Aller au contenu

L’Encyclopédie/1re édition/VUE

La bibliothèque libre.
◄  VUCH’ANG
UVÉE  ►

VUE, s. f. (Physiolog.) l’action d’appercevoir les objets extérieurs par le moyen de l’œil, ou si vous voulez, c’est l’acte & l’exercice du sens de voir. Voyez Sens & Vision.

La vue est la reine des sens, & la mere de ces sciences sublimes, inconnues au grand & au petit vulgaire. La vue est l’obligeante bienfaitrice qui nous donne les sensations les plus agréables que nous recevions des productions de la nature. C’est à la vue que nous devons les surprenantes découvertes de la hauteur des planetes, & de leurs révolutions autour du soleil, le centre commun de la lumiere. La vue s’étend même jusqu’aux étoiles fixes, & lorsqu’elle est hors d’état d’aller plus loin, elle s’en remet à l’imagination, pour faire de chacune d’elles un soleil qui se meut sur son axe, dans le centre de son tourbillon. La vue est encore la créatrice des beaux arts, elle dirige la main savante de ces illustres artistes, qui tantôt animent le marbre, & tantôt imitent par leur pinceau les voutes azurées des cieux. Que l’amour & l’amitié nous disent les délices que produit après une longue absence la vue d’un objet aimé ! enfin, il n’est guere de sens aussi utile que la vue, & sans contredit, aucun n’est aussi fécond en merveilles. Mais je laisse à Milton la gloire de célébrer ses charmes, pour ne parler que de sa nature.

L’œil, son organe, est un prodige de dioptrique ; & la lumiere, qui est son objet, est la plus pure substance dont l’ame reçoive l’impression par les sens. Voyez donc (Oeil & Lumiere, en vous ressouvenant qu’il faut appliquer à la connoissance de la structure de l’œil tout ce que l’optique, la catoptrique, & la dioptrique, nous démontrent sur ce sujet, d’après les découvertes de Newton, homme d’une si grande sagacité, qu’il paroît avoir passé les bornes de l’esprit humain.

La vue, (comme le dit M. de Buffon qui a répandu tant d’idées ingénieuses & philosophiques dans son application des phénomenes de ce sens admirable) ; la vue est une espece de toucher, quoique bien différente du toucher ordinaire. Pour toucher quelque chose avec le corps ou avec la main, il faut ou que nous nous approchions de cette chose, ou qu’elle s’approche de nous, afin d’être à portée de pouvoir la palper ; mais nous la pouvons toucher des yeux à quelque distance qu’elle soit, pourvu qu’elle puisse renvoyer une assez grande quantité de lumiere, pour faire impression sur cet organe, ou bien qu’elle puisse s’y peindre sous un angle sensible.

Le plus petit angle sous lequel les hommes puissent voir les objets, est d’environ une minute ; il est rare de trouver des yeux qui puissent appercevoir un objet sous un angle plus petit : cet angle donne pour la plus grande distance, à laquelle les meilleurs yeux peuvent appercevoir un objet, environ 3436 fois le diametre de cet objet : par exemple, on cessera de voir à 3436 piés de distance un objet haut & large d’un pié ; on cessera de voir un homme haut de cinq piés à la distance de 17180 piés, ou d’une lieue & d’un tiers de lieue, & en supposant même que ces objets soient éclairés au soleil. Cette estimation de la portée des yeux est néanmoins plutôt trop forte que trop foible, parce qu’il y a peu d’hommes qui puissent appercevoir les objets à d’aussi grandes distances.

Mais il s’en faut bien qu’on ait par cette estimation une idée juste de la force & de l’étendue de la portée de nos yeux ; car il faut faire attention à une circonstance essentielle, c’est que la portée de nos yeux diminue & augmente à proportion de la quantité de lumiere qui nous environne, quoi qu’on suppose que celle de l’objet reste toujours la même ; ensorte que si le même objet que nous voyons pendant le jour à la distance de 3436 fois son diametre, restoit éclairé pendant la nuit de la même quantité de lumiere dont il l’étoit pendant le jour, nous pourrions l’appercevoir à une distance cent fois plus grande, de la même façon que nous appercevons la lumiere d’une chandelle pendant la nuit, à plus de deux lieues ; c’est-à-dire, en supposant le diametre de cette lumiere égal à un pouce, à plus de 316800 fois la longueur de son diametre ; au-lieu que pendant le jour, on n’appercevra pas cette lumiere à plus de 10 ou 12 mille fois la longueur de son diametre, c’est-à-dire, à plus de deux cens toises, si nous la supposons éclairée aussi-bien que nos yeux par la lumiere du soleil.

Il y a trois choses à considérer pour déterminer la distance à laquelle nous pouvons appercevoir un objet éloigné ; la premiere, est la grandeur de l’angle qu’il forme dans notre œil ; la seconde, le degré de lumiere des objets voisins & intermédiaires que l’on voit en même-tems ; & la troisieme, l’intensité de lumiere de l’objet lui-même. Chacune de ces causes influe sur l’effet de la vision, & ce n’est qu’en les estimant & en les comparant, qu’on déterminera dans tous les cas la distance à laquelle on peut appercevoir tel ou tel objet particulier.

Au reste, la portée de la vue, ou la distance à laquelle on peut voir le même objet, est assez rarement la même pour chaque œil ; il y a peu de gens qui ayent les deux yeux également forts. Lorsqu’ils sont également bons, & que l’on regarde le même objet des deux yeux, il semble qu’on devroit le voir une fois mieux qu’avec un seul œil ; cependant il n’y a pas de différence sensible entre les sensations qui résultent de l’une & de l’autre façon de voir ; & après avoir fait sur cela des expériences, on a trouvé qu’avec deux yeux égaux en force, on voyoit mieux qu’avec un seul œil, mais d’une treizieme partie seulement ; ensorte qu’avec les deux yeux, on voit l’objet comme s’il étoit éclairé de treize lumieres égales, au-lieu qu’avec un seul œil, on ne le voit que comme s’il étoit éclairé de douze lumieres.

Avant que de résoudre la question qu’on propose sur la vue, il faut considérer quel est ce sens au moment de la naissance.

