L’Envers de la guerre/I/20

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Texte établi par Ernest Flammarion,  (Tome I : 1914-1916p. 233-240).
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AVRIL 1916


— Le 2. Dimanche, au Bois de Boulogne. Un temps d’été. Une foule de fête. Il y a de petites allées, près des Lacs, où on fait « la queue », comme au théâtre. De Neuilly à Saint-Cloud, pas un coin relativement désert.

— Le 5. Fantaisie : Joffre a été tué à la Marne. Mais on a découvert un vieux gardien de batterie qui lui ressemble et qui tient l’emploi.

— Le Dr W… dit que les généraux étaient des hommes de guerre en temps de paix et des hommes de paix en temps de guerre.

C’est d’ailleurs fréquent que la même personne raille le militaire professionnel et ait foi dans une victoire remportée par ce même militaire.

— On cite parmi les Inventions drôlatiques, celle qui propose de vider le Rhin dans le Danube. Ainsi le passage en serait facilité. Quelqu’un dit : c’est l’ablation du Rhin. Ou : c’est l’opération du Rhin flottant.

— Le 7. Doumer aurait traité en Russie l’affaire des contingents russes en France. La Russie aurait promis une brigade par armée. La première est partie.

— Visite d’Accambray. Il me dit qu’il veut fonder à la Chambre un groupe de Vigilance et d’Information, où on se renseignera mutuellement, groupe qui « ferait la pluie et le beau temps » et qui réunirait tous ceux qui ont voté pour le Comité secret. Il continue de se plaindre de l’hostilité à son égard de la Commission de l’Armée. Il me parle aussi d’une proposition de loi dont il prévoit qu’on lui interdira de lire l’exposé des motifs et qu’il fera alors imprimer. « Comme tout cela sera long », dis-je. Il me répond que la guerre aussi sera longue.

— Il faut inlassablement marquer l’atmosphère de mensonge créée par la Presse, ce ton emphatique, ces exagérations absurdes, ces silences criminels. Il faudrait en citer des exemples. Mais on les retrouvera ; on les confrontera avec la vérité enfin dévoilée.

— On a censuré tout un article d’un chroniqueur, plus poincariste que Poincaré, dans Excelsior. L’article s’appelait, me dit-on, « Préparons la Paix ». Il s’agissait de relever le commerce, l’industrie, les arts et les tarifs douaniers. Thèse orthodoxe. Mais on l’a censuré parce qu’il envisageait la paix. C’est un mot que la censure ne peut pas voir. Cela continue de me confondre. Car si vraiment le souple Briand guette le moment de cette paix, comment peut-il en éloigner l’opinion, au lieu de l’y préparer ?

— Feuilletons : Le fiancé de l’Alsacienne. Cœurs virils. La vermine du monde (les espions allemands).

— Le 9. Le parti national-socialiste s’est réuni. Par 1.900 voix contre 900, grâce à Sembat et Thomas, il a décidé de ne pas aller au Congrès international. « Bonne journée, puisqu’il n’y aura pas d’entente, pas de paix », disent les patriotes orthodoxes. Évidemment, ils sous-entendent que les Alliés sont actuellement vaincus. Comment expliquer cette soif inextinguible de sang, sinon par l’orgueil ?

— Le 10. Le préfet de l’Aube dit qu’à Troyes les hommes revenant du front apportent une mentalité de coloniaux en congé, une soif impatiente de plaisir sans frein. Et cette fièvre gagne toute la ville.

— On veut avancer l’heure, pour mieux adapter la journée de travail à la journée solaire et économiser ainsi du luminaire. La résistance viendrait en particulier des Compagnies d’électricité qui, fournissant moins, gagneraient moins. Il y a aussi le patriote, qui ne veut pas avoir la même heure que l’Europe centrale, l’heure de Berlin !

— Les gens qui vont au cinéma disent que les vues du front sont accueillies par le silence. À propos du cinéma, notons que la moitié de Paris courut voir un film américain, Les Mystères de New-York, qui a duré des mois. À table, on parlait des héros de ces aventures comme de vieilles connaissances.

— Quand on reprit partiellement le village de Vaux, une cuisinière, ayant lu le communiqué, courut à sa patronne : « Madame ! madame, on a repris un morceau de Vaux ! »

— Le 11. Accambray, maintenant, croit à deux ans de guerre. Il paraît que c’est nécessaire pour refaire l’Europe. La victoire doit sortir de l’excès de la souffrance. J’objecte que la France, dont la natalité a baissé de moitié depuis la guerre, est en train de s’anémier. On me répond qu’il faut manger son capital pour ne pas être mangé. Car on ne doute plus que nous étions menacés d’être mangés. Hypnotisé par la frontière, le patriote n’envisage plus les autres maux qui menacent son pays.

