L’Encyclopédie/1re édition/GENRE

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GENRE, s. m. terme de Grammaire. Genre ou classe, dans l’usage ordinaire, sont à-peu-près synonymes, & signifient une collection d’objets réunis sous un point de vûe qui leur est commun & propre : il est assez naturel de croire que c’est dans le même sens que le mot genre a été introduit d’abord dans la Grammaire, & qu’on n’a voulu marquer par ce mot qu’une classe de noms réunis sous un point de vûe commun qui leur est exclusivement propre. La distinction des sexes semble avoir occasionné celle des genres pris dans ce sens, puisqu’on a distingué le genre masculin & le genre féminin, & que ce sont les deux seuls membres de cette distribution dans presque toutes les langues qui en ont fait usage. A s’en tenir donc rigoureusement à cette considération, les noms seuls des animaux devroient avoir un genre ; les noms des mâles seroient du genre masculin ; ceux des femelles, du genre féminin : les autres noms ou ne seroient d’aucun genre relatif au sexe, ou ce genre n’auroit au sexe qu’un rapport d’exclusion, & alors le nom de genre neutre lui conviendroit assez : c’est en effet sous ce nom que l’on désigne le troisieme genre, dans les langues qui en ont admis trois.

Mais il ne faut pas s’imaginer que la distinction des sexes ait été le motif de cette distribution des noms ; elle n’en a été tout-au-plus que le modele & la regle jusqu’à un certain point ; la preuve en est sensible. Il y a dans toutes les langues une infinité de noms ou masculins ou féminins, dont les objets n’ont & ne peuvent avoir aucun sexe, tels que les noms des êtres inanimés & les noms abstraits qu’il est si facile & si ordinaire de multiplier : mais la religion, les mœurs, & le génie des différens peuples fondateurs des langues, peuvent leur avoir fait appercevoir dans ces objets des relations réelles ou feintes, prochaines ou éloignées, à l’un ou à l’autre des deux sexes ; & cela aura suffi pour en rapporter les noms à l’un des deux genres.

Ainsi les Latins, par exemple, dont la religion fut décidée avant la langue, & qui admettoient des dieux & des déesses, avec la conformation, les foiblesses & les fureurs des sexes, n’ont peut-être placé dans le genre masculin les noms communs & les noms propres des vents, ventus, Auster, Zephyrus, &c. ceux des fleuves, fluvius, Garumna, Tiberis, &c. les noms aer, ignis, sol, & une infinité d’autres, que parce que leur mythologie faisoit présider des dieux à la manutention de ces êtres. Ce seroit apparemment par une raison contraire qu’ils auroient rapporté au genre féminin les noms abstraits des passions, des vertus, des vices, des maladies, des sciences, &c. parce qu’ils avoient érigé presque tous ces objets en autant de déesses, ou qu’ils les croyoient sous le gouvernement immédiat de quelque divinité femelle.

Les Romains qui furent laboureurs dès qu’ils furent en société politique, regarderent la terre & ses parties comme autant de meres qui nourrissoient les hommes. Ce fut sans doute une raison d’analogie pour déclarer féminins les noms des régions, des provinces, des îles, des villes, &c.

Des vûes particulieres fixerent les genres d’une infinité d’autres noms. Les noms des arbres sauvages, oleaster, pinaster, &c. furent regardés comme masculins, parce que semblables aux mâles, ils demeurent en quelque sorte stériles, si on ne les allie avec quelque autre espece d’arbres fruitiers. Ceux-ci au contraire portent en eux-mêmes leurs fruits comme des meres ; leurs noms dûrent être féminins. Les minéraux & les monstres sont produits & ne produisent rien ; les uns n’ont point de sexe, les autres en ont en vain : de-là le genre neutre pour les noms metallum, aurum, æs, &c. & pour le nom monstrum, qui est en quelque sorte la dénomination commune des crimes stuprum, furtum, mendacium, &c. parce qu’on ne doit effectivement les envisager qu’avec l’horreur qui est dûe aux monstres, & que ce sont de vrais monstres dans l’ordre moral.

D’autres peuples qui auront envisagé les choses sous d’autres aspects, auront réglé les genres d’une maniere toute différente ; ce qui sera masculin dans une langue sera féminin dans une autre : mais décidés par des considérations purement arbitraires, ils ne pourront tous établir pour leurs genres que des regles sujettes à quantité d’exceptions. Quelques noms seront d’un genre par la raison du sexe, d’autres à cause de leur terminaison, un grand nombre par pur caprice ; & ce dernier principe de détermination se manifeste assez par la diversité des genres attribués à un même nom dans les divers âges de la même langue, & souvent dans le même âge. Alvus en latin avoit été masculin dans l’origine, & devint ensuite féminin ; en françois navire, qui étoit autrefois féminin, est aujourd’hui masculin ; duché est encore masculin ou féminin.

Ce seroit donc une peine inutile, dans quelque langue que ce fût, que de vouloir chercher ou établir des regles propres à faire connoître les genres des noms : il n’y a que l’usage qui puisse en donner la connoissance ; & quand quelques-uns de nos grammairiens ont suggéré comme un moyen de reconnoître les genres, l’application de l’article le ou la au nom dont est question, ils n’ont pas pris garde qu’il falloit déjà connoître le genre de ces noms pour y appliquer avec justesse l’un ou l’autre de ces deux articles.

Mais ce qu’il y a d’utile à remarquer sur les genres, c’est leur véritable destination dans l’art de la parole, leur vraie fonction grammaticale, leur service réel : car voilà ce qui doit en constituer la nature & en fixer la définition. Or un simple coup-d’œil sur les parties du discours assujetties à l’influence des genres, va nous en apprendre l’usage, & en même tems le vrai motif de leur institution.

Les noms présentent à l’esprit les idées des objets considérés comme étant ou pouvant être les sujets de diverses modifications, mais sans aucune attention déterminée à ces modifications. Les modifications elles-mêmes peuvent être les sujets d’autres modifications ; & envisagées sous ce point de vûe, elles ont aussi leurs noms comme les substances.

Les adjectifs présentent à l’esprit la combinaison des modifications avec leurs sujets : mais en déterminant précisément la modification renfermée dans leur valeur, ils n’indiquent le sujet que d’une maniere vague, qui leur laisse la liberté de s’adapter aux noms de tous les objets susceptibles de la même modification : un grand chapeau, une grande difficulté, &c.

Pour rendre sensible par une application décidée, le rapport vague des adjectifs aux noms, on leur a donné dans presque toutes les langues les mêmes formes accidentelles qu’aux noms mêmes, afin de déterminer par la concordance des terminaisons, la corrélation des uns & des autres. Ainsi les adjectifs ont des nombres & des cas comme les noms, & sont comm’eux assujettis à des déclinaisons, dans les langues qui admettent cette maniere d’exprimer les rapports des mots. C’est pour rendre la corrélation des noms & des adjectifs plus palpable encore, qu’on a introduit dans ces langues la concordance des genres, dont les adjectifs prennent les différentes livrées selon l’exigence des conjonctures & l’état des noms au service desquels ils sont assujettis.

Les verbes servent aussi, à leur façon, pour présenter à l’esprit la combinaison des modifications avec leurs sujets ; ils en expriment avec précision telle ou telle modification ; ils n’indiquent pareillement le sujet que d’une maniere vague qui leur laisse aussi la liberté de s’adapter aux noms de tous les objets susceptibles de la même modification : Dieu veut, les rois veulent, nous voulons, vous voulez, &c.

En introduisant donc dans les langues l’usage des genres, on a pû revêtir les verbes de terminaisons relatives à cette distinction, afin d’ôter à leur signification l’équivoque d’une application douteuse au sujet auquel elle a rapport : c’est une conséquence que les Orientaux ont sentie & appliquée dans leurs langues, & dont les Grecs, les Latins, & nous-mêmes n’avons fait usage qu’à l’égard des participes, apparemment parce qu’ils rentrent dans l’ordre des adjectifs.

C’est donc d’après ces usages constatés, & d’après les observations précédentes, que nous croyons que, par rapport aux noms, les genres ne sont que les différentes classes dans lesquelles on les a rangés assez arbitrairement, pour servir à déterminer le choix des terminaisons des mots qui ont avec eux un rapport d’identité ; & dans les mots qui ont avec eux ce rapport d’identité, les genres sont les diverses terminaisons qu’ils prennent dans le discours relativement à la classe des noms leurs corrélatifs. Ainsi parce qu’il a plu à l’usage de la langue latine, que le nom vir fût du genre masculin, que le nom mulier fût du genre féminin, & que le nom carmen fût du genre neutre ; il faut que l’adjectif prenne avec le premier la terminaison masculine, vir pius ; avec le second, la terminaison féminine, mulier pia ; & avec le troisieme, la terminaison neutre, carmen pium : pius, pia, pium, c’est le même mot sous trois terminaisons différentes, parce que c’est la même idée rapportée à des objets dont les noms sont de trois genres différens.

