L’Idéal scientifique des mathématiciens/Chapitre I

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Librairie Félix Alcan (p. 29-79).



CHAPITRE PREMIER

LA CONCEPTION HELLÉNIQUE
DES MATHÉMATIQUES[1]

La part qui revient aux peuples de l’Orient dans la formation de la science mathématique a été diversement appréciée par les historiens du xixe siècle. La tradition que nous a léguée l’antiquité n’admettait point que la science grecque eût rien emprunté à ces peuples. Et, jusqu’au milieu du siècle dernier, la critique orientaliste moderne était trop peu avancée dans son œuvre de reconstruction pour pouvoir rien opposer à cette tradition. Lorsque, cependant, l’on commença à mieux connaître la fréquence et l’importance des relations qui existèrent dans tous les domaines entre la Grèce et l’Orient, lorsque l’on put reconstituer quelques-uns des problèmes — déjà très compliqués — que savaient résoudre les mathématiciens de la Chaldée, de l’Égypte, de l’Inde et peut-être de la Chine, on fut tenté de revenir sur l’opinion généralement admise. On s’avisa que, volontairement ou non, les savants grecs avaient fort bien pu exagérer le mérite des inventions qu’ils s’attribuaient[2]. Cette suspicion, à son tour, fut renversée par les progrès ultérieurs de l’histoire. Depuis Paul Tannery notamment, le caractère franchement original de la mathématique grecque ne paraît plus devoir être mis en doute. Ira-t-on pourtant jusqu’à admettre que celle-ci soit pour ainsi dire sortie du néant, et qu’elle ne doive rien aux méthodes de mesure et de calcul qu’enseignaient les arithméticiens et les géomètres orientaux  ? Paul Tannery[3] et Gaston Milhaud[4] n’étaient pas éloignés, il y a quelque vingt ans, de penser ainsi. Mais d’autres critiques, partant du principe que « rien ne sort de rien », contestent cette manière de voir et se refusent à croire au « miracle grec »[5]. M. Léon Brunschvicg[6], d’autre part,  — raisonnant ici en philosophe plutôt qu’en historien —  voudrait réhabiliter l’œuvre des calculateurs égyptiens, à laquelle, dit-il, les créateurs de la mathématique grecque ont refusé le nom de science parce qu’ils liaient l’idée d’arithmétique au réalisme pythagoricien, mais où déjà, pourtant, l’on peut discerner tous les ressorts intellectuels qui caractériseront plus tard la découverte mathématique.

Quelque opinion que l’on ait sur les mérites et l’intérêt de la science orientale[7], on ne pourra point contester, cependant, qu’envisagée du point de vue auquel nous voulons nous placer, l’histoire de la pensée mathématique ne saurait commencer avant l’époque des grandes découvertes helléniques. Les Égyptiens ont connu des faits mathématiques ; ils ont su manier des formules et raisonner sur des figures géométriques ; mais, poursuivant, autant que nous en pouvons juger actuellement, des fins utilitaires et pratiques, ils ne paraissent pas avoir eu une conception distincte de la science théorique, un idéal scientifique. Or peu nous importent les problèmes qui ont suscité, les sources d’où sont sortis, les grands courants de la spéculation mathématique : ces courants ne nous intéressent qu’à partir du moment où ils ont une direction, une orientation systématiques.

Si la question des influences étrangères subies par la science grecque se trouve ainsi — pour le moment — écartée du champ de notre étude, nous rencontrons en revanche certaines difficultés lorsque nous cherchons à retracer la filiation des conceptions mathématiques fondamentales à l’intérieur même du monde hellénique.

Si nous considérons, en effet, la matière de la Mathématique grecque, nous sommes tout d’abord confondus par l’extraordinaire diversité des questions qui y figurent. C’est ainsi qu’à côté des œuvres entièrement achevées des grands arithméticiens et géomètres grecs, nous trouvons, dans le recueil de Diophante le principe d’une théorie des nombres, chez Apollonius l’idée première d’une géométrie analytique, chez Archimède la conception déjà très nette du calcul des infiniment petits, et chez Euclide l’application presque parfaite d’une méthode de présentation de la géométrie qui est devenue l’une des bases essentielles de l’édifice mathématique moderne. Comment donc discerner des caractères communs dans une production aussi variée ?

Étant donné, toutefois, le but que nous nous proposons dans cet ouvrage, nous ne devons pas placer sur la même ligne toutes les acquisitions de la science grecque, ni chercher, non plus, à les classer d’après l’avenir plus ou moins brillant qui leur était réservé. Ce que nous voudrions mettre en lumière, ce sont les idées maîtresses, ce sont les principes intellectuels, qui ont présidé à la naissance de la Mathématique pure. Or, ces principes ne sont évidemment pas aussi diversifiés que les collections de faits positifs dont ils ont provoqué la découverte, et il doit être possible de les grouper autour d’un petit nombre d’idées centrales. C’est ce que nous allons tenter de faire dans le présent chapitre.


I. — La science contemplative.

Nous avons rappelé d’un mot, tout à l’heure, l’opposition fondamentale qui paraît séparer la conception hellénique de la science et le point de vue des peuples orientaux. Les arithméticiens et les géomètres de l’Orient ont été dirigés par des considérations utilitaires, et c’est là, selon Platon, une raison suffisante pour leur refuser le nom d’amis de la science. Pythagore, au contraire « remonta aux principes supérieurs et étudia les problèmes abstraitement et par l’intelligence pure », et c’est pourquoi il fut, d’après Eudème[8], le créateur de la Géométrie (c’est-à-dire des Mathématiques pures), dont il fit un enseignement libéral. Ainsi, le premier trait distinctif de la mathématique grecque serait, d’après ses auteurs, son caractère strictement spéculatif : elle entend raisonner sur des notions pures, sur des essences idéales sans jamais s’abaisser à la considération des objets sensibles.

Quel est le sens de ces assertions, et que faut-il entendre par les mots : « essences mathématiques idéales » ? Une bonne partie de la métaphysique grecque a été construite précisément en vue de l’expliquer. Cependant, il est probable que l’explication n’est venue qu’après coup, et l’on doit, par conséquent, admettre qu’elle n’était pas une condition indispensable du développement de la pensée mathématique hellénique. En fait, le savant grec avait à un tel degré l’intuition instinctive du caractère propre des notions mathématiques que point n’était besoin d’un système métaphysique pour arrêter sa conviction. Il lui a suffi, semble-t-il, d’examiner les techniques arithmétiques et géométriques de l’Orient pour faire, du même coup, deux découvertes : que, d’une part, ces techniques ne sont pas des sciences rationnelles, mais qu’une science, d’autre part, se cache derrière elles. Et il a compris que, même en conservant la manière égyptienne de mesurer et de calculer, on pouvait, sur les mêmes figures, avec les mêmes mots, dire des choses toutes différentes.

Plus précisément, s’il est possible de regarder les expressions numériques et les figures géométriques comme les objets d’une science rigoureuse et purement rationnelle, c’est à la condition de ne voir en elles qu’une forme extérieure et accidentelle ; et, quand nous analysons ces expressions et figures, ce n’est pas en réalité sur elles que portent nos raisonnements mais bien sur les notions idéales, éternelles, dont elles sont la couverture. Voilà ce que doit comprendre tout homme qui a étudie les rudiments de la géométrie. « Aucun de ceux — dit Platon[9] que l’on peut considérer comme le porte-parole des géomètres du ve siècle, — aucun de ceux qui ont la moindre teinture en géométrie, ne nous contestera que le but de cette science n’a absolument aucun rapport avec le langage que tiennent ceux qui la traitent. — Comment cela ? — Leur langage est fort plaisant quoiqu’ils ne puissent s’empêcher d’en user. Ils parlent de quarrer, de prolonger, d’ajouter, et ainsi du reste, comme s’ils opéraient réellement et que toutes leurs démonstrations tendissent à la pratique ; tandis que cette science n’a tout entière d’autre objet que la connaissance. — Cela est vrai. — Conviens encore d’une chose. — De quoi ? — Qu’elle a pour objet la connaissance de ce qui est toujours et non de ce qui naît et périt. — Je n’ai pas de peine à en convenir ; car la Géométrie a pour objet la connaissance de ce qui est toujours. — Par conséquent, elle attire l’âme vers la vérité, elle forme en elle l’esprit philosophique, en l’obligeant à porter en haut ses regards, au lieu de les abaisser, comme on le fait sur les choses d’ici-bas. — Rien n’est plus certain. »

L’Arithmétique, comme la Géométrie, a « la vertu d’élever l’âme en l’obligeant raisonner sur les nombres tels qu’ils sont en eux-mêmes, sans jamais souffrir que ses calculs roulent sur des nombres visibles ou palpables ». Ainsi, la science n’a nullement pour rôle, comme le pourraient croire des ignorants, de servir aux marchands et aux négociants pour les ventes et pour les achats, mais bien de faciliter à l’âme la route qui doit la conduire de la sphère des choses périssables à la contemplation de la vérité[10].


Quels sont exactement les objets qu’étudie la Science ainsi conçue, quels problèmes se pose-t-elle, et de quelle manière résout-elle ces problèmes ?

Il est moins facile qu’on ne pourrait le supposer de répondre d’une manière précise à ces trois questions.

Si les Grecs, en effet, ont étudié avec prédilection le problème philosophique de la connaissance, par contre ils ne nous ont donné nulle part le plan de leur Science, ils ne nous ont légué aucun programme d’ensemble, indiquant la composition de l’édifice mathématique tel qu’ils le comprenaient et tel qu’ils se proposaient de le réaliser. Nous possédons, il est vrai, un bon nombre de leurs traités techniques. Mais ceux-ci ne mettent en évidence que l’un des aspects — et non, peut-être, le plus essentiel — de la conception hellénique de la science. On sait, en effet, que les Platoniciens établissaient une séparation profonde entre le « discours » et l’ « intelligence », entre la science écrite, qui est un exposé didactique de vérités déjà connues, et la conception des vérités scientifiques, produit direct de notre faculté d’intuition s’exerçant sur le monde des notions idéales. — Cherchons cependant à dégager les caractères principaux de l’œuvre mathématique des Hellènes, considérée du point de vue de son objet et antérieurement au discours.

Nous venons de voir que les objets véritables des spéculations arithmétiques et géométriques sont, d’après Platon, les « idées » de nombre (entier) et de figure géométrique. Ce qu’il faut entendre par nombre entier, cela se comprend de soi, malgré l’impossibilité où nous sommes de donner de cette notion une définition logique satisfaisante. Mais le concept de figure géométrique demande, par contre, à être précisé et délimité.

Reconnaissons d’abord, avec Platon, que ce que nous appelons improprement une « figure » est, en réalité, une entité qui n’a nullement besoin, pour exister, d’être effectivement « figurée ». Les triangles sur lesquels raisonne le géomètre ne sont point ceux que nos sens nous font percevoir. Il n’y a pas, en effet, de triangle matériel qui soit rigoureusement un triangle (c’est-à-dire qui n’ait point d’épaisseur, qui soit parfaitement plan, dont les côtés soient vraiment rectilignes, etc.). Ainsi, lors même que nous nous aidons d’une image physique pour démontrer une propriété du triangle, nous ne devons voir dans cette image qu’un secours accessoire, un mode d’expression analogue à celui que nous offrent les signes de l’écriture : le triangle dont nous voulons, en réalité, parler, est celui qui existe dans notre esprit, et non celui qui est dessiné sur le sable ou sur le papyrus.

