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La Vie nouvelle/Texte entier

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La Vita Nuova (La Vie nouvelle)
1292 (traduction de 1898 par Maxime Durand-Fardel)

DANTE ALIGHIERI

LA VITA NUOVA
(La Vie Nouvelle)


TRADUCTION ACCOMPAGNÉE DE COMMENTAIRES
PAR
MAX. DURAND FARDEL

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11

1898
Tous droits réservés.


À


M. CHARLES DEJOB


maître de conférences à la faculté des lettres
fondateur de la société d’études italiennes



_________Hommage
_________de grande estime et de vive affection.


_________MAX. DURAND FARDEL.


Octobre 1897.



PRÉFACE


La Vita nuova est un roman d’amour, hymne de l’amour glorieux, lamento de l’amour brisé. C’est aussi un roman psychologique, qui diffère de ceux qu’affectionne notre littérature contemporaine par l’élévation et la pureté des sentiments exprimés et le silence gardé sur les sensations éprouvées.

C’est encore un livre de mémoire où le poète retrace, presque jour par jour, les impressions nouvelles et naïves d’une âme que le contact du monde n’avait encore qu’à peine effleurée.

Si la Divine Comédie n’est que bien imparfaitement connue en France, et si, à la plupart de ceux-là mêmes qui la lisent dans sa langue, elle n’est à proprement parler familière que dans une partie de sa vaste conception, on peut dire que la Vita nuova est inconnue chez nous. Nous sommes bien habitués à unir le doux nom de Béatrice au grand nom de Dante, mais c’est tout.

La Bibliothèque nationale ne possède que deux traductions de la Vita nuova. L’une et l’autre se trouvent enfouies et sont demeurées très ignorées, dans une traduction de la Divine Comédie : l’une de Delescluze, annexée à une traduction de la Comédie de Brizeux (1891), dépourvue de notes ou commentaires, l’autre de Séb. Rhéal, celle-ci très incomplète[1].

La Vita nuova n’est pas, comme la Divine Comédie, une création fantastique et sibylline, sortie tout entière d’une des imaginations les plus extraordinaires qui se soient imposées à la postérité. C’est une histoire vraie dont la forme romanesque ne fait qu’ajouter à la puissance de vie qui l’anime.

C’est l’histoire, enfantine d’abord, puis romanesque, puis pathétique, de deux amants du treizième siècle. Elle nous permet de plonger nos regards dans une époque curieuse, mal connue, époque de transition entre le crépuscule mourant du moyen âge et l’aurore naissante de la Renaissance.

Si, dans la traduction que j’ai publiée de la Divine Comédie[2] j’ai cru, à tort ou à raison, pouvoir changer la forme du récit tout en gardant l’intégrité du texte conservé, et en éliminer seulement des formes scolastiques et des détails topographiques et historiques qui ne pouvaient que la rendre difficile et confuse au lecteur français, et n’étaient propres à toucher que les compatriotes du poète, la traduction que je viens offrir de la Vita nuova est absolument littérale.

Cette publication m’a été conseillée, comme mes autres études sur la Divine Comédie et sur la personne de Dante, par le désir de vulgariser dans notre pays l’œuvre du grand Italien, dont le nom a conquis l’immortalité, tandis que les produits de son génie sont à peine connus chez nous, en dehors d’un cercle bien restreint de lecteurs et d’admirateurs.

La Vita nuova est une œuvre pleine de charme, et suggestive au plus haut point. C’est une œuvre humaine, dont l’intérêt ne se limite pas aux personnages qu’elle met en scène et à l’époque où ils se meuvent.

Restent le coloris du style et l’harmonie des vers, dont le traducteur a cherché à s’inspirer, mais qu’il ne lui était pas possible de s’approprier. Voici cependant ce que dit Dante lui-même à ce propos : « Les écrits poétiques ne sauraient se prêter à la transportation dans une autre langue. Néanmoins, s’il est impossible au traducteur de donner un équivalent littéral au langage allégorique et aux expressions mystérieuses de ses vers, et d’en reproduire les beautés, on peut au moins en pénétrer le sens littéral et suivre le poète dans la succession de ses sentiments et de ses pensées[3]. »


max durand-fardel.


1897.


INTRODUCTION


I


Toute l’histoire de Dante tient entre trois dates précises. Il naquit à Florence en 1265. Il fut élevé au Priorat, la plus haute magistrature de son pays, en 1300. Il mourut à Ravenne en 1321, âgé de 56 ans.

Après avoir pris part, pendant un temps bien court, au gouvernement de la République florentine, il fut soudain précipité du pouvoir par le jeu mortel des factions et, victime d’accusations infâmes, condamné en 1301 à la confiscation de sa modeste fortune, à l’exil, et au bûcher s’il reparaissait dans sa patrie.

Son existence pendant ces longues années d’exil est demeurée fort obscure. On sait qu’il erra d’hospitalités en hospitalités, de châteaux en châteaux, de couvens en couvens, « montant les escaliers des autres et mangeant le pain d’autrui ». On suit sa trace à Vérone, à Padoue, à Sienne, à Bologne, à Crémone, près de tels ou tels personnages, de ces tyrans qui se partageaient les provinces, les villes, les châteaux, découpant chacun à leur tour cette malheureuse Italie dont le sort lui arrachait de si éloquentes objurgations. On le suit encore à Paris, où son séjour a été sans aucun doute contesté à tort.

Devenu Gibelin après son exil[4], il s’était uni d’abord à quelques efforts pour rouvrir leur patrie à ses compagnons d’exil. C’est ainsi qu’il aurait pris part en 1304 à une tentative armée des Gibelins exilés contre la Florence Guelfe, et que plus tard il aurait voulu entraîner contre Florence l’empereur Henri VII, Arrigo, descendu en Italie pour y rétablir l’autorité de l’Empire. Mais il ne tarda pas à se séparer d’un parti qui ne lui offrait que des sujets de dégoût ou des témoignages d’impuissance.

Son existence se manifestait alors de temps à autre par des lettres, dont un bien petit nombre sont parvenues jusqu’à nous, par des protestations hautaines, par quelques interventions diplomatiques, par des proclamations empreintes du plus ardent patriotisme envers cette Italie qui existait encore à peine, mais dont les tronçons épars semblaient se réunir dans son cœur par une secrète divination. Pendant ce temps, les premiers fragmens de son grand poème commençaient à se répandre dans la foule.

La vie qu’il menait alors se révèle à nous aujourd’hui par les œuvres que lui dictaient ce qu’on peut appeler ses idées fixes, c’est-à-dire la constitution monarchique de la Société civile sous le sceptre de l’Empire, à côté de la Société théocratique sous le pallium de la Papauté, l’ennoblissement de la langue vulgaire de son pays, le redressement d’une société confuse et dépravée, enfin la contemplation de la mort, à laquelle nous devons la Divine Comédie.

De la première partie de sa vie, il ne nous reste à peu près aucune trace qu’ait pu marquer l’attention ou le souvenir de ses contemporains. Il ne nous reste que la Vita nuova qu’il nous a laissée et que l’on pense avoir été composée en 1291 ou 1292, peut-être plus tard, mais certainement avant 1300.

On ne peut y ajouter que quelques poésies légères, et les études opiniâtres dont Il Convito nous fait la confidence[5]. Celles-ci doivent avoir rempli surtout le temps écoulé entre la mort de Béatrice et son accession au pouvoir.

C’est encore à cette époque de sa vie qu’appartient son mariage. Il s’est toujours tu sur la place que cette union avait pu tenir dans son cœur ou prendre à la direction de sa vie. Et le nom de Gemma Donati ne se rattache plus au nom glorieux de Dante que par la progéniture qu’elle lui a donnée.


II


J’ai pensé qu’il était à propos de rappeler les traits principaux de l’existence du Poète de la Vita nuova. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce sujet. Quant à ses différentes œuvres comme de Vulgari eloquio ou de Monarchia, il paraît assez difficile de leur assigner une date, relativement en particulier à la Vita nuova, qui doit seule nous occuper ici. Pour ce qui est de Il Convito, c’est une œuvre de longue haleine que M. Whitehead pense avoir été commencée avant son priorat (1300), et continuée plus tard dans les jours d’exil[6]. D’après ce que son auteur annonçait, on doit croire qu’il n’a pas été terminé.

Je voudrais seulement essayer de reconstituer un peu la personnalité du Poète durant la période qui correspond à sa passion pour Béatrice et celle qui a suivi la mort de la Donna gentile. Nous ne possédons sur ce sujet qu’un bien petit nombre de notions. Cependant il me semble possible de s’en faire quelque idée qui ne soit pas trop éloignée de la réalité.

La famille de Dante, dont il se plaît à faire remonter l’origine à des temps très lointains, ne paraît avoir eu à Florence qu’une situation très modeste.

Il perdit son père à l’âge de dix ans. Les Alighieri étaient sans doute dans l’aisance. Dante possédait lui-même, lors de son priorat, plusieurs propriétés, tant à Florence que dans les environs, dont nous ne connaissons pas l’importance, et dont la confiscation accompagna sa condamnation à l’exil. Et l’on pourrait dire, si cette expression était de mise ici, qu’il appartenait à une bourgeoisie aisée.

Quant à la personne de son père, on n’en connaît rien. Et ce silence absolu dans les souvenirs conservés de cette époque, comme dans l’œuvre de son fils, donne à penser qu’il ne tenait pas une grande place dans le monde de Florence. Il n’est fait mention de lui que dans le commentaire de Boccace, à propos de l’invitation qui lui fut adressée par le Signor Folco Portinari, et à laquelle il amena son fils Dante, encore enfant[7].

