L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Chapitre 7

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CHAPITRE VII.

Maladies du vin, et moyens de les prévenir ou de les corriger.


Il est des vins qui s’améliorent en vieillissant, et qu’on ne peut regarder comme parfaits que long-tems après qu’on les a fabriqués. Les vins liquoreux sont dans ce cas-là, ainsi que tous les vins très-spiritueux ; mais les vins délicats tournent à l’aigre ou au gras avec une telle facilité, que ce n’est qu’avec les plus grandes précautions qu’on peut les conserver plusieurs années.

Le premier vin de primeur connu en Bourgogne, est celui de Volney, à six kilomètres de Beaune. Ce vin si fin, si délicat, si agréable, ne peut soutenir la cuve que douze, seize ou dix-huit heures, et va à peine d’une vendange à l’autre.

Pomard fournit la deuxième qualité de vin de primeur en Bourgogne : il se soutient mieux que le premier ; mais si on le garde plus d’une année, il devient gras, se gâte, et prend la couleur pelure d’oignon.

Il n’est pas de canton dont le vin n’ait une durée fixe et connue ; et l’on sait par-tout que ce terme doit être rapproché ou éloigné selon la saison qui a régné, et les soins qu’on a apportés dans les travaux de la vinification. On n’ignore point que les vins cueillis avec la pluie, ou provenant de terreins gras, ne sont pas de garde.

Les anciens, ainsi que nous l’apprennent Galien et Athénée, avoient déterminé l’époque de vétusté ou l’âge rigoureux auquel leurs divers vins devoient être bus. Falernum ab annis decem ut potui idoneum, et à quindeoim usque ad viginti annos ; après ce terme, grave est capiti et nervos offendit. Albani verò cùm duœ sint species, hoc dulce, illud acerbum, ambo à decimo quinto anno vigent. Surrentinum vigesimo quinto anno incipit esse utile, quia est pingue et vix digeritur, ac veterascens solùm fit potui idoneum. Tiburtinum leve est, facile vaporat, viget ab annis decem. Lubicanum pingue et inter Albanum et Falernum putatur usui ab annis decem idoneum. Gauranum rarum invenitur, at optimum est et robustum. Signimum, ab annis sex potui utile.

Les soins qu’on apporte à transvaser et à muter les vins contribuent puissamment à leur conservation. Il en est peu qui passassent les mers sans cette précaution. Il importe donc, pour prévenir toutes leurs altérations, de répéter et multiplier ces opérations ; et c’est à cet usage précieux que l’on doit de pouvoir transporter les vins dans tous les climats, et de leur faire éprouver toutes les températures sans crainte de décomposition.

Parmi les maladies auxquelles les vins sont le plus sujets, la graisse et l’acidité sont à-la-fois les plus fréquentes et les plus dangereuses.

La graisse est une altération que contractent souvent les vins : ils perdent leur fluidité naturelle, et filent comme de l’huile. On appelle encore cette dégénération, tourner au gras, graisser, filer, etc.

Les vins les moins spiritueux tournent au gras.

Les vins foibles, qui ont très-peu fermenté, sont les plus disposés à cette maladie.

Les vins foibles, faits avec les raisins égrappés, y sont aussi sujets.

Le vin tourne au gras dans les bouteilles les mieux fermées. On n’en est que trop convaincu dans la Champagne, où toute la récolte mise dans le verre contracte quelquefois cette altération.

Les vins gras ne fournissent à la distillation qu’un peu d’eau-de-vie grasse, colorée, huileuse.

On corrige ce vice par plusieurs moyens :

1°. En exposant les bouteilles à l’air, et sur-tout dans un grenier bien aéré ;

2°. En agitant la bouteille pendant un quart d’heure, et la débouchant ensuite pour laisser s’échapper le gaz et l’écume ;

3°. En collant les vins avec la colle de poisson et les blancs d’œufs mêlés ensemble ;

4°. En introduisant dans chaque bouteille une ou deux gouttes de jus de citron ou de tout autre acide.

Il est évident, d’après la nature des causes qui détermine la graisse des vins, d’après les phénomènes que présente cette maladie, et les moyens qu’on emploie pour la guérir, que cette altération provient du principe extractif qui n’a pas été convenablement décomposé.

Nous voyons un effet semblable dans la bière, dans la décoction de la noix de galle, et dans plusieurs autres cas, où le principe extractif très abondant se précipite de la liqueur qui le tenoit en dissolution, et acquiert les caractères de la fibre, à moins qu’une fermentation ne le brûle, ou qu’un acide ne le précipite.

