usage, Eudoxie embrassa la Marquise ; — vous êtes plus belle que jamais, lui dit-elle ; vos regards annoncent les conquêtes ; lorsqu’on est aussi sûre de vaincre, on peut se vanter hautement de ses triomphes. Comment se porte le Chevalier de Villefort ? — Mais… je m’imagine qu’il se porte bien : — Comment ? seroit-il possible qu’il soit changé : — Il est plus constant que jamais : Euphrosine & Elvire sourirent. Vous êtes une femme admirable, continua Eudoxie ; vous êtes le modèle de notre sexe, & méritez ses hommages. Puis s’adressant à Elvire : Madame est parvenue à opérer un miracle, lui dit-elle : une telle gloire lui étoit réservée. — Ah ! répliqua la Marquise, si j’ai mieux réussi qu’une autre, ce n’est pas sans peines. — Vous devriez bien nous raconter par quels moyens vous avez opéré une si belle réforme, lui dit Euphrosine, un tel récit nous sera peut-être un jour utile. Volontiers, répondit la Marquise, mais n’ayez jamais la vanité de corriger un fat, c’est une entreprise aussi laborieuse que difficile. Il faut mettre en usage tous les ressorts de notre art, avant de parvenir à le rendre supportable. Cependant, puisque vous l’exigez, je vous communiquerai mon secret. Passons dans votre boudoir, nous y serons plus tranquilles.

Vasse - L'art de corriger et de rendre les hommes constants, 1783 (page 168 crop)
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CHAPITRE VIII.

Le Fat corrigé.


Jai besoin de toute votre indulgence, leur dit la Marquise ; en vous parlant du Chevalier de Villefort, je suis forcée de vous révéler une infinité d’inconséquences, qui peut-être me feront tort. Aucune de nous n’en est exempte, lui repliqua Eudoxie d’ailleurs, une femme n’est gueres aimable sans ces legers défauts, ils font mieux remarquer ses qualités essentielles. — D’après cette assurance, ma chere amie, je vous parlerai sans détours.

L’empressement des hommes à nous plaire, fait naître en nous le défaut que nous blâmons dans leur sexe sous le nom de fatuité, & qu’on distingue dans le nôtre sous celui de coquetterie. Réciproquement auteur d’un défaut si méprisable, en le condamnant tout bas, nous ne négligeons aucun moyen pour l’encourager. J’en étois atteinte plus qu’aucune autre femme, & ne m’imaginai pas qu’un fat m’en eût corrigé.

Un peu de figure, de la gaieté, un grand usage du monde, & beaucoup de vivacité, m’attirerent en toutes occasions une préférence marquée. Ma vanité nourrie de l’encens qu’on me prodiguoit, ne trouvoit d’autre plaisir dans ces hommages que l’orgueil de subjuguer. Mon cœur, jusqu’alors insensible, ignoroit le pouvoir de l’amour. Satisfaite de plaire, je ne cherchai pas à m’assurer long-temps mes conquêtes.

Le Chevalier de Villefort faisoit alors du bruit dans le monde. Toutes les femmes se l’arrachoient, il comptoit ses jours par ses triomphes, & jamais homme n’eût à se vanter d’autant de victoires.

Villefort avoit toujours marqué une grande réserve avec moi ; soit qu’il craignît de compromettre sa réputation avec une femme qui avoit autant de prétentions que lui, ou qu’il espérât qu’en piquant mon amour-propre, il réussiroit mieux à me faire donner dans le piege, il affecta de négliger ma conquête.

Cependant au travers de tous ces détours, je découvris que cette grande réserve cachoit un projet. Je profitai de toutes les occasions pour bien l’étudier, & quand je me crus assez sûre de son dessein, je me déterminai à combattre ce fier ennemi avec ses propres armes. Je n’eus d’autre intention en le subjuguant, que la satisfaction d’humilier son orgueil, & de triompher de mes rivales. La sienne, je crois, en m’offrant ses hommages, fut d’attendrir un cœur, jusqu’alors inaccessible à toutes les impressions de la tendresse.

Avec de tels projets, dit Euphrosine, le plus rusé devoit l’emporter. Dès qu’il s’agit de finesse, repliqua Eudoxie, les hommes doivent nous céder. Mais nous interrompons la Marquise.

