L’Encyclopédie/1re édition/JEÛNE

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Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 542-544).
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JEÛNE, s. m. (Littérat.) abstinence religieuse, accompagnée de deuil & de macération.

L’usage du jeûne est de la plus grande antiquité ; quelques théologiens en trouvent l’origine dans le paradis terrestre, où Dieu défendit à Adam de manger du fruit de l’arbre de vie ; mais c’est-là confondre le jeûne avec la privation d’une seule chose. Sans faire remonter si haut l’établissement de cette pratique, & sans parler de sa solemnité parmi les Juifs, dont nous ferons un article à part, nous remarquerons que d’autres peuples, comme les Egyptiens, les Phéniciens, les Assyriens, avoient aussi leurs jeûnes sacrés ; en Egypte, par exemple, on jeûnoit solemnellement en l’honneur d’Isis, au rapport d’Hérodote.

Les Grecs adopterent les mêmes coûtumes : chez les Athéniens il y avoit plusieurs fêtes, entr’autres celle d’Eleusine, & des Thesmophories, dont l’observation étoit accompagnée de jeûnes, particulierement pour les femmes, qui passoient un jour entier dans un équipage lugubre, sans prendre aucune nourriture. Plutarque appelle cette journée, la plus triste des Thesmophories : ceux qui vouloient se faire initier dans les mysteres de Cybèle, étoient obligés de se disposer à l’initiation par un jeûne de dix jours ; s’il en faut croire Apulée, Jupiter, Cérès, & les autres divinités du paganisme, exigeoient le même devoir des prêtres ou prêtresses, qui rendoient leurs oracles ; comme aussi de ceux qui se présentoient pour les consulter ; & lorsqu’il s’agissoit de se purifier de quelque maniere que ce fût, c’étoit un préliminaire indispensable.

Les Romains, plus superstitieux que les Grecs, pousserent encore plus loin l’usage des jeûnes ; Numa Pompilius lui-même observoit des jeûnes périodiques, avant les sacrifices qu’il offroit chaque année, pour les biens de la terre. Nous lisons dans Tite-Live, que les Décemvirs, ayant consulté par ordre du sénat, les livres de la sybille, à l’occasion de plusieurs prodiges arrivés coup-sur-coup, ils déclarerent que pour en arrêter les suites, il falloit fixer un jeûne public en l’honneur de Cérès, & l’observer de cinq en cinq ans : il paroît aussi qu’il y avoit à Rome des jeûnes réglés en l’honneur de Jupiter.

Si nous passons aux nations asiatiques, nous trouverons dans les Mémoires du P. le Comte, que les Chinois ont de tems immémorial, des jeûnes établis dans leur pays, pour les préserver des années de stérilité, des inondations, des tremblemens de terre, & autres desastres. Tout le monde sait que les Mahométans suivent religieusement le même usage ; qu’ils ont leur ramadan, & des dervis qui poussent au plus haut point d’extravagance leurs jeûnes & leurs mortifications.

Quand on réfléchit sur une pratique si généralement répandue, on vient à comprendre qu’elle s’est établie d’elle-même, & que les peuples s’y sont d’abord abandonnés naturellement. Dans les afflictions particulieres, un pere, une mere, un enfant chéri, venant à mourir dans une famille, toute la maison étoit en deuil, tout le monde s’empressoit à lui rendre les derniers devoirs ; on le pleuroit ; on lavoit son corps ; on l’embaumoit ; on lui faisoit des obseques conformes à son rang : dans ces occasions, on ne pensoit guere à manger, on jeûnoit sans s’en appercevoir.

De même dans les desolations publiques, quand un état étoit affligé d’une sécheresse extraordinaire, de plaies excessives, de guerres cruelles, de maladies contagieuses, en un mot de ces fléaux où la force & l’industrie ne peuvent rien ; on s’abandonne aux larmes ; on met les desolations qu’on éprouve sur la colere des dieux qu’on a forgés ; on s’humilie devant eux ; on leur offre les mortifications de l’abstinence ; les malheurs cessent ; ils ne durent pas toûjours ; on se persuade alors qu’il en faut attribuer la cause aux larmes & au jeûne, & on continue d’y recourir dans des conjonctures semblables.