Les yeux des enfans nouveaux nés n’ont point encore les brillans qu’ils auront dans la suite ; leur cornée est plus épaisse que dans les adultes ; elle est plus plate & un peu ridée ; leur humeur aqueuse est en petite quantité, & ne remplit pas entiérement les chambres. Il est aisé d’imaginer d’où vient cet état des yeux dans les enfans qui viennent au monde : leurs yeux ont été fermés pendant neuf mois ; la cornée a toujours été poussée de dehors en-dedans, ce qui l’a empêché de prendre sa connexité naturelle en-dehors ; les vaisseaux où se filtre l’humeur aqueuse, n’ont guere permis cette filtration, &c. Ce n’est donc qu’à la longue qu’il s’amasse dans l’œil des enfans, après leur naissance, une suffisante quantité d’humeur aqueuse qui puisse remplir les deux chambres, dilater la cornée & la pousser en-dehors, faire disparoître les plis qui s’y trouvent, enfin la rendre plus mince en la comprimant davantage.

Il résulte des défauts qu’on voit dans les yeux d’un enfant nouveau-né, qu’il n’en fait aucun usage ; cet organe n’ayant pas encore assez de consistance, les rayons de la lumiere ne peuvent arriver que confusément sur la rétine. Ce n’est qu’au bout d’un mois ou environ qu’il paroît que l’œil a pris de la solidité, & le degré de tension nécessaire pour transmettre ces rayons dans l’ordre que suppose la vision ; cependant alors même, c’est-à-dire au bout d’un mois, les yeux des enfans ne s’arrêtent sur rien ; ils les remuent & les tournent indifféremment, sans qu’on puisse remarquer si quelques objets les affectent réellement ; mais bientôt, c’est à-dire, à 6 ou 7 semaines, ils commencent à arrêter leur regard sur les choses les plus brillantes, à tourner souvent les yeux & à les fixer du côté du jour, des lumieres ou des fenêtres ; cependant l’exercice qu’ils donnent à cet organe, ne fait que le fortifier sans leur donner encore une notion exacte des différens objets ; car le premier défaut du sens de la vue est de représenter tous les objets renversés. Les enfans avant que de s’être assurés par le toucher de la position des choses & de celle de leur propre corps, voient en bas tout ce qui est en haut, & en haut tout ce qui est en bas ; ils prennent donc par les yeux une fausse idée de la position des objets.

Un second défaut & qui doit induire les enfans dans une autre espece d’erreur ou de faux jugement, c’est qu’ils voient d’abord tous les objets doubles, parce que dans chaque œil il se forme une image du même objet ; ce ne peut encore être que par l’expérience du toucher, qu’ils acquierent la connoissance nécessaire pour rectifier cette erreur, & qu’ils apprennent en effet à juger simples les objets qui leur paroissent doubles. Cette erreur de la vue, aussi-bien que la premiere, est dans la suite si-bien rectifiée par la vérité du toucher, que quoique nous voyions en effet tous les objets doubles & renversés, nous nous imaginons cependant les voir réellement simples & droits, ce qui n’est qu’un jugement de notre ame, occasionné par le toucher, est une appréhension réelle, produite par le sens de la vue : si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperoient donc, non-seulement sur la position, mais aussi sur le nombre des objets.

La premiere erreur est une suite de la conformation de l’œil, sur le fond duquel les objets se peignent dans une situation renversée, parce que les rayons lumineux qui forment les images de ces mêmes objets, ne peuvent entrer dans l’œil qu’en se croisant dans la petite ouverture de la pupille : si l’on fait un petit trou dans un lieu fort obscur, on verra que les objets du dehors se peindront sur la muraille de cette chambre obscure dans une situation renversée. C’est ainsi que se fait le renversement des objets dans l’œil ; la prunelle est le petit trou de la chambre obscure.

Pour se convaincre que nous voyons réellement tous les objets doubles, quoique nous les jugions simples, il ne faut que regarder le même objet, d’abord avec l’œil droit, on le verra correspondre à quelque point d’une muraille ou d’un plan que nous supposons au-delà de l’objet ; ensuite en le regardant avec l’œil gauche, on verra qu’il correspond à un autre point de la muraille ; & enfin en le regardant des deux yeux, on le verra dans le milieu entre les deux points auxquels il correspondoit auparavant : ainsi il se forme une image dans chacun de nos yeux ; nous voyons l’objet double, c’est-à-dire, nous voyons une image de cet objet à droite & une image à gauche ; & nous le jugeons simple & dans le milieu, parce que nous avons rectifié par le sens du toucher cette erreur de la vue. Si le sens du toucher ne rectifioit pas le sens de la vue dans toutes les occasions, nous nous tromperions sur la position des objets, sur leur nombre, & encore sur leur lieu ; nous les jugerions renversés, nous les jugerions doubles, & nous les jugerions à droite & à gauche du lieu qu’ils occupent réellement ; & si au-lieu de deux yeux nous en avions cent, nous jugerions toujours les objets simples, quoique nous les vissions multipliés cent fois.

Avec le seul sens de la vue, nous nous tromperions également sur les distances ; & sans le toucher, tous les objets nous paroîtroient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet ; ce n’est qu’après avoir mesuré la distance en étendant la main, ou en transportant son corps d’un lieu à l’autre, que l’homme acquiert l’idée de la distance & de la grandeur des objets ; auparavant il ne connoissoit point du tout cette distance, & il ne pouvoit juger de la grandeur d’un objet que par celle de l’image qu’il formoit dans son œil. Dans ce cas le jugement de la grandeur n’étant produit que par l’ouverture de l’angle formé par les deux rayons extrêmes de la partie supérieure & de la partie inférieure de l’objet, on jugeroit grand tout ce qui est près ; & petit tout ce qui est loin ; mais après avoir acquis par le toucher les idées de distance, le jugement de la grandeur des objets commence à se rectifier, on ne se fie plus à la premiere appréhension qui nous vient par les yeux pour juger de cette grandeur, on tâche de connoître la distance, on cherche en même-tems à reconnoître l’objet par sa forme, & ensuite on juge de sa grandeur.