Mais, si ce n’est pas en le figurant sous une forme concrète, comment parviendrons-nous à objectiver les notions géométriques, à les placer, en quelque façon, devant les yeux de notre esprit, pour en étudier la compréhension exacte et en découvrir les propriétés ? Par quel moyen, d’autre part, nous assurerons-nous que tel être géométrique, dont certains raisonnements nous font entrevoir l’existence possible, existe réellement ?

Il fallait, pour donner des bases solides, à la géométrie, trouver un critère précis permettant de discerner et de circonscrire les notions qu’il est légitime de faire entrer dans cette science. Une autre raison, d’ailleurs, rendait nécessaire l’adoption d’un tel critère. On en avait besoin pour canaliser le flot trop abondant de nos intuitions. En proclamant, en effet, le caractère purement intellectuel de la Science, on se heurtait immédiatement à un écueil : si vraiment le développement de la recherche scientifique n’a d’autres bornes que celles de notre puissance d’invention, la mathématique, alors, au lieu de former un édifice harmonieux et bien ordonné, ne va-t-elle pas se disperser, projeter des pousses en tous sens, et s’égarer dans l’arbitraire ? Il y a là, pour le savant qui réfléchit, une difficulté troublante. Le mathématicien a conçu à l’avance une Science idéale, aux conteurs bien tracés, et voilà qu’à peine au travail il a l’impression que son esprit déborde de tous côtés hors de ces contours. C’est pourquoi les Grecs se sont trouvés conduits à limiter volontairement le champ de leurs explorations mathématiques. Ils l’ont fait d’une manière ingénieuse, sans doute, mais beaucoup trop étroite au gré des géomètres modernes.

Le critère généralement utilisé par les Grecs pour distinguer les notions qui seront admises en géométrie leur fut fournit par la théorie de la construction. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler les grandes lignes de cette théorie, nous trouvons une excellente illustration des principes qui dirigeaient la pensée mathématique de la Grèce.

Qu’est-ce que la construction géométrique ? Il est à peine besoin de faire observer que cette opération n’a rien de commun avec la construction concrète telle que la pratiquaient les arpenteurs de l’Orient. C’est une opération rationnelle, qui doit permettre d’établir et de vérifier l’existence théorique de figures sur lesquelles on raisonne[11]. Pour atteindre ce but, le moyen le plus simple consiste évidemment à construire effectivement la figure, ou plutôt à définir un procédé théorique qui permettrait de la construire si l’on savait parfaitement dessiner.

Nous admettrons comme un fait d’intuition que nous savons, en toutes circonstances, tracer une droite indéfinie dont sont donnés deux points, et une circonférence dont on connaît le centre et un point (ou, si l’on veut, le centre et le rayon). Cela revient à dire, pour parler un langage matériel, que nous savons en tout cas faire usage de la règle et du compas. Partant de là, nous posons en principe que l’existence d’une figure plane sera prouvée (et sera prouvée seulement) si l’on établit qu’il serait possible de construire cette figure en effectuant une série de tracés de droites ou de cercles dont deux points, ou le centre et un point, sont connus. C’est le principe qu’énoncent les traités classiques de géométrie lorsqu’ils enseignent que « l’on réserve le nom de constructions géométriques aux constructions effectuées avec la règle et le compas ».

S’il faut en croire Plutarque[12], cette conception de la « construction » aurait été déjà expressément formulée par Platon, et ce géomètre aurait fait grief à l’école d’Eudoxe d’employer, pour la résolution des problèmes, des instruments et des dispositifs mécaniques autres que la règle et le compas. Quoi qu’il en soit, toutes les constructions planes qui sont spécifiées dans les énoncés des propositions d’Euclide, ou qui interviennent dans la démonstration de ces propositions, sont des constructions s’effectuant « par la droite et le cercle ».

Mais les constructions ainsi définies ne valent que pour la géométrie plane. Quelle seront dans l’espace à trois dimensions les opérations susceptibles de jouer le même rôle fondamental ? Ici apparaît une difficulté : en effet une construction faite dans l’espace à trois dimensions ne peut pas être figurée à l’aide du dessin, représentée par une « figure géométrique » ; sommes-nous alors en droit d’ériger semblable construction en preuve de l’existence de la chose construite ? Cette difficulté explique la répugnance que paraissent avoir eue longtemps les géomètres grecs pour l’étude de la stéréométrie ou géométrie à trois dimensions[13].

Pour sortir d’embarras, le plus simple eût été — puisqu’aussi bien tous les dessins sont des projections — de faire une étude systématique de la projection : on aurait ainsi appris à remplacer une construction stéréométrique quelconque par une construction strictement équivalente effectuée dans le plan.

Mais la méthode des projections n’a été constituée, sous le nom de Géométrie descriptive, qu’au début du xixe siècle. Les géomètres anciens, qui ne disposaient pas de cet instrument, se trouvèrent donc réduits à admettre a priori la légitimité de constructions correspondant dans l’espace aux constructions faites sur le plan avec la règle et le compas : construction d’un plan, construction d’une droite ou d’un cercle de l’espace, et aussi construction des corps ronds, cylindre, cône, sphère[14], qui sont engendrés respectivement par la révolution d’un rectangle, d’un triangle, d’un cercle, autour d’un axe rectiligne.

Observons ici que, du même coup, la géométrie plane se trouvait indirectement enrichie d’un chapitre nouveau. En effet, en coupant par un plan la surface d’un cône ou cylindre, nous pouvons obtenir une série de courbes planes remarquables — les sections coniques — qu’il ne nous aurait pas été possible de construire par la droite et le cercle si nous étions restés dans le plan.

Ainsi se trouvait ouvert aux géomètres, un vaste champ d’investigations, comprenant probablement les régions de la science qui offrent la plus riche moisson de beaux théorèmes, mais dont les frontières, assurément, étaient extrêmement artificielles. Ne peut-on concevoir, en effet, de nombreuses courbes géométriques planes, autres que le cercle et les sections coniques, qui ne sont pas moins susceptibles d’être l’objet d’une étude spéculative rigoureuse ? Les géomètres grecs eux-mêmes connaissaient bien plusieurs de ces courbes, auxquelles ils avaient été conduits par la recherche des lieux géométriques[15].

On sait que l’on appelle « lieu géométrique » l’ensemble des points du plan ou de l’espace qui jouissent d’une propriété commune. En géométrie plane, le lieu géométrique peut être une droite, un cercle ou une section conique, mais ce peut-être aussi une autre courbe, qui se trouve alors définie par la propriété même dont jouit l’ensemble de ses points. C’est ainsi qu’au ve ou ive siècle av. J.-C., Hippias définit la courbe appelée quadratrice. Au iiie ou iie siècle, Nicomède définit la conchoïde et Dioclès la cissoïde. L’allure générale de ces courbes était facile à déterminer ; mais pouvait-on, cependant, regarder leur définition comme complète ? Pouvaient-elles légitimement prendre place dans la Géométrie ? Comme s’ils craignaient de porter atteinte à la pureté de cette dernière, les Grecs hésitent à ouvrir aux courbes nouvelles la porte du sanctuaire, et ils préfèrent les placer en marge de la Science. Ces courbes seront pour eux, d’ordinaires des τόποι γραμμικοὶ, ou lieux mécaniques, (littéralement : lieux définis par un dessin ou tracé mécanique)[16], et non des courbes géométriques.

C’est ici qu’apparaît clairement l’insuffisance et la fragilité du point de vue grec, fragilité qu’a fort bien fait ressortir Descartes dans une page célèbre de sa Géométrie : « Les anciens — dit Descartes[17] — ont fort bien remarqué qu’entre les problèmes de la géométrie, … les uns peuvent être construits en ne traçant que des lignes droites et des cercles ; au lieu que les autres ne le peuvent être qu’on n’y emploie pour le moins quelque section conique ; ni enfin les autres qu’on n’y emploie quelque ligne plus composée. Mais je m’étonne de ce qu’ils n’ont pas, outre cela, distingué divers degrés entre ces lignes plus composées, et je ne saurais comprendre pourquoi ils les ont nommées mécaniques plutôt que géométriques. Car, de dire que ç’ait été à cause qu’il est besoin de se servir de quelque machine pour les décrire, il faudrait rejeter par même raison les cercles et les lignes droites, vu qu’on ne les décrit sur le papier qu’avec un compas et une règle, qu’on peut aussi nommer des machines. Ce n’est pas non plus à cause que les instruments qui servent à les tracer, étant plus compliqués que la règle et le compas, ne peuvent être si justes : car il faudrait pour cette raison les rejeter des mécaniques, où la justesse des ouvrages qui sortent de la main est désirée, plutôt que de la Géométrie, où c’est seulement la justesse du raisonnement qu’on recherche, et qui peut sans doute être aussi parfaite touchant ces lignes que touchant les autres. Je ne dirai pas aussi que ce soit à cause qu’ils n’ont pas voulu augmenter le nombre de leurs demandes, et qu’ils se sont contentés qu’on leur accordât qu’ils pussent joindre deux points donnés par une ligne droite et décrire un cercle, d’un centre donné, qui passât par un point donné : car ils n’ont point fait de scrupule de supposer, outre cela, pour traiter des sections coniques, qu’on pût couper tout cône donné par un plan donné. Et il n’est point besoin de rien supposer, pour tracer toutes les lignes courbes que je prétends ici introduire, sinon que deux ou plusieurs lignes puissent être mues l’une par l’autre, et que leurs intersections en marquent d’autres… »

Cependant Descartes lui-même n’a pas su tirer toutes les conséquences des remarques qu’il formulait. Il s’est arrêté en chemin : car, s’il introduit dans la Géométrie la conchoïde et la cissoïde, il continue par contre à en exclure la spirale et la quadratrice, et ne s’élève pas à la notion générale de courbe telle que la conçoit la science moderne.


Nous nous sommes étendus un peu longuement sur la théorie de la construction. C’est qu’en effet, ramenée à son origine historique, cette théorie se trouve être particulièrement instructive. Elle nous montre très nettement comment, dès son point de départ, — lorsqu’il opère le triage des éléments sur lesquels il fera porter ses spéculations, — le géomètre grec s’impose à lui-même une limitation qui ne peut être justifiée par aucune raison sérieuse sinon par le désir d’obtenir une science simple et bien ordonnée. Nous allons voir se préciser ce caractère arbitraire de la Mathématique grecque si, laissant désormais de côté les notions élémentaires (matière des raisonnements du savant), nous examinons la nature des problèmes que celui-ci s’attache à résoudre.