Villefort devint plus assidu, reprit-elle ; il ne négligea rien pour m’engager à apprécier ses mérites, & moi je mis tout en usage pour l’engager à rendre hommage aux miens. Ce manege dura quelque-temps, pendant lequel ni l’un ni l’autre ne parut avoir fait de grands progrès.

II se plaignit un jour de la rigueur de son fort, me dit que les femmes l’obsédoient… qu’il étoit cruel d’avoir une réputation… qu’il la céderoit volontiers à ses amis… qu’il étoit ennuyé d’offrir tant de victimes à la vanité… que dorénavant il ne sacrifiroit qu’à l’amour. Je feignis d’approuver son dessein, & en l’applaudissant, je blâmai ma légéreté passée. Je me recriai beaucoup contre les erreurs de la coquetterie ; je fis une vive peinture des douceurs qu’on goûtoit dans un attachement où le cœur trouvoit seul le bonheur ; je vantai le plaisir de la sensibilité, & regrettai de ne les avoir pas connus plutôt. Il me regardoit, & je vis dans ses yeux la joie de son triomphe.

Son erreur seconda mes projets, il en conçut le plus grand espoir ; il redoubla de foins ; mais dès que je m’apperçus qu’il comptoit sur ma défaite, un propos, un regard l’en fit douter plus que jamais. Je redoublai de coquetterie, donnai l’effort à toute ma légèreté, & n’omis rien pour tromper sa pénétration. Ma conduite parut souvent l’affecter, sa vanité en fut blessée ; trop pénétré de son mérite, il souffroit impatiemment qu’un autre fut préféré. Lorsque j’avois bien humilié son orgueil, je le flattois l’instant d’après ; ce manege le tint toujours en suspend, & me réussit comme je le désirois.

Cependant je m’attendois chaque jour à le voir abandonner un projet si contraire à ses principes ; jamais il n’avoit essuyé d’aussi rudes épreuves ; mais il devint plus pressant. Voulant essayer toute l’étendue de mon pouvoir, je lui accordai enfin le rendez-vous qu’il m’avoit demandé plusieurs fois. J’engageai Madame d’Elvile à venir chez moi à l’heure où je l’attendois. On me l’annonce, il arrivoit avec toute l’impatience d’un amant heureux. Voyant que Madame d’Elvile ne s’en alloit pas, cet air conquérant se changea bientôt en morne silence. Il se leva, tira plusieurs fois sa montre, prétexta des visites, & fut sur le point de se retirer ; je le retins, & lui dis tout bas qu’après souper je lui communiquerois la cause de ce contre-temps. Il parut satisfait, reprit sa gaieté ordinaire, & nous passâmes une soirée charmante.

D’accord avec mon amie, vers minuit elle lui dit, que n’ayant pas ordonné sa voiture, elle comptoit qu’il ne la laisseroit pas dans l’embarras. Désespéré, mais n’osant cependant pas la refuser, il lui repliqua froidement : que son cocher étant peu exact, il craignoit de la faire attendre ; tant mieux, lui dit-elle, nous en resterons plus long-temps avec la Marquise. Il me regarda, & je fis semblant d’en être aussi fâchée que lui. La Voiture de Villefort cependant arriva.

Au moment de partir, il me demanda l’heure de mon levé ; à onze heures, lui répondis-je d’un air diftrait ; il me regarda avec tendresse, & partit.

Je m’attendois à le revoir le lendemain matin, & ne me trompai pas ; il vint chez moi à l’heure indiquée. On me l’annonce ; je lui fais dire que des affaires de la plus grande importance m’empêchent de le recevoir. Furieux de ce nouveau contre-temps, il descend précipitamment l’escalier, malheureusement il y rencontre l’Abbé de Polinge.

Dans l’excès de sa rage il heurte violemment l’Abbé ; celui-ci, plus occupé de sa coëffure que du choc, néglige de prendre la rampe, & tombe du haut de plusieurs marches ; Villefort ne s’arrêta pas, & se retira, sans même lui faire des excuses. Il s’imagina que la visite de Polinge, dont l’esprit, les talents & l’amabilité le font rechercher par-tout, m’avoit sans doute fait refuser la sienne. L’Abbé rit le premier de son aventure, qu’il me raconta avec toute la gaieté imaginable.

