L’Enfant d’Austerlitz/12

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Paul Ollendorff (p. 427-432).

XIII

À Monsieur Omer Héricourt,
en l’hôtel de Praxi-Blassans,
faubourg Saint-Honoré,
Paris.


De Madrid, ce 15 d’août 1822.


« Mon cher petit-fils,


« Ne cesse pas de rassurer ta mère sur les causes de mon séjour ici. Mes lettres ne la persuadent point. Explique-lui la vérité que voici. Lors de mon passage à Saumur où j’avais été prendre ma bru, cette autre Éponine, pour la conduire auprès de son Sabinus, mon fils, à Saint-Sébastien, j’ai vu quantité de chevaux refusés par la commission militaire de remonte ; les maquignons du pays semblaient aux abois. En réponse à ma lettre, Edme m’apprit que la cavalerie légère de Castille cherchait à bon comte des poulains de trois ans pour distribuer dans les escadrons, et il pressa mon projet de lier partie entre la remonte espagnole et les éleveurs angevins. Comme notre bourse n’est point garnie à souhait, nous nous occupons de cette entreprise qui semble proche de réussir ; mais il fallait agir auprès du gouvernement constitutionnel, à Madrid. C’est une simple affaire commerciale qui me retient au delà des Pyrénées. Pompée cède le pas à Verrès.

« Au surplus, je puis te dire, à toi seul, que ta mère m’agace à l’excès en répétant vingt fois le jour qu’il sera convenable de rendre les biens nationaux aux prêtres et aux émigrés, que notre château, acheté comme tel, doit revenir justement à la famille de Bellemont, héritière française du nom de Lorraine avec les Habsbourg d’Autriche. Apparemment, ces gens-là font travailler ma pauvre folle de fille par les missionnaires qui embarrassent Nancy de leurs processions et de leurs fanfares, qui vont planter à tout coin de route des calvaires, et qui intriguent pour obtenir le château dans la seule fin d’y installer un couvent, à ce qu’ils disent, mais qui le revendraient, sous bénéfice, à MM. De Bellemont-Lorraine. Ces sortes de spéculations sont ordinaires aux révérends Pères. Je résiste. C’est le seul patrimoine de mes deux Omer, l’enfant d’Austerlitz et l’enfant de Novare. Assez de sang généreux fut répandu par les Lyrisse, soit aux Indes, soit sur les champs de bataille d’Europe, pour consacrer la légitimité de nos achats. Les ducs de Guise, qui bâtirent avec l’argent de leurs butins, n’avaient pas acquis le domaine plus noblement. À vous deux, mes petits-fils, de juger, plus tard, si votre conscience commande ce transfert. Mon père et moi, tant que nous vivrons, et tant que nos testaments seront respectés, ne permettrons pas qu’on aliène le champ de Cincinnatus. Mais à notre âge, il est dur de compter la discorde parmi ses dieux lares ; ma fille devient la chipie la plus acariâtre qu’on puisse ouïr.

« Et puis, je n’ai point de grâces à rendre aux Bourbons, qui m’ont fendu l’oreille, privé de mes commandements, après m’avoir fait courir de camp en camp, cinq ou six années, jusqu’à ce que j’eusse formé leurs jeunes officiers de remonte et les eusse mis en état de remplacer partout le vétéran. Je me moque de M. De Bellemont qui était à Coblentz et qui combattit contre nos légions, sur le Rhin, dans l’armée des tyrans germains, franks et kalmouks. Quand il est revenu dans les fourgons de l’étranger, son Caligula avait reconnu la Charte qui nous assure la libre jouissance des biens et des lois de la Révolution. Si l’on veut y toucher, nous décrocherons encore une fois nos boucliers et nos glaives dans le temple de Janus.

« À ce propos, je te dois des nouvelles de mon fils, puisque tu as promis de ne lui plus écrire. Cela te regarde. Tu es un enfant, à qui l’on en impose avec des promesses. Reste à savoir celles que le chevalier de Saint-Louis et le pair de France pourront tenir d’ici dix ans. Il est vrai qu’à cette heure ils nous exterminent. Ça ne durera pas toujours. Edme se porte à merveille, sauf une estafilade à la main. Il l’a reçue en juillet, dans une algarade à Madrid, sur la place de la Constitution, entre les gardes du corps absolutistes et les « Exaltés », dont nous sommes. La chaleur envenima la plaie ; et elle se guérit mal, pour se rouvrir souvent. Ça ne l’empêche pas d’aller et venir. Le petit Omer pousse à ravir, mais la maman a les fièvres romaines. Auparavant, elle prononçait quatre paroles en douze heures ; maintenant elle ne souffle plus mot.