Étant entendu que l’arithméticien doit spéculer sur les nombres entiers, et le géomètre sur les droites, les cercles et les autres lignes et corps reçus en géométrie, quelles sont, parmi toutes les questions auxquelles peuvent donner lieu ces objets, parmi toutes les combinaisons que l’on en peut former, celles qui ont attiré spécialement la curiosité du savant grec et qu’il a choisi d’étudier ?

C’est ici, surtout, que nous nous trouvons manquer de bases positives d’appréciation et que nous sommes obligés de deviner ce qui ne nous a pas été expressément indiqué. Sans doute, il est facile d’ouvrir les traités grecs que nous possédons et de dresser la liste des théorèmes qui y sont exposés. Mais, parmi ces théorèmes, il en est évidemment un grand nombre qui n’ont été recueillis qu’à titre d’intermédiaires, en vue de faciliter la démonstration de théorèmes plus importants ; d’autres, probablement, ont été rencontrés par hasard, sans qu’on les cherchât, et ne jouent dans la Science que le rôle de hors-d’œuvre ; enfin beaucoup de théorèmes doivent leur origine à l’émulation, aux rivalités des géomètres, qui cherchent à s’étonner les uns les autres et à faire valoir leur savoir-faire. À quelles conclusions pourrait nous conduire, dans ces conditions, la simple énumération des matières contenues dans quelques traités ? La question que nous nous posons est d’un tout autre ordre : nous voudrions savoir, non pas, généralement, quels problèmes ont été résolus par les Grecs, mais quels sont ceux dont la résolution devait leur sembler spécialement désirable et qui marquent le but de leurs efforts.

La question ainsi formulée serait assez embarrassante si on voulait la traiter en détail en dressant explicitement une liste de problèmes fondamentaux. Mais, considérée d’un point de vue d’ensemble, elle ne paraît comporter qu’une seule réponse : les Grecs ont recherché et cultivé en Mathématiques ce qui est simple, ce qui est beau, ce qui est harmonieux[18].

Il convient, toutefois, de préciser le sens que nous attachons ici à ces mots.

C’est aujourd’hui presqu’un lieu commun de comparer aux jouissances artistiques les satisfactions, les enthousiasmes, que procure si souvent à ses adeptes la science mathématique désintéressée. Il s’en faut cependant que tous ceux qui nous parlent du caractère esthétique des Mathématiques attachent le même sens à cette expression. Pour beaucoup de savants modernes, ainsi que nous le verrons plus loin, ce qui, dans les théories mathématiques, doit surtout exciter l’admiration, c’est l’élégance de la démonstration, c’est l’imprévu de certaines méthodes, ce sont les heureux concours de circonstance qui permettent de ramener à des termes relativement simples tels problèmes en apparence inextricables. Voilà, dit-on souvent, un « beau travail mathématique », indiquant par là qu’autant ou plus que la valeur intrinsèque des questions étudiées, on entend louer l’ingéniosité et la brillante victoire de l’auteur. Tout autre, évidemment, est l’esthétique mathématique des Grecs ; car la beauté, pour le penseur grec, ne peut résider que dans les idées et non dans ce que l’homme ajoute aux idées ; selon lui, une belle propriété d’un nombre ou d’une figure ne devra son mérite qu’à elle-même et non aux circonstances, souvent remarquables, dans lesquelles elle se révèle à nous, ou à l’intérêt de la poursuite qui permet d’en prendre possession.

« Dix — déclarait Speusippe[19]dix est parfait, et c’est à juste titre, et conformément à la nature que les Hellènes se sont, sans préméditation aucune, rencontrés avec tous les hommes de tous les pays pour compter suivant ce nombre ; aussi possède-t-il plusieurs propriétés qui conviennent à une telle perfection[20]. » — La perfection serait donc, d’après les Grecs, une qualité intrinsèque des idées, que l’on peut reconnaître à l’abondance des propriétés qui en découlent. S’il en est ainsi, il sera évidemment naturel de faire des propriétés des idées mathématiques les plus parfaites l’objet ultime de nos spéculations.

Plus encore que les nombres isolés tels que dix, certains groupements de nombres présentent un grand caractère de beauté. Il y a, dans le monde des nombres, comme dans celui des sons, certaines harmonies, certains accords qui s’imposent à notre attention : tels sont les rapports de proportionnalité, les différentes sortes de médiétés[21], les relations existant entre certains nombres et leurs diviseurs (relations qui conduisent à la définition des nombres parfaits)[22], l’affinité des nombres amis[23].

Si l’on rapproche d’autre part le monde des nombres arithmétiques de celui des figures géométriques on voit se manifester entre les deux mondes d’intimes et bien remarquables correspondances. Représentant les nombres, à la manière pythagoricienne, par des files de points, on constate, par exemple, que la somme de n nombres consécutifs commençant par 1 est un triangle, que la somme de n nombres impairs consécutifs commençant par 1 est un carré, que la somme des n premiers termes d’une progression arithmétique de raison 3, commençant par 1, est un pentagone ; et ainsi de suite. L’Arithmétique et la Géométrie — ainsi que d’ailleurs la Musique et l’Astronomie — s’entrelacent merveilleusement ; et, en se proposant comme but l’étude de leurs relations, le savant est sûr d’être sur la piste de précieuses découvertes. La foi robuste qu’avaient les géomètres pythagoriciens dans l’harmonieuse unité de la science — signe certain de sa perfection — ne saurait être mieux prouvée que par la stupeur où ils étaient plongés lorsque cette unité se trouvait remise en question. Ainsi la constatation de l’existence de longueurs incommensurables dans les figures les plus simples leur révéla une discordance insoupçonnée entre les notions de nombre et de grandeur géométrique. Or, s’il faut en croire un scholie ancien[24], une légende symbolique rapportait que l’auteur de la théorie des incommensurables fut englouti dans un naufrage. C’est ainsi que le ciel punit celui qui avait « exprimé l’inexprimable, représenté l’infigurable, dévoilé ce qui eût dû rester toujours caché. »

La préoccupation esthétique pourrait, croyons-nous, être retrouvée derrière toutes les découvertes de la science grecque ; mais elle s’est manifestée d’une manière, particulièrement sensible dans le domaine de la géométrie qualitative pure, géométrie qui étudie la forme des figures indépendamment de toute considération de grandeur ou de nombre ; et c’est là que nous apercevrons le mieux l’influence restrictive et limitative que cette préoccupation devait nécessairement exercer dans le développement de la science.

Entre les différents types de figures auxquels peuvent donner naissance les lignes ou corps géométriques élémentaires, les Grecs établissent une hiérarchie, certains types de figures étant regardés par eux comme plus beaux que d’autres. De là résulte une hiérarchie correspondante des différentes parties de la Géométrie, car l’étude d’un type de figure est d’autant plus désirable que ce type est plus relevé. C’est ainsi que les Platoniciens sont amenés à placer au faîte de la Géométrie, comme étant le couronnement de cette science et le but vers lequel doivent converger nos recherches, une théorie qui nous paraît aujourd’hui extrêmement spéciale et qui, en tout cas, ne pouvait conduire qu’à une impasse : la théorie des polyèdres réguliers.

Dans un passage bien connu du Timée, en un langage obscur et énigmatique, Platon a proclamé l’éclatante beauté de ces corps et prétendu expliquer par eux la genèse de l’univers. Dieu, dit Platon[25], lorsqu’il tira les choses de l’agitation et du pêle-mêle où elles étaient, leur donna la plus grande perfection possible. Il composa donc les éléments, feu, terre, eau, air, au moyen des quatre corps géométriques les plus parfaits : tétraèdre régulier, octaèdre régulier, icosaèdre régulier, cube[26]. « Il nous faut exposer — poursuit-il, comment sont nés ces quatre beaux corps, comment ils diffèrent entre eux, et peuvent, en se dissolvant, s’engendrer réciproquement. Et alors nous n’accorderons à personne qu’on puisse jamais voir des corps plus beaux que ceux-là, dont chacun appartienne à un genre à part. Il me faut donc mettre tous mes soins à constituer harmonieusement ces quatre genres de corps excellents en beauté[27] ».

Sans doute ne faut-il pas prendre à la lettre la cosmogonie du Timée ; mais le choix même des images dont se sert ici Platon nous permet de nous rendre compte de la direction qu’il voulait imprimer à la spéculation géométrique.

Étant admis que le but de l’activité mathématique est l’étude des nombres et des figures, ou des groupes de nombres et de figures, dont la beauté est reconnue ou pressentie, étant entendu que, pour produire une œuvre de mérite, le mathématicien doit toujours rechercher ce qui lui paraît simple et harmonieux, on devine facilement dans quel esprit et d’après quels principes ce savant accomplira son travail de recherche.

Le géomètre grec, en règle générale, ne vise pas à la difficulté. Il n’entre pas dans son dessein de se tourmenter l’esprit, d’user de ruses et de détours pour parvenir à la connaissance de faits peu accessibles, dont la complication même est un signe d’impureté. La découverte, telle qu’il la conçoit, doit s’accomplir sans effort. Non pas, bien entendu, que le savant grec se croie maître de sa spéculation et considère le moins du monde les Mathématiques comme une création de son esprit. Mais il résulte de ses conceptions que seules méritent d’être étudiées les propriétés des nombres et des figures qui se révèlent à nous facilement.

C’est donc très justement que l’intuition, par laquelle nous atteignons les vérités mathématiques, est souvent comparée à une vision de l’intelligence. Pour découvrir les assemblages d’idées qui doivent faire l’objet de notre science, il suffit à notre esprit de regarder. Si nous n’apercevons pas du premier coup tous les caractères et toutes les propriétés de ces assemblages, c’est parce que nous ne sommes pas habitués à contempler directement des idées. Nous sommes semblables à un homme que l’on extrairait brusquement d’un antre souterrain où il aurait été longtemps retenu captif ; « la lumière lui blessera les yeux, et l’éblouissement qu’elle lui causera l’empêchera de discerner les objets »[28]. Et, s’il nous arrive parfois de commettre des erreurs, c’est parce que, n’ayant pas suffisamment exercé notre faculté d’intuition, nous avons notre vision obscurcie par certains préjugés. Ainsi l’esclave ignorant que Platon met en scène dans le Ménon[29] n’avait qu’à regarder en lui-même pour trouver la solution du problème que lui posait Socrate (construire un carré double du carré dont le côté a pour longueur deux pieds) ; mais il commence par se tromper parce qu’allant trop vite, et n’ayant pas l’habitude de réfléchir, il s’imagine « savoir ce qu’il ne sait pas et répond avec confiance comme s’il le savait ». Cependant, guidé discrètement par Socrate, ce même esclave arrive peu à peu, sans effort, sans heurt, sans à-coup, à résoudre correctement le problème posé.

Nous rapportons ici le témoignage de Platon sans en tirer aucune conclusion métaphysique. Nous n’avons pas à exposer la théorie de la réminiscence, ni à examiner en quel sens il est permis de dire que les idées mathématiques préexistent dans notre âme à l’action de l’intelligence. Nous cherchons uniquement à définir l’attitude scientifique du géomètre du ve siècle et sa conception de la découverte. Et il nous apparaît que cette conception peut se résumer dans la conclusion suivante : le savant ne crée pas le fait ; il n’a pas, par contre, à se faire violence pour le conquérir ; il se borne à le constater et à l’enregistrer.

