L’Enfer (trad. Rivarol)/Chant III
CHANT III
Les deux poëtes arrivent à une immense porte ouverte en tous temps. Après avoir lu l’inscription, ils passent dans la première enceinte de l’Enfer, que le fleuve Achéron partage en deux moitiés. Description du premier supplice. — Discours de Caron.
C’EST MOI QUI VIS TOMBER LES LÉGIONS REBELLES ;
C’EST MOI QUI VOIS PASSER LES RACES CRIMINELLES ;
C’EST PAR MOI QU’ON ARRIVE AUX DOULEURS ÉTERNELLES,
LA MAIN QUI FIT LES CIEUX POSA MES FONDEMENTS :
J’AI DE L’HOMME ET DU JOUR PRÉCÉDÉ LA NAISSANCE,
ET JE DURE AU DELÀ DES TEMPS.
ENTRE, QUI QUE TU SOIS, ET LAISSE L’ESPÉRANCE [1].
Je vis ces paroles qu’éclairait un feu sombre, écrites sur une porte,
et je dis :
— Maître, ces paroles sont dures.
— C’est ici, me répondit le sage, qu’il faut laisser toute crainte ; ici doit expirer toute faiblesse : nous voilà dans ces lieux où je t’ai dit que tu verrais les tribus désolées, pour qui il n’est plus de félicité.
Il dit ; et, tournant vers moi son visage assuré, il me prit par la main, et m’introduisit dans ces horreurs secrètes.
Les soupirs, les pleurs et les gémissements qui s’élevaient dans cette nuit sans étoiles formaient un si lugubre murmure, que je ne pus retenir mes larmes. Bientôt la confusion des langues, les horribles imprécations, les accents de la rage et les cris du désespoir, les hurlements perçants et affaiblis, mêlés au choc impétueux des mains, agitèrent tumultueusement cette noire atmosphère, comme les tourbillons de sable emportés par les vents [2].
Éperdu de terreur, je m’écriai :
— Maître, qu’entends-je ! et qui sont ceux qui vivent ainsi travaillés de douleurs ?
— Ce sont, me dit-il, les âmes qui vécurent sans vertus et sans vices : elles sont ici confondues avec cette légion qui garda jadis la neutralité entre les anges de Dieu et les esprits rebelles [3]. Le ciel rejeta ces lâches enfants qui souillaient sa pureté, et l’abîme leur refusa ses profondes retraites, de peur que les coupables ne se glorifiassent d’avoir de tels compagnons de leurs peines.
— Qui peut donc, repris-je, leur arracher ces cris désespérés ?
— Apprends en peu de mots, ajouta mon guide, que ces infortunés n’attendent pas une seconde mort ; et qu’oubliés à jamais dans cette ombre de vie, il n’est point de condition qui ne leur semblât plus douce. La clémence et la justice les dédaignent également ; le monde n’a pas même conservé leurs noms ; taisons-nous sur eux aussi ; mais jette un coup d’œil, et passe.
Je regardai, et je vis un drapeau rapidement emporté dans une course sans repos et sans terme : il était suivi d’une foule si innombrable, que je ne pouvais croire que la mort eût moissonné autant de victimes. Parmi celles que je reconnus, je considérai l’ombre solitaire, qui se refusa lâchement au grand fardeau du Pontificat [4] ; et je compris alors que j’étais au séjour des âmes tièdes, également réprouvées de Dieu et de ses ennemis. Ces malheureux, qui n’ont point su goûter la vie, étaient nus, et toujours assaillis d’insectes et de mouches cruelles. Leurs larmes et le sang qui coulait de leurs blessures allaient abreuver les vers qui fourmillaient à leurs pieds [5].
Portant ensuite mes regards plus avant, j’aperçus un concours de peuples sur les bords d’un grand fleuve [6].
— Apprenez-moi, dis-je à mon guide, quels sont ceux qu’un reste de lueur me fait découvrir, et quel est cet attrait puissant qui les appelle au delà du fleuve.
— Tu le sauras, me répondit-il, quand tu seras à ce triste rivage.