« Edme, lui, en contumax allègre, attend la peine de mort. Dame nature l’avait aussi condamné à cela dès la naissance, à ce qu’il assure, et la cour d’assises de la Vienne ne lui apprendra rien là-dessus. Il se plaît à vivre dans le seul coin d’Europe où, depuis Novare et le massacre de Chio, la liberté respire encore : car en juillet, la milice de Madrid a mis vertement à la raison la garde royale et Ferdinand VII ; et nous avons aidé à cette besogne. Aussi le roi signe, sans regimber, les motions libérales, ce dont enragent les prélats, trappistes, dominicains, inquisiteurs et autres moines, dignes alliés de la peste qui a sévi durant l’automne de l’an dernier : voici qu’ils trouvent le moyen de faire protéger la retraite de leurs bandes et de « l’Armée de la Foi », que nous rossons, par les troupes françaises qu’entretient, aux Pyrénées, le ministère de la Congrégation, sous allure de cordon sanitaire.

« Je voudrais que tu fusses témoin de la gloire et de l’estime qui environnent ici mon fils, entre tous les anciens soldats de l’empereur exilés de France à la suite des derniers événements. On a horreur de notre moderne Caligula et des monstres qui le servent. Les journaux nous arrivent pour nous apprendre comment coule le sang le plus pur de l’armée. En mai, c’était notre jeune maréchal des logis Sirejean, que nous eûmes bien souvent à notre table, car il était célèbre à Saumur par son appétit et le vernis magnifique de ses bottes. Je l’ai vu commander lui-même le feu, sans cesser de regarder fermement le peloton d’exécution. Mon pauvre ami le capitaine Vallé, de la garde impériale, a eu son tour en juin. Ils lui ont même refusé la mort du soldat, ils l’ont couché sur l’échafaud, après lui avoir fait parcourir à pied le chemin, depuis la prison jusqu’au lieu du supplice. Les journaux rapportent qu’en passant sur le cours de Toulon il s’arrêta devant un liquoriste et demanda un verre d’eau-de-vie qu’il but à la santé de la France et des braves ! Je le reconnais là : cœur d’or dans un corps de fer. Le tyran a fait abattre par ses estafiers la tête du héros. Il ménage le même sort aux amis de ton oncle, les quatre sergents, Bories, Goubin, Raoulx, Pommier. En janvier, Edme déjeunait avec eux à Paris, au Restaurant du Roi Clovis, et, quand le 45e fut déplacé, il dîna fréquemment en leur compagnie dans ses voyages de Saumur à La Rochelle.

« On doit tout te cacher dans les jésuitières. Sais-tu que des agents provocateurs choisis parmi les sous-officiers des chasseurs de l’Allier ont mis à leur tête le colonel Caron aux cris de : « Vive Napoléon II ! » pour le livrer quelques heures plus tard à la police, en l’injuriant d’une façon ignoble ? Outre cela, le maréchal des logis Wœlfeld use du même subterfuge pour s’emparer du général Berton qu’il attire traîtreusement dans une auberge. Et ces bandits qui manquent effrontément à l’honneur militaire reçoivent, au prix de ces trahisons infâmes, l’épaulette d’officier ! Voilà bien des crimes pour assurer une couronne. tantœ molis erat romanam, condere gentem !

Le docteur Caffé avait mis au monde ton cousin Omer. Il est en prison, comme le sont Jaglin et Saugé pour avoir crié à Thouars « Vive la république ! » ce qu’on n’avait pas entendu depuis la Convention. Et leurs têtes branlent sur leurs épaules !…

« Ah ! Mon cher enfant, quels que soient ta conscience et ton devoir, même si tu revêts la soutane du serviteur de la miséricorde divine, pourras-tu condamner, toi aussi, la mémoire de ces grands soldats qui continuent la bataille immortelle de la Révolution contre les crimes de la tyrannie ; et qui la continuent seuls contre l’Europe, les armées des souverains, le sommeil des peuples et la volonté des dieux ? Non, tu ne les condamneras pas, parce que tu apprendras à respecter leurs idées dans la personne d’Edme et dans la mienne. Je n’en veux pas douter.

« Les amis qui nous arrivent en foule de Saumur et de Paris, pour échapper au martyre, nous avisent qu’à Vérone les tyrans complotent d’envoyer ici les armées de Caligula. Il va renforcer le corps d’observation, aux Pyrénées, pour rétablir ensuite le pouvoir absolu à Madrid, comme à Naples et à Turin. Cela seul nous porte, ton oncle et moi, à causer parfois de politique, au café, ou entre nous. À la vérité, nous nous occupons uniquement de vendre des chevaux, et le marché s’échauffe à l’occasion de ces bruits de guerre. Il faut bien y faire attention, en passant, pour le succès de nos commerces. Ne manque donc point de rassurer Virginie, de ton côté. Je lui écris dans le même sens.

« Ton grand-père dévoué.
« GÉNÉRAL LYRISSE. »