L’art de faire, gouverner et perfectionner les vins/Chapitre 8

La bibliothèque libre.


CHAPITRE VIII.

Usages et vertus du vin.


Le vin est devenu la boisson la plus ordinaire de l’homme, et elle en est en même tems la plus variée. Sous tous les climats, l’on connoît le vin ; et l’attrait pour cette liqueur est si puissant, qu’on voit enfreindre chaque jour la loi de prohibition que Mahomet en a faite à ses sectateurs.

Outre que cette liqueur est tonique, fortifiante, elle est encore plus ou moins nutritive : sous tous ces rapports, elle ne peut qu’être salutaire. Les anciens lui attribuoient la faculté de fortifier l’entendement. Platon, Eschyle et Salomon s’accordent à lui reconnoître cette vertu. Mais nul écrivain n’a mieux fait connoître les justes propriétés du vin, que le célèbre Galien, qui a assigné à chaque sorte les usages qui lui sont propres, et la différence qu’y apportent l’âge, le climat, etc…

Les excès du vin ont excité de tout tems la censure des législateurs. L’usage chez les Grecs, étoit de prévenir l’ivresse en se frottant les tempes et le front avec des onguens précieux et toniques. Tout le monde connoît le trait fameux de ce législateur qui, pour réprimer l’intempérance du peuple, l’autorisa par une loi expresse ; et l’on sait que Lycurgue offroit l’ivresse en spectacle à la jeunesse de Lacédémone, pour lui en inspirer l’horreur. Une loi de Carthage prohiboit l’usage du vin pendant la guerre. Platon l’interdit aux jeunes gens au dessous de vingt-deux ans ; Aristote, aux enfans et aux nourrices ; et Palmarius nous apprend que les lois de Rome ne permettoient aux prêtres ou sacrificateurs que trois petits verres de vin par repas.

Malgré la sagesse des lois, et sur-tout malgré le tableau hideux de l’intempérance et ses suites toujours funestes, l’attrait pour le vin devient si puissant chez quelques hommes, qu’il dégénère en passion et en besoin. Nous voyons, chaque jour, des hommes, d’ailleurs très-sages, contracter peu-à-peu l’habitude immodérée de cette boisson, et éteindre dans le vin leurs facultés morales et leurs forces physiques.

Narratur et prisci Catonis
Sœpè mero incaluisse virtus.

L’histoire nous a conservé le trait de Venceslas, roi de Bohême et des Romains, qui, étant venu en France pour y négocier un traité avec Charles VI se rendit à Reims, au mois de mai 1397 ; il s’enivroit chaque jour avec le vin de ce pays, et préféra consentir à tout, plutôt que de ne pas se livrer à ces excès. (Observations sur l’agriculture, tom. II, pag. 191.)

La vertu du vin diffère par rapport à l’âge ou vétusté. Le vin récent est flatueux, indigeste et purgatif : Mustum flatuosum et concoctu difficile. Unum in se bonum continet, quòd alvum emolliat. Vinum rarum infrigidat. — Mustum crassi succi est et frigidi.

Les anciens confondoient ces mots, mustum, et novum vinum. Ovide nous dit : qui nova musta bibant. Undè virgo musta dicta est pro intacta et novella.

Il n’y a que les vins légers qu’on puisse boire avant qu’ils aient vieilli. Nous en avons donné la raison dans les chapitres précédans. Les Romains, ainsi que nous l’avons observé, pratiquoient cet usage, et ils buvoient de suite vinum Gauranum et Albanum, et quæ in Sabinis et in Tuscis nascuntur, et Amineum quod circa Neapolim vicinis collibus gignitur.

Les vins nouveaux sont très-peu nourissans, sur-tout ceux qui sont aqueux et point sucrés : corpori alimentum subgerunt paucissimum, a dit Galien.

Ces mêmes vins déterminent aisément l’ivresse, ce qui tient à la quantité d’acide carbonique dont ils sont chargés. Cet acide, en se dégageant de cette boisson par la température de l’estomac, éteint l’irritabilité des organes, et jette dans la stupeur.

Les vins vieux sont en général toniques et très-sains ; ils conviennent aux estomacs débiles, aux vieillards, et dans tous les cas où il faut donner de la force. Ils nourrissent peu, parce qu’ils sont dépouillés de leurs principes vraiment nutritifs, et ne contiennent presque pas d’autres principes que de l’alkool.

C’est de ce vin que parle le poëte, lorsqu’il dit :

…………Generosum et lene require,
Quod curas abigat, quod cum spe divite manet
In venas animunque meum, quod verba ministret,
Quod me, Lucane, juvenem commendet amicce
.

Les vins gras et épais sont les plus nutritifs : Pinguia sanguinem augent et nutriunt. Galien. Le même auteur recommande les vins de Thérée et de Scibellie, comme très-nourrissons : quod crassum utrumque, nigrum, et dulce.

Les vins diffèrent encore essentiellement par rapport à la couleur : le rouge est en général plus spiritueux, plus léger, plus digestif : le blanc fournit moins d’alkool ; il est plus diurétique et plus foible ; comme il a moins cuvé, il est presque toujours plus gras, plus nutritif, plus gaseux que le rouge.

Pline admet quatre nuances dans la couleur des vins, album, fulvum, sanguineum, nigrum, mais il seroit aussi minutieux, qu’inutile de multiplier les nuances, qui pourroient devenir infinies en les étendant depuis le noir jusqu’au blanc.

Le climat, la culture, la variété dans ses procédés de fermentation, apportent encore des différences infinies dans les qualités et vertus du vin. Nous renverrons à ce que nous en avons déjà dit dans le premier chapitre de cet ouvrage, pour éviter des répétitions fatigantes.

L’art de tempérer le vin par l’addition d’une partie d’eau étoit pratiqué chez les anciens : c’est ce qu’ils appeloient vinum delutum. Pline, d’après Homère, parle d’un vin qui supportoit vingt parties d’eau. Le même historien nous apprend que, de son tems, on connoissoit des vins tellement spiritueux, qu’on ne pouvoit pas les boire, nisi pervincerentur aquâ, et attenuarentur aquâ calidâ.

Les anciens, qui avoient sur la fabrication et la conservation des vins des idées saines et exactes, paroissent avoir ignoré l’art d’en extraire l’eau-de-vie ; et c’est à Arnauld de Villeneuve, professeur de médecine à Montpellier, qu’on rapporte les premières notions exactes qu’on a eues de la distillation des vins.

La distillation des vins a donné une nouvelle valeur à cette production territoriale. Non seulement elle a fourni une nouvelle boisson plus forte et incorruptible ; mais elle a fait connoître aux arts le véritable dissolvant des résines et des principes aromatiques, en même tems qu’un moyen aussi simple que sûr de conserver et de préserver de toute décomposition putride, les substances animales et végétales. C’est sur ces propriétés remarquables que se sont établis successivement l’art du vernisseur, celui du parfumeur, celui du liquoriste et autres fondés sur les mêmes bases.