Dante avait perdu sa mère (Bella) de bonne heure, et son père s’était remarié. Nous ne savons pas la part que sa belle-mère (matrigna) a pu prendre aux premières années de sa vie, et à son éducation. Quoi qu’il en soit, celle-ci paraît avoir été très soignée, et l’on ne peut s’empêcher de remarquer que tout, dans ses habitudes d’extrême politesse, dans la délicatesse et le raffinement de son langage, semblerait porter l’empreinte d’une éducation féminine.

Boccace affirme qu’il montra une aptitude précoce aux études théologiques et philosophiques. C’était là du reste le champ où s’exerçait à peu près exclusivement la scolastique d’alors. Dante nous apprend lui-même[8] que ce ne fut qu’après la mort de Béatrice, par conséquent entre vingt-cinq et trente ans, qu’il se mit à suivre les écoles des religieux et des philosophes, s’en étant sans doute tenu jusque-là à des études élémentaires, et que, « grâce à ce qu’il savait de grammaire et à sa propre intelligence, il se mit en état au bout de trente mois d’étude de venir chercher des consolations dans les écrits de Boece et de Tullius » (c’est ainsi qu’il appelle toujours Cicéron). Il ne paraît guère avoir su le grec, qui du reste n’était encore que peu répandu à cette époque. Mais il acquit de bonne heure des notions de tout. Il était familier avec la cosmographie et avec l’astrologie (astronomie) de ce temps-là.

Il avait beaucoup de goût pour les arts, la musique surtout, et il avait étudié le dessin auprès de son ami Giotto et de Cimabue. Quant à la poésie, bien « qu’il se fût de bonne heure exercé à rimer », c’est à son amour pour Béatrice, morte en 1290, qu’il rapporte lui-même le développement de ses instincts poétiques.

On paraît assez incertain au sujet de la part qu’a pu prendre à son éducation Brunetto Latini, dont il parle dans la Comédie avec des expressions d’une reconnaissance attendrie[9].

Brunetto Latini était né à Florence en 1210 ; il y est mort en 1284. Il était en 1263 à Paris, et il a fait un long séjour en France. Il ne rentra à Florence qu’en 1266, avec les autres exilés Guelfes. Ce n’est donc qu’après l’âge de dix-neuf ans que Dante a pu s’entretenir avec lui, car il ne s’est agi peut-être que d’un commerce plutôt intellectuel et affectueux que d’un enseignement proprement dit.

On ne peut pas prendre à la lettre les témoignages excessifs que nous trouvons dans la Vita nuova de la passion de Dante pour Béatrice. Il ne faudrait pas nous le représenter, comme on pourrait être tenté de le faire, passant son temps à courir les rues à la recherche de cette beauté dont son cœur ne pouvait se détacher. Ce serait, dit M. Del Lungo, en faire un Dante ridicule[10].

S’il a pu concevoir dès son enfance une passion qui ne devait jamais s’éteindre (en dépit d’éclipses passagères), on doit croire que, dans cette âme extraordinaire, la pensée et l’imagination n’ont pas dû montrer une moindre précocité.

Le désordre où vivait la société d’alors, les révolutions incessantes que subissait le gouvernement de son pays, le spectacle humiliant et scandaleux qu’offrait le gouvernement de l’Église, depuis le trône de saint Pierre jusqu’aux dernières ramifications du monde ecclésiastique, ont dû faire éclore de bonne heure, dans cette tête puissante et dans ce cœur d’une merveilleuse sensibilité, bien des rêves étranges et des conceptions extraordinaires, s’agiter bien des doutes cuisans, peut-être même se former déjà des fantasmagories délirantes.

Dante menait pendant cette première jeunesse une vie assez retirée[11], et ne paraît pas avoir précisément vécu dans le monde, comme nous entendons ce mot, où peut-être sa situation personnelle ne l’appelait pas, et dont son propre caractère pouvait l’éloigner. Cependant il avait des amis parmi les jeunes gens de son âge, et il paraît les avoir choisis parmi les jeunes littérateurs les plus distingués, les rimeurs, comme on les appelait alors, et il était lui-même un rimeur.

Du reste, il ne nous éclaire pas lui-même sur son genre de vie et ses habitudes. On peut remarquer que, soit dans les récits en prose de la Vita nuova, soit dans les vers qu’ils encadrent, il ne s’écarte pas un instant de ce qui touche à Béatrice, qu’il s’agisse d’incidens quelconques ou de sa propre pensée.

Les mœurs étaient sans doute très relâchées à Florence. Boccace nous dit que c’est un sujet d’étonnement (una piccola maraviglia) qu’alors qu’on fuyait tout plaisir honnête, et qu’on ne songeait qu’à se procurer des plaisirs conformes alla propria lascivia, Dante ait pu aimer autrement[12]. Du reste, le poète a exprimé lui-même l’étonnement que pourrait causer l’empire que « tant de jeunesse avait pu exercer sur ses passions et ses impulsions[13] ».

Cependant, si la pureté de sa passion pour Béatrice n’a subi aucune tache, il ne paraît pas que l’on puisse en dire autant pour ce qui concerne d’autres périodes de son existence.

La virulente admonestation qu’il se fait adresser par l’Ombre de Béatrice au sommet du Purgatoire[14] est une confession touchante des écarts dont il témoigne un repentir si poignant.

À quelle époque peut-on faire remonter ces allusions à certains incidens dont on a cru retrouver quelques indices dans l’œuvre du Poète, et qu’a rassemblés la légende ? dirons-nous la malignité ?

Ce n’est sans doute pas dans les années qui ont suivi la mort de Béatrice. Ce n’est pas alors que nous les savons remplies par les études auxquelles il se livrait avec un tel entraînement, et par les préoccupations de la vie politique où il entrait, que nous pouvons lui attribuer avec quelque vraisemblance des habitudes de dissipation[15].

Lorsque la Béatrice du Purgatoire lui reprochait, sous le voile de l’allégorie, de s’être abandonné aux vanités du plaisir, alors qu’il n’avait plus l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience[16], Dante nous laisse clairement deviner que c’est au temps de sa maturité, c’est-à-dire de sa vie errante d’exilé, que doivent être rapportés ses faiblesses et ses remords.

Il est encore un point que je voudrais toucher.

On s’est plu à voir dans la Divine Comédie une construction architecturale (Giuliani) dont le plan aurait été arrêté par le Poète de temps en quelque sorte immémorial, et dont la conception remonterait aux époques mêmes de sa jeunesse ; et l’on s’appuie sur maint passage de la Vita nuova dont l’interprétation est en effet assez problématique.

Je ne crois pas qu’il en soit ainsi.

La Vita nuova est une œuvre qui déborde de jeunesse et d’illusion ; c’est au bord de clairs ruisseaux ou dans des milieux mondains que la scène se déroule, et les douleurs les plus poignantes y revêtent une douceur infinie ; et, si le cœur se révolte, ce n’est que contre la nature et ses décrets impitoyables, et l’âme du Poète ne semble atteinte que par les blessures que ceux-ci lui ont infligées.

La Divine Comédie est l’œuvre d’un âge mûri, et qui a traversé les expériences les plus terribles et les épreuves les plus cruelles de la vie. Elle est l’expression des amertumes, des rancunes, des indignations que laissent les déceptions, les iniquités et les trahisons. Elle est le cri d’un cœur torturé par la méchanceté des hommes.

Je ne pense donc pas que le poète de la Vita nuova, quand il la composa, ait eu une intuition précise de la Divine Comédie. Quant aux passages auxquels je viens de faire allusion, et sur lesquels j’aurai à revenir dans mes Commentaires, il faut croire qu’ils y auront été introduits par de tardives interpolations.


III


Si l’on veut comprendre la construction et, si je puis ainsi dire, l’économie littéraire de la Vita nuova, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état de la littérature au moyen âge.

Pendant la longue période à laquelle on a donné ce nom, tandis que les moines, penchés sur les manuscrits héroïques de l’antiquité, préparaient à la Renaissance un héritage qu’ils lui conservaient pieusement, et tandis qu’une jeunesse avide de savoir se pressait de toutes parts vers les écoles célèbres d’alors, — pour s’y battre à coups des syllogismes sur le dos de la scolastique, — deux langues se formaient, la langue Italienne et la langue Française. Après avoir secoué le joug du latin, elles s’essayaient dans des idiomes, informes d’abord, puis devenus peu à peu capables de vivre de leur vie propre.

Dans les régions qui devaient être un jour le cœur de la France, les contes, les fabliaux, les mystères, s’inspiraient d’une verve libre, ironique, frondeuse, familière, souvent grossière, où Boccace a puisé ce qui lui a été depuis repris si largement. Les chansons de geste venaient y mêler leurs accens héroïques, et une poésie dite courtoise, mêlée de fables païennes et de légendes chrétiennes, était promenée dans les nobles résidences par les trouvères et les troubadours. Mais en général la langue d’Oïl ne dépassait guère l’idylle et la pastorale, et elle s’élevait rarement jusqu’aux régions éthérées où se plaisaient les langues du midi[17].

Dans les pays du soleil, en Provence et en Italie, c’était des vers et des vers d’amour, où les rimeurs d’alors, comme tant de nos rimeurs modernes, n’entretenaient guère leurs lecteurs, ou leurs auditeurs, que de leurs propres extases ou de leurs désespérances. Ces productions légères, que l’imprimerie ne pouvait encore conserver, se gardaient, se communiquaient dans l’intimité, étaient adressées aux gens lettrés, aux femmes, et s’échangeaient en manière de correspondances, se transmettant de mains en mains, comme ailleurs les produits d’une verve moins personnelle se laissaient colporter par les jongleurs et les ménestrels.

C’est ainsi que Dante lui-même, et les Guido, et toute la phalange des rimeurs de la langue du Si ou de la langue de l’Occo, jusqu’à Pétrarque enfin, préludaient aux accens plus virils de la Divine Comédie et de la Jérusalem délivrée.

