L’Encyclopédie/1re édition/SUBSTANTIF
SUBSTANTIF, adj. (Gramm.) ce terme est usité dans le langage grammatical comme adjectif distinctif d’une sorte de nom & d’une sorte de verbe.
I. Nom substantif. Tous les Grammairiens, excepté M. l’abbé Girard, divisent les noms en deux especes, les substantifs & les adjectifs. « Le nom substantif, dit l’abbé Regnier (in-12. p. 165. in-4°. p. 175.), est celui qui signifie quelque substance, quelque être, quelque chose que ce soit… Le nom adjectif est celui qui ne signifie point une chose, mais qui marque seulement quelle elle est ». Les notions de ces deux especes, données par les autres grammairiens, rentrent à-peu-près dans celles-ci. Qu’est-ce donc que les noms en général ? Oh ! ils ne sont point embarrassés de vous le dire : puisque la définition générale doit admettre la division dont il s’agit, il est évident que les noms sont des mots qui servent à nommer ou à qualifier les êtres.
Mais qu’il me soit permis de faire là-dessus quelques observations. La réponse que l’on vient de faire est-elle une définition ? n’est-ce pas encore la même division dont il s’agit ? Assurément, la Logique exige qu’une bonne définition puisse servir de fondement à toutes les divisions de la chose définie, parce qu’elle doit développer l’idée d’une nature susceptible de toutes les distinctions qui la présentent ensuite sous divers aspects ; mais loin d’exiger que la définition générale renferme les divisions, elle le défend au contraire ; parce que la notion générale de la chose fait essentiellement abstraction des idées spécifiques qui la divisent ensuite. Ainsi un géometre seroit ridicule, si pour définir une figure plane rectiligne, il disoit que c’est une surface plane, bornée par trois lignes droites & trois angles, ou par quatre lignes droites & quatre angles, ou par, &c. Il doit dire simplement que c’est une surface plane, bornée par des lignes droites, & qui a autant d’angles que de côtés. Cette notion est générale, parce qu’elle fait abstraction de tout nombre déterminé de côtés & d’angles, & qu’elle peut admettre ensuite toutes les déterminations qui caractériseront les especes : les triangles, quand on supposera trois côtés & trois angles ; les quadrilateres, quand on en supposera quatre, &c.
Veut-on néanmoins que ce soit définir le nom, que de dire que ce sont des mots qui servent à nommer ou à qualifier les êtres ? Ceux qui servent à nommer les êtres sont donc les substantifs : or je le demande, quelle lumiere peut sortir d’une pareille définition ? Les noms substantifs sont ceux qui servent à nommer les êtres, c’est dire, ce me semble, que les noms substantifs sont ceux qui sont des noms : définition admirable ! Que peut-elle nous apprendre, si elle ne nous conduit à conclure, que les noms adjectifs sont ceux qui ne sont pas des noms ? C’est en effet ce que j’entreprends de prouver ici.
J’ai déjà apprécié ailleurs (voyez Genre), les raisons alléguées par l’abbé Fromant, Suppl. aux ch. ij. iij. & iv. de la II. part. de la Gramm. gén. en faveur de la vieille distinction des noms en substantifs & adjectifs ; & je dois ajouter ici, que dans une lettre qu’il écrivit à mon collegue & à moi le 12 Novembre 1759, il eut le courage de nous dire du bien de cette critique. « La critique, dit-il, que vous avez faite au mot Genre, d’un endroit de mon supplément, est philosophique & judicieuse ». Cette louange si flatteuse n’est corrigée ensuite ni par si ni par mais ; elle est dictée par la candeur, & elle est d’autant plus digne d’éloges, qu’elle est un exemple malheureusement trop rare dans la république des lettres. Je reprends donc le raisonnement, que je n’ai pour ainsi-dire qu’indiqué au mot Genre, pour en montrer ici le développement & les conséquences.