Villefort resta plusieurs jours sans me voir, je m’apperçus de son absence, & fus piquée qu’il abandonna si facilement ma conquête. Il s’en étoit vanté, & m’avoit dit souvent qu’il auroit un jour la gloire de me subjuguer. Je l’entretins dans cet espoir, mais sa conduite actuelle me prouva qu’il n’attachoit pas autant de valeur à ma défaite, que j’eus lieu de m’en flatter.

Dans le dessein de le ramener, je mis en usage tous les stratagêmes qui nous réussissent ordinairement. Quand je le vis chez mes amies, j'affectai les langueurs, les distractions, j'eus l'air ennuyée de tout le monde ; & ne parus m'occuper que de lui. Dès que je m'apperçus qu'il donnoit dans le panneau, je déclamai contre les hommes, & me récriai, comme par réflexion, « que les plus aimables étoient toujours les plus perfides, & qu'on ne pouvoit être assez en garde contre son cœur ». Puis jettant sur lui un regard expressif, je soupirai & baissai les yeux.

Ces propos le flattoient, mais pourtant il ne revint pas ; cette affectation augmenta le désir que j’eus de l’y engager, sans cependant compromettre ma vanité. Pour mieux y réussir, j’employai un moyen, duquel j’attendois les plus grands succès. J’invitai tout le monde à souper pour le surlendemain : le Chevalier m’approcha, & me dit d’un air malicieux, dois-je me flatter d’être compris dans cette invitation générale ? En doutez-vous, lui repliquai-je en riant ? — J’ai tout lieu de l’appréhender : l’Abbé n’en prendra-t-il pas ombrage ? — Au contraire il aime les gens aimables, & sera très-aise de vous voir, pourvu cependant que vous le traitiez mieux que la derniere fois : vous m’avez joué un tour abominable, il devoit me lire des vers…

— Je conçois, me dit-il, ironiquement que sa chûte a dérangé son emphase, on feroit troublé à moins, &… — N’en dites pas de mal, je ne vous le pardonnerois jamais. — Je respecte trop vos amis, Madame même Madame d’Elvile, quoiqu’elle m’ait joué un tour qui vaut bien celui de l’Abbé ; cependant vous ne me plaignez pas. Ah, Marquise ! vous êtes une femme bien dangereuse : je ne m’attendois pas que vous m’auriez traité avec tant de rigueur : vous m’apprenez à me réconcilier avec les caprices de votre sexe, jusqu’à présent je ne les avois jamais permis avec moi. — Je m’en doute, mon cher Chevalier, on vous a gâté l’esprit ; mais ne vous imaginez pas que toutes les femmes se ressemblent. — Je ne m’imagine rien, je fais seulement qu’il n’en est pas de plus aimable que vous. Nous finirons cette conversation dans un autre moment, lui dis-je en me levant : quand, me dit-il avec tendresse ? — Un de ces jours. — Demain ? — Demain : quelle folie ! craignez-vous de l’oublier, si je la retarde d’une semaine ? — Je ne l’oublierai pas d’un siecle : vous êtes aussi méchante que cruelle. Il prononça ces mots si tendrement, que je crus y appercevoir plus de sensibilité que de galanterie. On annonça mon carrosse, il me donna la main, & lorsque j’entrai en voiture, il me répéta, c’est donc demain à votre toilette que nous reprendrons cette conversation intéressante. Je souris, & ne répondis pas.

Plus je réfléchissois à la conduite de Villefort, & plus tout m’annonçoit qu’il devenoit sensible : sa persévérance, après les épreuves qu’il avoit subies, prouvoit déjà un empire sur un caractere comme le sien, & je ne doutai pas qu’avec un peu plus d’adresse, je n’achevasse ce que j’avois si heureusement commencé. Avec un autre homme, cette persévérance eût été une foible certitude : mais avec le Chevalier dont tous les désirs avoient toujours été prévenus, que les femmes avoient accoutumé à exagérer ses mérites, qui ne s’adressoit jamais à aucune de notre sexe sans être sûr de la vaincre, je ne pouvois gueres douter de ma victoire.

Enchantée de mon pouvoir, je le reçus le lendemain avec un air de plaisir qui l’étonna : j’étois à ma toilette, & voulant éviter toute explication, je la prolongeai au-delà du temps prescrit. Il parut impatient, me dit cependant mille choses galantes, me répéta vingt fois que je n’avois pas besoin de secours de l’art pour plaire, & employa toute son éloquence pour me faire finir une parure qui le désoloit. Je lui répondis en plaisantant qu’il ignoroit toute l’importance de ma toilette, que je dînais chez la Maréchale, & que j’avois les plus grands desseins de plaire. Il se leva, & se retira en murmurant.