— M… du groupe Baudin, Lapauze, etc., vient me voir. Il est partisan de la guerre à outrance, aboutissant à la défaite de l’Allemagne, « sans quoi la planète ne serait plus habitable ». J’observe qu’avant la guerre, il menait une vie agréable, sans oppression. Il répond que nous ne pouvions plus vivre. Il le croit. Cette mentalité, fort répandue, est née d’une sorte de suggestion développée par la Presse. Il faut noter à ce propos l’insensibilité absolue de cette bourgeoisie aux sacrifices humains. Cela n’existe pas. On dirait qu’on se bat sur le papier.

— L’entourage de Briand parle d’une offensive en juillet. Même en cas de victoire, on refuserait la paix offerte à ce moment. Car il paraît que des représailles sont nécessaires.

— Dans son discours aux parlementaires français, Asquith trace des conditions de victoire assez modérées : « Préparer les voies pour un système international assurant des droits égaux à tous les pays civilisés… régler les problèmes internationaux par des négociations conduites sur un pied d’égalité… que le règlement n’en soit pas gêné par la pression d’un gouvernement contrôlé par une caste militaire. » Cette modération irrite la presse de réaction.

— Le 12. Le G.Q.G. se défend du reproche de n’avoir pas fait assez de voies ferrées. Il dit que le Gouvernement lui refusa des wagons. En effet, Ribot n’a pas voulu en commander à l’étranger, afin d’économiser l’or. La censure a interdit la note justificative du G.Q.G.

— Le 14. Maginot et Violette, députés, ont fait repousser, comme trop modéré, le projet sur l’abaissement de la limite d’âge des généraux. Ils ont fait discrètement, mais franchement, le procès du haut commandement. Cela a passé inaperçu. À retenir cette formule de Violette : « Nous sommes dans une alternative tragique. Si nous parlons, nous sommes des traîtres, si nous nous taisons, nous serons peut-être des complices. »

— Quand des officiers allemands s’évadent, La Liberté dit : « Parbleu ! Cela devait arriver. Ils s’étaient plaints insolemment de vivre sous le même toit que leurs hommes. » Et le même numéro de ce journal applaudit « les courageux officiers français qui viennent de brûler la politesse aux Boches ».

— Barthou dit que Briand ne saurait durer, qu’il faut des hommes d’action. Il examine les présidents du Conseil possibles et brusquement : « Qu’est-ce que tu penserais de moi ? », demande-t-il à son interlocuteur. Ce dernier répond qu’il faudrait un homme décidé à changer le haut commandement, que Barthou gouvernant avec les droites, prendrait difficilement cette résolution, qu’il aurait contre lui les socialistes et ceux des radicaux qui suivent Caillaux. Barthou réplique qu’il aura pour lui les deux tiers des socialistes, et que, devant l’énergie de son action — entendait-il par là une rénovation du haut commandement ? — il serait suivi.

— C… essaya de décider le philosophe Bergson à écrire une lettre à Balfour, où il proposerait que les Alliés actuels signassent dès maintenant une alliance pour le temps de paix. Bergson parut séduit.

— Le 16. À un déjeuner offert aux représentants alliés aux Inventions, je dis à Painlevé l’opportunité d’un discours de Briand dans le même sens qu’Asquith. Il s’y rallie chaleureusement.

Le Journal signale une lettre du pape aux juifs d’Amérique, où il dit qu’il est temps pour les hommes de rentrer dans la voie d’amour. Jouerait-il son rôle de messager de paix ?

— Plus tard, en lisant les articles sur les taxations, la vie chère, on s’imaginera de vives et sensibles souffrances populaires. Or, en ce printemps 1916, nul signe extérieur de cette souffrance. L’observation directe, les rapports des commerçants, des domestiques, de tous ceux qui touchent les classes sacrifiées, révèlent une résignation à peine plaintive, un ennui supporté sans révolte. Tous les restaurants, des plus humbles aux plus fastueux, donnent une stupéfiante impression de grasse chère, d’abondance imperturbée, de goinfrerie pantagruélique. Y a-t-il de nombreuses misères cachées ? Rien ne les trahit à l’oreille aux écoutes. Sans doute sont-elles isolées, sans voix et sans lien. Et les allocations apaisent bien des indignations.