Frappé de crainte et de respect, je marchais en silence ; et voilà qu’un vieillard [7] blanchi par les années venait à nous dans une barque et criait : « Malheur à vous, âmes perdues ! n’espérez plus de voir les cieux : je viens pour vous porter à l’autre rive, dans ces ténèbres, au milieu des glaçons et des brasiers éternels… Et toi qui oses m’aborder, homme vivant, sépare-toi de l’assemblée des morts. Mais, voyant que je ne m’éloignais pas : C’est par une autre voie, me dit-il, c’est sur d’autres bords et dans une autre barque que tu dois passer le fleuve [8]. »
Alors mon guide prit la parole :
— Vieillard, cesse de t’effaroucher, et ne résiste pas : ainsi le veut celui qui peut tout ce qu’il veut.
À ces mots, le nocher des eaux livides apaisa son visage ombragé de barbe et ses yeux qui roulaient des flammes.
Mais ces malheureuses âmes, dans l’abattement et la nudité, entendant les cruelles paroles du vieillard, changèrent de couleur et grincèrent des dents. Elles blasphémaient Dieu et maudissaient les auteurs de leurs jours et la génération de l’homme ; les temps, les lieux et leurs enfants, et les enfants de leurs enfants.
Ensuite elles descendirent tumultueusement, en élevant de grands cris, sur ce fatal rivage où descendra quiconque n’a pas craint le Dieu des vengeances. Le pilote infernal les rassemble d’un coup d’œil, en agitant ses prunelles embrasées, et frappe avec son aviron celles qui se reposent sur les bancs de sa nacelle. Comme on voit le faucon tomber au cri de l’oiseleur, ou les feuilles d’automne se détacher une à une, jusqu’à ce que l’arbre ait rendu sa dépouille à la terre : ainsi les tristes enfants d’Adam tombaient dans la barque, et traversaient l’onde noire ; mais ils ne touchaient pas encore l’autre bord qu’une seconde foule pressait déjà le rivage.
— Mon fils, dit le poëte, tous ceux qui meurent dans la colère de Dieu se rassemblent ici de toutes les régions, et s’empressent d’arriver au delà du fleuve ; car la rigueur de cette justice qui les poursuit donne à leur effroi l’emportement du désir [9]. Une âme juste ne se montra jamais sur ces rives funestes ; aussi tu vois combien le nocher des Enfers s’irrite de t’y voir.
Comme il parlait, ces noires campagnes s’ébranlèrent si fortement, qu’au souvenir seul j’éprouve encore une sueur glacée : des vents s’échappaient de la terre plaintive, et des éclairs sanglants sillonnaient les ombres.
Je tombai alors sans sentiment, comme un homme enchaîné d’un profond sommeil.
NOTES SUR LE TROISIÈME CHANT
[1] On entrevoit, dans cette fameuse inscription, le génie et les défauts de Dante. D’abord le trois fois per me si và établit une harmonie monotone et lugubre, très conforme au sujet, et donne un air plus imposant et plus brusque à cette porte personnifiée qui prend tout à coup la parole. Mais on voit bientôt que le poëte, n’ayant pas gradué ses expressions, n’a pas songé à faire passer le lecteur d’une moindre sensation à une plus forte. Eterno dolore précède mal à propos perduta gente ; ensuite il dit plus mal à propos encore que l’Enfer a été construit par le primo amore, joint à la divina potestate et à la somma sapienza. Jamais l’amour n’a pu concourir à la construction de l’Enfer ; c’était assez de la puissance et de la justice que le poëte vient de nommer ; il paraît qu’il a sacrifié la convenance au plaisir d’exprimer la trinité en deux vers. Enfin, dans le grand trait qui termine l’inscription, peut-être fallait-il laissez l’espérance, et non laissez toute espérance. L’espérance personnifiée en aurait eu plus de vie et de force ; ce que je n’ose pourtant affirmer.
Quoi qu’il en soit, cette inscription est d’une si grande beauté, qu’on ne peut assez l’admirer, d’abord par la place qu’elle occupe, et ensuite par sa forme.
Qu’on songe en effet combien il était difficile de donner une inscription aux Enfers ; et combien, même après avoir eu la sublime idée d’en personnifier la porte et de la faire parler, il était difficile de lui prêter des paroles convenables. Elle dit en peu de mots quand et pourquoi elle fut construite, sa destination actuelle et sa durée future. Par ce vers : La main qui fit les cieux posa mes fondements, elle agrandit encore l’image qu’on se fait du créateur : je le vois d’une main arrondir la voûte des Cieux et creuser les Enfers de l’autre. Il faut admirer ces formes de style : c’est moi qui vis tomber ; c’est moi qui vois passer ; c’est par moi qu’on arrive. Il faut s’arrêter à la belle attitude de cette porte qui voit par une de ses faces la naissance du temps, et l’éternité par l’autre. Il faut enfin se pénétrer de la dernière pensée qui invite l’homme à laisser l’espérance, elle qui ne nous quitte ni à la vie ni à la mort ! On sait comment Milton s’est approprié ce grand trait.
