L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII XV

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Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 205-207).

SECTION XV.
De la Variation graduelle.

Si les corps parfaitement beaux ne sont pas composés de parties angulaires, on ne voit pas non plus que leurs parties continuent long-tems dans la même ligne droite[1]. Elles varient de direction à tout moment ; elles changent à l’œil par une déviation continuelle, dont il serait également difficile de déterminer et le point où elle commence, et celui où elle finit. La vue d’un bel oiseau éclaircira cette observation. Nous voyons augmenter sa tête insensiblement jusqu’au milieu, d’où elle s’amoindrit par degrés et se confond enfin avec le cou ; le cou se perd lui-même dans un plus grand renflement qui augmente jusqu’au milieu du corps, où commence un nouveau décroissement du tout, dont le dernier degré est à l’origine de la queue ; la queue prend une nouvelle direction, mais en change bientôt pour se lier aux autres parties ; ainsi la ligne, au-dessus, au-dessous, de tous côtés, est dans une variation continuelle. J’ai pris dans cette description une colombe pour modèle ; elle remplit la plupart des conditions de la beauté. Son plumage est uni, et garni du plus doux duvet ; ses parties sont, pour ainsi dire, fondues les unes dans les autres : on ne voit dans le tout aucune proéminence soudaine, et cependant le tout change sans cesse. Que l’on observe cette partie d’une belle femme, qui est peut-être la plus belle, je veux dire, le cou et le sein ; que l’on observe cette douceur, cette mollesse, ces contours aisés et insensibles, cette variété de la surface qui, dans le plus petit espace, n’est jamais la même ; ce dédale trompeur où l’œil s’égare, incertain, ébloui, ne sachant où se fixer, ignorant où il est entraîné. N’est-ce pas là une preuve de ce changement de surface continuel, et cependant imperceptible en quelque point que ce soit, qui est un des premiers élémens de la beauté ? Je crois extrêmement juste l’idée de la ligne de beauté trouvée par M. Hogarth ; et je suis charmé de pouvoir, en ce point, appuyer ma théorie de l’opinion de cet artiste ingénieux : mais l’idée de la variation, dont il était plus occupé que de la manière de la variation, le conduit à considérer comme belles les figures angulaires : il est vrai que ces figures varient beaucoup, mais d’une manière brusque et brisée, et jê ne sache pas qu’il existe d’objet naturel qui soit angulaire et beau en même tems. Par le fait, il est peu d’objets naturels entièrement angulaires ; et je pense que ceux qui offrent le plus de points saillans sont les plus laids. Je dois ajouter encore que, quoique la beauté parfaite réside dans la ligne variée, cependant il n’y a aucune ligne particulière qu’on trouve toujours dans le beau le plus parfait, et qui, par conséquent, soit belle préférablement à toutes les autres ; du moins, aussi loin que mes observations ont pu s’étendre sur la nature, je n’ai pu l’y découvrir.

  1. Partie V, sect. 23.