La nécessité de distinguer entre les substantifs & les adjectifs pour établir les regles qui concernent l’usage des genres, est la seule raison que j’aye employée directement, & même sans trop l’approfondir : je l’ai examinée plus particulierement en parlant du mot, article I. & les usages de toutes les langues, à l’égard des nombres & des cas, n’ont fait que fortifier & étendre le même principe. L’analyse la plus rigoureuse m’a conduit invariablement à partager les mots déclinables en deux classes générales ; la premiere pour les noms & les pronoms, & la seconde pour les adjectifs & les verbes : les mots de la premiere classe ont pour nature commune, de présenter à l’esprit des êtres déterminés ; ceux de la seconde classe, de ne présenter à l’esprit que des êtres indéterminés. Les adjectifs sont donc aussi éloignés que les verbes de ne faire avec les noms qu’une seule & même espece.
Ce qui a pu induire là-dessus en erreur les Grammairiens, c’est que les adjectifs reçoivent, dans presque toutes les langues, les mêmes variations que les noms, des terminaisons pour les genres, pour les nombres, & des cas même pour les idiomes qui le comportent : la déclinaison est la même pour les uns & pour les autres par-tout où on les décline, en grec, en latin, en allemand, &c. Ajoutez à cela la concordance de l’adjectif avec le nom, & de plus l’unité de l’objet désigné dans la phrase par l’union des deux mots : que de raisons d’errer pour ceux qui n’approfondissent pas assez, & pour ceux qui se croient grammairiens parce qu’ils en ont appris la partie positive & les faits, quoiqu’ils n’en aient jamais pénétré les principes !
Les noms, que l’on appelle communément substantifs, & que je n’appelle que noms, sont des mots qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée précise de leur nature : & les adjectifs sont des mots qui présentent à l’esprit des êtres indéterminés, désignés seulement par une idée précise qui peut s’adapter à plusieurs natures. Voyez Mot, article 1. & Nom. C’est parce que l’idée individuelle de l’adjectif peut être commune à plusieurs natures, & que le sujet en est indéterminé, que l’adjectif reçoit presque partout les mêmes accidens que les noms & d’après les mêmes regles, afin que la concordance des accidens puisse servir à constater le sujet particulier auquel on applique l’adjectif, & à la nature duquel on adapte l’idée particuliere qui en constitue la signification propre. Mais la maniere même dont se regle par-tout la concordance, loin de faire croire que le nom & l’adjectif sont une même sorte de mots, prouve au contraire qu’ils sont nécessairement d’especes différentes, puisqu’il n’y a que les terminaisons de l’adjectif qui soient assujetties à la concordance, & que celles des noms se décident d’après les vûes différentes de l’esprit & les besoins de l’énonciation.
Je crois donc avoir eu raison de réserver la qualification de substantifs pour les seuls noms qui désignent des êtres qui ont, ou qui peuvent avoir une existence propre & indépendante de tout sujet, ce que les Philosophes appellent des substances : tels sont les noms être, substance, esprit, corps, animal, homme, Ciceron, plante, arbre, pommier, pomme, armoire, &c. La branche de noms opposés à ceux-ci, est celle des abstractifs. Voyez Nom.
II. Verbe substantif. Le verbe est un mot qui présente à l’esprit un être indéterminé, désigné seulement par l’idée précise de l’existence sous un attribut. Voyez Verbe. Un verbe qui énonce l’existence sous un attribut quelconque & indéterminé, qui doit être ensuite exprimé à part, est celui que les Grammairiens appellent verbe substantif : c’est en françois le verbe être, quand on l’emploie comme dans cette phrase, Dieu est juste, où il n’exprime que l’existence intellectuelle, sans aucune détermination d’attribut, puisque l’on diroit de même Dieu est sage, Dieu est tout-puissant, Dieu est attentif à nos besoins, &c. Voyez Verbe.
La distinction des noms en substantifs & adjectifs, me semble avoir été la seule cause qui ait occasionné une distinction de même nom entre les verbes ; & cette dénomination n’est pas mieux fondée d’un côté que de l’autre. Je crois qu’il y auroit plus de justesse & de vérité à appeller abstrait, le verbe que l’on nomme substantif, parce qu’en effet il fait abstraction de toute maniere d’être déterminée ; & alors ceux que l’on nomme adjectifs devroient s’appeller concrets, parce qu’ils expriment tout-à-la-fois l’existence & la modification déterminée qui constitue l’attribut, comme aimer, partir, &c.