L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant II
CHANT II
Le jour dont la naissance est indiquée dans le premier chant tire vers sa fin. Le poëte hésite sur le point de descendre aux Enfers ; mais son guide le rassure, en lui apprenant que Béatrix est descendue du ciel pour l’envoyer à lui. Alors ils s’avancent tous deux vers les souterrains.
Le jour baissait, et les cieux plus sombres invitaient au repos les fils laborieux de la terre : moi seul, j’étais prêt à fournir ma pénible route, et je marchais au spectacle de douleurs que ma bouche fidèle retrace à la mémoire.
Muses, secourez-moi ! Génie, enfant du Ciel, que les chants que tu m’inspires s’ennoblissent de ton auguste origine.
J’avançais, et je disais à mon guide :
Ô poëte ! daignez mesurer mes forces, et voyez si mon courage se soutiendra dans ces précipices. Vous m’avez appris que le fils d’Anchise ne craignit pas d’y descendre, et qu’il se montra vivant au royaume des morts : mais la raison me dit qu’il en était digne, puisque le ciel voulut honorer en lui le héros dont il fut père [1]. Le maître du destin l’avait nommé, avant les temps, pour aïeul de cette Rome à qui la puissance et l’empire furent donnés, parce que sur son trône devaient s’asseoir un jour les pontifes du monde ; et lorsqu’enfin il termina, au séjour des âmes heureuses, ce voyage que votre voix a célébré, il y entendit les présages de ses victoires et la future destinée de Rome. C’est encore dans ces lieux que pénétra l’apôtre des nations [2], pour y raffermir sa foi chancelante. Mais moi, qui suis-je pour marcher sur les traces de Paul et d’Énée ? Qui m’a promis un tel honneur après eux ? Je recule d’effroi avant de me jeter dans ces profondeurs. Antique sage, éclairez et soutenez mes pas incertains.
Je m’arrêtai alors sur le penchant du gouffre, et j’envisageai tout pensif les périls du voyage. J’étais dans l’attitude d’un homme assailli de pensées diverses, dont la volonté flottante détruit toujours les nouveaux conseils qu’elle reproduit sans cesse ; mais l’ombre romaine me ranima par ces paroles :
— Que dis-tu ? Je vois que ton âme s’abandonne elle-même, et tombe irrésolue : semblable au coursier qu’une ombre épouvante, elle éprouve ce trouble qui flétrit l’homme à l’aspect de la gloire périlleuse. Pour dissiper la frayeur qui t’enchaîne, apprends donc ce qui m’amène à toi, et comment le cri de ta misère a pu m’émouvoir. J’étais parmi les ombres qui errent suspendues au bord des Enfers [3], lorsqu’une femme m’apparut et m’appela [4]. Attiré par sa beauté, j’accourus, impatient de connaître ses désirs. Ses yeux brillaient comme les flambeaux du ciel, et sa bouche angélique me fit entendre ces paroles, dont la douce harmonie charma mon oreille : « Ô bon génie, fils de Mantoue, dont la gloire vole encore dans le monde, et y sera la compagne des siècles ! j’ai un ami que la fortune ne m’a point donné ; mais il est perdu dans le grand désert, où il lutte contre l’épouvante et la nuit : s’il s’égare plus longtemps, j’aurai trop tard quitté les Cieux pour venir à son aide. Allez à lui, je vous en conjure, et que le charme de votre voix le ramène de ce labyrinthe de la mort ; sauvez-le, et rendez-moi la paix que j’ai perdue. Je suis Béatrix ; c’est ma bouche qui vous implore. Je viens d’un séjour où mes désirs me rappellent, et d’où m’a fait descendre le pur amour : mais bientôt, rendue aux pieds du Roi de la nature, j’élèverai pour vous ma voix reconnaissante. » Elle se tut, et je répondis : « Ô femme, qui brûlez de ce feu divin, par qui seul la race de l’homme a mérité l’empire de son séjour [5] ! croyez qu’il m’est doux de remplir vos désirs, et ne me priez pas lorsque j’obéis avec joie. Mais daignez m’apprendre, fille de la lumière, pourquoi vous n’avez pas craint d’aborder ces cachots ténébreux, et comment vous avez pu quitter des lieux où le bonheur vous rappelle.