Il nous semble que cette distinction des noms & des adjectifs est absolument nécessaire pour bien établir la nature & l’usage des genres : mais cette nécessité ne prouve-t-elle pas que les noms & les adjectifs sont deux especes de mots, deux parties d’oraison réellement différentes ? M. l’abbé Fromant, dans son supplément aux ch. ij. iij. & jv. de la II. partie de la Grammaire générale, décide nettement contre M. l’abbé Girard, que faire du substantif & de l’adjectif deux parties d’oraison différentes, ce n’est pas là poser de vrais principes. Ce n’est pas ici le lieu de justifier ce système ; mais nous ferons observer à M. Fromant, que M. du Marsais lui-même, dont il paroît admettre la doctrine sur les genres, a été contraint, comme nous, de distinguer entre substantif & adjectif, pour poser de vrais principes, au-moins à cet égard. On ne manquera pas de répliquer que les substantifs & les adjectifs étant deux especes différentes de noms, il n’est pas surprenant qu’on distingue les uns des autres ; mais que cette distinction ne prouve point que ce soient deux parties d’oraison différentes. « Car, dit M. Fromant, comme tout adjectif uniquement employé pour qualifier, est nécessairement uni à son substantif, pour ne faire avec lui qu’un seul & même sujet du verbe, ou qu’un seul & même régime, soit du verbe soit de la préposition : comme on ne conçoit pas qu’une substance puisse exister dans la nature sans être revêtue d’un mode ou d’une propriété : comme la propriété est ce qui est conçû dans la substance, ce qui ne peut subsister sans elle, ce qui la détermine à être d’une certaine façon, ce qui la fait nommer telle ; un grammairien vraiment logicien voit que l’adjectif n’est qu’une même chose avec le substantif ; que par conséquent ils ne doivent faire qu’une même partie d’oraison ; que le nom est un mot générique qui a sous lui deux sortes de noms, savoir le substantif & l’adjectif ».

Un logicien attentif doit voir & avoüer toutes les conséquences de ses principes ; mettons donc à l’épreuve la fécondité de celui qu’on avance ici. Tout verbe est nécessairement uni à son sujet, pour ne faire avec lui qu’un seul & même tout ; il exprime une propriété que l’on conçoit dans le sujet, qui ne peut subsister sans le sujet, qui détermine le sujet à être d’une certaine façon, & qui le fait nommer tel : un grammairien vraiment logicien doit donc voir que le verbe n’est qu’une même chose avec le sujet. On l’a vû en effet, puisque l’un est toûjours en concordance avec l’autre, & sur le même principe qui fonde la concordance de l’adjectif avec le substantif, le principe même d’identité approuvé par M. Fromant : le verbe & le substantif ne doivent donc faire aussi qu’une même partie d’oraison. Conséquence absurde qui dévoile ou la fausseté ou l’abus du principe d’où elle est déduite ; mais elle en est déduite par les mêmes voies que celle à laquelle nous l’opposons, pour détruire, ou du-moins pour contre-balancer l’une par l’autre ; ce qui suffit actuellement pour la justification du parti que nous avons pris sur les genres. Nous renverrons à l’article Nom, les éclaircissemens nécessaires à la distinction des noms & des adjectifs. Reprenons notre matiere.

C’est à la grammaire particuliere de chaque langue, à faire connoître les terminaisons que le bon usage donne aux adjectifs, relativement aux genres des noms leurs corrélatifs ; & c’est de l’habitude constante de parler une langue qu’il faut attendre la connoissance sûre des genres auxquels elle rapporte les noms mêmes. Le plan qui nous est prescrit ne nous permet aucun détail sur ces deux objets. Cependant M. du Marsais a donné de bonnes observations sur les genres des adjectifs. Voyez Adjectif. Nous allons seulement faire quelques remarques générales sur les genres des noms & des pronoms.

Parmi les différens noms qui expriment des animaux ou des êtres inanimés, il y en a un très-grand nombre qui sont d’un genre déterminé : entre les noms des animaux, il s’en trouve quelques-uns qui sont du genre commun d’autres qui sont du genre épicene : & parmi les noms des êtres inanimés, quelques-uns sont douteux, & quelques autres hétérogenes. Voilà autant de termes qu’il convient d’expliquer ici pour faciliter l’intelligence des grammaires particulieres où ils sont employés.

I. Les noms d’un genre déterminé sont ceux qui sont fixés déterminément & immuablement, ou au genre masculin, comme pater & oculus, ou au genre féminin, comme soror & mensa, ou au genre neutre, comme mare & templum.

II. A l’égard des noms d’hommes & d’animaux, la justesse & l’analogie exigeroient que le rapport réel au sexe fût toûjours caractérisé ou par des mots différens, comme en latin aries & ovis, & en françois bélier & brebis ; ou par les différentes terminaisons d’un même mot, comme en latin lupus & lupa, & en françois loup & louve. Cependant on trouve dans toutes les langues des noms, qui, sous la même terminaison, expriment tantôt le mâle & tantôt la femelle, & sont en conséquence tantôt du genre masculin, & tantôt du genre féminin : ce sont ceux-là que l’on dit être du genre commun, parce que ce sont des expressions communes aux deux sexes & aux deux genres. Tels sont en latin bos, sus, &c. on trouve bos mactatus & bos nata, sus immundus & sus pigra ; tel est en françois le nom enfant, puisqu’on dit en parlant d’un garçon, le bel enfant ; & en parlant d’une fille, la belle enfant, ma chere enfant.

On voit donc que quand on employe ces noms pour désigner le mâle, l’adjectif corrélatif prend la terminaison masculine ; & que quand on indique la femelle, l’adjectif prend la terminaison féminine : mais la précision qu’il semble qu’on ait envisagée dans l’institution des genres n’auroit elle pas été plus grande encore, si on avoit donné aux adjectifs une terminaison relative au genre commun pour les occasions où l’on auroit indiqué l’espece sans attention au sexe, comme quand on dit l’homme est mortel ? Il ne s’agit ici ni du mâle ni de la femelle exclusivement, les deux sexes y sont compris.

III. Il y a des noms qui sont invariablement du même genre, & qui gardent constamment la même terminaison, quoiqu’on les employe pour exprimer les individus des deux sexes. C’est une autre espece d’irrégularité, opposée encore à la précision qui a donné naissance à la distinction des genres ; & cette irrégularité vient apparemment de ce que les caracteres du sexe n’étant pas, ou étant peu sensibles dans plusieurs animaux, on a décidé les genre de leurs noms, ou par un pur caprice, ou par quelque raison de convenance. Tels sont en françois les noms aigle[1], renard, qui sont toûjours masculins, & les noms tourterelle, chauve-souris, qui sont toûjours féminins pour les deux sexes. En latin au contraire, & ceci prouve bien l’indépendance & l’empire de l’usage, les noms correspondans aquila & vulpes sont toûjours féminins ; turtur & vespertilio sont toûjours masculins. Les Grammairiens disent que ces noms sont du genre épicene, mot grec composé de la préposition ἐπὶ suprà, & du mot κοινός, communis : les noms épicenes ont en effet comme les communs, l’invariabilité de la terminaison, & ils ont de plus celle du genre qui est unique pour les deux sexes.

Il ne faut donc pas confondre le genre commun & le genre épicene. Les noms du genre commun conviennent au mâle & à la femelle sans changement dans la terminaison ; mais on les rapporte ou au genre masculin, ou au genre féminin, selon la signification qu’on leur donne dans l’occurrence : au genre masculin ils expriment le mâle, au genre féminin la femelle ; & si on veut marquer l’espece, on les rapporte au masculin, comme au plus noble des deux genres compris dans l’espece. Au contraire les noms du genre épicene ne changent ni de terminaison ni de genre, quelque sens qu’on donne à leur signification ; vulpes au féminin signifie & l’espece, & le mâle, & la femelle.