Platon a souvent comparé à une chasse la recherche des idées, et la recherche mathématique en particulier. La comparaison est, en effet, fort juste, à condition toutefois que l’on précise bien quel est le genre de chasse dont on veut parler. C’est ce que Platon fait voir dans le Théétète[30]. Il y a, dit-il, deux sortes de chasse. Supposons que nous soyons propriétaires d’un colombier. Pour tirer parti de ce colombier, il faudra d’abord le garnir ; et ceci exige une première chasse. Après quoi on pourra dire que nous possédons des colombes, mais non pas que nous les avons ; car si, à un moment quelconque, nous voulons disposer de ces oiseaux, il faudra nous livrer à une deuxième chasse qui consiste à mettre la main sur les colombes déjà présentes dans le colombier. C’est à ce dernier genre de chasse — le plus fructueux et le moins pénible — que la poursuite des vérités mathématiques serait surtout comparable d’après Platon. Un oiselier qui capture dans une volière des oiseaux aux brillantes couleurs, voilà sous quelle image nous devons nous représenter le mathématicien idéal.


II. — Les différents aspects de la Mathématique grecque.

Nous avons, dans les pages qui précèdent, tenté de définir les caractères fondamentaux de la science hellénique en déterminant l’objet que poursuit cette science. Ce sont les conceptions qui orientent l’invention des notions et théorèmes que nous avons cherché à mettre en lumière et dont nous avons trouvé une expression particulièrement saisissante dans certaines formules platoniciennes. Avions-nous le droit, cependant, d’isoler ainsi une face de la Science et d’en négliger les autres côtés, — le côté logique, en particulier ? Les Grecs, comme chacun sait, ont poussé très loin l’étude du raisonnement déductif. Ce sont eux qui ont enseigné au monde le mécanisme de la démonstration mathématique. Et le principal mérite du traité d’Euclide, — qui est de tous les ouvrages mathématiques grecs celui qui a exercé l’influence la plus durable, — consiste à présenter la géométrie sous la forme d’un système dialectique rigoureux, où l’enchaînement des propositions est réalisé d’une manière impeccable. Ne sont-ce point là des faits dont il faut tenir compte, et, en les reléguant momentanément dans l’ombre, n’avons-nous point défini d’une manière trop étroite l’idéal de la science grecque ? Ou, plutôt, cet idéal est-il bien unique ? À côté de la tendance qu’ont eue certains grands géomètres à faire dépendre la valeur de la science de la perfection de son objet, et à s’effacer devant celui-ci, ne peut-on pas discerner également, en Grèce, une tendance opposée, qui portait les savants à estimer surtout, dans la science, les qualités de l’appareil démonstratif ?

Il n’est certes pas niable que le goût de la logique et de la dialectique ne soit un des traits distinctifs de la race hellénique. Déjà apparent dans les manifestations les plus anciennes de la pensée grecque, il fut fortifié par les sophistes aussi bien que par les géomètres de l’Académie, contemporains ou continuateurs de Platon. Aristote, enfin, fit passer la logique au premier plan des préoccupations des savants de son temps et, en établissant un parallélisme systématique entre l’ordre logique et l’ordre de l’existence, il porta un coup redoutable à la doctrine métaphysique sur laquelle Platon fondait l’opposition de la connaissance contemplative et de la science didactique. Sans doute, Aristote ne fut pas un mathématicien ; mais il y a une incontestable parenté intellectuelle entre la logique du Lycée et la géométrie d’Euclide[31]. C’est une inspiration commune qui se manifeste dans l’une et dans l’autre, et qui donne à l’édifice de la géométrie pure son ossature définitive.

Afin de préciser la discussion qui va suivre, rappelons en quelques mots quels sont les caractères essentiels de cette ossature logique.

Le principe qui détermine le plan de l’édifice est qu’aucun fait mathématique ne doit être admis sans démonstration, à l’exception toutefois d’un petit nombre de données premières, posées a priori et une fois pour toutes au début de la science et servant de fondations à l’édifice tout entier. Les données premières sont, d’une part, les définitions, qui formulent les concepts fondamentaux de la géométrie, et, d’autre part, les hypothèses, parmi lesquelles il y a lieu de distinguer les postulats ou demandes et les axiomes ou notions communes ; les postulats affirment a priori que certaines constructions sont possibles, les axiomes que certaines propriétés essentielles appartiennent aux grandeurs ou aux figures les plus simples.

Partant des données premières, le géomètre cherche à obtenir, par voie de déduction logique, une série de propositions. L’enchaînement de ces propositions est réglé de telle sorte que les vérités nécessaires pour la démonstration de chacune d’elles se trouvent en totalité dans les propositions antérieures. Les propositions, elles-mêmes, seront, d’autre part, distinguées et classées d’après leur nature. Il y a le théorème ou proposition principale, — le lemme, proposition d’importance secondaire destinée à faciliter la démonstration d’un théorème à venir, — le corollaire, proposition exprimant une conséquence directe d’un théorème que l’on vient d’établir.

Comment parviendra-t-on, cependant, à démontrer ces diverses propositions ? On pourrait supposer que cette dernière question, ayant trait à l’invention, n’est plus du ressort de la logique. Ce serait une erreur : car les logiciens grecs ont fixé dans tous leurs détails et minutieusement codifié les méthodes de démonstration qu’il convient d’employer.

Le plus souvent, l’étude d’un nouveau chapitre de la géométrie commencera par donner lieu à un certain nombre de problèmes. Les Grecs ont donc étudié de très près les règles qui régissent les problèmes, ainsi qu’on peut s’en rendre compte en lisant les Éléments d’Euclide. Le problème-type se compose de huit parties[32] : la protase, ou énoncé, indiquant les données du problème, et ce qui est demandé ; l’ecthèse, ou répétition de l’énoncé rapporté à une figure particulière ; l’apagoge, qui transforme le problème proposé en un autre plus simple ; la résolution, qui montre que les données du problème proposé permettent de résoudre le problème plus simple ; la division, ou énoncé des conditions moyennant lesquelles le problème est possible ; la construction, qui complète l’ecthèse en définissant les diverses lignes accessoires qu’il est nécessaires de considérer pour faire la démonstration ; la démonstration proprement dite, qui déduit de la construction la figure demandée ; la conclusion, qui affirme que cette figure satisfait bien aux conditions requises. — D’ailleurs le problème-type comporte un grand nombre de variantes, ou formes particulières de problèmes, auxquelles doivent être appliqués des modes de démonstration différents : analyse pure (poristique ou zététique)[33], synthèse pure, démonstration par l’absurde, etc.

Ainsi enfermée dans un cadre rigide, tenue en laisse dans toutes ses démarches, la science, telle que l’avaient conçue les premiers géomètres grecs, et qui paraissait ne dépendre que du libre jeu de l’intuition, ne va-t-elle pas changer profondément de caractère ? On pourrait le croire à première vue, surtout si l’on envisage la pensée scientifique dans ses rapports avec la philosophie. Il est incontestable, en effet, qu’avec M. Brunschvicg[34], il faut voir dans l’avènement de l’aristotélisme, suivant la chute du platonisme, un changement de front complet et, sous certains rapports, un arrêt de la spéculation philosophique à base scientifique. N’est-il pas alors naturel d’admettre qu’à cette révolution philosophique a pu correspondre une coupure dans l’évolution de la science ? Et n’y a-t-il pas lieu d’établir une distinction radicale entre deux périodes successivement traversées par cette dernière, la période pythagoricienne et platonicienne, la période euclidienne et post-euclidienne ?

Quelque séduisante que soit cette manière de voir, il ne nous paraît pas qu’elle soit justifiée par l’histoire. L’unité de l’œuvre mathématique des Grecs a été, croyons-nous, démontrée par Paul Tannery[35] lorsqu’il a reconnu que presque toutes les voies importantes où s’engagèrent les mathématiciens postérieurs à Aristote leur avaient été ouvertes au temps de Pythagore, de Platon et d’Eudoxe[36]. Et, si l’on excepte quelques auteurs secondaires, comme Diophante — qui sont des calculateurs[37] autant que des théoriciens — on ne voit pas que ces savants, là même où ils ont innové, aient rompu avec les traditions et avec l’idéal de leurs prédécesseurs.

Le traité d’Euclide, on le sait, n’est pour une large part qu’une reproduction ou une adaptation d’ouvrages antérieurs, et le couronnement de ce traité, comme celui de la géométrie platonicienne, est la théorie des polyèdres réguliers, objet du livre XII des Éléments. « Euclide — écrit Proclus[38] — était Platonicien d’opinion ; aussi s’est-il proposé comme but final de ses Éléments la construction des figures appelées platoniciennes ».

Apollonius (iiie siècle), auteur du Traité des coniques, fut à Alexandrie l’élève de l’école euclidienne et, comme tel, héritier, lui aussi, des traditions anciennes[39]. Il fit, d’autre part, de nombreux emprunts à Archimède et trouva des modèles dans les travaux de Ménechme, disciple d’Eudoxe, et dans un traité d’Aristée, aujourd’hui perdu, qui date de la même époque. Son œuvre n’introduit dans la science aucun principe nouveau.

Incomparablement plus grande est l’originalité d’Archimède qui, dans ses recherches sur les hélices spirales, sur la statique et l’hydrostatique, et surtout sur l’évaluation des aires et volumes, a su créer des méthodes si ingénieuses et si délicates que pendant deux mille ans, aucun géomètre ne devait être capable de les développer. Mais comment pourrait-on faire d’Archimède un représentant de l’école « logique », un adversaire de la conception platonicienne de la science ?

S’il faut en croire la tradition, Archimède possédait au plus haut degré ce culte de la beauté mathématique que nous avons cherché à décrire plus haut. « Archimède — écrit Plutarque[40] — regardant la mécanique et, en général, tout ce qui naît du besoin comme des arts ignobles et de vils métiers, ne s’appliqua qu’aux sciences dont la beauté et l’excellence ne sont en rien mêlées avec la nécessité et dans lesquelles la démonstration dispute le prix à la beauté de la matière. Et il ne faut pas rejeter comme incroyable ce qu’on dit de lui, que, sans cesse enchanté par une sirène domestique, qui était sa géométrie, il oubliait de boire et de manger, et négligeait tous les soins de son corps… tant il était transporté hors de lui-même par le plaisir de cette étude et véritablement épris de la fureur des muses ».

Archimède, d’ailleurs, dans des préfaces d’un ton sobre et modeste, se complaît à rattacher ses travaux à ceux des géomètres antérieurs. Sa manière ordinaire, fait observer T. L. Heath[41], consiste à déclarer tout uniment qu’elles sont les découvertes dues à ses prédécesseurs qui lui ont suggéré l’idée d’étendre leurs recherches dans telle ou telle direction. Comme les Platoniciens, il étudie des propriétés qui, dit-il, « appartiennent essentiellement (sont inhérentes) aux figures dont il est question, mais qui n’avaient pas été remarquées par ceux qui ont cultivé la géométrie avant lui »[42].