— Puisque votre esprit, me dit-elle, ose interroger ces mystères, je vous répondrai brièvement que je n’ai pas redouté l’approche des Enfers, parce que mon âme ne craint point des maux qui ne sauraient l’atteindre. Je suis telle aujourd’hui, par la faveur de mon Dieu, que vos extrêmes misères n’arrivent plus jusqu’à moi, et que les flammes de l’abîme ne peuvent altérer ma substance. Il est dans les Cieux une femme qui pleure sur l’infortuné que vous allez sauver, et qui fatigue pour lui l’inflexible justice. Elle s’est tournée vers Lucie, et lui a dit : « Ne refuse point ton assistance à celui qui te fut fidèle, et vois son abandon. » Lucie, pur symbole de la charité, s’est émue et s’est avancée vers moi. J’étais avec l’antique Rachel. « Ô Béatrix, m’a-t-elle dit, miroir des perfections de ton Dieu ! pourquoi délaisses-tu celui qui t’a tant aimée, et qui jadis, pour te suivre, quitta les sentiers vulgaires du monde ? N’entends-tu pas ses profonds gémissements ? Ne vois-tu pas que la mort l’environne de son ombre, sur ce fleuve que l’Océan ne connut jamais ? » L’intérêt ou le plaisir n’emportent pas les enfants des hommes avec plus d’ardeur que ces paroles ne m’en ont inspiré. Je suis descendue de ma demeure sainte et j’ai volé vers vous pour implorer le secours de ce langage qui a fait votre gloire et la gloire de votre siècle. »
À ces mots, elle a tourné sur moi ses yeux remplis de larmes, pour redoubler mon zèle ; et moi, suivant son désir, je suis accouru vers toi, et je t’ai dérobé aux fureurs du monstre qui garde l’immortelle colline. Pourquoi donc demeures-tu sans force ? Pourquoi ne relèves-tu pas ce front abattu, puisque tu as dans les Cieux trois âmes heureuses [6] qui t’aiment, et dont ma voix te promet la faveur ?
Tel qu’une fleur dont les froides ombres de la nuit avaient courbé la tête relève au matin sa tige abattue, et se récrée à la chaleur du jour, ainsi mon cœur languissant se ranima, et je répondis avec confiance :
— Bénie soit celle qui a pris pitié de moi, et béni soyez-vous qui n’avez pas rejeté ses larmes ! Vos paroles ont rappelé ma vertu première : me voilà ! vos volontés seront les miennes ; vous êtes mon guide, mon sauveur et mon maître.
Ainsi parlai-je ; et l’ombre étant descendue, je la suivis dans un sentier sauvage et ténébreux.
[1] Ce héros est Romulus. Voilà sans doute un étrange raisonnement !
Énée fut comblé des faveurs du ciel, parce que de lui devait naître le
fondateur de Rome, et que Rome devait un jour appartenir aux papes. Cet
argument ressemble beaucoup à ceux que ces mêmes papes faisaient alors
pour appuyer leurs prétentions ; et cette analogie ferait plus que
justifier le poëte.
[2] Saint Paul a été ravi au troisième ciel.
[3] Dans les limbes.
[4] C’est Béatrix.
[5] Le poète semble désigner ici la charité, qui est une humanité d’un ordre plus relevé, et la première des vertus.
[6] Ces trois femmes, que Dante nous peint comme les médiatrices de l’homme envers Dieu, sont tellement voilées sous l’allégorie, qu’il est difficile de rien affirmer sur elles. On a cru que la première était la miséricorde, qui veut sauver l’homme égaré, et qui tempère par ses larmes les rigueurs de la justice divine. La seconde, que le poëte nomme Lucie, représente la grâce que la miséricorde nous envoie. La troisième est la vraie religion, sous le nom de Béatrix, qui se réveille de l’état de contemplation où elle était auprès de Rachel, et devient active pour sauver un malheureux.
On sait que Rachel et Lia sont l’emblème de la vie contemplative et de la vie active dans l’ancienne loi, comme dans la nouvelle Marie et Marthe, sœurs de Lazare… Michel-Ange, dont le génie avait beaucoup de rapports avec celui de Dante, et qui le lisait sans cesse, a sculpté sur le tombeau de Jules II les deux figures de Rachel et de Lia ; celle-ci tenant un miroir et tressant une couronne de fleurs, et Rachel appuyée sur ses genoux et levant les yeux au ciel, qu’elle contemple. — Le fleuve inconnu où Dante va périr est encore un sujet allégorique. Au reste, les poëtes, les peintres et les sculpteurs devraient être bien sobres sur les allégories ; elles ne produisent ordinairement que des idées froides, à cause de leur obscurité : ce qui exerce trop l’esprit laisse le cœur tranquille.