Dante, dont l’œuvre devait devancer l’époque où il vivait, appartenait encore à celle-ci par les sujets de ses premiers essais lyriques. Il aimait, comme tant de ses contemporains, à reproduire en rimes les événemens qui avaient frappé son attention, comme les émotions de son cœur et les rêves de son imagination.

La passion qui occupa la fin de son enfance et son adolescence, et à l’histoire de laquelle est consacrée la Vita nuova, fournit à ses instincts poétiques, comme il le déclare lui-même, une matière féconde. Et, « comme il s’était déjà de bonne heure essayé aux choses rimées », tous les incidens de sa vie amoureuse, et les drames qui pouvaient s’y rattacher, comme en peuvent rencontrer les existences les plus simples et les plus modestes, et ce que suscitaient en lui les mouvemens de son âme, ou bien les choses du dehors, devinrent les sujets des canzoni, des sonnets, des ballades, qui forment la trame de la Vita nuova.

Quelque temps après que la mort de la femme qu’il avait aimée fut venue tarir la source de ses expansions lyriques, il les recueillit, et il les reproduisit « dans ce petit livre, sinon textuellement, du moins suivant la signification qu’elles avaient. »

Mais d’abord il en fit un choix, il les retoucha, il y introduisit sans doute plus d’une interpolation, et il les relia par une prose qui nous aide à reconstruire cette douce et tendre histoire, mélancolique aurore des jours orageux que la destinée lui préparait.


IV


Ce que j’ai appelé plus haut l’économie littéraire de la Vita nuova est tout à fait particulier.

Celle-ci nous rappelle ces monumens composites où l’on retrouve le style et l’époque des constructions qui se sont superposées. Les élémens dont elle se compose peuvent être ramenés à trois ordres différens :

1o Une prose qui nous expose le récit. Son développement comprend la succession d’événemens, d’impressions et de sentimens dont l’évolution constitue la charpente même de l’œuvre ;

2o Des vers, sous forme de canzoni, de sonnets, de ballades se rapportant aux momens successifs que suit l’action du poème ;

3o Des explications, divisions et subdivisions à l’infini, lesquelles, conformément aux règles de la scolastique, se rapportent à la structure et à la signification de chacune de ces poésies.

Le tout est contenu dans quarante-trois chapitres.

Mais cette exposition n’est pas précisément conforme à l’ordre chronologique de la composition.

Il n’est pas douteux que la première émanation de la Vita nuova appartient aux petits poèmes dans lesquels l’auteur nous initie aux sentimens intimes dont l’expression rimée est la trame véritable de son œuvre. Chacun d’eux est le tableau, achevé dans sa concision, d’un état d’âme sollicité par les circonstances extérieures ou par sa propre inspiration.

Si l’on veut bien se reporter à ce qui a été exposé plus haut (page 16) au sujet des habitudes littéraires de cette époque, on pourra suivre la genèse de chacune de ces poésies, où l’auteur reproduisait à mesure, sous la forme que lui dictaient et son époque et son génie, ses impressions et ses pensées du moment.

Ceci comprend un intervalle de 16 années, si l’on veut compter depuis la première (1274) où naquit l’amour de Dante pour Béatrice jusqu’à la mort de celle-ci (1290) ; mais en réalité le roman ne déroule ses péripéties que pendant une durée de trois ou quatre années.

C’est après la mort de Béatrice que le Poète a rassemblé les expressions de ses expansions poétiques, et leur a donné un corps en composant, avec ses souvenirs, la prose qui sert à les relier. Pour des raisons que nous ne connaissons pas, il a laissé en dehors un certain nombre de pièces rimées qui avaient été certainement composées aux mêmes époques, et se rapportaient aux mêmes sujets et aux mêmes idées que les pièces conservées « dans ce petit livre ».

Dans la plupart des éditions italiennes de la Vita nuova, le texte du poème est suivi d’un appendice comprenant : altre rime spettanti alla Vita nuova. Toutes ces poésies (rime), sonnets, canzoni, etc., ne tiennent pas une place égale dans le poème. J’ai reproduit dans les Commentaires celles qui m’ont paru se rattacher plus directement à tels ou tels chapitres, c’est-à-dire aux circonstances qui y sont relatées.

C’est donc aux premières années qui ont suivi la mort de Béatrice qu’il faut rapporter ce travail de reconstruction. On s’accorde généralement à le placer vers les années 1291 et 1292, ainsi que la composition de la prose, qui enveloppe la poésie comme la chair d’un fruit en enveloppe le noyau.

Il est probable qu’il a retouché les produits de ses inspirations journalières, et on ne saurait douter qu’il n’y ait introduit après coup plus d’une interpolation, car il y a plusieurs passages de la Vita nuova dont l’interprétation ne paraît possible que moyennant une telle supposition.

Cette prose nous aide à établir la filiation des circonstances qui ont sollicité ou inspiré les pièces poétiques. Elle n’est souvent que comme la préparation de celles-ci, et le même récit peut se reproduire ainsi sous deux formes successives. Quelquefois aussi cette double expression d’événemens ou d’impressions identiques se présente sous des formes un peu différentes. C’est comme un motif musical que le compositeur répète dans un ton différent ou avec des développemens nouveaux.


V


Cette traduction est absolument littérale. On reconnaîtra aisément que le traducteur a sacrifié plus d’une fois les exigences du style moderne au scrupule de s’écarter le moins possible d’un style encore médiéval, mais alors nouveau, dolce stil nuovo, qui est un des charmes de cette œuvre. Il s’est contenté de conserver la coupe des morceaux rimés. C’est tout ce qu’il pouvait faire, toute tentative de reproduire en vers une œuvre poétique ne pouvant que compromettre la fidélité de la traduction, en raison des nécessités et des procédés d’une prosodie tout autre que celle du modèle. Et la pensée du Poète est toujours si nette et si concise qu’il n’a été que très rarement nécessaire d’intervertir l’ordre de leur alignement.

La seule modification que je me sois permise dans la construction générale de l’œuvre a été de renvoyer aux Commentaires les analyses scolastiques qui accompagnent chacun des poèmes. Il m’a semblé que cette dichotomie glaciale n’était pas à sa place parmi ces lignes de grâce et d’émotion. Mais on la retrouvera fidèlement reproduite dans les commentaires se rapportant à chacun des chapitres.

Le présent travail n’est pas une œuvre d’érudition. Il a été fait sur le texte de Fraticelli et sur celui de Giuliani. Les textes qu’ont pu suivre ces savans éditeurs de la Vita nuova avaient dû subir avant eux bien des vicissitudes. Je ne sais si tous les efforts de l’érudition italienne parviendront à les rétablir dans leur pureté primitive : il y a longtemps qu’on y travaille. Un récent fascicule publié par la Società Dantesca Italiana[18] nous fournit un grand nombre d’exemples des variantes infinies qu’ont pu y introduire les erreurs, les inattentions, les fantaisies de nombreuses générations de copistes. Il m’a paru que ces variantes et ces corrections portaient surtout sur des lettres ou des syllabes, rarement sur des mots entiers, sans parler de la ponctuation qui a dû être bien souvent défectueuse. Mais il ne m’a pas semblé que les intentions de l’auteur aient eu beaucoup à en souffrir. Et ce qui doit nous intéresser ici, c’est uniquement ses sentimens, sa pensée, son imagination.

Il n’est peut-être pas un des incidens de la vie de Dante ou un des passages de sa production poétique qui n’ait été l’objet de disquisitions contradictoires portant sur la valeur des textes transmis à la postérité (les manuscrits originaux ayant rapidement disparu), ou sur les dates ou sur la succession des événemens auxquels ils font allusion. Comme tout est extraordinaire dans la vie comme dans l’œuvre du Poète, on n’a pu parvenir à déterminer, avec quelque précision, même l’époque approximative où ces œuvres ont été conçues, achevées, ou se sont succédé.

Et encore, l’énormité et la diversité de l’œuvre prise dans son ensemble, comment la concilier avec une existence aussi profondément mouvementée ? Il est même une époque qui semblait devoir être fermée à son activité littéraire.

Après la tribulazione qui a suivi la mort de Béatrice (1290), nous voyons son existence remplie par le travail et l’étude : il consacre des années, trente mois (Il Convito), à l’étude du latin, que jusqu’alors il ne possédait qu’imparfaitement et où il devait trouver ses auteurs de prédilection, à l’assiduité aux leçons des philosophes et des théologiens. Puis son entrée officielle dans la vie publique[19], puis son Priorat[20], sa durée courte mais effective, puis les premières années de son exil et l’agitation politique à laquelle il s’associe… Voilà, si l’on considère la vie qu’il pouvait mener, bien des sujets de stupéfaction, on pourrait dire d’une sorte de vertige.

N’ayant pas qualité pour intervenir dans les débats dont ces sujets ont été, dont ils sont encore tous les jours, l’occasion, j’ai dû m’en tenir à la tradition, plus ou moins légendaire, que j’ai pu demander aux sources les plus autorisées, et à la représentation, aussi fidèle qu’il m’a été possible, du texte, sinon officiel, du moins accepté de la Vita nuova.


Les Commentaires dont j’ai accompagné la traduction du texte concernent les interprétations de la partie symbolique et philosophique du poème, et ont en même temps pour objet de ramener à l’esprit du lecteur la propre personnalité du Poète et le tableau de son époque et de son milieu, et les images qui ont dû frapper ses yeux.

J’ai demandé à quelques-uns des historiens de l’œuvre de l’Alighieri, à Carducci, à del Lungo, aux récentes et compendieuses publications de Leynardi et de Scherillo[21], à de nombreux articles du Giornale Dantesco, etc., des renseignemens sur les faits contemporains du poème ; j’ai interrogé leurs propres opinions et leurs sentimens. Mais je m’en suis rapporté surtout à ce dont m’avait pénétré une longue communion avec la personne et avec l’œuvre du Poète de la Divine Comédie.