L’acescence du vin est néanmoins la maladie la plus commune, on peut même dire la plus naturelle, car elle est presque une suite de la fermentation spiritueuse ; mais, connoissant les causes qui la produisent et les phénomènes qui l’accompagnent ou l’annoncent, on peut parvenir à la prévenir.

Les anciens admettoient trois causes principales de l’acidité des vins ; 1°. L’humidité du vin ; 2°. L’inconstance ou les variations de l’air ; 3°. Les commotions.

Pour connoître exactement cette maladie, il faut rappeler quelques principes qui seuls peuvent nous fournir des lumières à ce sujet.

1°. Les vins ne tournent jamais à l’aigre tant que la fermentation spiritueuse n’est pas terminée, ou, en d’autres termes, tant que le principe sucré n’est pas pleinement décomposé. De-là l’avantage de mettre le vin en tonneaux avant que tout le principe sucré ait disparu, parce qu’alors la fermentation spiritueuse se continue et se prolonge long-tems, et écarte tout ce qui pourroit préparer la décomposition acéteuse. De-là l’usage d’ajouter un peu de sucre dans la bouteille pour conserver le vin sans altération. De-là enfin la méthode très-générale de faire cuire une partie du moût à une chaleur lente et modérée, et d’en mêler dans les tonneaux qu’on veut embarquer. Dans quelques endroits d’Italie et d’Espagne, on fait cuire tout le moût ; et Bellon dit que les vins de Crète ne passeraient pas la mer si on n’avoit pas la précaution de les faire bouillir.

2°. Les vins les moins spiritueux sont ceux qui aigrissent le plus vite. Nous savons par expérience que, lorsque la saison est pluvieuse, le raisin peu sucré, et l’alkool conséquemment plus abondant, les vins tournent très-aisément. Les petits vins du nord aigrissent avec une extrême facilité, tandis que les gros vins généreux, spiritueux, résistent avec opiniâtreté.

Il n’en est pas moins vrai pour cela que les vins les plus spiritueux fournissent le vinaigre le plus fort, quoique leur acétification soit plus difficile, parce que l’alkool est nécessaire à la formation du vinaigre.

3°. Un vin parfaitement dépouillé de tout principe extractif, ou par le dépôt qui se fait naturellement avec le tems, ou par la clarification, n’est plus susceptible de tourner à l’aigre. J’ai exposé des vins vieux, dans de bouteilles débouchées, à l’ardeur du soleil des mois de juillet et août (thermidor et fructidor), pendant plus de quarante jours, sans que le vin ait perdu de sa qualité ; seulement le principe colorant s’est constamment précipité sous la forme d’une membrane qui tapissoit le fond de la bouteille. Ce même vin, dans lequel j’ai fait infuser des feuilles de vigne, a aigri en quelques jours. On sait que les vins vieux, bien dépouillés, tournent plus à l’aigre.

4°. Le vin ne s’acidifie ou ne s’aigrit que lorsqu’il a le contact de l’air : l’air atmosphérique mêlé dans le vin est un vrai levain acide. Lorsque le vin pousse, il laisse échapper ou exhaler le gaz qu’il renferme, et alors l’air extérieur se précipite pour prendre sa place. Rozier a proposé d’adapter une vessie à un tuyau qui aboutisse dans la capacité du tonneau, pour juger de l’absorption de l’air et du dégagement du gaz. Lorsqu’elle s’emplit, le vin tend à la pousse ; si elle se vide, il tourne à l’aigre.

Lorsque le vin pousse, le tonneau laisse renverser le vin sur les parois ; et lorsqu’on fait un trou avec une vrille, le vin s’échappe avec sifflement et écume : lorsqu’au contraire le vin tourne à l’aigre, les parois du tonneau, le bouchon et les luts sont secs, et l’air s’y précipite avec effort dès qu’on débouche.

On peut conclure de ce principe que le vin enfermé dans des vases bien clos n’est pas susceptible d’aigrir.

5°. Il est des tems dans l’année où le vin tourne à l’aigre plus aisément : ces époques sont le moment de la sève de la vigne, l’époque de sa floraison, et le tems où le raisin prend une teinte rouge. C’est sur-tout dans ces momens qu’il faut le surveiller pour parer à la dégénération acide.

6°. Le changement dans la température provoque encore l’acescence du vin, sur-tout lorsque la chaleur s’élève à 20 ou 25 degrés : alors la dégénération est rapide et presque inévitable.

Il est aisé de prévenir l’acidité du vin en écartant toutes les causes que nous venons d’assigner à cette altération ; et, lorsqu’elle a commencé, on y remédie encore par des moyens plus ou moins exacts que nous allons assigner.