IV. Quant aux noms des êtres inanimés, on appelle douteux ceux qui sous la même terminaison se rapportent tantôt à un genre, & tantôt à un autre : dies & finis sont tantôt masculins & tantôt féminins ; sal est quelquefois masculin & quelquefois neutre. Nous avons également des noms douteux dans notre langue, comme bronze, garde, duché, équivoque, &c.

Ce n’étoit pas l’intention du premier usage de répandre des doutes sur le genre de ces mots, quand il les a rapportés à différens genres ; ceux qui sont effectivement douteux aujourd’hui, & que l’on peut librement rapporter à un genre ou à un autre, ne sont dans ce cas que parce qu’on ignore les causes qui ont occasionné ce doute, ou qu’on a perdu de vûe les idées accessoires qui originairement avoient été attachées au choix du genre. L’usage primitif n’introduit rien d’inutile dans les langues ; & de même qu’il y a lieu de présumer qu’il n’a autorisé aucuns mots exactement synonymes, on peut conjecturer qu’aucun n’est d’un genre absolument douteux, ou que l’origine doit en être attribuée à quelque mal-entendu.

En latin, par exemple, dies avoit deux sens différens dans les deux genres : au féminin il signifioit un tems indéfini ; & au masculin, un tems déterminé, un jour. Asconius s’en explique ainsi : Dies feminino genere, tempus, & ideò diminutivè diecula dicitur breve tempus & mora : dies horarum duodecim generis masculini est, unde hodie dicimus, quasi hoc die. En effet les composés de dies pris dans ce dernier sens, sont tous masculins, meridies, sesquidies, &c. & c’est dans le premier sens que Juvenal a dit, longa dies igitur quid contulit ? c’est-à-dire longum tempus ; & Virg. (xj. Æneid.) Multa dies, variusque labor mutabilis œvi rettulit in melius. La méthode de Port-Royal remarque que l’on confond quelquefois ces différences ; & cela peut être vrai : mais nous devons observer en premier lieu, que cette confusion est un abus si l’usage constant de la langue ne l’autorise : en second lieu, que les Poëtes sacrifient quelquefois la justesse à la commodité d’une licence, ce qui amene insensiblement l’oubli des premieres vûes qu’on s’étoit proposées dans l’origine : en troisieme lieu, que les meilleurs écrivains ont égard autant qu’ils peuvent à ces distinctions délicates si propres à enrichir une langue & à en caractériser le génie : enfin que malgré leur attention, il peut quelquefois leur échapper des fautes, qui avec le tems font autorité, à cause du mérite personnel de ceux à qui elles sont échappées.

Finis au masculin exprime les extrémités, les bornes d’une chose étendue ; redeuntes inde Ligurum extremo fine (Tite-Liv. lib. XXXIII.) Au féminin il désigne cessation d’être ; hæc finis Priami fatorum. (Virg. Æneid. ij.)

Sal au neutre est dans le sens propre, & au masculin il ne se prend guere que dans un sens figuré. On trouve dans l’Eunuque de Térence, qui habet salem qui in te est ; & Donat fait là-dessus la remarque suivante : sal neutraliter, condimentum ; masculinum, pro sapientia.

En françois, bronze au masculin signifie un ouvrage de l’art, & au féminin il en exprime la matiere. On dit la garde du roi, en parlant de la totalité de ceux qui sont actuellement postés pour garder sa personne, & un garde du roi, en parlant d’un militaire aggrégé à cette troupe particuliere de sa maison, qui prend son nom de cette honorable commission. Duché & Comté n’ont pas des différences si marquées ni si certaines dans les deux genres ; mais il est vraissemblable qu’ils les ont eues, & peut-être au masculin exprimoient-ils le titre, & au féminin, la terre qui en étoit décorée.

Qui peut ignorer parmi nous que le mot équivoque est douteux, & qui ne connoît ces vers de Despréaux ?

Du langage françois bisarre hermaphrodite,
De quel genre te faire équivoque maudite,
Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hazardeux,
L’usage encor, je crois, laisse le choix des deux.

Ces vers de Boileau rappellent le souvenir d’une note qui se trouve dans les éditions posthumes de ses œuvres, sur le vers 91. du quatrieme chant de l’art poétique : que votre ame & vos mœurs peintes dans vos ouvrages, &c. & cette note est très-propre à confirmer une observation que nous avons faite plus haut : on remarque donc que dans toutes les éditions l’auteur avoit mis peints dans tous vos ouvrages, attribuant à mœurs le genre masculin ; & que quand on lui fit appercevoir cette faute, il en convint sur le champ, & s’étonna fort qu’elle eût échappé pendant si long-tems à la critique de ses amis & de ses ennemis. Cette faute qui avoit subsisté tant d’années sans être apperçue, pouvoit l’être encore plûtard, & lorsqu’il n’auroit plus été tems de la corriger ; la juste célébrité de Boileau auroit pû en imposer ensuite à quelque jeune écrivain qui l’auroit copié, pour l’être ensuite lui-même par quelque autre, s’il avoit acquis un certain poids dans la Littérature : & voilà mœurs d’un genre douteux, à l’occasion d’une faute contre laquelle il n’y auroit eu d’abord aucune réclamation, parce qu’on ne l’auroit pas apperçue à tems.

V. La derniere classe des noms irréguliers dans le genre, est celle des hétérogenes. R. R. ἕτερος, autre, & γένος, genre. Ce sont en effet ceux qui sont d’un genre au singulier, & d’un autre au pluriel.

En latin, les uns sont masculins au singulier, & neutres au pluriel, comme sibilus, tartarus, plur. sibila, tartara : les autres au contraire neutres au singulier, sont masculins au pluriel, comme cælum, elysium, plur. cæli, elysii.

Ceux-ci féminins au singulier sont neutres au pluriel, carbasus, supellex ; plur. carbasa, suppellectilia : ceux-là neutres au singulier, sont féminins au pluriel ; delicium, epulum ; plur. deliciæ, epulæ.

Enfin quelques-uns masculins au singulier, sont masculins & neutres au pluriel, ce qui les rend tout-à-la-fois hétérogenes & douteux ; jocus, locus, plur. joci & joca, loci & loca : quelques autres au contraire neutres au singulier, sont au plutiel neutres & masculins ; frænum, rastrum ; plur. fræna & fræni, rastra & rastri.

Balnæum neutre au singulier, est au pluriel neutre & feminin ; balnea & balneæ.

Cette sorte d’irrégularité vient de ce que ces noms ont eu autrefois au singulier deux terminaisons différentes, relatives sans doute à deux genres, & vraisemblablement avec différentes idées accessoires dont la mémoire s’est insensiblement perdue ; ainsi nous connoissons encore la différence des noms féminins, malus pommier, prunus prunier, & des noms neutres malum pomme, prunum prune ; mais nous n’avons que des conjectures sur les différences des mots acinus & acinum, baculus & baculum.

Il étoit naturel que les pronoms avec une signification vague & propre à remplacer celle de tout autre nom, ne fussent attachés à aucun genre détermine, mais qu’ils se rapportassent à celui du nom qu’ils représentent dans le discours ; & c’est ce qui est arrivé : ego en latin, je en françois, sont masculins dans la bouche d’un homme, & féminins dans celle d’une femme : ille ego qui quondam, &c. ast ego quæ divûm incedo regina, &c. je suis certain, je suis certaine. L’usage en a déterminé quelques-uns par des formes exclusivement propres à un genre distinct : ille, a, ud ; il, elle.

« Ce est souvent substantif, dit M. du Marsais, c’est le hoc des latins ; alors, quoi qu’en disent les grammairiens, ce est du genre neutre : car on ne peut pas dire qu’il soit masculin ni qu’il soit féminin ».

Ce neutre en françois ! qu’est ce donc que les genres ? Nous croyons avoir suffisamment établi la notion que nous en avons donnée plus haut ; & il en résulte très-clairement que la langue françoise n’ayant accordé à ses adjectifs que deux terminaisons relatives à la distinction des genres, elle n’en admet en effet que deux, qui sont le masculin & le féminin ; un bon citoyen, une bonne mere.

Ce doit donc appartenir à l’un de ces deux genres ; & il est effectivement masculin, puisqu’on donne la terminaison masculine aux adjectifs corrélatifs de ce, comme ce que j’avance est certain. Quelles pouvoient donc être les vûes de notre illustre auteur, quand il prétendoit qu’on ne pouvoit pas dire de ce, qu’il fût masculin ni qu’il fût féminin ? Si c’est parce que c’est le hoc des Latins, comme il semble l’insinuer ; disons donc aussi que temple est neutre, comme templum, que montagne est masculin comme mons. L’influence de la langue latine sur la nôtre, doit être la même dans tous les cas pareils, ou plûtôt elle est absolument nulle dans celui-ci.