Archimède distingue nettement de la démonstration logique le contenu objectif des théorèmes, indiquant à plusieurs reprises que ce contenu lui est révélé avant qu’il en ait une connaissance raisonnée. Son idée est manifestement que, pour faire une découverte, on doit partir d’un fait, et chercher ensuite à démontrer ce fait : souvent alors on constatera que le fait est plus évident que l’on ne pensait[43] ; parfois, au contraire, on s’apercevra qu’on était parti d’une hypothèse fausse[44]. Il est vrai qu’Archimède nous a laissé un Traité de la Méthode[45], où contrairement à la conception platonicienne de la découverte intuitive, il oppose nettement l’ordre de l’invention à l’ordre rationnel des vérités mathématiques. Mais ce traité conclut la nécessité de reprendre sous la forme classique ou « géométrique » les résultats obtenus par des procédés indirects[46], ce qui montre que les méthodes introduites par Archimède dans la technique mathématique ne doivent pas, dans sa pensée, modifier le fond de la science. Quelles sont, au surplus, ces méthodes ? On y remarque des traits fort originaux, notamment l’appel fait à des considérations mécaniques pour résoudre des problèmes de mesure géométrique (c’est la principale innovation apportée par le Traité de la méthode[47]). Cependant les procédés les plus féconds parmi ceux qu’emploie Archimède dérivent directement d’un mode de rayonnement qui à son époque était loin d’être nouveau : le calcul par exhaustion ou méthode d’exhaustion. On sait que la méthode d’exhaustion, qui remplaçait pour les Grecs les méthodes modernes du passage à la limite et du développement en série, remonte sans doute aux Pythagoriciens et fut appliquée au ve siècle au problème de la mesure du cercle ; elle fut définitivement constituée par Eudoxe et ses disciples. Or, si ces géomètres, remarquant la puissance et l’élégance de la nouvelle méthode, y attachèrent un grand prix et en étudièrent de très près le mécanisme, ils ne pouvaient y voir cependant qu’un moyen accessoire. Comme la théorie arithmétique des grandeurs irrationnelles, le calcul par exhaustion a servi tout d’abord à donner une base logique à certaines notions intuitives. Archimède en fit en outre — et c’est par là, surtout, qu’il devance son temps et se rapproche des modernes — un instrument de découverte, une méthode d’invention, permettant non seulement de consolider, mais aussi de faire progresser la science. Mais on ne saurait conclure de là qu’il ait voulu modifier le plan, changer l’idéal de cette dernière.

Convenons donc qu’il est impossible de découvrir une solution de continuité[48] dans l’histoire de la pensée mathématique grecque. Seulement il y a, nous l’avons dit, deux moments bien distincts dans l’œuvre scientifique, le moment de la conception, et le moment de la démonstration, et les savants des diverses écoles attachent plus ou moins d’importance à l’un ou à l’autre de ces moments.

Les Pythagoriciens tenaient pour le premier moment. Il n’est pas certain, d’ailleurs, qu’ils aient, dès l’origine, enseigné les Mathématiques sous forme didactique. Primitivement les propriétés des nombres et des figures étaient peut-être regardées par eux comme autant de secrets que les initiés se transmettaient les uns aux autres, plutôt que comme des objets de démonstration.

Platon fait également prédominer le point de vue de l’intuition et il a longuement insisté sur les raisons qui nous empêchent de construire la science par voie de synthèse logique. Une telle construction supposerait en effet que l’on pût décomposer toutes les notions mathématiques en éléments simples. Or on n’y peut pas parvenir, car les notions mathématiques les plus importantes ne sont pas des totaux composés de parties. Il en est de ces notions comme des syllabes, qui n’admettent point comme parties les éléments (les lettres) dont elles sont formées. Les syllabes sont des touts, et qui dit « tout » ne dit point « total » ; c’est pourquoi Socrate[49] nous oblige à convenir que « la syllabe est une et indivisible aussi bien que l’élément », d’où il suit « qu’elle ne sera pas plus susceptible de définition, ni plus connaissable que lui ; car la même cause produira les mêmes effets en eux ». La même conclusion, exactement, s’applique aux notions fondamentales de la géométrie telles que l’idée du triangle : cette idée, n’étant pas un composé, a, tout autant que les notions plus simples (telles que celle de ligne droite), les caractères d’un élément irréductible révélé à notre esprit par une intuition directe. Ainsi, dans le Timée, les triangles sont les éléments initiaux auxquels Platon ramène la construction des polyèdres réguliers, et il ajoute[50] : « Quant aux principes supérieurs, qui sont ceux des triangles, Dieu les connaît, et un petit nombre d’hommes aimés de lui ».

Platon se prononce donc de la façon la plus catégorique contre toute tentative d’absorption des mathématiques par la logique. Et cependant, loin de se désintéresser de cette dernière, il fut au contraire l’un des premiers à systématiser les règles de la démonstration rigoureuse, et c’est lui, s’il faut en croire la tradition[51], qui enseigna le premier le mécanisme de l’ « analyse » et de la « synthèse ». Platon affirme d’ailleurs en termes formels que la science mathématique doit se présenter sous la forme d’une « chaîne ininterrompue de propositions »[52].

À l’inverse de Pythagore et de Platon, les pures logiciens se préoccupent avant tout de l’ossature et de l’appareil didactique de la science. Mais ils ne sont pas nécessairement en désaccord avec ces penseurs sur l’origine des notions mathématiques. L’une des questions le plus fréquemment débattues entre théoriciens de la science était celle de l’importance relative des théorèmes et des problèmes. Les Platoniciens, comme Speusippe[53], Amphinome, Geminus, accordaient le premier rang au théorème, « pensant — dit Proclus[54] — que ce terme convient mieux que celui de problème aux sciences théorétiques et surtout traitant des choses éternelles ; car, pour de telles choses, il n’y a pas de génération, il n’y a donc pas de place pour le problème où il s’agit d’engendrer et de faire quelque chose comme si elle n’était pas auparavant ». D’autres savants, au contraire, comme Carpos le mécanicien, soutiennent les problèmes, faisant remarquer notamment que c’est par eux « que l’on trouve les sujets auxquels se rapportent les propriétés à étudier ». Désaccord profond, en apparence, mais qui tient, comme l’explique Proclus, à la différence des points de vue. Il suffit de distinguer entre la science idéale et la science didactique pour que Géminus et Carpos aient raison tous les deux, « car, si c’est d’après l’ordre que Carpos donne la prééminence aux problèmes, c’est d’après le degré de perfection que Geminus l’accorde aux théorèmes ». — C’est ainsi que les enseignements de l’école intuitioniste et de l’école logique étaient faciles à concilier.

En résumé, l’étude des différents aspects de la mathématique grecque ne nous paraît point infirmer les jugements que nous avons portés plus haut sur les tendances générales de cette science. L’esquisse que nous avons tracée ne doit pas être modifiée. Seulement, cette esquisse ne nous faisait connaître que la science idéale, et elle comporte une contre-partie.

Aussi bien la conception intuitioniste de la science était-elle impuissante à expliquer à elle seule la genèse, et la possibilité même, de notre mathématique. La science intuitive telle que nous la présente Platon ne pourrait être réalisée que par un entendement doué d’une puissance de compréhension infinie. Pour un tel entendement, la science ne se déroulerait pas comme pour nous en une longue suite de théorèmes. Du point de vue de la raison, en effet, il n’est point vrai qu’une proposition en précède ou en justifie une autre ; toutes sont également primitives et évidentes par elles-mêmes. Mais la science humaine, imparfaite par nature, ne peut saisir que l’une après l’autre les propriétés des figures géométriques ; elle est donc obligée d’assigner un ordre à ces propriétés, et de suivre, pour les atteindre, une voie indirecte et sinueuse. C’est pour nous guider dans ces détours difficiles que la méthode euclidienne de démonstration sera d’un secours, non seulement précieux, mais nécessaire. On rapporte, écrit Proclus, que Ptolémée demanda un jour à Euclide s’il n’y avait pas pour la Géométrie de route plus courte que celle des Éléments : il eut cette réponse : « Il n’y a pas en géométrie de chemin fait pour les rois ».

Du point de vue des intuitionistes, sans doute, la méthode logique ne devrait jouer dans la science qu’un rôle auxiliaire. Mais les Grecs ont vite pris goût à cette méthode pour elle-même, et ils en ont fait l’un de leurs objets d’étude préférés. C’est là le fait remarquable qui domine l’histoire de la science hellénique. De la nécessité où est l’homme d’exposer l’une après l’autre les vérités géométriques au lieu de les embrasser toutes d’un même coup d’œil, les géomètres ont tiré le principe d’un système scientifique qui est, en lui-même, l’un des plus beaux monuments de la pensée scientifique.

Ce système a trouvé dans les Éléments d’Euclide son expression la plus complète. Or, pour comprendre exactement la signification de cet ouvrage, il importe de se bien rendre compte du double objet qu’il poursuit.

« Le terme d’Éléments — dit Paul Tannery[55] d’après Proclus — s’applique proprement à ces théorèmes qui, dans toute la géométrie, sont primordiaux et principes de conséquences, qui s’appliquent partout et fournissent les démonstrations de relations en grand nombre. » Ainsi les Éléments d’Euclide jouent à la fois le rôle de fin et le rôle de moyen : fin puisqu’ils sont destinés à faire connaître les théorèmes essentiels — les plus beaux — de la géométrie : moyen[56], parce que les solutions toutes préparées qu’ils nous offrent sont les instruments avec lesquels nous pourrons effectuer la démonstration de nouveaux théorèmes. Souci de la beauté de l’objet et souci de la beauté de la démonstration viennent ici se réunir dans une même œuvre et se prêtent une aide mutuelle.

Tel est le résultat que la géométrie euclidienne s’est proposée d’atteindre. Et sans doute a-t-elle été bien près de réussir puisqu’elle est restée pendant deux mille ans la bible mathématique de l’humanité. Néanmoins son insuffisance finit par être reconnue et les géomètres la délaissèrent pour s’engager dans des voies nouvelles. Quelle fut donc la raison principale de ce déclin ? Il est curieux de constater que c’est la perfection même et l’harmonie interne de cette œuvre qui en ont probablement causé la faiblesse et en ont déterminé la chute.