Mais nous nous tromperons aisément sur cette grandeur quand la distance sera trop considérable, ou bien lorsque l’intervalle de cette distance n’est pas pour nous dans la direction ordinaire ; par exemple quand au-lieu de la mesurer horisontalement, nous la mesurons du haut en bas ou du bas en haut.

Les premieres idées de la comparaison de grandeur entre les objets, nous sont venues en mesurant soit avec la main, soit avec le corps en marchant, la distance de ces objets relativement à nous & entr’eux ; toutes ces expériences par lesquelles nous avons rectifié les idées de grandeur que nous en donnoit le sens de la vue, ayant été faites horisontalement, nous n’avons pu acquérir la même habitude de juger de la grandeur des objets élevés ou abaissés au-dessous de nous, parce que ce n’est pas dans cette direction que nous les avons mésurés par le toucher. C’est par cette raison, & faute d’habitude à juger les distances dans cette direction, que lorsque nous nous trouvons au-dessus d’une tour élevée, nous jugeons les hommes & les animaux qui sont au-dessous beaucoup plus petits que nous ne les jugerions en effet à une distance égale qui seroit horisontale ; c’est-à-dire, dans la direction ordinaire suivant laquelle nous avons l’habitude de juger des distances. Il en est de même d’un coq ou d’une boule qu’on voit au-dessus d’un clocher ; ces objets nous paroissent être beaucoup plus petits que nous ne les jugerions être en effet, si nous les voyons dans la direction ordinaire & à la même distance horisontalement, à laquelle nous les voyons verticalement.

Tout ce que nous venons de dire au sujet du sens de la vue, a été confirmé par l’histoire célebre de l’aveugle de Cheselden ; histoire rapportée dans les Trans. philos. n°. 402, & transcrite depuis dans plusieurs ouvrages qui sont entre les mains de tout le monde.

Lorsque par des circonstances particulieres nous ne pouvons avoir une idée juste de la distance, & que nous ne pouvons juger des objets que par la grandeur de l’angle, ou plutôt de l’image qu’ils forment dans nos yeux, nous nous trompons alors nécessairement sur la grandeur de ces objets. Tout le monde a éprouvé qu’en voyageant la nuit, on prend un buisson dont on est prêt, pour un grand arbre dont on est loin ; ou bien on prend un grand arbre éloigné pour un buisson qui est voisin : de même si on ne connoît pas les objets par leur forme, & qu’on ne puisse avoir par ce moyen aucune idée de distance, on se trompera encore nécessairement ; une mouche qui passera avec rapidité à quelques pouces de distance de nos yeux, nous paroîtra dans ce cas être un oiseau qui en seroit à une très grande distance.

Toutes les fois qu’on se trouvera la nuit dans des lieux inconnus où l’on ne pourra juger de la distance, & où l’on ne pourra reconnoître la forme des choses à cause de l’obscurité, on sera en danger de tomber à tout instant dans l’erreur, au sujet des jugemens que l’on fera sur les objets qui se présenteront ; c’est delà que vient la frayeur & l’espece de crainte intérieure que l’obscurité de la nuit fait sentir à presque tous les hommes ; c’est sur cela qu’est fondée l’apparence des spectres & des figures gigantesques & épouvantables que tant de gens disent avoir vues.

On leur répond communément que ces figures étoient dans leur imagination ; cependant elles pouvoient être réellement dans leurs yeux, & il est très-possible qu’ils aient en effet vu ce qu’ils disent avoir vu : car il doit arriver nécessairement, toutes les fois qu’on ne pourra juger d’un objet que par l’angle qu’il forme dans l’œil, que cet objet inconnu grossira & grandira à mesure qu’on en sera plus voisin, & que s’il a paru d’abord au spectateur qui ne peut connoître ce qu’il voit, ni juger à quelle distance il le voit ; que s’il a paru, dis-je, d’abord de la hauteur de quelques piés lorsqu’il étoit à la distance de vingt ou trente pas, il doit paroître haut de plusieurs toises lorsqu’il n’en sera plus éloigné que de quelques piés ; ce qui doit en effet l’étonner & l’effrayer, jusqu’à ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reconnoître ; car dans l’instant même qu’il reconnoîtra ce que c’est, cet objet qui lui paroissoit gigantesque, diminuera tout-à-coup, & ne lui paroîtra plus avoir que sa grandeur réelle : mais si l’on fuit ou qu’on n’ose approcher, il est certain qu’on n’aura d’autre idée de cet objet, que celle de l’image qu’il formoit dans l’œil, & qu’on aura réellement vu une figure gigantesque ou épouvantable par la grandeur & par la forme.

Enfin il y a une infinité de circonstances qui produisent des erreurs de la vue sur la distance, la grandeur, la forme, le nombre & la position des objets. Mais pourquoi ces erreurs de la vue sur la distance, la grandeur, &c. des objets ? C’est que la mesure des distances & des grandeurs n’est pas l’objet propre de la vue ; c’est celui du toucher, celui de la regle & du compas. La vue n’a proprement en partage que la lumiere & les couleurs.

Il nous sera maintenant plus facile de répondre à la plûpart des questions qu’on fait sur le sens de la vûe.

1o. Nous venons de voir comment nous jugeons de la grandeur & de la distance des objets : l’ame fonde ses jugemens à cet égard, sur la connoissance que nous avons de la grandeur naturelle de certains objets, & de la diminution que l’éloignement y apporte. Un couvreur vû au-haut d’un clocher, me paroît d’abord un oiseau ; mais dès que je le reconnois pour un homme, je l’imagine de 5 à 6 piés, parce que je sai qu’un homme a pour l’ordinaire cette hauteur ; & tout d’un tems je juge par comparaison, la croix & le coq de ce clocher d’un volume beaucoup plus considérable, que je ne les croyois auparavant. C’est ainsi que la peinture exprimera un géant terrible dans l’espace d’un pouce, en mettant auprès de lui un homme ordinaire qui ne lui ira qu’à la cheville du pié, une maison, un arbre qui ne lui iront qu’au genou ; la comparaison nous frappe, & nous jugeons d’abord le géant d’une grandeur énorme, quoiqu’au fond, il n’ait qu’un pouce.