Nous osons espérer qu’on pardonnera à notre amour pour la vérité cette observation critique, & toutes les autres que nous pourrons avoir occasion de faire par la suite, sur les articles de l’habile grammairien qui nous a précédé : cette liberté est nécessaire à la perfection de cet ouvrage. Au surplus c’est rendre une espece d’hommage aux grands hommes que de critiquer leurs écrits : si la critique est mal fondée, elle ne leur fait aucun tort aux yeux du public qui en juge ; elle ne sert même qu’à mettre le vrai dans un plus grand jour : si elle est solide, elle empêche la contagion de l’exemple, qui est d’autant plus dangereux, que les auteurs qui le donnent ont plus de mérite & de poids ; mais dans l’un & dans l’autre cas, c’est un aveu de l’estime que l’on a pour eux ; il n’y a que les écrivains médiocres qui puissent errer sans conséquence.

Nous terminerions ici notre article des genres, si une remarque de M. Duclos, sur le chap. v. de la ij. partie de la Grammaire générale, n’exigeoit encore de nous quelques réflexions. « L’institution ou la distinction des genres, dit cet illustre académicien, est une chose purement arbitraire, qui n’est nullement fondée en raison, qui ne paroît pas avoir le moindre avantage, & qui a beaucoup d’inconvéniens ». Il nous semble que cette décision peut recevoir à certains égards quelques modifications.

Les genres ne paroissent avoir été institués que pour rendre plus sensible la corrélation des noms & des adjectifs ; & quand il seroit vrai que la concordance des nombres & celle des cas, dans les langues qui en admettent, auroient suffi pour caractériser nettement ce rapport, l’esprit ne peut qu’être satisfait de rencontrer dans la peinture des pensées un coup de pinceau qui lui donne plus de fidélité, qui la détermine plus sûrement, en un mot, qui éloigne plus infailliblement l’équivoque. Cet accessoire étoit peut-être plus nécessaire encore dans les langues où la construction n’est assujettie à aucune loi méchanique, & que M. l’abbé Girard nomme transpositives. La corrélation de deux mots souvent très-éloignés, seroit quelquefois difficilement apperçue sans la concordance des genres, qui y produit d’ailleurs, pour la satisfaction de l’oreille, une grande variété dans les sons & dans la quantité des syllabes. Voyez Quantité.

Il peut donc y avoir quelqu’exagération à dire que l’institution des genres n’est nullement fondée en raison, & qu’elle ne paroît pas avoir le moindre avantage ; elle est fondée sur l’intention de produire les effets mêmes qui en sont la suite.

Mais, dit-on, les Grecs & les Latins avoient trois genres ; nous n’en avons que deux, & les Anglois n’en ont point : c’est donc une chose purement arbitraire. Il faut en convenir ; mais quelle conséquence ultérieure tirera-t-on de celle-ci ? Dans les langues qui admettent des cas, il faudra raisonner de la même maniere contre leur institution, elle est aussi arbitraire que celle des genres : les Arabes n’ont que trois cas, les Allemands en ont quatre, les Grecs en ont cinq, les Latins six, & les Arméniens jusqu’à dix, tandis que les langues moderne, du midi de l’Europe n’en ont point.

On repliquera peut-être que si nous n’avons point de cas, nous en remplaçons le service par celui des prépositions (voyez Cas & Préposition), & par l’ordonnance respective des mots (voyez Construction & Régime), mais on peut appliquer la même observation au service des genres, que les Anglois remplacent par la position, parce qu’il est indispensable de marquer la relation de l’adjectif au nom.

Il ne reste plus qu’à objecter que de toutes les manieres d’indiquer la relation de l’adjectif au nom, la maniere angioise est du moins la meilleure ; elle n’a l’embarras d’aucune terminaison : ni genres, ni nombres, ni cas, ne viennent arrêter par des difficultés factices, les progrès des étrangers qui veulent apprendre cette langue, ou même tendre des piéges aux nationaux, pour qui ces variétés arbitraires sont des occasions continuelles de fautes. Il faut avouer qu’il y a bien de la vérité dans cette remarque, & qu’à parler en général, une langue débarrassée de toutes les inflexions qui ne marquent que des rapports, seroit plus facile à apprendre que toute autre qui a adopté cette maniere ; mais il faut avouer aussi que les langues n’ont point été instituées pour être apprises par les étrangers, mais pour être parlées dans la nation qui en fait usage ; que les fautes des étrangers ne peuvent rien prouver contre une langue, & que les erreurs des naturels sont encore dans le même cas, parce qu’elles ne sont qu’une suite ou d’un défaut d’éducation, ou d’un défaut d’attention : enfin, que reprocher à une langue un procédé qui lui est particulier, c’est reprocher à la nation son génie, sa tournure d’idées, sa maniere de concevoir, les circonstances où elle s’est trouvée involontairement dans les différens tems de sa durée ; toutes causes qui ont sur le langage une influence irrésistible.

D’ailleurs les vices qui paroissent tenir à l’institution même des genres, ne viennent souvent que d’un emploi mal-entendu de cette institution. « En féminisant nos adjectifs, nous augmentons encore le nombre de nos e muets ». C’est une pure maladresse. Ne pouvoit-on pas choisir un tout autre caractere ? Ne pouvoit-on pas rappeller les terminaisons des adjectifs masculins à certaines classes, & varier autant les terminaisons féminines ?

Il est vrai que ces précautions, en corrigeant un vice, en laisseroient toûjours subsister un autre ; c’est la difficulté de reconnoître le genre de chaque nom, parce que la distribution qui en a été faite est trop arbitraire pour être retenue par le raisonnement, & que c’est une affaire de pure mémoire. Mais ce n’est encore ici qu’une mal-adresse indépendante de la nature intrinseque de l’institution des genres. Tous les objets de nos pensées peuvent se réduire à différentes classes : il y a les objets réels & les abstraits ; les corporels & les spirituels ; les animaux, les végétaux, & les minéraux ; les naturels & les artificiels, &c. Il n’y avoit qu’à distinguer les noms de la même maniere, & donner à leurs corrélatifs des terminaisons adaptées à ces distinctions vraiment raisonnées ; les esprits éclairés auroient aisément saisi ces points de vûe ; & le peuple n’en auroit été embarrassé, que parce qu’il est peuple, & que tout est pour lui affaire de mémoire. (E. R. M.)

Genre, s. m. (Métaph.) notion universelle qui se forme par l’abstraction des qualités qui sont les mêmes dans certaines especes, tout comme l’idée de l’espece se forme par l’abstraction des choses qui se trouvent semblables dans les individus. Toutes les especes de triangle se ressemblent en ce qu’elles sont composées de trois lignes qui forment trois angles ; ces deux qualités, figure de trois lignes & de trois angles, suffisent donc pour former la notion générique du triangle. Les chevaux, les bœufs, les chiens, &c. se ressemblent par les quatre piés : voilà le genre des quadrupedes qui exprime toutes ces especes.

Le genre le plus bas est celui qui ne contient sous lui que des especes, au lieu que les genres supérieurs se subdivisent en de nouveaux genres. Le chien, par exemple, se partage en plusieurs especes, épagneuls, lévriers, &c. mais comme ces especes n’ont plus que des individus sous elles, si l’on veut regarder l’idée du chien comme un genre, c’est le plus bas de tous ; au lieu que le quadrupede est un genre supérieur, dont les especes en contiennent encore d’autres, comme l’exemple du chien vient d’en fournir la preuve.

La méthode de former la notion de ces deux sortes de genre est toûjours la même, & l’on continue à réunir les qualités communes à certains genres jusqu’à ce qu’on soit arrivé au genre suprème, à l’être ; ces qualités s’appellent déterminations génériques. Leur nombre s’accroit à mesure que le genre devient moins étendu ; il diminue lorsque le genre s’éleve : ainsi la notion d’un genre inférieur est toûjours composée de celle du genre supérieur, & des déterminations qui sont propres à ce genre subalterne. Qui dit un triangle équilatéral désigne un genre inférieur ou une espece, & il exprime la notion du genre supérieur, c. à. d. du triangle ; & ensuite la nouvelle détermination qui caractérise le triangle équilateral ; c’est la raison d’égalité qui se trouve entre les trois côtés.