Il y a certes une grande élégance à vouloir, comme Euclide, satisfaire du même coup deux besoins différents de l’esprit mathématique. Mais quelle preuve avons-nous a priori que ce soit là chose possible ? La géométrie, en tant que fin, est l’héritière de la science pythagoricienne : elle cherche à noter les plus belles propriétés des figures les plus parfaites. Or sont-ce bien ces mêmes propriétés qui rendront le plus de service, en tant que moyens, pour la démonstration ? Il serait fort souhaitable qu’il en fût toujours ainsi. Malheureusement, cette coïncidence ne se produit pas. Et voilà pourquoi l’admirable unité que les Grecs avaient donnée à la science n’a pas pu être sauvegardée par les modernes. Pour passer des données d’un problème à la solution, il faut souvent recourir à des intermédiaires qui ne sont point dignes d’occuper eux-mêmes une place dans l’édifice de la science. Constructions artificielles, inharmonieuses, dépareillées, qui, souvent même, sont choquantes pour la raison et lui paraissent absurdes au premier abord. C’est ainsi qu’à côté de la science contemplative, une technique a dû se développer, dont le but est strictement utilitaire, et qui vise seulement à accroître par tous les moyens possibles la puissance de la démonstration. Or, d’une technique de ce genre, le penseur hellénique ne voulait à aucun prix entendre parler. Il avait, nous l’avons dit, rompu tous les ponts entre la science spéculative et la science appliquée. Cette superbe intransigeance, qui avait tout d’abord favorisé les études théoriques en les préservant de tout contact impur, se trouva en fin de compte être la cause qui en arrêta les progrès. Il convient, croyons-nous, d’insister sur ce point et de revenir, dans ce but, un peu en arrière ; nous nous mettrons ainsi en mesure d’expliquer en quoi les modernes se sont principalement séparés de la tradition grecque et quelles furent les conséquences de leurs innovations.


III. — L’étude mathématique des grandeurs.

Tous, certes, ou presque tous, nous pensons aujourd’hui comme les Grecs que la science théorique est affaire de spéculation pure et qu’elle doit être cultivée pour elle-même, indépendamment de toute considération concrète ou utilitaire. Mais, les plus grands savants modernes estiment, d’autre part[57], qu’une fois parvenue à son terme la théorie doit pouvoir donner lieu à des applications pratiques et se justifier ainsi elle-même — après coup — en prouvant qu’elle n’est pas un vain jeu de notre esprit. Au contraire, il semble que les Grecs se soient complu à dresser une barrière infranchissable entre la science proprement dite, ou spéculative[58], et les mathématiques appliquées, comprenant l’art du calcul, ou logistique, et l’art des mesures géométriques, ou géodésie.

La logistique — dit un scholie ancien — n’a aucun rapport avec l’arithmétique parce qu’à l’inverse de celle-ci, elle traite des dénombrables et nom des nombres. « Elle[59] ne considère pas ce qui est réellement le nombre, mais suppose ce qui est un comme unité et ce qui est dénombrable comme nombre… Elle examine donc, d’une part, ce qu’Archimède a appelé le problème des bœufs, de l’autre, les nombres mélites et phialites, les uns sur des fioles, les autres sur des troupeaux (ou pommes)… » La logistique est ainsi l’héritière directe de la technique arithmétique de l’Égyptien Ahmes (auteur du plus ancien manuel de calcul connu)[60] où nous trouvons une « Règle pour calculer un champ », une « Règle pour calculer un fruitier rond » sans que l’auteur essaye de ramener l’unité des calculs qui diffèrent seulement par la nature du problème concret auquel ils sont appliqués.

Ce qui est remarquable, c’est que, tout en la jugeant indigne d’occuper l’esprit du vrai savant, les Grecs ne semblent pas avoir condamné comme nous le ferions, cette méthode d’exposition. Un traité d’Arithmétique qui présenterait comme des règles distinctes une même règle de trois sous prétexte qu’elle est d’abord appliquée à un mélange de grains, et ensuite à un mélange de vins, serait jugé par nous détestable car, étant donné notre conception du rôle du calcul, nous ne pouvons accepter qu’une seule méthode d’enseignement : exposer la théorie d’abord, l’appliquer ensuite à des objets divers. Mais, si l’on admet avec les Grecs que le calcul appliqué ne doit pas être cultivé comme un fruit de la science théorique, mais bien comme un art ou une technique indépendante, il n’y a plus aucune raison pour lui interdire des procédés d’exposition qui, s’ils choquent le théoricien, sont susceptibles en revanche de présenter certains avantages pratiques. La logistique et la géodésie, opérant dans un domaine qui leur est propre, ne sauraient être assujetties aux mêmes règles que la Mathématique pure. Elles auront pleinement rempli leur rôle si par les moyens les plus commodes elles résolvent les problèmes concrets qui leur sont proposés.

Il est intéressant de constater que ce caractère de la science utilitaire se perpétua chez les calculateurs à travers tout le Moyen-Âge. Au xve et xvie siècle encore, alors que la notion d’équation est latente dans tous les esprits, cette notion ne parvient pas à se dégager clairement parce que les algébristes s’obstinent à étudier séparément des problèmes qui, posés sous des formes différentes se résolvent cependant par des équations du même type. De là la multitude incroyable des problèmes que nous présentent, sous des noms pittoresques, les grands traités d’algèbre de la Renaissance, par exemple celui de Paciuolo[61] : « Problème des bœufs », « Problème des lapins », « Problème des sept vieilles femmes » etc.

Il n’en est pas moins vrai que c’est par la pratique constante de l’arithmétique appliquée, et par le souci qu’ils ont eu de perfectionner cet art en lui donnant le caractère d’une méthode générale, que les savants modernes furent conduits sur la voie qui devait aboutir à la création de l’algèbre. Les Grecs au contraire, se fermèrent cette voie en séparant par une cloison étanche le domaine de la rigueur théorique et celui des calculs techniques.

Mais il y a plus : la Mathématique spéculative des Grecs ne se contentait pas de répudier le calcul des grandeurs concrètes : elle paraissait condamner également tout un ordre de calculs, fondamental à nos yeux, et qui pourtant a un caractère purement théorique : le calcul des grandeurs géométriques abstraites, considérées en dehors de toute représentation physique.

C’est là un fait qui a eu de graves conséquences historiques et qu’il importe dès lors de bien mettre en évidence.


Les premiers mathématiciens de la Grèce n’avaient pu manquer de découvrir la parenté si remarquable qui unit les propriétés des nombres et celles des figures. Nous avons vu que l’arithmétique de Pythagore est en grande partie fondée sur cette découverte. Représentant les nombres par des points alignés, Pythagore constate, par exemple, que le produit d’un nombre par lui-même est figuré par un carré, que la somme des premiers nombres impairs peut être figurée par un triangle, etc. Il est ainsi conduit à concevoir une Mathématique où l’arithmétique et la géométrie sont fondues l’une dans l’autre, et c’est là sans doute ce que veut exprimer la célèbre formule pythagoricienne lorsqu’elle affirme que « toutes les choses sont nombres ». Mais, à peine cette affirmation est-elle lancée que surgit tout à coup une grave difficulté, tenant à l’existence des longueurs incommensurables.

Le nombre, essence idéale, objet de l’arithmétique théorique, est d’abord exclusivement le nombre entier. En utilisant la notion de rapport numérique, et définissant la fraction comme le rapport de deux nombres entiers, on étend sans grande peine le champ de l’arithmétique à l’ensemble du domaine que nous appelons aujourd’hui « domaine des nombres rationnels ». Mais là s’arrête la compréhension de l’idée de quantité arithmétique. Il n’existe aucun procédé permettant de définir par le calcul les quantités (dites « incommensurables avec l’unité » ou, en langage moderne, « irrationnelles ») qui ne sont pas des rapports de nombres entiers. Or qu’arrive-t-il ? Dès ses premiers pas, le géomètre qui a commencé à étudier les relations des figures avec les nombres, se trouve en présence de propriétés auxquelles il ne pourra appliquer sa méthode à moins de considérer de telles quantités « incommensurables ». Devant ce fait troublant, dont le théorème de Pythagore sur le triangle rectangle fournit l’exemple le plus simple[62], les Pythagoriciens restent confondus. L’édifice de la science est ébranlé. Comment va-t-il être possible de le reformer ?

Il semble que, si cette difficulté n’arrêta pas longtemps les progrès de la science, elle ne fut cependant jamais résolue par les Grecs d’une façon qui satisfît pleinement leur esprit.

Il n’y avait en réalité que deux manières d’écarter la difficulté sans rien abandonner des possibilités qui s’offraient à la science. Ou bien, il fallait élargir la notion de nombre de façon à établir une concordance absolue entre cette notion et celle de grandeur mesurable. Ou bien il fallait renoncer à l’unité que les Pythagoriciens avaient voulu faire régner dans la science, et instituer, à côté de l’arithmétique proprement dite, une étude quantitative des grandeurs géométriques.

La première solution est celle qui fut finalement adoptée. En 1717, Christian Wolf définit le nombre[63] : « ce qui est rapporté à une unité comme un segment de droite à un autre segment ». En d’autres termes, il ramène complètement la notion de quantité à celle de longueur, faisant ainsi perdre au nombre entier la situation privilégiée qu’il avait occupée dans l’arithmétique classique. C’est là, on le comprend, une manière de voir que ne pouvaient pas admettre les Mathématiciens grecs ; car l’arithmétique des nombres entiers, qui leur avait révélé la science et qui donne lieu aux théories les plus harmonieuses, devait toujours conserver une place à part dans leurs spéculations, comme étant l’étude qui nous rapproche le plus de l’idée pure du nombre.

La seconde solution ne soulevait pas les mêmes objections. Pourtant les Grecs de la grande époque n’ont cru pouvoir l’adopter qu’en partie, retenus, semble-t-il, par certains préjugés ou certains scrupules. Cherchons à bien discerner sur ce point la nuance exacte de la pensée hellénique, qui se trouve assez malaisée à définir en raison de la pauvreté du vocabulaire dont nous disposons.

On a fréquemment parlé du « calcul géométrique », de l’ « algèbre géométrique », de la « géométrie calculante » des Grecs. Toutes ces expressions, croyons-nous, doivent être interprétées avec une grande prudence si l’on veut éviter les confusions et les anachronismes auxquels on est exposé en pareille matière.

Nous avons aujourd’hui l’habitude de faire ressortir à l’algèbre l’ensemble des questions qui ont trait aux identités entre quantités ou combinaisons de quantités, et, plus particulièrement, la recherche des inconnues déterminées par de telles identités. Or il n’est pas douteux que nous trouvons dans la géométrie grecque plusieurs théories qui se rapportent à cet ordre de questions. Mais que sont exactement ces théories ?

La première en date est la géométrie des rectangles et autres surfaces polygonales et la théorie de l’application. La géométrie des rectangles met en évidence certaines relations quantitatives entre grandeurs équivalant aux identités fondamentales de notre algèbre. Ainsi, par exemple, à l’identité (a + b)² = a² + b² + 2 ab correspond une relation géométrique relative à la décomposition d’un rectangle donné en quatre parties au moyen de deux droites rectangulaires. — Appliquer, d’autre part, un rectangle à un segment donné, c’est, par définition, construire un rectangle ayant ce segment pour l’un de ses côtés, ou, plus généralement, dont l’un des côtés coïncide avec une partie du segment donné ou avec ledit segment prolongé d’une certaine longueur. Partant de cette définition, on peut se proposer de construire des rectangles qui soient appliqués à un segment donné et satisfassent à diverses conditions. De là une série de problèmes qui correspondent exactement aux principaux types d’équations du second degré. Ces problèmes et la théorie qui leur sert de base sont exposés tout au long dans les Éléments d’Euclide et on a lieu de croire qu’ils constituaient déjà un chapitre fondamental de la géométrie pythagoricienne.