On dissout du moût cuit, du miel ou de la réglisse, dans le vin où l’acidité se manifeste : par ce moyen on corrige le goût aigre en le masquant par la saveur douceâtre de ces ingrédiens.

On s’empare du peu d’acide qui a pu se former, à l’aide des cendres, des alkalis, de la craie, de la chaux, et même de la litharge. Cette dernière substance, qui forme un sel très-doux avec l’acide acéteux, est d’un emploi très-dangereux. On peut aisément reconnoître cette sophistication criminelle, en vidant de l’hydro-sulfure de potasse (foie de soufre) dans le vin ; il s’y forme de suite un précipité abondant et noir. On peut encore faire passer du gaz hydrogène sulfuré à travers cette liqueur altérée ; il s’y produira pareillement un précipité noirâtre qui n’est qu’un sulfure de plomb.

Les écrits des œnologues fourmillent de recettes plus ou moins bonnes pour corriger l’acidité des vins.

Bidet prétend qu’un cinquantième de lait écrémé ajouté à du vin aigri le rétablit, et qu’on peut le transvaser en cinq joues.

D’autres prennent quatre onces (six à sept décagrammes) de blé de la meilleure qualité, le font bouillir dans l’eau jusqu’à ce qu’il crève ; et lorsqu’il est refroidi, on le met dans un petit sac qu’on plonge dans le tonneau, et l’on remue bien avec un bâton.

On conseille encore les semences de poireau, celles de fenouil, etc.

Pour sentir la futilité de la plupart de ces remèdes, il suffit d’observer qu’il est impossible de faire rétrograder la fermentation, qu’on peut tout au plus la suspendre, et alors se saisir de tout l’acide déjà formé, ou en masquer l’existence par des principes doux et sucrés.

Indépendamment de ces altérations, il en est encore d’autres qui, quoique moins communes et moins dangereuses, méritent de nous occuper. Le vin contracte quelquefois ce qu’on appelle généralement goût de fût. Cette maladie peut provenir de deux causes : la première a lieu lorsque le vin est enfermé dans un tonneau dont le bois étoit vicié, vermoulu, pourri. La deuxième survient toutes les fois qu’on laisse sécher de la lie dans des futailles et qu’on y verse ensuite du vin, quoique l’on ait alors la précaution de l’enlever. Willermoz a proposé l’eau de chaux, l’acide carbonique, et le gaz acide-muriatique oxygéné, pour corriger le goût de fût qui appartient au tonneau. D’autres conseillent de coller et de soutirer le vin avec soin, et d’y faire infuser du froment grillé, pendant deux ou trois jours.

Un phénomène qui a autant frappé qu’embarrassé les nombreux écrivains qui ont parlé des maladies du vin, c’est ce qu’on appelle les fleurs du vin. Elles se forment dans les tonneaux, mais sur-tout, dans les bouteilles dont elles occupent le goulot ; elles annoncent et précèdent constamment la dégénération acide du vin. Elles se manifestent dans presque toutes les liqueurs fermentées, et toujours plus ou moins abondamment, selon la quantité d’extractif qui existe dans la liqueur. Je les ai vues se former en si grande abondance dans un mélange fermenté de mélasse et de levûre de bière, qu’elles se précipitoient par pellicules ou couches nombreuses et successives dans la liqueur. J’en ai obtenu, de cette manière, une vingtaine de couches.

Ces fleurs, que j’avois prises d’abord pour un précipité de tartre, ne sont plus à mes yeux qu’une végétation, un vrai byssus, qui appartient à cette substance fermentée. Il se réduit à presque rien par l’exsiccation, et n’offre à l’analyse qu’un peu d’hydrogène et beaucoup de carbone.

Tous ces rudimens ou ébauches de végétation, qui se développent dans tous les cas où une matière organique se dépose, ne me paroissent pas devoir être assimilés à des plantes parfaites ; ils ne sont pas susceptibles de reproduction, et ce n’est qu’une excroissance ou un arrangement symétrique des molécules de la matière, qui paroît plutôt dirigée par les simples lois des affinités que par celles de la vie. De semblables phénomènes s’observent dans toutes les décompositions des êtres organiques.

On a vu, en 1791 et 1792, tout le produit d’une vendange altéré dans les premiers tems par une odeur acre, nauséabonde, qui disparut à la suite d’une fermentation très-prolongée. Cet effet étoit dû à une énorme quantité de punaises de bois qui s’étoient jetées sur les raisins, et qu’on avoit écrasées dans le foulage.