Les genres & les especes se déterminent par les qualités essentielles. Si l’on y faisoit entrer les modes qui sont changeans, ces notions universelles ne seroient pas fixes, & ne pourroient être appliquées avec succès ; mais comme il n’est pas toûjours possible de saisir les qualités essentielles, on a recours en physique & dans les choses de fait aux qualités qui paroissent les plus constantes aux possibilités des modes, à l’ordre & à la figure des parties ; en un mot à tout ce qui peut caracteriser les objets qu’on se propose de réduire en certaines classes.

La possibilité des genres & des especes se découvre en faisant attention à la production ou génération des choses qui sont comprises sous ces genres ou especes ; dans les êtres composés les qualités des parties & la maniere dont elles sont liées servent à déterminer les genres & les especes. Art. de M. Formey.

Genre, en Géometrie : les lignes géometriques sont distinguées en genres ou ordres, selon le degré de l’équation qui exprime le rapport qu’il y a entre les ordonnées & les abscisses. Voyez Courbe & Géométrique.

Les lignes du second ordre ou sections coniques sont appellées courbes du premier genre, les lignes du troisieme ordre courbes du second genre, & ainsi des autres.

Le mot genre s’employe aussi quelquefois en parlant des équations & des quantités différentielles ; ainsi quelques-uns appellent équations du second, du troisieme genre, &c. ce qu’on appelle aujourd’hui plus ordinairement équations du second, du troisieme degré, &c. Voyez Degré & Equation. Et on appelle aussi quelquefois différentielles du second, du troisieme genre, &c. ce qu’on appelle plus communément différentielles du second, du troisieme ordre. Voyez Différentiel. (O)

Genre, en Hist. nat. Lorsque l’on fait des distributions méthodiques des productions de la nature, on désigne par le mot genre les ressemblances qui se trouvent entre des objets de différentes especes ; par exemple, le cheval, l’âne & le zébre qui sont des animaux de trois différentes especes, se rapportent à un même genre, parce qu’ils se ressemblent plus les uns aux autres qu’aux animaux d’aucune autre espece ; ce genre est appellé le genre de solipedes, parce que les animaux qu’il comprend n’ont qu’un seul doigt à chaque pié : ceux au contraire qui ont le pié divisé en deux parties, comme le taureau, le bélier, le bouc, &c. sont d’un autre genre, appellé le genre des animaux à pié fourchu, parce qu’ils ont plus de rapport les uns avec les autres qu’avec les animaux solipedes, ou avec les fissipedes qui ont plus de deux doigts à chaque pié, & que l’on rassemble sous un troisieme genre : de la même façon que l’on établit des genres en réunissant des especes, on fait des classes en réunissant des genres. Les animaux solipedes, les animaux à pié fourchu & les fissipedes sont tous compris dans la classe des quadrupedes, parce qu’ils ont plus de ressemblances les uns avec les autres qu’avec les oiseaux ou les poissons qui forment deux autres classes. Voyez Classe, Espece, Méthode. (I)

Genre, en Anatomie. Le genre nerveux, est une expression assez fréquente dans nos auteurs, & signifie les nerfs considérés comme un assemblage ou système de parties similaires distribuées par tout le corps. Voyez Nerf. Le tabac contient beaucoup de sel piquant, caustique & propre à irriter le genre nerveux ; le vinaigre pris en trop grande quantité incommode le genre nerveux. Chambers.

Genre de Style, (Littérat.) Comme le genre d’exécution que doit employer tout artiste dépend de l’objet qu’il traite ; comme le genre du Poussin n’est point celui de Teniers, ni l’architecture d’un temple celle d’une maison commune, ni la musique d’un opéra tragédie celle d’un opéra bouffon : aussi chaque genre d’écrire a son style propre en prose & en vers. On sait assez que le style de l’histoire n’est point celui d’une oraison funebre ; qu’une dépêche d’ambassadeur ne doit point être écrite comme un sermon ; que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode, des expressions pathétiques de la tragédie, ni des métaphores & des comparaisons de l’épopée.

Chaque genre a ses nuances différentes ; on peut au fond les réduire à deux, le simple & le relevé. Ces deux genres qui en embrassent tant d’autres ont des beautés nécessaires qui leur sont également communes ; ces beautés sont la justesse des idées, leur convenance, l’élégance, la propriété des expressions, la pureté du langage ; tout écrit, de quelque nature qu’il soit, exige ces qualités. Les différences consistent dans les idées propres à chaque sujet, dans les figures, dans les tropes ; ainsi un personnage de comédie n’aura ni idées sublimes ni idées philosophiques, un berger n’aura point les idées d’un conquérant, une épitre didactique ne respirera point la passion ; & dans aucun de ces écrits on n’employera ni métaphores hardies, ni exclamations pathétiques, ni expressions véhémentes.

Entre le simple & le sublime il y a plusieurs nuances ; & c’est l’art de les assortir qui contribue à la perfection de l’éloquence & de la poésie : c’est par cet art que Virgile s’est élevé quelquefois dans l’églogue ; ce vers

Ut vidi ! ut perii ! ut me malus abstulit error !


seroit aussi beau dans la bouche de Didon que dans celle d’un berger ; parce qu’il est naturel, vrai & élégant, & que le sentiment qu’il renferme convient à toutes sortes d’états. Mais ce vers

Castaneæque nuces mea quas Amarillis amabat.


ne conviendroit pas à un personnage héroïque, parce qu’il a pour objet une chose trop petite pour un héros.

Nous n’entendons point par petit ce qui est bas & grossier ; car le bas & le grossier n’est point un genre, c’est un défaut.

Ces deux exemples font voir évidemment dans quel cas on doit se permettre le mélange des styles, & quand on doit se le défendre. La tragédie peut s’abaisser, elle le doit même ; la simplicité releve souvent la grandeur selon le précepte d’Horace.

Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri.

Ainsi ces deux beaux vers de Titus si naturels & si tendres,

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toûjours la voir pour la premiere fois.


ne seroient point du tout déplacés dans le haut comique.

Mais ce vers d’Antiochus

Dans l’orient desert quel devint mon ennui !


ne pourroit convenir à un amant dans une comédie, parce que cette belle expression figurée dans l’orient desert, est d’un genre trop relevé pour la simplicité des brodequins.

Le défaut le plus condamnable & le plus ordinaire dans le mélange des styles, est celui de défigurer les sujets les plus sérieux en croyant les égayer par les plaisanteries de la conversation familiere.

Nous avons remarqué déjà au mot Esprit, qu’un auteur qui a écrit sur la Physique, & qui prétend qu’il y a eu un Hercule physicien, ajoûte qu’on ne pouvoit résister à un philosophe de cette force. Un autre qui vient d’écrire un petit livre (lequel il suppose être physique & moral) contre l’utilité de l’inoculation, dit que si on met en usage la petite vérole artificielle, la mort sera bien attrapée.

Ce défaut vient d’une affectation ridicule ; il en est un autre qui n’est que l’effet de la négligence, c’est de mêler au style simple & noble qu’exige l’histoire, ces termes populaires, ces expressions triviales que la bienséance réprouve. On trouve trop souvent dans Mezeray, & même dans Daniel qui ayant écrit long-tems après lui, devroit être plus correct ; qu’un général sur ces entrefaites se mit aux trousses de l’ennemi, qu’il suivit sa pointe, qu’il le battit à plate couture. On ne voit point de pareilles bassesses de style dans Tite-Live, dans Tacite, dans Guichardin, dans Clarendon.

Remarquons ici qu’un auteur qui s’est fait un genre de style, peut rarement le changer quand il change d’objet. La Fontaine dans ses opéra employe ce même genre qui lui est si naturel dans ses contes & dans ses fables. Benserade mit dans sa traduction des métamorphoses d’Ovide, le genre de plaisanterie qui l’avoit fait réussir à la cour dans des madrigaux. La perfection consisteroit à savoir assortir toûjours son style à la matiere qu’on traite ; mais qui peut être le maître de son habitude, & ployer à son gré son génie ? Article de M. de Voltaire.

Genre, en Rhétorique, nom que les rhéteurs donnent aux classes générales auxquelles on peut rapporter toutes les différentes especes de discours ; ils distinguent trois genres, le démonstratif, le délibératif, & le judiciaire.