À une époque postérieure, grâce aux travaux de l’école d’Eudoxe principalement, une théorie[64] des rapports géométriques fut édifiée, qui conduit à étudier sous une forme plus maniable certaines relations quantitatives : ces relations sont celles que nous tirons aujourd’hui du calcul algébrique des proportions.

Plus tard encore, le développement de la théorie des sections coniques fournit une nouvelle méthode pour l’étude des problèmes géométriques qui correspondent aux équations du deuxième ou troisième degré. Ainsi Apollonius ramène, par exemple, le problème de la duplication du cube (c’est-à-dire la résolution de l’équation x³ = 2a³) à la construction de l’intersection deux paraboles.

Les diverses méthodes dont nous venons de parler permettaient, sans doute, aux savants helléniques de traiter géométriquement certaines des questions que nous résolvons aujourd’hui par l’algèbre, et voilà pourquoi on leur a donné le nom d’ « algèbre géométrique des Grecs ». Mais, si cette dénomination nous donne une idée assez exacte du champ d’application des méthodes en question, elle en exprime très imparfaitement l’esprit et le point de vue. La théorie du rectangle, celle des rapports et celle des intersections de coniques sont en réalité des théories géométriques, fondées sur certaines propriétés des figures, et qui ne font intervenir la quantité que pour la résoudre immédiatement en qualité. Nulle part, dans ces théories, nous ne voyons apparaitre la conception proprement algébrique de la grandeur spatiale, l’idée que cette grandeur et le nombre arithmétique appartiennent au même ordre de notions, et se prêtent aux mêmes calculs, se laissent combiner suivant les mêmes règles, purement quantitatives.

Considérons, par exemple, un angle. Un angle est une figure, mais c’est également une grandeur qui possède les principaux caractères des quantités numériques. Ainsi, deux angles peuvent être égaux ; étant donné deux angles inégaux, l’un est nécessairement plus grand que l’autre ; on peut faire la somme ou la différence de deux angles ; on peut multiplier un angle par un nombre, on peut partager un angle en deux, trois, … parties égales, c’est-à-dire le diviser par 2, 3, etc… et ainsi de suite. Ces divers caractères d’ailleurs, nous pouvons les poser a priori, sans avoir besoin d’effectuer les diverses opérations dont ils expriment la possibilité. En d’autres termes, ils ne résultent pas, pour nous, de constructions géométriques, mais ils rendent, au contraire, ces constructions inutiles, car ils nous font connaître que l’algèbre est applicable aux grandeurs dont il s’agit et que l’on peut, par conséquent, remplacer par des calculs numériques les opérations géométriques auxquelles elles donnent lieu. Voilà, du moins, comment ont raisonné plus ou moins consciemment les créateurs de l’algèbre moderne.

Tout autre est le point de vue auquel cherche à se placer le théoricien grec (à partir de l’époque platonicienne, tout au moins) lorsqu’il établit des relations quantitatives entre les figures. À aucun moment il ne fait abstraction de la forme de celles-ci et de leur situation dans l’espace. Mais il ramène toutes les questions à des problèmes de « construction ». S’agit-il, par exemple, de diviser un angle par 2 ? Il prendra sur les deux côtés de l’angle, à partir du sommet deux longueurs égales ; des extrémités de ces longueurs comme centres il décrira deux cercles de même rayon ; enfin il joindra le point d’intersection de ces cercles au sommet de l’angle ; c’est le résultat de cette construction géométrique (droite, appelée bissectrice de l’angle) qui seul lui permettra de donner un sens théorique rigoureux à la notion de division des angles.

Bien entendu, il serait absurde de prétendre que les géomètres grecs ont méconnu la portée des caractères « arithmétiques » qui rendent les grandeurs propres au calcul. Ils ont en effet constamment tiré parti de ces caractères dans leurs démonstrations. Mais ils ne les ont pas isolés et ils n’ont pas cru devoir étudier directement un ensemble de faits qui ne leur semblent pouvoir prendre place légitimement ni dans l’Arithmétique, ni dans la Géométrie, et qui, par contre, avaient toujours joué un rôle prépondérant dans la Mathématique appliquée[65]. Ainsi, le même scrupule, le même souci de pureté, qui déjà avait incité les théoriciens grecs à rejeter hors de la Science le calcul des grandeurs physiques, devait également rendre illégitime à leurs yeux l’application (pure et simple) du calcul aux grandeurs géométriques. Et voilà pourquoi il se sont détournés de cette mathématique amphibie, géométrique par son objet, mais arithmétique d’esprit et de méthode, qui a permis aux modernes de sceller définitivement l’union du nombre et de la figure.

Ces remarques étaient nécessaires afin d’expliquer, non seulement pourquoi les Grecs n’ont pas créé l’Algèbre[66], mais pourquoi la claire intelligence de cet art a été si lente à se dégager. C’est la tradition grecque qui longtemps a obscurci la vision des savants, en masquant l’identité de nature des opérations relatives aux nombres et de celles qui concernent les grandeurs, et en imposant pour l’étude de ces deux types d’opérations, l’usage d’une terminologie et de méthodes de raisonnement différentes.

C’est ainsi que Tartaglia, l’un des plus grands algébristes du xvie siècle, reproche à un traducteur d’Euclide d’avoir indifféremment employé dans un même sens les mots multiplicare et ducere. Il faut, dit-il, distinguer entre ces deux mots : le premier se dira des nombres, tandis que ducere conviendra s’il s’agit de grandeurs géométriques. Pareillement, pour désigner l’opération de la division, on devra dire partire ou misurare suivant que l’on parlera de nombres et de grandeurs.

Cinquante ans plus tard, Viète considère encore la science des nombres et celle des grandeurs comme ayant des règles parallèles, mais distinctes. Et c’est Descartes qui, dans sa Géométrie de 1637, affirme le premier, sans restriction, l’identité de ces deux sciences.

« Et comme toute l’arithmétique, — dit Descartes[67] dans un langage précis et définitif, — n’est composée que de quatre opérations, qui sont l’addition, la soustraction, la multiplication, la division, et l’extraction des racines qu’on peut prendre pour une espèce de division, ainsi n’a-t-on autre chose à faire, en géométrie, touchant les lignes qu’on cherche, pour les préparer à être connues, que leur en ajouter d’autres, ou en ôter ; ou bien, en ayant une que je nommerai l’unité pour la rapporter d’autant mieux aux nombres et qui peut ordinairement être prise à discrétion, puis en ayant encore deux autres, en trouver une quatrième qui soit à l’une de ces deux comme l’autre est à l’unité, ce qui est le même que la multiplication ; ou bien en trouver une quatrième qui soit à l’une de ces deux comme l’unité est à l’autre, ce qui est le même que la division ; ou, enfin, trouver une ou deux ou plusieurs moyennes proportionnelles entre l’unité et quelque autre ligne, ce qui est le même que tirer la racine carrée ou cubique, etc. Et je ne craindrai pas d’introduire ces termes d’arithmétique en la géométrie afin de me rendre plus intelligible ».


C’est, comme on voit, en écartant délibérément les conceptions restrictives et les scrupules inhérents à la science grecque que les mathématiciens du 17e siècle se sont ouvert la voie du progrès. Et cette circonstance nous explique pourquoi Descartes s’exprimait en termes sévères sur le compte de l’œuvre mathématique des Anciens, qu’il taxait d’insuffisance et de stérilité. Jugement injuste certainement : car, si la science grecque est insuffisante pour nous, elle se suffisait fort bien à elle-même, et, si elle est devenue stérile, ce ne fut qu’après une longue période de fécondité. Il est bien vrai, cependant, qu’elle portait en elle-même un germe de mort, et que l’étroitesse de son champ d’action, l’exclusivisme de son point de vue, le caractère esthétique de ses préoccupations, devaient fatalement l’arrêter un jour dans son développement. Quelles sont les conceptions ou les tendances qui furent les causes immédiates de cet arrêt et qui imprimèrent une direction nouvelle à la pensée mathématique ? C’est ce que nous devons maintenant nous demander.