Nous jugeons aussi des distances par la maniere distincte ou confuse dont nous appercevons les objets ; car ils sont ordinairement d’autant plus proches de nous, que nous les voyons plus distinctement.

Enfin, nous jugeons des distances par l’éclat des objets qui paroissent plus brillans, lorsque nous en sommes proches, que lorsque nous en sommes éloignés ; c’est pour cela que les peintres placent sur leurs tableaux les montagnes & les bois dans l’obscurité, pour en marquer l’éloignement.

Mais tous les jugemens que l’ame porte sur les grandeurs, les distances des objets, &c. sont tous fondés sur une longue habitude de voir, & dégénerent par-là en une espece d’instinct chez ceux qui ont acquis cette habitude ; c’est pourquoi les architectes, les dessinateurs, &c. jugent bien des petites distances, & les pilotes des grandes.

C’est aussi l’habitude seule qui nous fait juger de la convéxité & de la concavité des corps, à la faveur de leurs ombres latérales. L’aveugle de Cheselden regarda d’abord la peinture, comme une table de diverses couleurs ; ensuite y étant plus accoutumé, il la prit pour un corps solide, ne sachant quel sens le trompoit, de la vûe ou du tact.

Nous jugeons qu’un corps se meut, quand il nous paroît successivement en d’autres points. De-là, nous pensons que des objets petits & fort éloignés sont tranquilles, quoiqu’ils soient en mouvement, parce que la variété des points dans lesquels ils se représentent à nos yeux, n’est point assez frappante ; c’est pourquoi nous ne voyons remuer certains corps, qu’au microscope, comme les petits vers des liquides, &c.

Nous estimons le lieu des corps, par l’extrémité de l’axe optique ; & ici il y a beaucoup d’incertitude. Si nous ne regardons que de l’œil droit, le corps sera à l’extrémité de l’axe optique droit. Si nous regardons de l’œil gauche seul, il sautera à la fin de l’axe de l’œil gauche. Si les deux yeux sont employés, l’objet sera dans l’endroit intermédiaire.

Nous jugeons du nombre, par les diverses sensations que les objets nous impriment. S’il n’y a qu’une sensation, & une sensation homogène, nous croyons que l’objet est unique ; s’il y en a plusieurs, il est naturel que nous en jugions plusieurs. Dès que les axes des yeux ne concourent pas, nous sommes donc forcés de voir plusieurs objets, comme dans l’yvresse ; mais c’en est assez sur les jugemens que porte la vûe des différentes qualités des corps.

2o. On demande, pourquoi on voit les objets droits, quoiqu’ils soient peints renversés dans les yeux ?

L’habitude & le sentiment du toucher rectifient promptement cette erreur de la vûe. Mais pourquoi, me dira-t-on, ces aveugles nés auxquels on a donné la vûe, n’ont-ils pas vû d’abord les objets renversés ? Ces aveugles avoient toute leur vie tâté les objets, & jugé sûrement de leur situation ; leur ame pouvoit donc bien moins s’y méprendre qu’une autre. Au reste, peut-être que la sensation renversée aura fait une partie de l’étonnement dont ils furent saisis à l’aspect de la lumiere, & que dans la foule ils n’auront pas distingué cette singularité ; mais ce renversement n’aura rien renversé dans leurs idées bien établies par les longues leçons de leur vrai maître, le sentiment du toucher. L’aveugle accoutumé à se conduire avec ses deux bâtons, & à juger par eux de la situation des corps, ne s’y trompe point, il sait fort bien que son chien qu’il touche du bâton droit est à gauche, & que l’arbre qu’il touche du bâton gauche est à droite ; quand on lui donneroit dans l’instant deux bons yeux, au fonds desquels le chien seroit à droite, & l’arbre à gauche, il n’en croiroit rien, & s’en rapporteroit à la démonstration de ses bâtons qu’il sait être infaillible. L’ame en fait autant, au-moins pour tous les objets sur lesquels l’expérience du toucher a pu répandre ses lumieres, ou immédiatement, ou par comparaison.

3°. On demande, comment on voit un objet simple, quoique son image fasse impression sur les deux yeux, & pourquoi on le voit quelquefois double.

Un objet vû des deux yeux paroît simple, quand chaque image tombe directement sur le point de l’axe visuel, ou sur le pole de chaque œil ; mais il paroît double, toutes les fois que l’image tombe hors de ses points.

4°. Pourquoi voit-on distinctement, quand les objets sont à la distance que comporte la disposition de l’œil ?

Parce qu’alors l’angle optique n’est ni trop grand, ni trop petit. Il ne faut pas qu’il soit si grand que les rayons ne puissent se réunir, & peindre les objets sur la rétine ; mais il faut qu’il soit le plus grand qu’il est possible pour prendre un grand nombre de rayons.

5°. Pourquoi la vûe est-elle foiblement affectée, quand les objets sont dans un grand éloignement ?

Parce que les rayons plus paralleles, exigent une petite force refringente pour s’unir à l’axe optique ; au-lieu que les rayons divergens en requierent une plus considérable, & par conséquent s’écartent facilement, de façon qu’ils arrivent séparément à la rétine.

6°. Pourquoi les objets qui sont trop près, paroissent-ils confus ?

Parce que les rayons réfléchis par ces corps, sont si divergens, qu’ils se rassemblent par de-là la rétine : ils forment plusieurs points, plusieurs traits, mais non ce seul point qui représente, pour ainsi dire, la physionomie des corps. La petitesse de ce point, où les rayons s’unissent comme dans un foyer, dépend de la petitesse des fibres de la rétine. Elle a été soumise au calcul, par Hook, par Porterfields, & Montanarius, &c.

7°. Comment voit-on les objets distinctement ?

Une image est distincte, quand tous les points du cône lumineux qui la forment sont rassemblés dans la même proportion qu’ils ont sur l’objet même sans confusion, ni intervalle entr’eux, sans mêlange de rayons étrangers, & lorsque ce juste assemblage de rayons n’affecte point l’organe, ni trop vivement, ni trop foiblement ; c’est-à-dire qu’une image est distincte, quand tous les points de lumiere & les nuances d’ombre qui la forment, sont placées les uns auprès des autres, comme ils le sont sur l’original même ; ensorte que plusieurs de ses points ou de ces nuances d’ombre ne se réunissent pas en un seul, ou ne laissent pas entr’eux des intervalles qui ne sont pas dans l’original ; & qu’enfin leur impression n’est pas disproportionnée à la sensibilité de l’organe ; car l’un ou l’autre de ces défauts rendroit l’image confuse.