Le genre démonstratif a pour objet la loüange ou le blâme, ou les sujets purement oratoires ; il renferme les panégyriques, les discours académiques, &c. Voyez Démonstratif. Le délibératif comprend la persuasion & la dissuasion. Il a lieu dans les causes qui regardent les affaires publiques, comme les philippiques de Démosthene, &c. Voy. Délibératif. Le judiciaire roule sur l’accusation ou la demande & la défense. Voyez Judiciaire. (G)

Genre, en Musique. On appelloit genres dans la musique des Grecs, la maniere de partager le tétracorde ou l’étendue de la quarte, c’est-à-dire la maniere d’accorder les quatre cordes qui la composoient.

La bonne constitution de cet accord, c’est-à-dire l’établissement d’un genre régulier, dépendoit des trois regles suivantes que je tire d’Aristoxene ; la premiere étoit que les deux cordes extrèmes du tétracorde devoient toûjours rester immobiles, afin que leur intervalle fût toûjours celui d’une quarte juste ou du diatessaron. Quant aux deux cordes moyennes, elles varioient à la vérité ; mais l’intervalle du lichanos à la mése (voyez ces mots) ne devoit jamais passer deux tons, ni diminuer au-delà d’un ton ; de sorte qu’on avoit précisément l’espace d’un ton pour varier l’accord de lichanos, & c’est la seconde regle. La troisieme étoit que l’intervalle de la parhypate ou seconde corde à l’hypate, ne passât jamais celui de la même parhypate au lichanos.

Comme en général cet accord pouvoit se diversifier de trois façons, cela constituoit trois principaux genres, qui étoient le diatonique, le chromatique & l’enharmonique ; & ces deux derniers genres où les deux premiers intervalles du tétracorde faisoient toûjours ensemble une somme moindre que le troisieme intervalle, s’appelloient à cause de cela genres épais ou denses. Voyez Epais.

Dans e diatonique la modulation précédoit par un semi-ton, un ton & un autre ton, mi, fa, sol, la ; & comme les tons y dominoient, de-là lui venoit son nom. Le chromatique procédoit par deux semi-tons consécutifs, & une tierce mineure ou un ton & demi, mi, fa, fa diése, la. Cette modulation tenoit le milieu entre celles du diatonique & de l’enharmonique, y faisant pour ainsi dire sentir diverses nuances de sons, de même qu’entre deux couleurs principales on introduit plusieurs nuances intermédiaires ; & de-là vient qu’on appelloit ce genre chromatique ou coloré. Dans l’enharmonique la modulation procédoit par quart de ton, en divisant, selon la doctrine d’Aristoxene, le semi-ton majeur en deux parties égales, & un diton ou tierce majeure, comme mi, mi dièse enharmonique, fa & la ; ou bien, selon les Pythagoriciens, en divisant le semi-ton majeur en deux intervalles inégaux qui formoient, l’un le sémi-ton mineur, c’est-à-dire notre dièse ordinaire, & l’autre le complément de ce même sémi-ton mineur au sémi-ton majeur ; & ensuite le diton comme ci-devant, mi mi dièse ordinaire, fa, la. Dans le premier cas les deux intervalles égaux du mi au fa, étoient tous deux enharmoniques ou d’un quart de ton ; dans le second cas il n’y avoit d’enharmonique que le passage du mi dièse au fa, c’est-à-dire, la différence du sémi-ton mineur au sémi-ton majeur, laquelle est le diése pythagonque dont le rapport est de 125 à 128. Voyez Dièse.

Cette derniere division enharmonique du tétracorde, dont nul auteur moderne n’a fait mention, semble confirmée par Euclide même, quoique Aristoxenien ; car dans son diagramme général des trois genres, il insere bien pour chaque genre un lichanos particulier, mais la parhypate y est la même pour tous les trois ; ce qui ne peut se faire que dans le système des Pythagoriciens : comme donc cette modulation, dit M. Burette, se tenoit d’abord très-serrée, ne parcourant que de petits intervalles, des intervalles presqu’insensibles ; on la nommoit enharmonique, comme qui diroit bien jointe, bien assemblée, probè coagmentata.

Outre ces genres principaux, il y en avoit d’autres qui résultoient tous des divers partages du tétracorde, ou des façons de l’accorder différentes de celles dont on vient de parler. Aristoxene subdivise le genre chromatique en mol, hémiéolien & tonique ; & le genre diatonique en syntonique & diatonique mol, dont il donne toutes les différences. Aristide-Quintilien fait mention de plusieurs autres genres particuliers, & il en compte six qu’il donne pour très-anciens ; savoir, le lydien, le dorien, le phrygien, l’ionien, le mixolydien & le syntonolydien. Ces six genres qu’il ne faut pas confondre avec les tons ou modes de même nom, différoient en étendue ; les uns n’arrivoient pas à l’octave, les autres la remplissoient, les autres excédoient : on en peut voir le détail dans le musicien grec.

Nous avons comme les anciens le genre diatonique, le chromatique & l’enharmonique, mais sans aucunes subdivisions ; & nous considérons ces genres sous des idées fort différentes de celles qu’ils en avoient. C’étoit pour eux autant de manieres particulieres de conduire le chant sur certaines cordes prescrites ; pour nous ce sont autant de manieres de conduire le corps entier de l’harmonie, qui forcent les parties à marcher par les intervalles prescrits par ces genres ; de sorte que le genre appartient encore plus à l’harmonie qui l’engendre, qu’à la mélodie qui le fait sentir.

Il faut encore remarquer que dans notre musique les genres sont presque toûjours mixtes ; c. à. d. que le diatonique entre pour beaucoup dans le chromatique, & que l’un & l’autre sont nécessairement mêlés à l’enharmonique. Tout cela vient encore des regles de l’harmonie, qui ne pourroient souffrir une continuelle succession enharmonique ou chromatique, & aussi de celles de la mélodie qui n’en sauroit tirer de beaux chants ; il n’en étoit pas de même des genres des anciens. Comme les tétracordes étoient également complets, quoique divisés différemment dans chacun des trois systèmes, si un genre eût pû emprunter de l’autre d’autres sons que ceux qui se trouvoient nécessairement communs entr’eux, le tétracorde auroit eu plus de quatre cordes, & toutes les regles de leur musique auroient été confondues. Voyez Diatonique, Chromatique, Enharmonique. (S)

Il est donc aisé de voir qu’il y avoit dans le système de musique des Grecs des cordes communes à tous les genres, & d’autres qui changeoient d’un genre à l’autre ; par exemple, dans le premier tétracorde si, ut, re, mi, les cordes si & mi se trouvoient dans tous les genres, & les cordes ut & re changeoient.

Les communes à tous les systèmes s’appelloient cordes stables & immobiles, les autres se nommoient cordes mobiles : de sorte que si l’on traitoit séparément les trois genres sur des instrumens à cordes, il n’y avoit autre chose à faire que de changer le degré de tension de chaque corde mobile ; au lieu que quand on exécutoit sur le même instrument un air composé dans deux de ces genres à la fois ou dans tous les trois, il falloit multiplier les cordes selon le besoin qu’on en avoit pour chaque genre. Voyez les mém. de M. Burette dans le recueil de l’académie des Belles-Lettres.

Il est possible de trouver la basse fondamentale dans le genre chromatique des Grecs ; ainsi mi, fa, fa ♯, la, a ou peut avoir pour basse ut, fa, ré, la. Mais il n’en est pas de même dans le genre enharmonique ; car ce chant, mi, mi dièse enharmonique, fa, n’a point de basse fondamentale naturelle, comme M. Rameau l’a remarqué. Voyez Enharmonique. Aussi ce grand musicien paroît rejetter le système enharmonique des Grecs, comme le croyant contraire à ses principes. Pour nous, nous nous contenterons d’observer, 1°. que ce genre n’étoit vraissemblablement employé qu’à une expression extraordinaire & détournée, & que cette singularité d’expression lui venoit sans doute de ce qu’il n’avoit point de basse fondamentale naturelle ; ce qui paroît appuyer le système de M. Rameau, bien loin de l’infirmer. 2°. Qu’il n’est guere permis de douter, d’après les livres anciens qui nous restent, que les Grecs n’eussent en effet ce genre ; peut-être n’étoit-il pratiqué que par les instrumens, sur lesquels il est évidemment pratiquable, quoique très difficile : aussi étoit-il abandonné dès le tems de Plutarque. Ce genre pouvoit produire sur les Grecs, eu égard à la sensibilité de leur oreille, plus d’effet qu’il n’en produiroit sur nous, qui tenons de notre climat ces organes moins délicats. M. Rameau, il est vrai, 2 prétendu depuis peu qu’une nation n’est pas plus favorisée qu’une autre du côté de l’oreille ; mais l’expérience ne prouve-t-elle pas le contraire ? & sans sortir de notre pays, n’y a-t-il pas une différence marquée à cet égard entre les françois des provinces méridionales, & ceux qui sont plus vers le Nord ?