Mais, en vérité, était-il indispensable d’aller plus loin et de remonter plus haut ? La littérature Dantesque d’aujourd’hui s’est naturellement approprié toutes celles qui l’ont précédée, et elle les résume. Et je ne crois pas qu’il soit nécessaire, pour comprendre le Poète de la Vita nuova, de repasser par toutes les étapes qu’a parcourues l’esprit humain à l’enquête du grand Symboliste. C’est dans lui-même qu’il faut venir chercher les sources de sa sensibilité, les origines de ses raisonnemens, le sens de ses symboles.

Si l’on veut comprendre et sentir ce que la Vita nuova renferme de beautés subtiles et de charmes suggestifs, on y arrivera plus sûrement par un commerce intime avec cette grande personnalité qu’en interrogeant les autres.


LA VITA NUOVA


_______



CHAPITRE PREMIER


Dans cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle on ne trouverait pas grand’chose à lire, se trouve un chapitre (rubrica), ayant pour titre : Incipit vita nuova (Commencement d’une vie nouvelle). Dans ce chapitre se trouvent écrits des passages que j’ai l’intention de rassembler dans ce petit livre, sinon textuellement, du moins suivant la signification qu’ils avaient[22].


CHAPITRE II


Neuf fois depuis ma naissance, le ciel de la lumière[23] était retourné au même point de son évolution, quand apparut à mes yeux pour la première fois la glorieuse dame de mes pensées, que beaucoup nommèrent Béatrice, ne sachant comment la nommer[24].

Elle était déjà à cette période de sa vie où le ciel étoilé s’est avancé du côté de l’Orient d’un peu plus de douze degrés[25]. De sorte qu’elle était au commencement de sa neuvième année, quand elle m’apparut, et moi à la fin de la mienne.

Je la vis vêtue de rouge[26], mais d’une façon simple et modeste, et parée comme il convenait à un âge aussi tendre. À ce moment, je puis dire véritablement que le principe de la vie que recèlent les plis les plus secrets du cœur se mit à trembler si fortement en moi que je le sentis battre dans toutes les parties de mon corps d’une façon terrible, et en tremblant il disait ces mots : ecce Deus fortior me qui veniens dominabitur mihi[27]. Puis l’esprit animal qui habite là où tous les esprits sensitifs apportent leurs perceptions[28] fut saisi d’étonnement et, s’adressant spécialement à l’esprit de la vision, dit ces mots : apparuit jam beatitudo vostra[29]. Puis, l’esprit naturel qui réside là où s’articule la parole[30] se mit à pleurer, et en pleurant il disait : heu miser ! quia frequenter impeditus ero deinceps[31].

Depuis ce temps, je dis que l’Amour devint seigneur et maître de mon âme, et mon âme lui fut aussitôt unie si étroitement qu’il commença à prendre sur moi, par la vertu que lui communiquait mon imagination, une domination telle qu’il fallut m’en remettre complètement à son bon plaisir.

Il me commandait souvent de chercher à voir ce jeune ange ; et c’est ainsi que dans mon enfance (puerizia) je m’en allais souvent chercher après elle. Et je lui voyais une apparence si noble et si belle que certes on pouvait lui appliquer cette parole d’Homère. « Elle paraissait non la fille d’un homme mais celle d’un Dieu[32]. »

Et, bien que son image ne me quittât pas, m’encourageant ainsi à me soumettre à l’Amour, elle avait une fierté si noble qu’elle ne permit jamais que l’Amour me dominât par delà des conseils fidèles de la raison tels qu’il est si utile de les entendre dans ces sortes de choses. Aussi, comme il peut paraître fabuleux que tant de jeunesse ait pu maîtriser ainsi ses passions et ses impulsions, je me tairai et, laissant de côté beaucoup de choses qui pourraient être prises là d’où j’ai tiré celles-ci[33], j’en arriverai à ce qui a imprimé les traces les plus profondes dans ma mémoire.


CHAPITRE III


Après que furent passées neuf années juste[34] depuis la première apparition de cette charmante femme et le dernier jour, je la rencontrai vêtue de blanc, entre deux dames plus âgées. Comme elle passait dans une rue, elle jeta les yeux du côté où je me trouvais, craintif, et, avec une courtoisie infinie, dont elle est aujourd’hui récompensée dans l’autre vie[35], elle me salua si gracieusement qu’il me sembla avoir atteint l’extrémité de la Béatitude. L’heure où m’arriva ce doux salut était précisément la neuvième de ce jour. Et comme c’était la première fois que sa voix parvenait à mes oreilles, je fus pris d’une telle douceur que je me sentis comme ivre, et je me séparai aussitôt de la foule.

Rentré dans ma chambre solitaire, je me mis à penser à elle et à sa courtoisie, et en y pensant je tombai dans un doux sommeil où m’apparut une vision merveilleuse.

Il me sembla voir dans ma chambre un petit nuage couleur de feu dans lequel je distinguais la figure d’un personnage d’aspect inquiétant pour qui le regardait[36] ; et il montrait lui-même une joie vraiment extraordinaire, et il disait beaucoup de choses dont je ne comprenais qu’une partie, où je distinguais seulement : « Ego dominus tuus[37]. » Il me semblait voir dans ses bras une personne endormie, nue[38], sauf qu’elle était légèrement recouverte d’un drap de couleur rouge. Et en regardant attentivement, je connus que c’était la dame du salut, celle qui avait daigné me saluer le jour d’avant. Et il me semblait qu’il tenait dans une de ses mains une chose qui brûlait, et qu’il me disait : « Vide cor tuum[39]. » Et quand il fut resté là un peu de temps, il me semblait qu’il réveillait celle qui dormait, et il s’y prenait de telle manière qu’il lui faisait manger cette chose qui brûlait dans sa main, et qu’elle mangeait en hésitant. Après cela, sa joie ne tardait pas à se convertir en des larmes amères ; et, prenant cette femme dans ses bras, il me semblait qu’il s’en allait avec elle vers le ciel.

Je ressentis alors une telle angoisse que mon léger sommeil ne put durer davantage, et je m’éveillai.

Je commençai aussitôt à penser, et je trouvai que l’heure où cette vision m’était apparue était la quatrième de la nuit, d’où il résulte qu’elle était la première des neuf dernières heures de la nuit[40]. Et tout en songeant à ce qui venait de m’apparaître, je me proposai de le faire entendre à quelques-uns de mes amis qui étaient des trouvères fameux dans ce temps-là. Et, comme je m’étais déjà essayé aux choses rimées, je voulus faire un sonnet dans lequel je saluerais tous les fidèles de l’Amour, et les prierais de juger de ma vision. Je leur écrivis donc ce que j’avais vu en songe :

À toute âme éprise et à tout noble cœur[41]
À qui parviendra ceci

Afin qu’ils m’en retournent leur avis,
Salut dans la personne de leur Seigneur, c’est-à-dire l’Amour.
Déjà étaient passées les heures
Où les étoiles brillent de tout leur éclat,
Quand m’apparut tout à coup l’Amour
Dont l’essence me remplit encore de terreur.
L’Amour me paraissait joyeux.
Il tenait mon cœur dans sa main
Et dans ses bras une femme endormie et enveloppée d’un manteau.
Puis il la réveillait et, ce cœur qui brûlait,
Il le lui donnait à manger, ce qu’elle faisait, craintive et docile.
Puis je le voyais s’en aller en pleurant[42].

Il vint plusieurs réponses à ce sonnet, et des opinions diverses furent exprimées. Parmi elles fut la réponse de celui que j’appelle le premier de mes amis. Il m’adressa un sonnet qui commence ainsi : « Il me semble que tu as vu la perfection[43]… » Et de là date le commencement de notre amitié mutuelle, quand il sut que c’était moi qui lui avais fait cet envoi. La véritable interprétation de ce sonnet ne fut alors saisie par personne. Mais aujourd’hui elle est saisie par les gens les moins perspicaces[44].


CHAPITRE IV


Après cette vision, ma santé[45] commença à être troublée dans ses fonctions parce que mon âme ne cessait de penser à cette beauté ; de sorte que je devins en peu de temps si frêle et si faible que mon aspect était devenu pénible pour mes amis. Et beaucoup poussés par la malice cherchaient à savoir ce que je tenais à cacher aux autres. Et moi, m’apercevant de leur mauvais vouloir, je leur répondais que c’était l’Amour qui m’avait mis dans cet état. Je disais l’Amour parce que mon visage en portait tellement les marques que l’on ne pouvait s’y méprendre. Et quand ils me demandaient : « Pourquoi l’Amour t’a-t-il défait à ce point ? » Je les regardais en souriant, et je ne leur disais rien.


CHAPITRE V


Il arriva un jour que cette beauté était assise dans un endroit où l’on célébrait la Reine de la gloire[46], et de la place où j’étais je voyais ma Béatitude. Et entre elle et moi en ligne droite était assise une dame d’une figure très agréable, qui me regardait souvent, étonnée de mon regard qui paraissait s’arrêter sur elle ; et beaucoup s’aperçurent de la manière dont elle me regardait. Et l’on y fit tellement attention que, en partant, j’entendais dire derrière moi : « Voyez donc dans quel état cette femme a mis celui-ci. » Et, comme on la nommait, je compris qu’on parlait de celle qui se trouvait dans la direction où mes yeux allaient s’arrêter sur l’aimable Béatrice.

Alors je me rassurai, certain que mes regards n’avaient pas ce jour-là dévoilé aux autres mon secret ; et je pensai à faire aussitôt de cette gracieuse femme ma protection contre la vérité. Et en peu de temps, j’y réussis si bien que ceux qui parlaient de moi crurent avoir découvert ce que je tenais à cacher.

Grâce à elle, je pus dissimuler pendant des mois et des années[47]. Et pour mieux tromper les autres, je composai à son intention quelques petits vers que je ne reproduirai pas ici, ne voulant dire que ceux qui s’adresseraient à la divine Béatrice, et je ne donnerai que ceux qui seront à sa louange.