[2] Il règne dans cette tirade une grande beauté d’harmonie initiative ; l’aria senza tempo tinat ressemble beaucoup au loca senta situ de Virgile. À propos de l’aer senza stelle, on peut faire une observation sur ces mystères qu’on appelle caprices de langue, sur ces rapports secrets qui font que les mots s’attirent ou se repoussent entre eux. Le poëte dit un air sans étoiles ce qui n’a point de physionomie : parce que, les idées d’air et d’étoiles ne formant pas une association dans notre esprit, on ne gagne rien à les séparer : le mot air a plus de rapport avec le jour, puisqu’il en réveille d’abord le souvenir. Un ciel sans étoiles, n’aurait point été non plus une expression assez mélancolique, parce que la liaison entre les étoiles et le ciel n’est pas encore assez étroite, et que le seul mot ciel est trop voisin de la sérénité du jour. Enfin une nuit sans étoiles produit de l’effet, parce qu’il existe une telle association entre la nuit et les étoiles qu’on ne peut nommer l’une sans réveiller l’idée des autres, ni les séparer sans donner un contrecoup à l’imagination. La nuit annonce une obscurité que ces mots sans étoiles rendent terrible. (Voyez la note 2 du chant XXI.)
[3] On ne sait où Dante a pris cette histoire des anges neutres qui attendirent l’événement, et voulurent se déclarer pour les heureux.
[4] C’est saint Célestin, cinquième du nom, qui abdiqua la tiare, après neuf mois de siége, s’étant laissé effrayer par Boniface VIII, alors cardinal, qui lui persuada qu’on ne pouvait être pape et faire son salut. Célestin, homme pieux et faible, se retira dans un ermitage, et fonda l’ordre qui porte son nom.
[5] On voit ici le premier supplice que le poëte ait encore décrit : les âmes égoïstes et paresseuses y sont condamnées à une course sans fin et aux piqûres des insectes ; ce qui contraste avec leur goût pour les jouissances personnelles et leur indifférence pour les devoirs de la société. Voltaire peint, d’un seul vers ces esprits : Trop faibles pour servir, trop paresseux pour nuire.
[6] Le fleuve qu’on rencontre au vestibule des Enfers est l’Achéron. On passe après lui le Styx, ensuite le Phlégéton, et enfin le Cocyte ; car le Léthé coule au Purgatoire, où les fautes sont oubliées. C’est ainsi que Dante accommode les idées du paganisme à son Enfer chrétien.
On verra au XIVe Chant une belle allégorie sur ces quatre fleuves. Tout le monde connaît celle que Platon avait imaginée d’après la signification primitive du nom de chacun. Ce philosophe, qui en a tant conté aux Grecs, leur disait que l’âme, ornée des plus belles connaissances, sortait du sein de Dieu, pour venir habiter un corps et commencer son pélerinage. Elle oubliait d’abord, en passant le Léthé, toutes ses idées premières, et le souvenir de sa céleste patrie : bientôt elle trouvait l’Achéron, qui signifie privation de joie ; ensuite le Styx, fleuve de tristesse ; et le Cocyte, plaintes et pleurs ; enfin, le Phlégéton, douleur brûlante et forcenée, dernier degré du désespoir. Ainsi la terre était, selon Platon, le véritable Enfer, où l’âme gémissait dans les angoisses, jusqu’à ce que la mort vînt rompre ses liens, et la rejoindre à la source de son être et de sa félicité.
[7] Le vieillard qui passe les âmes est quelque ange de ténèbres qui trouve ici son Enfer.
[8] On ignore à quel passage le nocher fait allusion ; on voit seulement que les deux poëtes sont transportés au delà du fleuve, et qu’ils s’y trouvent sans savoir comment ils y sont arrivés. Les réprouvés seuls étaient reçus dans la barque de Caron.
[9] Sainte Thérèse dit qu’une âme criminelle, au sortir de son corps, ne trouvant point de lieu qui lui soit plus propre et moins pénible que l’Enfer, s’y précipite comme dans son centre, et dans le seul asile qui lui reste contre la colère de Dieu.