À peine fut-il parti que je sentis dans mon cœur une vive impatience de le revoir. J’en fus étonnée ; j’eus même du regret de ne l’avoir pas mieux traité ; je me reprochai ma trop grande rigueur, & me proposai d’être moins sévere à l’avenir. Dans ce dessein, espérant d’y rencontrer le Chevalier, je fus l’après-dîné chez plusieurs de mes amies ; toutes mes démarches devinrent inutiles. À la fin je me rendis chez Madame d’Almane elle attendoit grande compagnie, & m’engagea à souper chez elle, j’y consentis dans l’intention d’y voir Villefort.

À chaque personne qu’on annonça je tournai la tête ; mon inquiétude fut remarquée Madame d’Almane m’en fit des plaisanteries, mon air rêveur l’étonna, elle voulut absolument savoir ce qui m’affectoit si fort. J’éludai ses questions, & lui demandai comme par hazard si Villefort soupoit ce soir chez elle. Il est parti cet après-dîné pour la terre de la petite Comtesse, me repliqua-t-elle. Cela ne se peut pas, lui dis-je, je l’ai vu ce matin, & il ne m’en a pas parlé : — Il n’y a rien d’étonnant, me repliqua-t-elle ironiquement, il a quelquefois des raisons qui le rendent discret. Il ne vous a pas dit aussi, je m’imagine, qu’il en est vivement épris ; un tel aveu ne se fait pas à tout le monde. J’eus peine à cacher mon trouble, & lui repliquai froidement, que jamais je n’avois ambitionné l’honneur d’être sa confidente.

Cependant je sentis dans mon cœur des mouvements inconnus jusqu’alors ; je m’apperçus avec chagrin que j’étois jalouse ; ce fut la premiere fois que cette cruelle passion maitrisoit ma raison. J’envisageai en frémissant les progrès qu’avoit fait Villefort, & craignois d’être sa victime. Je cas chai ma tristesse fous une feinte gaieté, & par ce moyen j’évitai la pénétration de Madame d’Almane. Vous la connoissez, elle est aussi méchante qu’elle est curieuse, personne n’est à l’abri de ses sarcasmes.

Je me couchai le cœur plein de dépit ; je passai une nuit affreuse, & attendis le lendemain avec regret, le souper sur-tout, duquel je m’étois promis tant de succès, me devint insupportable. Je vis arriver ma compagnie avec chagrin, & lorsqu’elle fut toute rassemblée, voulant éviter les importuns, je fis fermer ma porte ; à peine en eus-je donné l’ordre, que j’entendis dans ma seconde anti-chambre une voix qui prononça ces mots : « Cet ordre ne peut me regarder, je suis sûr d’être sur la liste. » J’approche & vois Villefort. Mon étonnement me rendit muette ; attribuant mon silence à un tout autre motif, il se retira sur le champ. Je l’appellai, mais il ne m’entendit pas. J’envoyai mes gens après lui, il étoit déjà loin. Je ne puis vous exprimer ce que je sentis ; je maudis tout bas ma précaution ridicule.

Jamais soirée ne se passa plus désagréablement, je feignis une migraine affreuse, pour mieux cacher la douleur qui m’accabloit.

Dès que je fus seule, j’écrivis au Chevalier ; ma lettre parvint trop tard ; il étoit effectivement parti. J’en fus d’autant plus désespérée que ma conduite de la veille lui donnoit les droits apparents de se plaindre de mes procédés. Je m’abandonnai aux plus cuisans chagrins, & fus plus convaincue que jamais de toute ma foiblesse.

L’absence ne fit qu’accroître ma passion ; je tremblois aux maux qu’elle me préparoit ; il étoit chez ma rivale, & une rivale aimée ; cette certitude me désoloit.

Un jour toute préoccupée de ma malheureuse tendresse, je m’écriai avec dépit : « est-il possible que je fois la victime de mon artifice ! au lieu d’avoir subjugué Villefort, sa vanité triomphera de la mienne ; un fat, qui ne connoît d’autre plaisir que de se vanter de ses conquêtes. Avec quelle indifférence il parle des femmes qui l’ont aimé : consentirois-je jamais qu’il ait ce même avantage sur moi ? Non ; je renonerois plutôt à tous les charmes de mon sexe que de convenir… qu’il est le plus heureux des hommes, s’écria Villefort en se précipitant à mes pieds ». « Pardon chere Marquise, j’ai tout entendu : ne me refusez pas de confirmer mon bonheur.