8°. Pourquoi les objets paroissent-ils obscurs, quand on va d’un lieu éclairé dans un lieu sombre ?

C’est que nous trouvant dans un lieu très éclairé, nous resserrons la prunelle, afin que la rétine ne soit pas offensée d’une si grande lumiere qui lui fait de la peine. Or, entrant alors dans un lieu obscur, les rayons de lumiere n’ébranlent presque pas la rétine, & notre ame qui vient d’être accoutumée à de plus fortes impressions ne voit rien dans ce moment.

9°. Pourquoi l’œil trompé, voit-il les objets plus grands dans les brouillards, & pareillement la lune à l’horison beaucoup plus grande que dans le reste du ciel ?

Le brouillard, les vapeurs de l’horison, dit M. le Cat, en couvrant les objets d’une couche vaporeuse, les font paroître plus éloignés qu’ils ne sont ; mais en même tems ils n’en diminuent pas le volume, & par-là, ils sont cause que nous les imaginons plus considérables. Quand on se promene par le brouillard, un homme qu’on rencontre paroît un géant, parce qu’on le voit confusément, & comme très-éloigné, & qu’étant néanmoins fort près, il renvoie une très-grande image dans notre œil : or, l’ame juge qu’un objet très-éloigné qui envoie une grande image dans l’œil est très-grand ; mais ici, on revient bien-tôt de son erreur, & l’on en découvre par-là l’origine, car on est surpris de se trouver en un instant tout près de cet homme qu’on croyoit si éloigné, & alors le géant disparoît.

C’est par le même enchantement que les vapeurs de l’horison nous faisant voir la lune aussi confusément, que si elle étoit une fois plus eloignée ; & ces mêmes vapeurs ne diminuant pas la grandeur de l’image de la lune, mon ame qui n’a point l’idée réelle de la grandeur de cette planete, la juge une fois plus grande ; parce que, quand elle voit un objet à 200 pas sous un angle aussi grand que celui d’un autre objet vu à 100 pas, elle juge l’objet distant de 200 pas une fois plus grand que l’autre, à-moins que la grandeur réelle de cet objet ne lui soit connue.

10°. Pourquoi un charbon ardent, une meche allumée, tournée rapidement en rond, nous fait elle voir un cercle de feu ?

C’est que l’impression de la lumiere sur la rétine subsiste encore un certain tems après son action : or si l’action d’un objet recommence sur un mamelon nerveux avant que sa premiere impression soit éteinte, les impressions seront continues, comme si l’objet n’avoit pas cessé d’agir. C’est par la même raison qu’une corde tendue sur quelque instrument de musique, & que l’on fait trémousser, nous paroît non seulement double, mais encore de la même épaisseur, & de la même figure, que l’espace qu’elle décrit en trémoussant.

11°. Pourquoi voit-on des étincelles sortir de l’œil, lorsqu’on le frotte avec force, qu’on le presse, ou qu’on le frappe ?

La lumiere, dit Musschenbroeck, tombant sur la rétine, émeut les filets nerveux de cette membrane ; lors donc que ces mêmes filets viennent à être comprimés de la même maniere par l’humeur vitrée, ils doivent faire la même impression sur l’ame, qui croira alors appercevoir de la lumiere, quoiqu’il n’y en ait point. Lorsqu’on frotte l’œil, on pousse l’humeur vitrée contre la rétine ; ce qui nous fait alors voir des étincelles. Si donc les filets nerveux reçoivent la même impression que produisoient auparavant quelques rayons colorés, notre ame devra revoir les mêmes couleurs. La même chose arrive aussi lorsque nous pressons l’angle de l’œil dans l’obscurité, en sorte qu’il s’écarte du doigt ; car on verra alors un cercle qui sera orné des mêmes couleurs que nous remarquons à la queue d’un paon ; mais dès qu’on retire le doigt, & que l’œil reste en repos, ces couleurs disparoissent dans l’espace d’une seconde, & ne manquent pas de reparoître de nouveau, aussi-tôt qu’on recommence à presser l’œil avec le doigt.

Semblablement lorsqu’on fait quelque effort, qu’on éternue, par exemple avec violence, on voit des étincelles de feu. Ce phénomene vient de ce que le cours des esprits étant interrompu dans les nerfs optiques, & coulant ensuite par secousses dans la rétine, l’ébranle, & nous fait paroître ces étincelles.

12o. D’où vient la vue claire ?

Elle dépend 1o. de la capacité de la prunelle, & de la mobilité de l’iris ; car plus la prunelle est ample, plus elle peut transmettre de rayons réfléchis de chaque point de l’objet. 2o. Elle dépend de la transparence des trois humeurs de l’œil, pour transmettre les rayons qui tombent sur la cornée. 3o. Elle dépend de la bonne constitution de la rétine & du nerf optique. Il faut aussi que l’objet qu’on regarde soit lumineux ; ce qui arrive sur-tout aux objets blancs ou peints de quelque couleur éclatante, qui réfléchisse & envoye dans l’œil beaucoup de rayons de lumiere.

13o. D’où vient la vue distincte ?

On voit les objets distinctement, 1o. lorsque l’œil étant bien constitué, les rayons réfléchis qui partent d’un seul point de l’objet, viennent se réunir sur la rétine en un seul, après avoir traversé les trois humeurs de l’œil ; c’est pour cette raison, qu’on voit beaucoup plus distinctement les objets qui sont près de nous, que ceux qui en sont éloignés. 2o. Il faut aussi pour voir distinctement, que les objets ne soient ni trop, ni trop peu éclairés ; lorsqu’ils sont trop éclatans, ils nous éblouissent ; & lorsqu’ils ne sont pas assez éclairés, leurs rayons n’agissent pas avec assez de force sur la rétine.