Ainsi les hommes affligés de calamités particulieres ou publiques, se sont livrés à la tristesse, & ont négligé de prendre de la nourriture ; ensuite ils ont envisagé cette abstinence volontaire comme un acte de religion. Ils ont cru qu’en macérant leur corps, quand leur ame étoit desolée, ils pouvoient émouvoir la miséricorde de leurs dieux ou de leurs idoles : cette idée saisissant tous les peuples, leur a inspiré le deuil, les vœux, les prieres, les sacrifices, les mortifications, & l’abstinence. Enfin, Jesus-Christ étant venu sur la terre, a sanctifié le jeûne, & toutes les sectes chrétiennes l’ont adopté ; mais avec un discernement bien différent ; les unes en regardant superstitieusement cette observation comme une œuvre de salut ; les autres, en ne portant leurs vûes que sur la solide piété, qui se doit toute entiere à de plus grands objets. (D. J.)

JEUNES des Juifs. (Hist. sacrée & prophane.) Ce peuple de col roide, toujours attaché à la lettre de la loi, sans être capable d’en saisir l’esprit, a cru de tout tems pouvoir racheter ses péchés par des rites extérieurs, des macérations, des jeûnes. Il en observa de lui-même étant en Egypte. De-là vint que Moïse entrant dans le génie de cette nation, lui prescrivit un jeûne solemnel pour la purifier dans le desert.

Diverses conjonctures engagerent les souverains sacrificateurs à multiplier ces sortes de cérémonies. L’histoire sacrée fait mention de quatre grands jeûnes réglés que les Juifs de la captivité observoient depuis la destruction de la ville & du temple, en mémoire des calamités qu’ils avoient souffertes.

Le premier de ces jeûnes tomboit le 10 du dixieme mois, parce que ce jour-là Nabuchodonosor avoit mis la premiere fois le siége devant Jérusalem. II. Rois, xxv. 1. Jérémie, liv. I. 4. Zacharie, VIII. 19.

Le second jeûne arrivoit le 9 du quatrieme mois, à cause que ce jour-là la ville avoit été prise. II. Rois, xxv. 3. Jérémie, XXIX. 2. Zacharie, VIII. 19.

Le troisieme jeûne se célébroit le 10 du cinquieme mois, parce qu’en ce jour la ville & le temple avoient été brûlés par Nébuzaradan. Jérémie, LII. 12. Zacharie, VII. 3. & VIII. 19.

Le quatrieme jeûne se solemnisoit le 3 du septieme mois, parce que dans ce jour Gnédalia avoit été tué, & qu’à l’occasion de cet accident le reste du peuple avoit été dispersé & chassé du pays, ce qui avoit achevé de le détruire. Jérémie, XLI. 1. Zacharie, VII. 5. & VIII. 19.

Les Juifs observent encore aujourd’hui ces quatre grands jeûnes, quoiqu’ils ne soient pas fixés exactement aux mêmes jours dans leur présent calendrier, que dans le premier.

Leur présent calendrier, pour le dire en passant, a été fait par R. Hillel, vers l’an 360 de Notre Seigneur. Leur année ancienne étoit une année lunaire qu’on accordoit avec la solaire par le moyen des intercalations ; la maniere en est inconnue : ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle avoit toûjours son commencement à l’équinoxe du printems, saison à laquelle le provenu de leurs troupeaux & de leurs champs, dont l’usage étoit requis dans leurs fêtes de Pâques & de Pentecôte, le fixoit nécessairement.

Outre ces grands jeûnes universels, il y avoit des jeûnes de surérogation deux fois par semaine, dont ceux qui se piquoient de régularité, se faisoient une loi particuliere ; & l’on voit qu’ils étoient en usage du tems de J. C. puisque le Pharisien de l’évangile se glorifioit de les garder religieusement, jejuno bis sabbato, dit-il.