CHAPITRE VI


Je dirai que pendant que cette femme servait ainsi de protection à mon grand amour, pour ce qui me concernait, il me vint à l’idée de vouloir rappeler le nom de celle qui m’était chère, en l’accompagnant du nom de beaucoup d’autres femmes, et parmi les leurs du nom de celle dont je viens de parler. Et, ayant pris les noms des soixante plus belles femmes de la ville, où ma Dame a été mise par le Seigneur, j’en composai une épître sous la forme de Sirvente[48], que je ne reproduirai pas. Et si j’en fais mention ici, c’est uniquement pour dire que, par une circonstance merveilleuse, le nom de ma Dame ne put y entrer précisément que le neuvième parmi ceux de toutes les autres.


CHAPITRE VII


Cette dame qui m’avait pendant si longtemps servi à cacher ma volonté, il fallut qu’elle quittât la ville où nous étions, pour une résidence éloignée. De sorte que moi, fort troublé d’avoir perdu la protection de mon secret, je me trouvai plus déconcerté que je n’aurais cru devoir l’être. Et pensant que, si je ne témoignais pas quelque chagrin de son départ, on s’apercevrait plus tôt de ma fraude, je me proposai de l’exprimer dans un sonnet que je reproduirai ici parce que certains passages s’y adresseront à ma Dame, comme s’en apercevra celui qui saura le comprendre.

Ô vous qui passez par le chemin de l’Amour[49],
Faites attention et regardez
S’il est une douleur égale à la mienne.
Je vous prie seulement de vouloir bien m’écouter ;
Et alors vous pourrez vous imaginer
De quels tourmens je suis la demeure et la clef.
L’Amour, non pour mon peu de mérite
Mais grâce à sa noblesse,
Me fit la vie si douce et si suave
Que j’entendais dire souvent derrière moi :
Ah ! À quels mérites
Celui-ci doit-il donc d’avoir le cœur si joyeux ?
Maintenant, j’ai perdu toute la vaillance
Qui me venait de mon trésor amoureux,
Et je suis resté si pauvre
Que je n’ose plus parler.
Si bien que, voulant faire comme ceux
Qui par vergogne cachent ce qui leur manque,
Je montre de la gaîté au dehors
Tandis qu’en dedans mon cœur se resserre et pleure[50].


CHAPITRE VIII


Après le départ de cette dame, il plut au Seigneur des anges d’appeler à sa gloire une femme jeune et de très gracieuse apparence, laquelle était aimée dans cette ville. Je vis son corps au milieu de femmes qui pleuraient.

Alors, me rappelant l’avoir vue dans la compagnie de ma Dame, je ne pus retenir mes larmes. Et tout en pleurant, je me proposai de dire quelque chose sur sa mort, à l’intention de celle près de qui je l’avais vue. Et c’est à cela que se rapportent les derniers mots de ce que je dis à son sujet, comme le saisiront bien ceux qui le comprendront. Je fis donc les deux sonnets qui suivent :

Pleurez, amans, alors que l’amour pleure[51],
En entendant ce qui le fait pleurer.
L’Amour entend les femmes sangloter de pitié,
Et leurs yeux témoignent de leur douleur amère.

C’est parce que la mort méchante a exercé
Son œuvre cruelle sur un cœur aimable
En détruisant, sauf l’honneur[52], ce qui attire aux femmes
Les louanges du monde.
Écoutez comment l’Amour lui a rendu hommage,
Car je l’ai vu sous une forme réelle[53]
Se lamenter sur cette belle image.
Et il levait à chaque instant ses yeux vers le ciel
Où était déjà logée cette âme gracieuse
Qui avait été une femme si attrayante.

Mort brutale, ennemie de la pitié[54],
Mère antique de la douleur,
Jugement dur et irrécusable,
Puisque tu as donné l’occasion à mon cœur affligé
De se livrer à ses pensées,
Ma langue se fatiguera à t’accuser ;
Et si je te refuse toute excuse,
Il faut que je dise
Tes méfaits et tes crimes :
Non que le monde les ignore,
Mais pour soulever l’indignation
De quiconque se nourrit d’amour.
Tu as séparé du monde la beauté,
Et ce qui a le plus de prix chez une femme, la vertu.

Tu as détruit la grâce amoureuse
D’une jeunesse joyeuse.
Je ne veux pas découvrir ici davantage la femme
Dont les mérites sont bien connus.
Celui qui ne mérite pas son salut[55]
Qu’il n’espère jamais être en sa compagnie[56].


CHAPITRE IX


Quelques jours après la mort de cette femme, il survint une chose qui m’obligea de quitter la ville et de me rendre vers l’endroit où était cette aimable femme qui avait servi à protéger mon secret, car le but de mon voyage n’en était pas très éloigné. Et quoique je fusse en apparence en nombreuse compagnie, il m’en coûtait de m’en aller, à ce point que mes soupirs ne parvenaient pas à dégager l’angoisse où mon cœur était plongé dès que je me séparais de ma Béatitude.

Or, le doux Seigneur[57], qui s’était emparé de moi par la vertu de cette femme adorable, m’apparut dans mon imagination comme un pèlerin vêtu simplement d’humbles habits. Il me paraissait hésitant, et il regardait à terre, si ce n’est que parfois ses yeux se tournaient vers une belle rivière, dont le courant était très pur, et qui longeait la route où je me trouvais.

Il me parut alors que l’Amour m’appelait et me disait ces paroles : « Je viens d’auprès de cette femme qui t’a servi longtemps de protection, et je sais qu’elle ne reviendra plus. Aussi, ce cœur que par ma volonté je t’avais fait avoir près d’elle, je l’ai repris et je le porte à une autre belle qui te servira à son tour de protection, comme l’avait fait la première (et il me la nomma, de sorte que je la connus bien). Mais cependant, si de ces paroles que je viens de t’adresser tu devais en répéter quelques-unes, fais-le de manière à ce qu’on ne puisse discerner l’amour simulé que tu avais montré à celle-là et qu’il te faudra montrer à l’autre. »

Ceci dit, toute cette imagination disparut tout à coup, à cause du grand pouvoir que l’Amour semblait prendre sur moi. Et, le visage altéré, tout pensif et accompagné de mes soupirs, je chevauchai le reste du jour. Et le jour d’après, je fis le sonnet suivant :

Chevauchant avant hier sur un chemin[58]
Contre mon gré et tout pensif,
Je rencontrai l’Amour au milieu de la route,
Portant le simple vêtement d’un pèlerin.
Il avait un aspect très humble
Comme s’il avait perdu toute sa dignité.
Il marchait pensif et soupirant,
La tête inclinée, comme pour ne pas voir les gens.
Quand il me vit, il m’appela par mon nom
Et dit : Je viens de loin,
Là où ton cœur se tenait par ma volonté,
Et je l’apporte pour qu’il serve à une nouvelle beauté.
Alors je me sentis tellement envahi par lui
Qu’il disparut tout d’un coup, sans que je me fusse aperçu comment[59].


CHAPITRE X


Après mon retour, je me mis à la recherche de cette femme que mon Seigneur m’avait nommée sur le chemin des soupirs. Et, afin que mon discours soit plus bref, je dirai qu’en peu de temps j’en fis ma protection, si bien que trop de gens en parlèrent, en dépassant les limites de la discrétion et de la courtoisie, ce qui me fut souvent fort pénible. Et il résulta de ces bavardages, qui semblaient m’accuser d’infamie, que cette merveille, qui fut la destructrice de tous les vices et la reine de toutes les vertus, passant quelque part, me refusa ce si doux salut dans lequel résidait toute ma béatitude. Et ici j’interromprai mon récit pour faire comprendre l’effet que son salut exerçait sur moi.


CHAPITRE XI


Lorsqu’elle venait à m’apparaître, dans l’espoir de cet admirable salut, je ne me sentais plus aucun ennemi ; une flamme de charité m’envahissait, qui me faisait pardonner à tous ceux qui m’avaient offensé ; et à quiconque m’eût alors demandé quelque chose je n’aurais répondu qu’un mot : Amour, l’humilité peinte sur mon visage. Et quand elle était sur le point de me saluer, un esprit d’amour détruisait toutes mes sensations, et se peignait sur mes organes visuels intimidés, et il leur disait : allez honorer votre dame, et ils demeuraient fixés sur elle. Et qui aurait voulu connaître ce que c’est que l’amour n’aurait eu qu’à regarder le tremblement de mes yeux. Et quand cette admirable me saluait, l’amour ne parvenait pas à cacher mon intolérable béatitude : mais je me trouvais écrasé par une telle douceur que mon corps, qui en subissait tout entier l’empire, se mouvait comme un objet inanimé et pesant, ce qui montrait bien que dans son salut habitait ma Béatitude, laquelle surpassait et dominait toutes mes facultés.


CHAPITRE XII


Maintenant, revenant à mon récit, je dirai que, après que ma Béatitude m’eut été refusée, je fus pris d’une douleur si vive que je me séparai de tout le monde, et j’allai dans la solitude arroser la terre de mes larmes et, lorsque mes pleurs se furent un peu apaisés, je me réfugiai dans ma chambre, où je pouvais me lamenter sans être entendu. Et là, demandant miséricorde à la reine de la courtoisie, je disais : Amour, viens en aide à ton fidèle. Et je m’endormis en pleurant comme un enfant qui vient d’être battu.