  1. Dans ce chapitre, nous avons spécialement mis à profit les études de Paul Tannery, G. Milhaud, Zeuthen, L. Brunschvicg.
  2. G. Milhaud, Leçons sur les origines de la science grecque, 1893, p. 69 et suiv. Nouvelles études sur la pensée scientifique, 1911, p. 41 et suiv. (F. Alcan).
  3. Cf. A. Rivaud, Paul Tannery, historien de la science grecque, apud Rev. de métaphysique, mars 1913, p. 184.
  4. Cf. notamment, Milhaud, Leçons sur les origines de la science grecque, 1893. Dans ses Nouvelles études sur la pensée scientifique, publiées en 1911, Gaston Milhaud, tenant compte de travaux récents sur la géométrie hindoue, a légèrement atténué la thèse qu’il soutenait en 1893.
  5. Cf. É. Picard, La science moderne et son état actuel, p. 4. — Cf. également, un article de L.-C. Karpinski, Origines et développement de l’algèbre, apud Scientia, Bologne, 1919, 8.
  6. Cf. L. Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, Chapitre II.
  7. Nous ne parlons pas ici de la grande école algébriste de l’Inde, qui a indubitablement exercé une influence sur l’évolution de la pensée mathématique, mais dont l’œuvre est probablement postérieure à l’épanouissement de la science grecque (voir infra, chapitre II).
  8. Proclus, Commentaires, édit. Teubner, p. 65. G. Milhaud, Les philosophes géomètres de la Grèce, p. 79.
  9. République, VII. Ce passage de la République, capital pour l’intelligence de la Mathématique platonicienne, a été fréquemment cité et commenté par Gaston Milhaud dans ses leçons sur la science grecque.
  10. Cf. République, VII.
  11. Dans les traités didactiques de géométrie, cette notion de l’ « existence » des figures prend une signification technique extrêmement précise. Toute figure nouvelle doit, en effet, être introduite par une définition, c’est-à-dire par l’énoncé des propriétés spécifiques dont elle jouit. Or une telle définition n’est évidemment légitime que si les propriétés assignées à la nouvelle figure sont compatibles entre elles, peuvent exister simultanément. S’il en était autrement, la figure introduite par la définition serait une impossibilité logique ; elle n’ « existerait pas ». Ainsi, par exemple, si je proposais d’appeler « triangle birectangle » un triangle dont deux angles sont droits, je définirais une figure inexistante, car, étant donné que les trois angles d’un triangle quelconque ont pour somme deux droits, il est impossible que deux de ces angles soient respectivement égaux à un droit. Il suit nécessairement de là que toute définition doit être complétée par une discussion, établissant l’existence de la chose définie, c’est-à-dire la compatibilité des différentes propositions contenues dans la définition. Toutefois cette interprétation logique du problème de l’ « existence » ne peut-être donnée que lorsque l’on se réfère à l’appareil démonstratif de la Science, dont pour le moment nous nous efforçons de faire abstraction.
  12. Cf. P. Tannery, La géométrie grecque, p. 79.
  13. L’ignorance où nous sommes — écrit Platon (Lois, VII) — par rapport à la mesure des corps suivant leur longueur, largeur et profondeur, convient moins à des hommes qu’à de stupides animaux ; « j’en ai rougi non seulement pour moi-même, mais pour tous les Grecs ». La protestation de Platon porta ses fruits, car du vivant même du philosophe, les bases de la stéréométrie furent enfin solidement établies grâce aux travaux d’Archytas et d’Eudoxe.
  14. Les Grecs étudièrent aussi, occasionnellement, quelques autres figures solides telle que le tore (cf. l’étude citée dans la note suivante).
  15. Cf. P. Tannery, Pour l’histoire de lignes et surfaces courbes dans l’antiquité, apud Mémoires scientifiques, édit. Heiberg-Zeuthen, tome II.
  16. C’est ainsi que Nicomède avait, paraît-il, imaginé un appareil permettant de décrire la conchoïde mécaniquement.
  17. La Géométrie, livre II : De la nature des lignes courbes.
  18. Cf. G. Milhaud, La Géométrie grecque œuvre du génie grec, apud Études sur la pensée scientifique, 1906, p. 40 et suiv.
  19. Cité, d’après les Théologoumènes de Jamblique, par Paul Tannery, Pour l’histoire de la science hellène, p. 386
  20. En effet, le nombre dix renferme autant de nombres pairs que de nombres impairs (cinq), il renferme autant de nombres premiers (1, 2, 3, 5, 7) que de nombres non-premiers (4, 6, 8, 9, 10), il est égal à la somme des quatre premiers nombres 10 = 1 + 2 + 3 + 4, et il a bien d’autres propriétés dont Speusippe fait l’énumération.
  21. Théon de Smyrne distinguait dix sortes de médiétés pouvant avoir lieu entre trois nombres a, b, m. Les trois principales sont la médiété arithmétique (qui a lieu lorsque am = mb), la médiété géométrique (qui a lieu lorsque m² = a × b), la médiété harmonique (qui a lieu lorsque 2 × a × b = m × (a + b).
  22. Un nombre parfait est un nombre égal à la somme de ses diviseurs ; ainsi 28 = 1 + 2 + 4 + 7 + 14.
  23. Deux nombres amis sont deux nombres dont chacun égale la somme des diviseurs de l’autre ; ainsi 220 et 284 car :
    220 = 1 + 2 + 4 + 71 + 142,
    284 = 1 + 2 + 4 + 5 + 10 + 11 + 20 + 22 + 44 + 55 + 110.
  24. Cf. Cantor, Vorlesungen über Geschichte der Mathematik, 2e éd., t. I, p. 171.
  25. Timée. Œuvres de Platon, trad. Cousin, t. XII, p. 160 et suiv.
  26. Polyèdre compris respectivement sous 4, 8 et 20 triangles équilatéraux égaux et sous 6 carrés égaux.
  27. Il y a un cinquième polyèdre régulier, le dodécaèdre (figure comprise sous 12 pentagones équilatéraux égaux). Il restait, dit Platon (Timée), une cinquième combinaison : Dieu s’en servit pour tracer le plan de l’univers.
  28. Platon, République, VII
  29. Ménon, Œuvres de Platon, trad. Cousin, t. VI, p. 173 et suiv.
  30. Théétète, Œuvres de Platon, trad. Cousin, t. II, p. 202.
  31. Cf. L. Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, chap. VI.
  32. Cf. Zeuthen, Histoires de mathématiques dans l’antiquité, trad. J. Mascart, p. 72 et suiv.
  33. Par le mot « analyse » les Grecs désignent d’ordinaire un procédé de raisonnement qui fournit, non pas la solution d’un problème, mais la démonstration d’une solution. C’est l’analyse que Viète, au xvie siècle, a qualifiée de poristique. Les Grecs ont également pratiqué l’analyse que Viète appelle zététique et qui a pour objet la recherche proprement dite de la solution d’un problème. Cf. les Notions historiques de Paul Tannery, apud Jules Tannery, Notions de mathématiques, p. 327 et suiv.
  34. L. Brunschvicg, Les étapes de la philosophie mathématique, p. 71 et suiv.
  35. Voir notamment P. Tannery, la Géométrie grecque, p. 5 et suiv. Cf. Rivaud, Paul Tannery, historien de la science antique, apud Revue de métaphysique, mars 1913, p. 183-184.
  36. L’école d’Eudoxe de Cnide, qui eut une très grande influence sur le développement des mathématiques, était, comme on sait, exactement contemporaine de celle de Platon et en relation étroite avec celle-ci.
  37. Cf. infra, p. 87.
  38. D’après Geminus, trad. Paul Tannery, apud la Géométrie grecque, p. 67.
  39. D’après l’un des récents commentateurs d’Apollonius, T.-L. Heath (Apollonius of Perga, Cambridge, 1896, p. 37 et suiv.), l’auteur du Traité des coniques adopte « la forme d’exposition, les conceptions et la terminologie » de l’école euclidienne. Les différents livres du traité d’Apollonius sont précédés de préfaces qui indiquent en quelques mots le but poursuivi par l’auteur et l’intérêt qu’il attribue aux théories dont il fait l’exposé (Cf. Heath, loc. cit., p. 18 et suiv.). Or on voit par ces préfaces qu’Apollonius entend être le continuateur direct des géomètres qui ont, avant lui, étudié les sections coniques. Les questions qu’il introduit sont celles que ses prédécesseurs ont « laissées de côté » ou qu’ils n’ont « touchées que superficiellement » ; elles se rapportent à des « propriétés fondamentales, traitées d’une manière plus complète et plus générales qu’elles ne le sont dans les écrits des autres auteurs » : souvent elles sont simplement destinées à fournir « une base » ou une aide pour la solution de certains problèmes connus ; parfois aussi, outre qu’elles ont cette utilité, elles sont dignes de considération en raison des démonstrations auxquelles elles donnent lieu, « et il y a bien d’autres choses en mathématiques que nous retenons pour cette raison seulement ».
  40. Vie de Marcellus
  41. Heath, The Works of Archimedes, Cambridge, 1897, p. 40.
  42. De la sphère et du cylindre, Œuvres d’Archimède, trad. Peyrard, Paris, 1807, p. 2.
  43. Cf. le traité des hélices, Œuvres, trad. Peyrard, p. 215 : « Car combien y a-t-il de théorèmes en géométrie qui paraissent d’abord ne présenter aucun moyen d’être démontrés et qui dans la suite deviennent évidents ».
  44. Ibid., p. 216.
  45. Ce traité, récemment retrouvé, a été publié en 1907 (traduction française dans la Revue générale des sciences, novembre et décembre 1907).
  46. Cf. le début du traité de la Quadrature de la Parabole. (Œuvres, trad. Peyrard, p. 318-19).
  47. Cf. Milhaud : le traité de la méthode d’Archimède, apud Nouvelles études sur l’histoire de la pensée scientifique, p. 135 et suiv.
  48. Les mathématiciens postérieurs au temps d’Archimède et d’Apollonius ont été surtout des compilateurs et on ne saurait leur attribuer des principes de recherche originaux.
  49. Théétète, Œuvres de Platon, trad. Cousin, t. II, p. 225.
  50. Timée, Œuvres de Platon, trad. Cousin, t. XII, p. 161.
  51. Cette tradition a été rapportée par Diogène Laërce et Proclus ; cf. P. Tannery, la Géométrie grecque, p. 111.
  52. République VI, fin.
  53. Speusippe (neveu de Platon) et Amphinome vivaient au ive siècle, Geminus au ier siècle av. J.-C..
  54. Cf. P. Tannery, La Géométrie grecque, p. 146.
  55. La Géométrie grecque, p. 150. — De nombreux « Éléments » avaient été composés en Grèce avant ceux d’Euclide, notamment les Éléments d’Hippocrate de Chios (vers 400 av. J.-C.) aujourd’hui perdus.
  56. Ce second rôle était également rempli par un ouvrage annexe, les Data, qui servait de complément aux Éléments.
  57. Cf. Émile Picard, La Science moderne et son état actuel, p. 9.
  58. Platon (Le Politique, 3), opposant la science de l’action (ou de commandement) à la science spéculative, dit de l’homme qui exerce la première : « Mais il ne doit pas, je pense, quand il a porté son jugement, considérer sa tâche comme finie et se retirer à l’exemple du calculateur ». Ce dernier, par contre, a terminé sa tâche lorsqu’il a étudié une théorie.
  59. Scholie sur le Charmide de Platon, apud P. Tannery, La Géométrie grecque, p. 48.
  60. Manuel composé entre 2000 et 1700 av. J.-C., publié d’après le Papyrus Rhind du Musée britannique par Eisenlohr, Ein mathematisches Handbuch der alten Ægypten, Leipzig, 1877.
  61. Luca Paciuolo, Summa de Arithmetica, Venise, 1494.
  62. Voir plus haut, p. 42.
  63. Elementa matheseos universæ, Halle, 1717. Certains historiens pensent trouver déjà la notion générale de nombre chez Jordanus de Nemore (au 13e siècle). Newton, d’autre part s’exprime ainsi dans son Arithmetica universalis (1707) : Per numerum abstractum quantitatis cujuvis ad aliam ejusdem generis quantitatem, quæ pro unitate habetur, rationem intelligimus.
  64. Euclide, dans les premiers livres des Éléments, se sert encore de la théorie de l’application pour résoudre les principaux problèmes quantitatifs de la géométrie plane, et il n’expose qu’ensuite la méthode des proportions. Certains historiens ont conclu de là que cette dernière méthode n’avait dû entrer dans l’usage courant que peu de temps avant l’époque à laquelle fut conçu le plan des Éléments.
  65. C’est ainsi que les méthodes exposées par Diophante, qui sont, parmi les méthodes grecques, celles qui se rapprochent le plus des procédés de notre algèbre, paraissent avoir été empruntées en grande partie à l’école des logisticiens.
  66. Dans une importante étude publiée depuis la rédaction du présent chapitre (Sur l’origine de l’algèbre, Kgl. Danske Videnskabern. Selskab, 1919), M. Zeuthen a développé les arguments qui le portent à attribuer aux Grecs une part prépondérante dans la création de l’algèbre. Les conclusions de M. Zeuthen ne sont pas, croyons-nous, en contradiction avec la thèse que nous soutenons ici. Pour M. Zeuthen, le mot « algèbre » désigne un certain ensemble de problèmes déterminés, tandis que nous l’employons ici, et dans les pages qui suivront, pour désigner, avant tout, un point de vue et une méthode. D’autre part, M. Zeuthen est conduit à situer les origines grecques de l’algèbre, non pas tant dans les œuvres théoriques des géomètres hellènes, que dans les calculs des logisticiens ; et il soutient que, si les travaux des calculateurs antérieurs à Platon nous étaient mieux connus, nous y trouverions sans doute beaucoup de règles et de procèdes mathématiques dont nous attribuons à tort l’invention aux Arabes ou aux Hindous. M. Zeuthen a sans doute raison. Mais il reste vrai que, précisément parce qu’ils tournent le dos à la logistique, les mathématiciens théoriciens de la grande époque grecque adoptent un point de vue qui les éloigne de l’idéal algébrique.
  67. La Géométrie, liv. I.