Remarquons en passant que la trop grande quantité de lumiere est peut-être tout ce qu’il y a de plus nuisible à l’œil, & que c’est une des principales causes qui peuvent occasionner la cécité. Voyez le recueil de l’acad. des Sciences, année 1743. Mém. de M. de Buffon.

14o. D’où vient la vue courte, c’est à-dire, celle des gens qui ne voyent bien que de très-près, ou qui ne voyent distinctement que les objets qui sont presque sur leurs yeux ?

La vue courte de ces sortes de gens, qu’on nomme myopes, vient de plusieurs causes ; ou parce qu’ils ont la cornée transparente trop saillante, ou le crystallin trop convexe, & que la réfraction trop forte fait croiser trop tôt les rayons ; ou parce qu’avec une réfraction ordinaire, ils ont le globe de l’œil trop gros, trop distendu, ou l’espace de l’humeur vitrée trop grand ; dans ces deux cas, le point optique se fait en-deçà de la rétine. Ces sortes de gens mettent les yeux presque sur les objets, afin d’alonger le foyer par cette proximité, & faire que le point optique atteigne la rétine. C’est pour cela qu’ils se servent avec succès d’un verre concave qui alonge le croisement des rayons, & le point où l’image est distincte ; comme l’âge diminue l’abondance des liqueurs, & l’embonpoint de l’œil, il corrige souvent le défaut de la myopie.

15o. D’où vient la vue longue, c’est-à-dire, des personnes qui ne voyent clairement que de loin ?

La vue des gens qui ne voyent clairement que de loin, & qu’on nomme presbytes, vient de plusieurs causes ; ou parce qu’ils ont la cornée transparente, ou le crystallin trop peu convexe, ou bien de ce que l’espace de l’humeur vitrée est trop petit.

S’ils ont la cornée ou le crystallin trop peu convexes, la réfraction est foible, le croisement & la réunion des pinceaux optiques se font de loin ; ainsi le cône renversé atteint la rétine, avant que les pinceaux soient réunis, & que l’image soit formée distinctement.

Si la réfraction & le croisement se font à l’ordinaire, mais que l’appartement de l’humeur vitrée soit trop petit, trop court, ou applati, la rétine ne recevra d’image que des objets éloignés qui ont un foyer plus court ; ce défaut se corrige avec la lunette convexe, la loupe, la lentille, qui augmente la réfraction, & rend le croisement des rayons plus court ; l’âge ne corrige pas ce défaut, il l’augmente au contraire, parce que les parties de l’œil se dessechent.

16o. D’où vient que les vieillards voyent de loin, & cessent de voir distinctement de près ?

Nous venons d’en rendre la raison ; cependant cette vue longue des vieillards, ne procede pas seulement de la diminution ou de l’applatissement des humeurs de l’œil ; mais elle dépend aussi d’un changement de position entre les parties de l’œil, comme entre la cornée & le crystallin, ou bien entre l’humeur vitrée & la rétine ; ce qu’on peut entendre aisément, en supposant que la cornée devienne plus solide à mesure qu’on avance en âge ; car alors elle ne pourra pas prêter aussi facilement, ni prendre la plus grande convexité qui est nécessaire pour voir les objets qui sont près, & elle se sera un peu applatie en se desséchant avec l’âge, ce qui suffit seul pour qu’on puisse voir de plus loin les objets éloignés.

Il faut donc, comme nous l’avons déjà dit, distinguer dans la vision la vue claire & la vue distincte. On voit clairement un objet toutes les fois qu’il est assez éclairé pour qu’on puisse le reconnoître en général ; on ne voit distinctement, que lorsqu’on approche d’assez près pour en distinguer toutes les parties. Les vieillards ont la vue claire, & non distincte ; ils apperçoivent de loin les objets assez éclairés, ou assez gros pour tracer dans l’œil une image d’une certaine étendue ; ils ne peuvent au contraire distinguer les petits objets, comme les caracteres d’un livre, à-moins que l’image n’en soit augmentée par le moyen d’un verre qui grossit.

Il résulte de-là, qu’un bon œil est celui qui ajoute à sa bonne conformation, l’avantage de voir distinctement à toutes les distances, parce qu’il a la puissance de se métamorphoser en œil myope ou alongé, quand il regarde des objets très-proches ; ou en œil presbyte ou applati, quand il considere des objets très-éloignés. Cette puissance qu’a l’œil de s’alonger ou de se raccourcir, réside dans ses muscles, ainsi que dans les fibres ciliaires qui environnent & meuvent le crystallin.

17o. On demande enfin, d’où est-ce que dépend la perfection de la vue ?

Comme nous venons d’indiquer en quoi consistoit un bon œil, nous répondrons plus aisément à cette derniere question.

La perfection de la vue dépend non-seulement de la figure, de la transparence, de la fabrique, & de la vertu des solides qui composent cet admirable organe, mais de la densité & de la transparence de ses humeurs ; en sorte que les rayons qui partent de chaque point visible de l’objet, sans se mêler à aucun autre, se réunissent en un seul point ou foyer distinct, qui n’est ni trop près, ni trop loin de la rétine. Ce n’est pas tout, il faut que ces humeurs & ces solides ayent cette mobilité nécessaire pour rendre les objets clairement & distinctement visibles à diverses distances ; car par-là, grandeur, figure, distance, situation, mouvement, repos, lumieres, couleurs, tout se représente à merveille, Il faut encore que la rétine ait cette situation, cette expansion, cette délicatesse, cette sensibilité ; en un mot, cette proportion de substance médullaire, artérielle, veineuse, lymphatique, sur laquelle les objets se peignent comme dans un tableau. Il faut enfin que le nerf optique soit libre & bien conditionné pour seconder la rétine & propager le long de ses fibres jusqu’au sensorium commune, l’image entiere & parfaite des objets qui y sont dessinés.

A ce détail que j’ai tiré des écrits d’excellens physiciens modernes, & de M. de Buffon en particulier, le lecteur curieux d’approfondir les connoissances que l’Optique, la Dioptrique, & la Catoptrique, nous donnent sur le sens de la vue, doivent étudier les ouvrages de Newton, Gregori, Barrow, Molineux, Brighs, Smith, Hartsoeker, Musschenbroeck, S’gravesande, la Hire, Desaguliers, &c. (Le chevalier de Jaucourt.)