Interdite & confuse, je n’eus pas la force de lui répondre. Revenue cependant de ma surprise, le croyant à vingt lieues de Paris, je lui demandai par quel hazard il se trouvoit chez moi ? — En êtes-vous étonnée, me dit-il tendrement ? Ah Madame ! vous m’avez appris à connoître mon cœur. Je ne puis vivre loin de vous : je me suis rendu ici dans le dessein de vous faire l’aveu de l’amour le plus sincere ; je me suis présenté à votre porte avec crainte, j’ai pénétré jusqu’ici sans rencontrer vos gens, j’ai entendu prononcer mon nom, j’ai… n’en dites pas davantage, lui dis-je en rougissant, j’ai honte… de quoi ? de m’aimer ? j’ai prévu ce bonheur depuis long-temps.

Je vous avoue qu’un tel propos m’outra, je lui répondis avec un air, qui annonça le plus grand mépris, que la gloire d’une telle conquête ajouteroit foiblement à son mérite. Il voulut s’excuser sur l’excès de sa joie, mais je le raillai si impitoyablement, qu’il fut forcé à se taire : puis sonnant mes femmes, je le priai de se retirer, & lui défendis de me voir davantage. Je m’applaudis de ma victoire, & promis bien de maitriser une passion si blâmable.

Lorsque je le rencontrai chez mes amies, j’affectai la plus parfaite indifférence ; en vain chercha-t-il à s’expliquer, je ne l’écoutai pas, ou si je ne pouvois m’en défendre, ce fut avec tant de distraction qu’il en fût humilié.

Sa conduite changea cependant visiblement ; il devint triste, rêveur ; ce n’étoit plus cet homme léger, aimable, avide de plaire à toutes les femmes ; il évita jusqu’aux occasions qui eussent flatté son orgueil. Tous ses amis le remarquerent, & l’on ne douta plus que Villefort ne fût enfin amoureux.

Un ennui insupportable par-tout où il n’étoit pas, ne me prouvoit que trop que mon cœur pardonnoit une offense qui n’avoit que blessé ma vanité. Je l’excusai tout bas, j’attribuai son propos à un reste d’habitude ; je me flattai quelquefois de l’avoir corrigé ; enfin, je fus ingénieuse à me cacher ses défauts.

J’étois dans cette disposition favorable lorsqu’on me l’annonça. À son aspect une émotion violente manqua de décéler mon secret. J’eus assez de présence d’esprit cependant pour cacher mon trouble, & prenant un ton enjoué, je le plaisantai sur cette visite imprévue. Ah ! me dit-il d’un air pénétré, ne cesserez-vous jamais vos rigueurs ? Vous êtes bien vangée. Si vous saviez tout ce que j’ai souffert, vous me plaindriez. Je ne me reconnois plus : vous m’avez appris à sentir les tourmens de l’amour ; en partageant ma tendresse, laissez-m’en goûter les douceurs. — Osez-vous me tenir un tel langage, lui dis-je en riant ? Ne craignez-vous pas de prononcer le nom d'Amour ? — Vous avez raifon, me répondit-il en soupirant. Hélas ! j’en ai souvent abusé, mais l’amour m’a bien puni. Et qui a-t-il chargé du soin de sa vengeance ? La plus aimable, mais la plus insensible des femmes. Puisqu’il vouloit me soumettre à son empire, pourquoi n’a-t-il pas percé votre cœur d’un même trait ? Notre bonheur eût fait envie.

Plus je désirois qu’il fut sincere, & moins j’osois m’en flatter ; je craignis ses pieges, & fus plus circonspecte que jamais. Vous ne voulez donc pas m’écouter, me dit-il avec chagrin : je ne le vois que trop, vous êtes déterminée à me désesQue faut-il que je fasse pour vous convaincre ? Prononcez : il n’est point d’épreuves auxquelles je ne me soumette. Allez faire votre cour à la petite Comtesse, lui dis-je ironiquement pour vous faire écouter plus favorablement, vous avez peut-être promis de lui présenter l’hommage de ma défaite. Pouvez-vous me tenir un tel langage, me repliqua-t-il : cruelle, vous connoissez toute l’étendue de votre pouvoir. Lorsque j’abjure à vos pieds mes erreurs, que je vous promets de n’aimer que vous, que je vous adore ; vous vous plaisez à me tourmenter. Vous êtes bien injuste ; il y a eu un temps où vous m’eussiez traité avec plus de bontés, mais mon malheureux défaut m’a ravi le bonheur, qui seul dorénavant peut me rendre heureux.