On a vû au mot Enharmonique, en quoi consiste ou peut consister ce genre dans notre musique moderne. Il y en a proprement ou il peut y en avoir de trois sortes ; l’enharmonique simple, qui est produit par le seul renversement de l’accord de septieme diminuée dans les modes mineurs, & dans lequel, sans entendre le quart de ton, on sent son effet. Ce genre est évidemment possible, soit pour les instrumens, soit même pour les voix, puisqu’il existe sans qu’on soit obligé de faire les quarts de ton ; c’est à l’oreille à juger si son effet est agréable, ou du-moins assez supportable pour n’être pas tout-à-fait rejetté, quoiqu’il doive d’ailleurs être employé rarement & sobrement. Le second genre est le diatonique enharmonique, dans lequel le quart de ton a lieu réellement, puisque tous les semi-tons y sont majeurs ; & le troisieme est le chromatique-enharmonique, dans lequel le quart de ton a également lieu, puisque les semi-tons y sont tous mineurs. Ce dernier genre, possible ou non, n’a jamais été exécuté : M. Rameau assûre que le diatonique-enharmonique peut l’être, & même l’a été par de bons musiciens ; mais M. le Vens, maître de musique de la métropole de Bordeaux, doute de ce fait dans un ouvrage publié en 1743. « Il est vrai, dit-il, qu’une des parties de symphonie frappe le la ♭ dans le tems que la haute-contre frappe le sol ♯, & ensuite fa avec mi ♯. Si c’est-là en quoi consiste le genre enharmonique, il est très-aisé d’en donner, & toute la musique le deviendra, si l’on veut, puisque tout consistera dans la maniere de la copier. On me dira peut-être que réellement il y a un quart de ton de sol ♯ à la ♭, & de fa à mi ♯ : j’y consens ; mais qu’en résulte-t-il, si les deux partis disent la même chose, à la faveur du tempérament qui a rapproché ces deux notes de si près, qu’elles ne sont plus qu’un seul & même son ; & si l’intervalle du quart de ton existoit réellement, il n’y a point d’oreille assez forte pour résister au tiraillement qu’elle souffriroit dans cet instant » ? Qu’opposer à ce raisonnement ? l’expérience contraire que M. Rameau assure avoir faite, & sur laquelle c’est aux connoisseurs à décider.

L’enharmonique du premier genre, où le quart de ton n’a point lieu, & où il se fait pour ainsi dire sentir sans être entendu, a été employé par M. Rameau avec succès dans le premier monologue du quatrieme acte de Dardanus ; & nous croyons que le mélange de ce genre avec le diatonique & le chromatique, aideroit beaucoup à l’expression, sur-tout dans les morceaux où il faudroit peindre quelque violente agitation de l’ame. Quel effet, par exemple, le genre enharmonique sobrement ménagé & mêlé de chromatique, n’eût-il pas produit dans le fameux monologue d’Armide, où le poëte est si grand & le musicien si foible ; où le cœur d’Armide fait tant de chemin, tandis que Lulli tourne froidement autour de la même modulation, sans s’écarter des routes les plus communes & les plus élémentaires ? Aussi ce monologue est-il tout-à-la-fois une très-bonne leçon de composition pour les commençans, & un très-mauvais modele pour les hommes de génie & de goût. M. Rameau, il est vrai, a entrepris de la défendre contre les coups qui lui ont été portés :

. . . . . . . Si Pergama dextrâ
Defendi possent, etiam hâc defensa fuissent.


Mais en changeant, comme il l’a fait, la basse de Lulli en divers endroits, pour répondre aux plus fortes objections de M. Rousseau, en supposant dans cette basse mille choses sous-entendues qui ne devroient pas l’être, & auxquelles Lulli n’a jamais pensé, il n’a fait que montrer combien les objections étoient solides. D’ailleurs, en se bornant à quelques changemens dans la basse de Lulli, croit-on avoir rechaussé ou pallié la froideur du monologue ? Nous en appellons au propre témoignage de son célebre défenseur. Eût-il fait ainsi chanter Armide ? eût-il fait marcher la basse d’une maniere si pédestre & si triviale ? Qu’il compare ce monologue avec la scene du second acte de Dardanus, & il sentira la différence. Les beautés de Lulli sont à lui, ses fautes viennent de l’état d’enfance où la musique étoit de son tems ; excusons ces fautes, mais avoüons-les.

La scene de Dardanus, que nous venons de citer, vient ici d’autant plus à-propos, qu’elle nous fournit un exemple du genre chromatique employé dans le chant & dans la basse : nous voulons parler de cet endroit,

Et s’il étoit un cœur trop foible, trop sensible,
Dans de funestes nœuds malgré lui retenu,
Pourriez-vous ? &c.


Le chant y procede en montant par semi-tons, ce qui amene nécessairement le demi-ton mineur dans la mélodie, & par conséquent le chromatique ; la basse fondamentale, au premier vers, descend de tierce mineure de la tonique sol sur la dominante tonique mi, & remonte à la tonique la portant l’accord mineur, laquelle devient ensuite dominante tonique elle-même, c’est-à-dire porte l’accord majeur. Voyez Dominante. Cette dominante tonique remonte à sa tonique , qui dans le second vers descend de tierce mineure sur la dominante tonique si, pour remonter de-là à la tonique mi. Or une marche de basse fondamentale dans laquelle la tonique qui porte l’accord mineur, reste sur le même degré pour devenir dominante tonique, ou dans laquelle la basse descend de tierce d’une tonique sur une dominante, produit nécessairement le chromatique par l’effet de l’harmonie. Voyez Chromatique, & nos élémens de Musique.

Le genre chromatique qui procede par semi-tons en montant, a été employé avec d’autant plus de vérité dans ce morceau, qu’il nous paroît représenter parfaitement les tons de la nature. Un excellent acteur rendroit infailliblement le second & le troisieme vers comme ils sont notés, en élevant sa voix par semi-tons ; & nous remarquerons que si on chantoit cet endroit comme on chante le récitatif italien, sans appuyer sur les sons, sans les filer, à-peu-près comme si on parloit ou on lisoit, en observant seulement d’entonner juste, on n’appercevroit point de différer ce entre le chant de ce morceau & une belle déclamation théatrale : voilà le modele d’un bon récitatif.

Je ne sai, pour le dire en passant, si la méthode de chanter notre récitatif à l’italienne, seroit impraticable sur notre théatre. Dans les récitatifs bien faits, elle n’a point paru choquante à d’excellens connoisseurs devant lesquels j’en ai fait essai ; ils l’ont unanimement préférée à la langueur insipide & insupportable de notre chant de l’opéra, qui devient tous les jours plus traînant, plus froid, & d’un ennui plus mortel. Ce que je crois pouvoir assûrer, c’est que quand le récitatif est bon, cette maniere de le chanter le fait ressembler beaucoup mieux à la déclamation. J’ajoûte, par la même raison, que tout récitatif qui déplaira étant chanté de cette sorte, sera infailliblement mauvais ; ce sera une marque que l’artiste n’aura pas suivi les tons de la nature, qu’il doit avoir toûjours présens. Ainsi un musicien veut-il voir si son récitatif est bon ? qu’il l’essaye en le chantant à l’italienne ; & s’il lui déplaît en cet état, qu’il en fasse un autre. On peut remarquer que les deux vers du monologue d’Armide, que M. Rousseau trouve les moins mal déclamés,

Est ce ainsi que je dois me venger aujourd’hui ?
Ma colere s’éteint quand j’approche de lui,


sont en effet ceux qui, étant récités à l’italienne, auroient moins l’air de chant. Nous prions le lecteur de nous pardonner cette legere digression, dont une partie eût peut-être été mieux placée à Récitatif ; mais on ne sauroit trop se hâter de dire des vérités utiles, & de proposer des vûes qui peuvent contribuer au progrès de l’art. (O)