Vue, lésion de la, (Patholog.) la lésion de la vue peut arriver en une infinité de manieres. Mais quelque nombreux que soient les symptomes de cette lésion, on les distingue fort bien en faisant le dénombrement des causes qui affectent les différentes parties de l’organe de la vue ; car premierement les parties qui enferment & retiennent le globe de l’œil, sont pressées, enfoncées, poussées en-dehors, rongées par des tumeurs inflammatoires, par des aposthumes, des skirrhes, des cancers, des exostoses, par la carie des os qui forment l’orbite ; & delà la figure de l’œil, la nature, la circulation des humeurs, l’axe de la vue, la collection des rayons dans le lieu convenable, se dépravent.

Ensuite l’inflammation, la suppuration, l’enflure, la conglutination, la concrétion des paupieres, des grains qui s’y forment, troublent la vue, & cela par plusieurs causes ; mais le plus souvent par la mauvaise affection des glandes sébacées. En effet, les yeux se remplissent d’ordures, commencent à souffrir, à s’irriter, perdent leur vivacité, & finalement leurs humeurs se corrompent.

De plus, les larmes trop abondantes, âcres, épaisses, coulant par gouttes au bord des paupieres, & delà sur les joues, causent en cet endroit des humidités qui troublent la vue, des érosions inflammatoires, des offuscations, des sistules lacrymales ; maux qui arrivent par la trop grande laxité de la glande lacrymale, ou par l’acrimonie & le trop grand mouvement de la matiere des larmes. Peut-être aussi par la mauvaise disposition de la caroncule qui est placée à l’angle de l’œil, ou par la mauvaise & la différente disposition des points lacrymaux, & des tuyaux qui portent les larmes de ces points dans le sac lacrymal ; de plus, par l’éloignement quelconque où ce sac peut être de son état naturel, & par un vice du canal nasal, ou de la membrane qui tapisse intérieurement les narines, par un vice, dis-je, qui empêche la communication de ce canal dans la cavité du nez. Or, les causes dont on vient de donner le détail, viennent elles-mêmes d’un grand hombre d’autres causes.

La vue est encore dépravée, empêchée, détruite, par les différentes maladies de la cornée & de l’albuginée, telles que l’obscurcissement, le défaut de blancheur, l’épaississement, l’œdème, les phlictenes, l’inflammation, les tayes, les cicatrices, la nature cartilagineuse de ces tuniques ; & ces maux viennent ordinairement de plusieurs causes de différente nature.

Quand l’humeur aqueuse vient à manquer, la cornée se ride, l’œil s’éteint ; si elle est trop abondante, elle forme un œil d’éléphant ; croupit-elle faute d’être renouvellée, elle détruit toute la fabrique de l’œil par la putréfaction ; si elle se colore ou s’épaissit comme de la mucosité ou de la pituite, les yeux prennent une couleur étrangere ; des suffusions, des cataractes s’ensuivent : ces choses arrivent le plus souvent entre les parties internes de l’uvée & le crystallin, & leur cause est l’inflammation, la cacochymie, ou l’imprudente application de remedes trop coagulans.

Si l’uvée s’enflamme, il naît une ophthalmie fort douloureuse, & qui devient bientôt très-pernicieuse à la vue ; si elle suppure, on devient aveugle ; si elle devient immobile, & en même tems se resserre, l’héméralopie s’ensuit, genre de maladie qui survient aussi à l’occasion d’une petite cataracte, moins épaisse aux bords qu’au milieu. Mais si l’uvée immobile est en même tems fort ouverte, cela donne lieu à la nyctalopie.

Il arrive encore que l’opacité, l’inflammation, la suppuration l’hydropisie, la corruption, l’atrophie du crystallin, produisent le glaucôme, la cataracte, émoussent la vue, font naître l’aveuglement, l’amblyopie. Mais si ce même corps est lésé par rapport à sa figure, à sa masse, à sa consistance, à sa transparence, il s’ensuivra plusieurs accidens fâcheux à la vue, de différente nature, & souvent surprenans.

La figure trop sphérique de la partie du bulbe qui avance en-dehors, la petitesse même de la pupille, & plusieurs conditions qu’on n’a point encore assez bien examinées, par rapport à la longueur de l’œil, au crystallin même, à sa situation, pourront produire différentes especes de myopies ; comme au contraire, l’œil trop plat ou trop long, ainsi que la différente nature du crystallin, & sa diverse situation, peuvent donner lieu à la presbyopie.

Comme l’humeur vitrée est exposée aux mêmes vices dont on a fait mention, elle pourra souffrir & produire des maux à-peu-près semblables.

Les différens vaisseaux de la membrane appellée rétine, sont aussi sujets à souffrir & à produire divers maux. En effet, l’hydropisie, l’œdème, les phlictènes, l’inflammation, la compression de ces vaisseaux ; de pareils maux qui attaquent le nerf optique même, & les membranes qui l’enveloppent ; de plus une tumeur, un stéatome, un abscès, une hydatide, une pierre, l’inflammation, l’exténuation, l’érosion, la corruption, l’obstruction, affectant le cerveau, en sorte que la communication libre entre le nerf optique & son origine, dans la partie médullaire du cerveau, soit empêchée, ou tout à fait abolie ; toutes ces choses produisent de différentes manieres, des images, des floccons, des étincelles, & l’amaurose ou la goutte sérène.

La paralysie, ou le spasme des muscles moteurs de l’œil, leurs divers tiraillemens qui viennent des os, l’orbite mal affecté, ainsi que les plaies, les ulceres, l’inflammation, la pression, peuvent donner lieu à la rinoptie, au strabisme, à l’œil louche, au regard féroce, & à d’autres maux surprenans.

La choroïde, la tunique de Ruysch, l’uvée, qui sont remplies d’une très-grande quantité de vaisseaux sanguins, étant exposées par-là à l’inflammation & à la suppuration, peuvent produire l’upopie. De plus, selon que les diverses parties de l’œil seront diversement affectées, on sera très-fréquemment sujet à des hallucinations, à des erreurs, à des vues confuses, & à l’aveuglement. Boerrhaave. (D. J.)