Et il arriva qu’au milieu de mon sommeil, je crus voir dans ma chambre, tout près de moi, un jeune homme couvert d’un vêtement d’une grande blancheur, et tout pensif d’apparence ; il me regardait, étendu comme j’étais, et après m’avoir regardé quelque temps, il me sembla qu’il m’appelait en soupirant et me disait ces paroles : « Fili, tempus est ut prætermittantur simulata nostra[60]. »

Il me sembla alors que je le connaissais, parce que c’est ainsi qu’il m’avait appelé plusieurs fois pendant que je dormais. Et en le regardant, je crus voir qu’il pleurait avec attendrissement, et il paraissait attendre quelques paroles de moi. Me sentant moi-même rassuré, je commençai à lui parler ainsi : « Noble seigneur, pourquoi pleures-tu ? » Et lui : « Ego tanquam centrum circuli, cui simili modo se habent circumferentiæ partes ; tu autem non sic[61]. »

Alors, en pensant à ses paroles, il me parut qu’il m’avait parlé d’une façon très obscure, et je lui dis : « Qu’est cela, Seigneur, que tu me parles d’une manière si obscure ? » Il me répondit en langue vulgaire : « Ne demande pas plus qu’il n’est bon que tu saches. »

Puis, je lui parlai du salut qui m’avait été refusé, et je lui demandai quelle en avait été la raison. Voici comment il me répondit : « Notre Béatrice a entendu de certaines personnes qui parlaient de toi que la femme que je t’ai nommée sur le chemin des soupirs éprouvait à cause de toi quelques ennuis. C’est pour cela que cette très noble femme, qui est ennemie de toute espèce de tort, n’a pas daigné saluer ta personne, craignant d’avoir à en subir elle-même quelque désagrément. Aussi comme ton secret n’est pas inconnu d’elle depuis le temps qu’il dure, je veux que tu écrives quelque chose sous la forme de vers, où tu exprimeras l’empire que j’exerce sur toi à son sujet, et comment elle te fit sien dès ton enfance. Et tu peux en appeler en témoignage celui qui le sait bien, et que tu pries de le lui dire, et moi qui suis celui-là, je lui en parlerai volontiers. Elle connaîtra ainsi ce que tu penses, et comprendra comment on s’y est trompé. Fais en sorte que tes paroles ne soient qu’indirectes, de sorte que tu ne t’adresseras pas précisément à elle, ce qui ne conviendrait guère. Et ne lui envoie rien sans moi pour que ce soit bien compris d’elle. Mais orne tes paroles d’une suave harmonie : j’y interviendrai toutes les fois qu’il sera nécessaire[62]. »

Cela dit, il disparut, et mon sommeil aussi. Et en y pensant je trouvai que cette vision m’était apparue à la neuvième heure du jour. Et avant d’être sorti de ma chambre, j’avais résolu de faire une ballade où je suivrais ce que m’avait recommandé mon Seigneur.

Ballade, je veux que tu ailles retrouver l’Amour[63]
Et que tu te présentes avec lui devant ma Dame,
Afin que mon Seigneur s’entretienne avec elle
De mes excuses que tu lui chanteras.
Tu t’en vas, Ballade, d’une façon si courtoise
Que, même sans sa compagnie,
Tu pourras te présenter partout sans crainte.
Mais si tu veux y aller en toute sécurité,
Va d’abord retrouver l’Amour ;
Il ne serait pas bon de t’en aller sans lui.
Car celle qui doit t’entendre

Si, comme je le crois, elle est irritée contre moi,
S’il ne t’accompagnait pas,
Elle pourrait bien te recevoir mal.
Et, quand vous serez là ensemble,
Commence à lui dire avec douceur,
Après lui en avoir d’abord demandé la permission :
Madame, celui qui m’envoie vers vous
Veut, s’il vous plaît,
Et s’il en a la permission, que vous m’entendiez.
C’est l’amour qui, à cause de votre beauté,
A fait, comme il l’a voulu, changer d’objet à ses regards.
Aussi, pourquoi il a regardé ailleurs,
Jugez-en par vous-même, du moment que son cœur n’a pas changé.
Dis-lui : Madame, son cœur a gardé
Une foi si fidèle
Que sa pensée est à tout instant prête à vous servir.
Il a été vôtre tout d’abord, et il ne s’est pas démenti.
Si elle ne le croit pas,
Dis qu’elle demande à l’Amour si cela est vrai,
Et à la fin prie-la humblement,
S’il ne lui plaît pas de me pardonner,
Qu’elle m’envoie par un messager l’ordre de mourir,
Et elle verra son serviteur lui obéir.
Et dis à celui qui est la clef de toute pitié[64],
Avant que tu ne t’en ailles,
De lui expliquer mes bonnes raisons[65]
Par la grâce de mes paroles harmonieuses.

Reste ici auprès d’elle
Et dis-lui ce que tu voudras de son serviteur.
Et si elle lui pardonne à ta prière
Viens lui annoncer cette belle paix.
Ma gentille Ballade, vas quand il te plaira,
Au moment qui te paraîtra le meilleur, pour que l’honneur t’en revienne[66].


CHAPITRE XIII


Après la vision que je viens de raconter, et après avoir dit les paroles que l’Amour m’avait imposées, me vinrent des pensées nombreuses et diverses qu’il m’a fallu sonder et combattre une à une, sans pouvoir m’en défendre. Parmi celles-ci, quatre m’ôtaient tout repos.

L’une d’elles était celle-ci : la domination de l’Amour est bonne, parce qu’elle écarte de toute vilenie l’esprit de son fidèle. L’autre était que la domination de l’Amour n’est pas bonne, parce que plus on y est soumis, plus il faut passer par des chemins pénibles et douloureux. Une autre était celle-ci : le nom de l’Amour est si doux à entendre qu’il paraît impossible que ses œuvres soient autrement que douces, car les noms suivent les choses auxquelles ils sont appliqués, comme il est écrit : nomina sunt complementa rerum. La quatrième était celle-ci : la femme à qui l’Amour t’attache si étroitement n’est pas comme les autres femmes dont le cœur se meut si légèrement.

Et chacune de ces pensées me faisait la guerre au point que je ressemblais à celui qui ne sait pas quel chemin suivre, qui voudrait bien marcher, mais qui ne sait pas où il va. Et si je songeais à chercher un chemin battu, c’est-à-dire celui que prendraient les autres, ce chemin se trouvait tout à fait contraire à mes pensées, qui étaient de faire appel à la pitié, et de me remettre entre ses bras. C’est dans cet état que je fis le sonnet suivant :

Toutes mes pensées parlent d’amour[67],
Et le font de manières si diverses
Que l’une me fait vouloir m’y soumettre
Et une autre me dit que c’est une folie[68].

Une autre m’apporte les douceurs de l’espérance,
Et une autre me fait verser des larmes abondantes.
Elles s’accordent seulement à demander pitié,
Tout tremblant que je suis de la peur qui étreint mon cœur.
C’est à ce point que je ne sais de quel côté me tourner ;
Je voudrais parler et ne sais ce que je pourrais dire.
C’est ainsi que je me trouve comme égaré dans l’amour.
Et si je veux les accorder toutes
Il faut que j’en appelle à mon ennemie,
Madame la Pitié[69], pour qu’elle me vienne en aide[70].


CHAPITRE XIV


Après que ces diverses pensées se furent livré de telles batailles, il arriva que cette adorable créature se rendit à une réunion où se trouvaient assemblées un grand nombre de dames, et j’y fus amené par un de mes amis qui crut me faire plaisir en m’introduisant là où tant de femmes venaient faire montre de leur beauté. Je ne savais donc pas où j’étais amené, me confiant à l’ami qui allait me conduire ainsi jusqu’aux portes de la mort[71], et je lui dis : « Pourquoi sommes-nous venus près de ces dames ? » Il me répondit : « C’est pour qu’elles soient servies d’une manière digne d’elles. »

La vérité est que ces femmes s’étaient réunies chez une d’elles qui s’était mariée ce jour-là et les avait invitées, suivant la coutume de cette ville, au premier repas qui se donnait dans la maison de son nouvel époux. De sorte que, pensant faire plaisir à cet ami, je me décidai à venir me tenir à la disposition de ces dames en sa compagnie. Et, comme je venais de le faire, il me sembla sentir un tremblement extraordinaire qui partait du côté gauche de ma poitrine et s’étendit tout à coup dans le reste de mon corps.

Je fis alors semblant de m’appuyer contre une peinture qui faisait le tour de la salle et, craignant que l’on se fût aperçu de mon tremblement, je levai les yeux et, regardant ces dames, je vis au milieu d’elles la divine Béatrice. Alors, mes esprits se trouvèrent tellement anéantis par la violence de mon amour, quand je me vis si près de ma Dame, qu’il ne resta plus en moi de vivant que l’esprit (le sens) de la vision.

Et encore, tandis que mes yeux auraient voulu fixer en eux-mêmes l’image de cette merveille, ils ne parvenaient pas à la contempler, et ils en souffraient et ils se lamentaient, et ils se disaient : Si nous n’étions pas ainsi projetés hors de nous-mêmes, nous pourrions rester à regarder cette merveille, comme font les autres.

Plusieurs de ces dames, s’apercevant comme j’étais transfiguré, commencèrent par s’étonner, puis se mirent à parler entre elles et à rire et à se moquer de moi avec la gentille Béatrice. Alors mon ami, qui ne se doutait de rien, s’en aperçut aussi et, me prenant par la main, m’emmena hors de la vue de ces dames en me demandant ce que j’avais. Alors, un peu calmé et ayant repris mes esprits anéantis, et ceux-ci ayant retrouvé la possession d’eux-mêmes, je lui dis : « J’ai mis les pieds dans cette partie de la vie où l’on ne peut aller plus loin avec la pensée de s’en revenir[72]. »

Puis le quittant, je rentrai dans la chambre des larmes où pleurant, et honteux de moi-même, je me disais : « Si cette femme savait dans quel état je me trouve, je ne crois pas qu’elle se moquerait de moi ; je crois plutôt qu’elle en aurait grande pitié. » Et, tout en pleurant ainsi, je me proposai de dire quelques mots qui s’adresseraient à elle-même et lui expliqueraient la cause de ma transfiguration, où je lui dirais que j’étais bien sûr qu’elle n’en était pas consciente, et que si elle l’avait été, sa compassion aurait gagné les autres. Et je souhaitais qu’en lui tenant ce langage mes paroles pussent arriver jusqu’à elle,

Vous avez ri de moi avec ces autres femmes[73],
Et vous ne savez pas, Madame, d’où vient
Que je vous montre un visage si nouveau
Quand je contemple votre beauté.
Si vous le saviez, votre pitié ne pourrait pas
Garder contre moi votre habituelle rigueur.
Car l’Amour, lorsqu’il me trouve près de vous,
S’enhardit et prend un tel empire
Qu’il frappe mes esprits craintifs,
Et les tue ou les chasse,
De sorte qu’il reste seul à vous regarder.
C’est ce qui me fait changer de figure,
Mais pas assez pour que je ne sente pas alors
Les angoisses où me plongent les tourmens qu’ils subissent[74].