Ils avoient en outre les jeûnes des vieilles & des nouvelles lunes, c’est-à-dire des derniers jours de leurs mois lunaires, & des jeûnes de l’anniversaire de la mort de leurs proches parens & intimes amis.

Enfin on a vû des Juifs qui jeûnoient un certain jour de l’année, en mémoire de la version des septante, pour expier cette lache condescendance de leurs docteurs pour un prince étranger : & cette prévarication insigne contre la dignité de leur loi qui dans leur opinion n’avoit été faite que pour eux seuls.

Je n’entrerai point dans le détail des observances dont ils accompagnoient ces actes d’humiliation ; ce sont des choses connues de tout le monde ; on sait que leurs abstinences devoient durer 27 ou 28 heures, qu’elles commençoient avant le coucher du soleil, & ne finissoient que le lendemain quand les étoiles paroissoient ; qu’ils prenoient ces jours-là des surtous blancs faits exprès, en signe de pénitence ; qu’ils se couvroient d’un sac ; qu’ils se couchoient sur la cendre ; qu’ils en mettoient sur leur tête, & dans les grandes occasions sur l’arche de l’alliance ; que plusieurs passoient toute la nuit & le jour suivant dans le temple, en prieres, en lectures tristes, les piés nuds & la discipline à la main, dont ils s’appliquoient des coups par compte & par nombre ; qu’enfin pour couronner régulierement leurs abstinences, ils se contentoient de manger le soir du pain trempé dans l’eau, & du sel pour tout assaisonnement, y joignant quelquefois des herbes ameres, avec quelques légumes.

Mais ceux qui souhaiteront s’instruire particulierement de toutes ces choses, peuvent consulter Maimonides, Léon de Modène, Buxtorf, Basnage, & plusieurs autres savans qui ont traité à fond des cérémonies judaïques, anciennes & nouvelles. (D. J.)

Jeûne, (Médecine.) la privation totale des alimens, aux heures où on a coutume d’en prendre, est souvent d’un aussi grand effet pour préserver des maladies, ou pour empêcher les progrès de celles qui commencent, que la modération dans leur usage est utile & nécessaire pour conserver la santé : ainsi les personnes d’un tempérament foible, délicat, se trouvent très-bien non-seulement de diminuer de tems en tems la quantité ordinaire de leur nourriture, mais encore de s’abstenir entierement de manger, en retranchant par intervalles quelque repas ; ce qui est sur-tout très-salutaire dans le cas de pléthore, comme lorsqu’on a passé quelque tems sans faire autant d’exercice qu’à l’ordinaire, lorsqu’on a été exposé par quelque cause que ce soit, à quelque suppression de la transpiration insensible, ou de toute autre évacuation nécessaire ou utile, lorsque les humeurs condensées par le froid & la plus grande action des vaisseaux qui en est une suite, se disposent à tomber en fonte, par le retour de la chaleur de l’air.

C’est pourquoi le jeûne que pratiquent les Chrétiens à l’entrée du printems, semble ne devoir être regardé comme une loi de privation agréable à Dieu, qu’autant qu’elle est une leçon de tempérance, un précepte médecinal, une abstinence salutaire qui tend à préserver des maladies de la saison, qui dépendent principalement de la surabondance des humeurs.

Le jeûne ne convient pas cependant également à toute sorte de personnes ; il faut être d’un âge avancé pour le bien supporter, parce qu’on fait alors moins de dissipation : aussi Hippocrate assure-t-il (aphor. xiij. sect. 1.) que les vieilles gens se passent plus facilement de manger que les autres, par opposition aux enfans qui ne se passent que difficilement de prendre de la nourriture, & ainsi à proportion, tout étant égal, par rapport aux différens tems de la vie. Voyez Diete, Aliment, Abstinence, Nourriture.