Vue, seconde, (Hist. mod.) c’est une propriété extraordinaire que l’on attribue à plusieurs des habitans des îles occidentales de l’Ecosse. Le fait est attesté par un si grand nombre d’auteurs dignes de foi, que malgré le merveilleux de la chose, il paroît difficile de la révoquer en doute ; cependant il n’y faut pas manquer. Le plus moderne des auteurs qui font mention de cette singularité, est M. Martin, auteur de l’histoire naturelle de ces îles, & membre de la société Royale de Londres.

La seconde vue est donc une faculté de voir les choses qui arrivent, ou qui se font en des lieux fort éloignés de celui où elles sont apperçues. Elles se représentent à l’imagination comme si elles étoient devant les yeux, & actuellement visibles.

Ainsi, si un homme est mourant, ou sur le point de mourir, quoique peut-être il n’ait jamais été vu par la personne qui est douée de la seconde vue, son image ne laissera pas de lui apparoître distinctement sous sa forme naturelle, avec son drap mortuaire & tout l’équipage de ses funérailles : après quoi la personne qui a apparu meurt immanquablement.

Le don de la seconde vue n’est point une qualité héréditaire : la personne qui en est douée, ne peut l’exercer à volonté ; elle ne sauroit l’empêcher, ni la communiquer à un autre, mais elle lui vient involontairement, & s’exerce sur elle arbitrairement ; souvent elle y cause un grand trouble & une grande frayeur, particulierement dans les jeunes gens qui ont cette propriété.

Il y a un grand nombre de circonstances qui accompagnent ces visions, par l’observation desquelles on connoît les circonstances particulieres, telles que celles du tems, du lieu, &c. de la mort, de la personne qui a apparu.

La méthode d’en juger & de les interpréter est devenue une espece d’art, qui est très-différent suivant les différentes personnes.

La seconde vue est regardée ici comme une tache, ou comme une chose honteuse ; de sorte que personne n’ose publiquement faire semblant d’en être doué : un grand nombre le cachent & le dissimulent.

Vue, s. f. (Archit.) ce mot se dit de toutes sortes d’ouvertures par lesquelles on reçoit le jour ; les vues d’appui sont les plus ordinaires, elles ont trois piés d’enseuillement, & au-dessous.

Vue ou jour de coutume. C’est dans un mur non mitoyen, une fenêtre dont l’appui doit être à neuf piés d’enseuillement du rez de chaussée, pris au-dedans de l’héritage de celui qui en a besoin, & à sept pour les autres étages, & même à cinq selon l’exhaussement des planchers ; le tout à fer maillé, & verre dormant. Ces sortes de vues sont encore appellées vues hautes, & dans le droit vues mortes.

Vue à tems. Vue dont on jouit par titre pour un tems limité.

Vue de côté. Vue qui est prise dans un mur de face, & qui est distante de deux piés du milieu d’un mur mitoyen en retour, jusque au tableau de la croisée. On la nomme plutôt bée que vue.

Vue de prospect. Vue libre dont on jouit par titre, ou par autorité seigneuriale, jusqu’à une certaine distance & largeur, devant laquelle personne ne peut bâtir, ni même planter aucun arbre.

Vue dérobée. Petite fenêtre pratiquée au-dessus d’une plinthe, ou d’une corniche, ou dans quelque ornement, pour éclairer en abat-jour des entre-sols ou petites pieces, & pour ne point corrompre la décoration d’une façade.

Vue de terre. Espece de soupirail au rez de-chaussée d’une cour, ou même d’un lieu couvert, qui sert à éclairer quelque piece d’un étage souterrein, par le moyen d’une pierre percée, d’une grille, ou d’un treillis de fer. Telle est la vue de la cave de S. Denis de la Chartre à Paris.

Vue droite. Vue qui est directement opposée à l’héritage, maison ou place d’un voisin, & qui ne peut être à hauteur d’appui, s’il n’y a six piés de distance depuis le milieu du mur mitoyen, jusque à la même vue ; mais si elle est sur une ruelle qui n’ait que trois ou quatre piés de large, il n’y a aucune sujetion, parce que c’est un passage public.

Vue enfilée. Fenêtre directement opposée à celle d’un voisin, étant à même hauteur d’appui.

Vue faîtiere. Nom général qu’on donne à tout petit jour, comme une lucarne, ou un œil de bœuf pris vers le faîte d’un comble, ou la pointe d’un pignon.

Vue de servitude. Vue qu’on est obligé de souffrir, en vertu d’un titre qui en donne la jouissance au voisin.

Vue de souffrance. Vue dont on a la jouissance par tolérance ou consentement d’un voisin, sans titre.

Vue désigne encore l’aspect d’un bâtiment ; on l’appelle vue de front, lorsqu’on le regarde du point du milieu ; vue de côté, quand on le voit par le flanc ; & vue d’angle, par l’encoignure.

Vue à-plomb. C’est une inspection perpendiculaire du dessus des combles & terrasses d’un bâtiment, considérés dans leur étendue en raccourci. Quelques architectes l’appellent improprement plan des combles.

Vue d’oiseau. C’est la représentation d’un plan supposé vu en l’air. (D. J.)

Vue ou Veue, (Marine.) être à vue, avoir la vue ; c’est découvrir & avoir connoissance. Voyez encore Non-vue.

Vue par vue, et Cours par cours, (Marine.) cela signifie qu’on regle la navigation par les remarques de l’apparence des terres, comme on le pratiquoit avant la découverte de la boussole.

Vue, s. f. (Commerce de change.) ce mot signifie, en terme de commerce de lettres-de-change, le jour de la présentation d’une lettre à celui sur qui elle est tirée, & qui la doit payer, par celui qui en est le porteur ou qui la doit recevoir. Quand on dit qu’une lettre est payable à vûe, on entend qu’elle doit être payée sur le champ, sans remise, & dans le moment même qu’on la présente à la vûe de celui sur qui elle est tirée, sans avoir besoin ni d’acceptation ni d’autre acte équivalent. Ricard. (D. J.)

Vue, (Chasse.) chasser à vûe, c’est voir la bête en la courant.