CHAPITRE XV


Après cette nouvelle transfiguration, il me vint une pensée opiniâtre, qui ne me quittait guère, mais me reprenait continuellement et me disait : puisque tu prends un aspect si lamentable quand tu es proche de cette femme, pourquoi cherches-tu à la voir ? Si elle te le demandait, qu’aurais-tu à lui répondre, mettant que tu aurais l’esprit assez libre pour le faire ?

Et une autre pensée répondait humblement : si je ne perdais pas toutes mes facultés et que j’eusse assez de liberté pour lui répondre, je lui dirais : aussitôt que je m’imagine sa merveilleuse beauté, il me vient un désir de la voir d’une telle puissance qu’il détruit, qu’il tue dans ma mémoire, tout ce qui pourrait s’élever contre lui, et les souffrances passées ne sauraient retenir mon désir de chercher à la voir.

Alors, cédant à ces pensées, je songeai à lui adresser certaines paroles dans lesquelles, en m’excusant près d’elle des reproches que j’avais pu lui adresser[75], je lui ferais connaître ce qu’il advient de moi quand je l’approche.

Tout ce que j’ai dans mon esprit expire[76]
Quand je vous vois, ô ma belle joie !
Et quand je suis près de vous, j’entends l’Amour
Qui dit : fuis, si tu ne veux pas mourir.
Mon visage montre la couleur de mon cœur,
Et quand il s’évanouit, il s’appuie où il peut[77]
Et, tout tremblant comme dans l’ivresse,
Il semble que les pierres lui crient : meurs, meurs.
Il aurait bien tort, celui qui me verrait alors,
S’il ne venait pas rassurer mon âme éperdue,
Rien qu’en me montrant qu’il me plaint,
Et en me témoignant cette pitié que votre rire tue,
Et que ferait naître cet aspect lamentable
Des yeux qui ont envie de mourir[78].


CHAPITRE XVI


Ce sonnet, après que je l’eus écrit, m’amena à dire encore quatre choses sur mon état, qu’il me semblait n’avoir pas encore exprimé.

La première est que je souffrais souvent quand ma mémoire venait représenter à mon imagination ce que l’amour me faisait endurer.

La seconde, que l’amour m’envahissait souvent tout à coup avec tant de violence qu’il ne restait de vivant en moi qu’une pensée, celle qui me parlait de ma Dame.

La troisième est que, quand cette bataille de l’amour se livrait en moi, je partais tout pâle pour voir cette femme, croyant que sa vue ferait cesser ce conflit, et oubliant ce qui m’était arrivé en m’approchant d’elle.

La quatrième est comment cette vue ne venait pas à mon secours, mais venait finalement abattre ce qui me restait de vie. Tel est le sujet du sonnet suivant.

Souvent me revient à l’esprit[79]
L’angoisse que me cause l’amour.
Et il m’en vient une telle pitié que souvent
Je dis : hélas, cela arrive-t-il à quelqu’un d’autre
Que l’amour m’assaille si subitement
Que la vie m’abandonne presque,
Et il ne me reste alors de vivant pour me sauver
Qu’un seul esprit, parce qu’il me parle de vous.
Puis, je m’efforce de venir moi-même à mon aide ;
Et tout pâle et dépourvu de tout courage
Je viens vous voir, croyant me guérir :
Et si je lève les yeux pour regarder,
Mon cœur se met à trembler si fort
Que ses battements cessent de se faire sentir[80].


CHAPITRE XVII


Après avoir fait ces trois sonnets adressés à cette femme, comme ils faisaient le récit exact de mon état, j’ai cru devoir me taire, parce qu’il me semblait avoir assez parlé de moi. Mais bien que je cesse de lui parler, il me faut reprendre une matière nouvelle et plus noble que la précédente. Et comme ce nouveau sujet sera agréable à entendre, je vais le traiter aussi brièvement que possible.


CHAPITRE XVIII


Comme plusieurs personnes avaient lu sur mon visage le secret de mon cœur, certaines dames, qui se réunissaient parce qu’elles aimaient à se trouver ensemble, connaissaient bien mes sentimens, chacune d’elles ayant été témoin de mes violentes émotions. Et comme je me trouvais passer près d’elles par hasard, une d’elles m’appela. C’était une femme d’un parler agréable. Quand je fus arrivé devant elles, je vis bien que ma charmante dame n’était pas là, et, rassuré, je les saluai et leur demandai ce qu’il y avait pour leur service.

Ces dames étaient en assez grand nombre. Il y en avait qui riaient entre elles ; d’autres me regardaient en attendant ce que j’allais dire, et d’autres jasaient ensemble. L’une d’elles, tournant les yeux vers moi et m’appelant par mon nom, me dit : « Pourquoi et dans quel but aimes-tu donc cette personne, puisque tu ne peux soutenir sa présence ? Dis-nous-le parce que le but d’un tel amour, il faut qu’il soit d’un genre très particulier. » Et quand elle eut dit ces paroles, elle et toutes les autres se regardèrent en attendant ma réponse.

Alors je leur dis : « Mesdames, tout ce que demandait mon amour était le salut de cette femme, dont vous entendez peut-être parler. C’est en cela que résidait la béatitude qui était la fin de tous mes désirs. Mais, depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur l’Amour a mis par sa grâce toute ma béatitude dans ce qui ne peut me manquer. »

Ces dames se mirent alors à parler entre elles et, de même que nous voyons quelquefois tomber la pluie mêlée à une neige très blanche, il me semblait voir leurs paroles entrecoupées de soupirs. Et quand elles eurent ainsi parlé quelque temps ensemble, celle qui m’avait adressé la parole la première me dit : « Nous te prions de nous dire en quoi réside ta béatitude. » Et je répondis : « Elle réside dans les paroles qui sont à la louange de ma Dame. » Et elle dit à son tour : « Si tu disais vrai, ce que tu nous as dit en parlant de ton état, tu l’aurais dit dans un autre sens[81]. »

Et je les quittai en réfléchissant à ces paroles, presque honteux de moi-même, et je me disais en marchant : si je trouve une telle béatitude dans les mots qui expriment la louange de ma Dame, comment ai-je pu parler d’elle différemment ? Alors je résolus de prendre toujours désormais sa louange pour sujet de mes paroles. Et comme je pensais beaucoup à cela, il me sembla que j’avais entrepris quelque chose de trop élevé relativement à moi-même, de sorte que je n’osais plus m’y mettre ; et je demeurai ainsi plusieurs jours avec le désir de parler et la peur de commencer.


CHAPITRE XIX


Puis il arriva que, passant par un chemin le long duquel courait un ruisseau aux eaux très claires[82], il me vint une volonté si forte de parler que je commençai à songer à la manière dont je m’y prendrais, et j’ai pensé qu’il ne conviendrait pas de parler d’elle, mais de m’adresser aux femmes à la seconde personne, et non à toutes les femmes, c’est-à-dire aux femmes distinguées, et qui ne sont pas seulement des femmes. Et alors ma langue se mit à parler comme si elle eût été mue par elle-même, et elle dit : « Femmes qui comprenez l’amour… » Je mis alors ces mots de côté dans ma mémoire avec une grande joie, en pensant à les prendre pour mon commencement. Puis je rentrai dans la ville, et, après y avoir songé pendant plusieurs jours, je commençai cette canzone[83].

Femmes qui comprenez l’amour[84],
Je veux m’entretenir avec vous de ma Dame,
Non pas que je pense arriver au bout de sa louange,
Mais pour satisfaire mon esprit.
Je dis donc que, quand je pense à ses mérites,

L’amour se fait sentir en moi si doux
Que, si la hardiesse ne venait à me manquer,
Mes accens rendraient tout le monde amoureux.
Et je ne veux pas non plus me hausser à un point
Que je ne saurais soutenir jusqu’à la fin.
Mais je traiterai délicatement de sa grâce infinie
Avec vous, femmes et jeunes filles amoureuses,
Car ce n’est pas une chose à en entretenir d’autres que vous.
Un ange a fait appel à la divine Intelligence et lui a dit :
Seigneur, on voit dans le monde
Une merveille dont la grâce procède
D’une âme qui resplendit jusqu’ici.
Le ciel, à qui il ne manque
Que de la posséder, la demande à son Seigneur,
Et tous les saints la réclament.
La pitié seule prend notre parti[85],
Car Dieu dit en parlant de ma Dame :
Ô mes bien aimés, souffrez en paix
Que votre espérance attende tant qu’il me plaira
Là où il y a quelqu’un qui s’attend à la perdre,
Et qui dira dans l’Enfer aux méchans :
J’ai vu l’espérance des Bienheureux.
Ma Dame est donc désirée là-haut dans le ciel.
Maintenant je veux vous faire connaître la vertu qu’elle possède,
Et je dis : que celle qui veut paraître une noble femme
S’en aille avec elle, car quand elle s’avance
L’Amour jette au cœur des méchans un froid
Tel que leurs pensées se glacent et périssent ;
Et celui qui s’arrêterait à la contempler