— Sur le Quai d’Orsay, avec Bouttieaux, nous rencontrons le capitaine Ménard, un aviateur qui vient de s’évader d’Ingolstadt avec le lieutenant Pinsard. Ils franchirent les fossés du fort en plein jour, afin de voir quand les sentinelles laissaient le champ libre. Pendant 2 minutes 1/2, au rythme de leurs allées et venues, elles avaient le dos tourné. C’est dans cet intervalle qu’ils franchirent le fossé. L’opération rata une fois. Ménard seul passa. Ils s’aidaient d’une échelle de six mètres, faite avec le plancher d’une salle de bains. Ils avaient de fausses clés de toutes les serrures. Tous deux vêtus en trimardeurs, ils voyageaient la nuit, dormaient le jour, dans de petits bois de sapins. Ils avaient 15 jours de vivres sur le dos. Ils se guidaient avec une carte au 1/320.000e et une boussole, en suivant le Danube. Ménard me dit qu’il a lu beaucoup de mes livres à Ingolstadt, où la lecture était la seule distraction.

— Les Allemands annoncent qu’ils ont fait 38.000 prisonniers à Verdun. Une note officielle française nie, disant que le total des tués, prisonniers, disparus, n’atteint pas ce chiffre. Les Allemands offrent de publier les 38.000 noms…

— Le 18. Dîner avec l’inventeur Torrès et l’écrivain Ibañez, tous deux Espagnols. Ibañez, qui a parcouru l’Allemagne et la Turquie, dit que la Turquie n’est pas asservie aux Allemands et qu’elle compte bien s’en débarrasser.

Mme Guillaumet, Mme B… et sa sœur consultent Freya, la plus intelligente des chiromanciennes, qui se fait 300 francs par jour, à 10 francs la séance. Aucune des trois femmes n’a demandé quand finirait la guerre.

— Tristan me cite un tout petit professeur ; exigu, haut de 1 m. 50, qui déclare qu’on chassera les Allemands « d’un coup d’épaule ».

— Certains de ceux qui ont perdu leur fils par la guerre paraissent en éprouver un moindre chagrin que s’ils l’avaient perdu dans la paix. Les patriotes admirent ce stoïcisme ; ils appellent cela « avoir du cran ».

— On envisage encore la rupture de l’Amérique et de l’Allemagne, rupture qui déciderait de l’attitude d’autres neutres : espagnols, scandinaves. Mais personne n’en parle comme d’un gros événement. C’est un des effets de cette torpeur qui atténue même les deuils.

— Chaque jour partent du front 2.000 lettres de soldats qui en ont assez.

— Les patriotes se délectent de cette anecdote sauvage. Une petite fille a son père tué et son oncle qui n’est point au front. Et elle dit : « Oh ! Maman, j’aimerais mieux être à la place de papa qu’à celle de mon oncle. »

— Ma cousine J. B…, d’une extrême dévotion, a eu son fils tué à Douaumont comme observateur en avion. Dans une lettre d’elle, se mêle à son chagrin la pure thèse réactionnaire : « On n’avait rien vu, ni prévu, sans quoi, après 20 mois, nos braves enfants ne seraient pas tués. »

— Ces mêmes bourgeois n’accusent pas l’impéritie des militaires. Et il est curieux de noter à ce propos que la petite phalange qui accusa l’État-Major dans l’affaire Dreyfus ne s’est pas reconstituée pour apporter ce même esprit d’examen dans la guerre, pour juger ces hommes qui n’ont su ni la préparer, ni l’éviter, ni la conduire, ni l’achever.

— Jacques G…, détaché comme inspecteur à la Sûreté Générale, surveille les Indiens à Paris. Il y a des chefs opulents qui s’efforcent de fomenter un soulèvement dans leur pays. On a déjà saisi en France des caisses d’armes destinées aux Indes. On cite une princesse indienne chez qui on a mis comme femme de chambre une indicatrice.

— Bellicoles : Les photographes pour « agrandissements » de soldats tués.

— Titre de feuilleton : La colonne infernale.

— Le 27. Représentation des 30 ans de théâtre, à Ménilmontant. Public de quartier. L’acteur Lucien Guitry dit une poésie où la Prusse est copieusement injuriée, où passent les trois couleurs et la Marseillaise. Le tout est écouté dans un silence mortel. Et Guitry, dans la coulisse, gronde, furieux : « Brutes, salauds, brutes… »

— Aux cinémas du Boulevard, ce n’est qu’au jour chic, le vendredi, le jour de la bourgeoisie, qu’on acclame les généraux et les films patriotiques.