Après un moment de réflexion, je ne disconviens pas, lui repliquai-je, que vous m’aviez rendu sensible ; je vous avoue même en rougissant que je vous… aimai… mais… il ne me laissa point achever, se jetta à mes pieds, me conjura de lui pardonner, de lui rendre toute ma tendresse ; il m’assura qu’il en étoit digne, & me tint des discours si passionnés, qu’il parvint enfin à se faire écouter.

Ne voulant cependant pas me livrer trop tôt au penchant qui m’entraînoit ; j’en retardai l’aveu, jusqu’à que j’eus de plus grandes certitudes de sa sincérité : il continua à m’en donner les preuves les plus convaincantes, & lorsque je n’eus plus lieu d’en douter, je m’abandonnai sans réserve à toute ma tendresse. Depuis ce moment j’ai régné souverainement sur son cœur, & j’ai eu le plaisir de faire du plus grand avantageux, l’homme le plus discret & le plus modeste.

Vous voyez, Mesdames, qu’il m’en a coûté pour amener un si grand changement, & qu’il falloit autant de vanité que d’indifférence, pour hazarder une telle entreprise.

Lorsque le succès la couronne, repliqua Eudoxie, on est trop récompensé.

La réforme des mœurs, continua-t-elle, occupa de tout temps les plus grands philosophes. Mais à mon avis, pour corriger les défauts & les vices qu’on rencontre communément dans la société, on n’a pas besoin de tous ces raisonnemens sublimes. Un grand usage du monde, & un peu de pratique du cœur humain suppléent souvent à la plus profonde théorie. Dès qu’il s’agit de corriger les hommes, les femmes l’emporteront sur tous ces fameux sages. Bien souvent leurs préceptes font trop séveres, ils rebutent au lieu de persuader.

La beauté, fécondée de l’esprit & de la douceur, fait aimer ses leçons. Ses armes cachés sous des fleurs, n’effrayent pas ceux quelle attaque, & ils font déjà à-peu-près vaincu, avant qu’ils s’apperçoivent de son dessein.

La réforme des hommes est donc réservée à notre sexe : c’est à nous qu’on doit céder la gloire de les corriger de leur apprendre à plaire, & à nous offrir dignement leurs hommages : de leur enseigner la voye de la confiance ; c’est à nous aussi à apprécier leurs vertus. Les femmes comme vous voyez, forment également le héros, & l’homme aimable.

Pour parvenir à cette grande réforme, ne pratiquez que les maximes suivantes.

« Etudiez soigneusement le caractere ; tâchez de découvrir le défaut essentiel, & le goût favori. Flattez finement ce dernier, pour corriger le premier. Interressez-y l’amour propre ; lorsqu’on s’en sert avec adresse, on résiste rarement à cette arme puissante.

Ne faites point valoir votre supériorité. Souvenez vous toujours que pour conserver son empire, il ne faut jamais le laisser appercevoir. Ne suivez pas des préceptes, comme ceux prescrits dans l’art de rendre les femmes fidelles. Dès qu’on ennuye, le meilleur précepte ne vaut rien.

Soyez aimable, douce, complaisante, & avec de l’esprit & de l’adresse vous rendrez les hommes constants.

Sacrifiez vos caprices à propos ; & sur-tout ne soyez pas exigeante ».

Avec les maximes d’Eudoxie, dit la Marquise en se levant, vous rendrez l’emporté modéré ; l’obstiné docile, le prodigue économe ; l’orgueilleux moins vain ; l’avantageux modeste, & le petit maître raisonnable rien ne vous résistera, Mesdames, & vous viendrez à bout des plus grandes réformes.

Il vint du monde, & un lotto malbrouk succéda à ces conversations intéressantes.

FIN.
  1. Ce trait ne paroîtra gueres vraisemblable, mais l’Auteur assure le Public qu’il est vrai, & qu’il a connu la dame dont il parle.