Genre, (Peinture.) Le mot genre adapté à l’art de la Peinture, sert proprement à distinguer de la classe des peintres d’histoire, ceux qui bornés à certains objets, se font une étude particuliere de les peindre, & une espece de loi de ne représenter que ceux-là : ainsi l’artiste qui ne choisit pour sujet de ses tableaux que des animaux, des fruits, des fleurs ou des paysages, est nommé peintre de genre. Au reste cette modestie forcée ou raisonnée qui engage un artiste à se borner dans ses imitations aux objets qui lui plaisent davantage, ou dans la représentation desquels il trouve plus de facilité, n’est que loüable, & le résultat en est beaucoup plus avantageux à l’art, que la présomption & l’entêtement qui font entreprendre de peindre l’histoire à ceux dont les talens sont trop bornés pour remplir toutes les conditions qu’elle exige. Ce n’est donc point une raison d’avoir moins de considération pour un habile peintre de genre, parce que ses talens sont renfermés dans une sphere qui semble plus bornée ; comme ce n’est point pour un peintre un juste sujet de s’enorgueillir, de ce qu’il peint médiocrement dans tous les genres : pour détruire ces deux préjugés, on doit considérer que le peintre dont le genre semble borné, a cependant encore un si grand nombre de recherches & d’études à faire, de soins & de peines à se donner pour réussir, que le champ qu’il cultive est assez vaste pour qu’il y puisse recueillir des fruits satisfaisans de ses travaux. D’ailleurs le peintre de genre par l’habitude de considérer les mêmes objets, les rend toûjours avec une vérité d’imitation dans les formes qui donne un vrai mérite à ses ouvrages. D’un autre côté le peintre d’histoire embrasse tant d’objets, qu’il est très-facile de prouver & par le raisonnement & par l’expérience, qu’il y en a beaucoup dont il ne nous présente que des imitations très-imparfaites : d’ailleurs le peintre d’histoire médiocre est à des yeux éclairés si peu estimable dans ses productions, ces êtres qu’il produit, & dans l’existence desquels il se glorifie, sont des fantômes si contrefaits dans leur forme, si peu naturels dans leur couleur, si gauches ou si faux dans leur expression, que loin de mériter la moindre admiration, ils devroient être supprimés comme les enfans que les Lacédémoniens condamnoient à la mort, parce que les défauts de leur conformation les rendoient inutiles à la république, & qu’ils pouvoient occasionner par leur vûe des enfantemens monstrueux.

C’est donc de concert avec la raison, que j’encourage les Artistes qui ont quelque lieu de douter de leurs forces, ou auxquels des tentatives trop pénibles & peu heureuses, démontrent l’inutilité de leurs efforts, de se borner dans leurs travaux, pour remplir au moins avec quelque utilité une carriere, qui par-là deviendra digne de loüange. Car, on ne sauroit trop le répéter aujourd’hui, tout homme qui déplace l’exercice de ses talens en les laissant diriger par sa fantaisie, par la mode, ou par le mauvais goût, est un citoyen non-seulement très-inutile, mais encore très-nuisible à la société. Au contraire celui qui sacrifie les desirs aveugles de la prétention, ou la séduction de l’exemple, au but honnête de s’acquitter bien d’un talent médiocre, est digne de loüange pour l’utilité qu’il procure, & pour le sacrifice qu’il fait de son amour propre. Mais ce n’est pas assez pour moi d’avoir soûtenu par ce que je viens de dire, les droits du goût & de la raison, je veux en comparant les principaux genres des ouvrages de la Peinture, avec les genres différens qui distinguent les inventions de la Poésie, donner aux gens du monde une idée plus noble qu’ils ne l’ont ordinairement des artistes qu’on appelle peintres de genre, & à ces artistes un amour propre fondé sur la ressemblance des opérations de deux arts, dont les principes sont également tirés de la nature, & dont la gloire est également établie sur une juste imitation. J’ai dit au mot Galerie, qu’une suite nombreuse de tableaux, dans lesquels la même histoire est représentée dans différens momens, correspond en peinture aux inventions de la Poésie, qui sont composés de plusieurs chants ; tels que ces grands poëmes, l’Iliade, l’Odyssée, l’Enéide, la Jérusalem délivrée, le Paradis perdu, & la Henriade. Comme il seroit très-possible aussi que trois ou cinq tableaux destinés à orner un salon, eussent entre eux une liaison & une gradation d’intérêt, on pourroit suivre dans la façon dont on les traiteroit quelques-uns des principes qui constituent la tragédie ou la comédie ; telle est une infinité de sujets propres à la Peinture, qui fourniroient aisément trois ou cinq situations agréables, intéressantes & touchantes. Cette unité d’action feroit naître une curiosité soûtenue, qui tourneroit à l’avantage de l’habile artiste, qui pour la nourrir mieux, réserveroit pour le dernier tableau la catastrophe touchante ou le dénouement agréable de l’action. Les suites composées pour les grandes tapisseries, présentent une partie de cette idée, mais souvent on n’y observe pas assez la progression d’intérêt sur laquelle j’insiste ; on est trop sujet à ne choisir que ce qui paroîtra plus riche, & ce qui fournira plus d’objets, sans réfléchir que les scenes le théatre est le plus rempli, ne sont pas toûjours celles dont le spectateur retire un plaisir plus grand. J’ajoûterai encore que ces especes de poëmes dramatiques pittoresques devroient toûjours être choisis tels que les places où ils sont destinés le demandent ; il est tant de faits connus, d’histoires & de fables, de caracteres différens, que chaque appartement pourroit être orné dans le genre qui conviendroit mieux à son usage, & cette espece de convenance & d’unité ne pourroit manquer de produire un spectacle plus agréable que ces assortimens ordinaires, qui n’ayant aucun rapport ni dans les sujets, ni dans la maniere de les traiter, offrent dans le même lieu les austeres beautés de l’histoire confondues avec les merveilles de la fable, & les rêveries d’une imagination peu reglée ; mais passons aux autres genres. La pastorale héroïque est un genre commun à la Poësie & à la Peinture, qui n’est pas plus avoüé de la nature dans l’un de ces arts, que dans l’autre. En effet décrire un berger avec des mœurs efféminées, lui prêter des sentimens peu naturels, ou le peindre avec des habits chargés de rubans, dans des attitudes étudiées, c’est commettre sans contredit deux fautes de vraissemblance égales ; & ces productions de l’art qui doivent si peu à la nature, ont besoin d’un art extrème pour être tolérées. La pastorale naturelle, ce genre dans lequel Théocrite & le Poussin ont réussi, tient de plus près à la vérité ; il prête aussi plus de véritables ressources à la Peinture. La Nature féconde & inépuisable dans sa fécondité, se venge de l’affront que lui ont fait les sectateurs du genre précédent, en prodiguant au peintre & au poëte qui veulent la suivre, une source intarissable de richesses & de beautés. L’idyle semblable au paysage, est un genre qui tient à celui dont nous venons de parler (le Poussin). Un artiste représente un paysage charmant, on y voit un tombeau ; près de ce monument un jeune homme & une jeune fille arrêtés lisent l’inscription qui se présente à eux, & cette inscription leur dit : je vivois ainsi que vous dans la délicieuse Arcadie ; ne semble-t-il pas à celui qui voit cette peinture, qu’il lit l’idyle du ruisseau de la naïve Deshoulieres ? Dans l’une & dans l’autre de ces productions les images agréables de la nature conduisent à des pensées aussi justes & aussi philosophiques que la façon dont elles sont présentées est agréable & vraie. Le nom de portrait est commun à la Poésie comme à la Peinture ; ces deux genres peuvent se comparer dans les deux arts jusque dans la maniere dont on les traite ; car il en est très-peu de ressemblans. Les descriptions en vers des présens de la nature sont à la Poésie ce qu’ont été à la Peinture les ouvrages dans lesquels Desportes & Baptiste ont si bien représenté les fleurs & les fruits : les peintres d’animaux ont pour associés les fabulistes ; enfin il n’est pas jusque à la satyre & à l’épigramme, qui ne puissent être traitées en Peinture comme en Poésie ; mais ces deux talens non-seulement inutiles mais nuisibles, sont par conséquent trop peu estimables, pour que je m’y arrête. J’en resterai même à cette énumération, que ceux à qui elle plaira pourront étendre au gré de leur imagination & de leurs connoissances. J’ajoûterai seulement que les genres en Peinture se sont divisés & peuvent se subdiviser à l’infini : le paysage a produit les peintres de fabriques, d’architecture, ceux d’animaux, de marine ; il n’y a pas jusque aux vûes de l’intérieur d’une église qui ont occupé tout le talent des Pieter-nefs & des Stenwits. Article de M. Watelet.


  1. On dit cependant l’aigle romaine, mais alors il n’est pas question de l’animal ; il s’agit d’une enseigne, & peut-être y a-t-il ellipse ; l’aigle romaine, au lieu de l’aigle enseigne romaine.