Deviendrait une chose noble ou mourrait.
Et s’il se trouve quelqu’un qui soit digne
De la regarder, il éprouve les effets de sa vertu,
Et s’il arrive qu’elle lui accorde son salut
Il se sent si humble qu’il en oublie toutes les offenses.
Et Dieu lui a encore accordé une plus grande grâce :
C’est que celui qui lui a parlé ne peut plus finir mal.
L’Amour dit d’elle : comment une chose mortelle
Peut-elle être si belle et si pure !
Puis il la regarde, et jure en lui-même
Que Dieu a voulu en faire une chose merveilleuse.
Elle porte ce teint de perle[86]
Qui convient aux femmes, mais sans exagération[87].
Elle est tout ce que la nature peut faire de bien,
Et on la prend pour le type de la beauté.
De ses yeux, quand ils se meuvent,
Sortent des esprits enflammés d’amour
Qui blessent les yeux de ceux qui les regardent,
Et puis s’en vont droit au cœur.
Vous voyez l’amour peint sur ses lèvres
Sur lesquelles le regard ne peut demeurer fixé.
Canzone, je sais que c’est surtout les femmes
Que tu viendras trouver quand je t’aurai envoyée.
Maintenant, je t’avertis, puisque je t’ai élevée
Comme une enfant de l’Amour, pure et modeste,
Que, là où tu iras, ta dises en priant :
Apprenez-moi où je dois aller, car je suis envoyée

À celle dont la louange est ma parure.
Et si tu ne veux pas aller inutilement,
Ne t’arrête pas près des gens indignes.
Efforce-toi, si tu le peux, de ne te montrer
Qu’à des femmes ou à des hommes d’élite
Qui te montreront le chemin le plus court.
Tu trouveras l’Amour près d’elle :
Recommande-moi, comme c’est ton devoir, à l’un et à l’autre[88].


CHAPITRE XX


Après que cette canzone eut été un peu répandue dans le monde, comme quelqu’un de mes amis l’avait entendue, il voulut me prier de dire ce que c’est que l’amour[89], s’étant d’après cela fait de moi peut-être une opinion exagérée. De sorte que je pensai qu’après avoir écrit ce qui précède, il serait bon de dire quelque chose de l’amour, et, pour obliger mon ami, je me décidai à consacrer quelques mots à ce sujet.

Amour et noblesse de cœur sont une même chose[90],
Comme l’a dit le poète.
C’est ainsi que si l’un ose aller sans l’autre
C’est comme si l’âme raisonnable allait sans la raison.
Quand la nature est amoureuse,
L’Amour devient son maître et le cœur est sa demeure.
C’est là qu’il se repose quelquefois un instant,
Et quelquefois y séjourne longtemps.
Puis la beauté apparaît dans une femme sage[91],
Et elle plaît tellement aux yeux que dans le cœur
Naît un désir de la chose qui plaît.
Et ce désir persiste en lui assez
Pour éveiller un désir d’amour.
C’est la même chose qu’un homme de valeur éveille chez une femme[92].


CHAPITRE XXI


Après avoir traité de l’amour dans ces vers, il me vint à l’idée de dire à la louange de cette beauté des paroles où je montrerais comment cet amour s’éveille pour elle, et comment non seulement il s’éveille là où il dormait, mais comment, grâce à son action merveilleuse, il s’éveille là où il n’était pas en puissance.

Ma Dame porte l’amour dans ses yeux[93],
De sorte que ce qu’elle regarde s’embellit.
Où elle passe chacun se tourne vers elle
Et son salut fait trembler le cœur,
De sorte que baissant son visage on pâlit,
Et on se repent de ses propres fautes.
L’orgueil et la colère s’enfuient devant elle.
Aidez-moi, Mesdames, à lui faire honneur.
Toute douceur, toute pensée modeste,
Naissent dans le cœur de celui qui l’entend parler ;
Aussi est heureux celui qui l’entrevoit seulement.
Ce qu’elle paraît être quand elle sourit un peu
Ne peut se dire ni se retenir en esprit,
Tant est merveilleux un tel miracle[94].


CHAPITRE XXII


Peu de jours s’étaient passés quand, suivant le plaisir du glorieux Seigneur qui ne s’est pas refusé à mourir lui-même, celui qui avait été le père d’une telle merveille qu’était cette très noble Béatrice quitta la vie pour la gloire éternelle.

Et comme une telle séparation est douloureuse pour ceux qui restent et avaient été amis de celui qui s’en va, et qu’il n’y a pas d’affection aussi intime que celle d’un bon père pour un enfant tendre, et d’un enfant tendre pour un bon père, et comme cette femme possédait un haut degré de bonté, et que son père était aussi d’une grande bonté (comme on le croyait et comme c’était la vérité), elle fut plongée dans une douleur très amère.

Suivant les usages de cette ville, les femmes avec les femmes, et les hommes avec les hommes, s’assemblaient dans la maison en deuil. Or beaucoup de femmes s’étaient réunies là où cette Béatrice pleurait à faire pitié. Et moi-même j’en vis revenir quelques-unes que j’entendais parler de ses lamentations. Et elles disaient : « Elle pleure tellement que quiconque la regarderait devrait en mourir de compassion. »

Puis elles passèrent, et je restai plongé dans une telle tristesse que les larmes inondaient mon visage, et que je devais à chaque instant cacher mes yeux dans mes mains. Et si ce n’était que je me trouvais dans un endroit où passaient la plupart des femmes qui parlaient d’elle, attentif à ce qu’elles disaient, je serais allé me cacher aussitôt que mes larmes commencèrent à couler. Et, comme je me tenais toujours là, d’autres passèrent encore devant moi, qui se disaient les unes aux autres : « Qui de nous pourra être gaie, maintenant que nous l’avons vue tant pleurer ? » D’autres disaient en me voyant : « En voici un qui pleure ni plus ni moins que s’il l’avait vue comme nous. » D’autres disaient encore : « Comme il est changé ! Il ne paraît plus du tout le même. »

C’est ainsi que j’entendais les femmes qui passaient parler d’elle et de moi. Je pensai alors à prononcer quelques paroles que je pouvais bien exprimer à propos de tout ce que j’avais entendu dire à ces femmes. Et comme je leur en aurais volontiers demandé la permission, si je ne m’étais trouvé retenu par quelque crainte, je me décidai à faire comme si je la leur avais demandée et qu’elles m’eussent répondu. Je fis alors deux sonnets : dans l’un, je m’adresse à elles comme j’aurais pu le faire de vive voix ; dans l’autre, je prends la réponse dans les mots que j’avais entendu prononcer comme s’ils avaient été réellement adressés à moi-même.

Ô vous dont la contenance affaissée[95]
Et les yeux baissés témoignent de votre douleur,
D’où venez-vous ? Et dites-moi
Pourquoi la compassion est peinte sur votre visage.
Est-ce que vous avez vu notre Dame
Le visage baigné des pleurs de son filial amour ?
Dites-le-moi, Mesdames,
Car mon cœur me le dit à moi-même,
Et je le vois rien qu’à votre démarche.
Et si vous venez d’un endroit si pitoyable
Veuillez rester ici un moment avec moi,
Et, quoi qu’il en soit d’elle, ne me le cachez pas.
Car je vois combien vos yeux ont pleuré,
Et je vois votre visage si altéré
Que le cœur m’en tremble rien qu’à le voir.

Es-tu celui qui a parlé si souvent[96]
De notre dame, en ne t’adressant qu’à nous ?
Tu lui ressembles par la voix,
Mais ton visage n’est pas reconnaissable.
Pourquoi pleures-tu dans ton cœur,
Que tu fais naître chez les autres la compassion de toi-même ?

Est-ce que tu l’as vue pleurer que tu ne peux
Celer ta propre douleur ?
Laisse-nous pleurer et nous en aller tristement.
Il est inutile de chercher à nous consoler,
Nous qui l’avons entendue parler dans ses pleurs.
Elle a la pitié tellement empreinte sur son visage
Que quiconque l’eût voulu regarder
Serait tombé mort devant elle[97].


CHAPITRE XXIII


Quelques jours après ceci, il m’advint dans certaines parties de ma personne une maladie douloureuse, dont je souffris terriblement pendant plusieurs jours, et elle me fit tomber dans une telle faiblesse qu’il me fallut rester semblable à ceux qui ne peuvent plus se mouvoir. Et, comme le neuvième jour je fus pris de douleurs intolérables, il me vint une pensée qui était celle de ma Dame. Et, quand j’eus suivi cette pensée pendant quelque temps, je revins à celle de ma vie misérable. Et, voyant combien la vie tient à peu de chose, même quand la santé est parfaite, je me mis à pleurer en dedans de moi-même sur tant de misère, et, dans mes soupirs, je me disais : « il faudra que cette divine Béatrice meure un jour ! » Et je tombai alors dans un égarement tel que je fermai les yeux et commençai à m’agiter comme un frénétique, puis à divaguer.

Alors m’apparurent certains visages de femmes échevelées qui me disaient : « tu mourras aussi ». Et après ces femmes vinrent d’autres visages étranges et horribles à voir qui me disaient : « tu es mort ». Et mon imagination continuant à s’égarer, j’en vins à ce point que je ne savais plus où j’étais. Je croyais toujours voir des femmes échevelées, extrêmement tristes, et qui pleuraient. Et il me sembla que le soleil s’obscurcissait tellement que les étoiles se montraient d’une couleur qui me faisait juger qu’elles pleuraient. Et je croyais voir les oiseaux qui volaient dans l’air tomber morts, et qu’il y avait de grands tremblemens de terre[98]. Et au milieu de ma surprise et de mon effroi, je m’imaginai qu’un de mes amis venait me dire : « tu ne sais pas ? Ton admirable Dame n’est plus de ce monde ».

Alors, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Et ce n’est pas seulement dans mon imagination que je pleurais, je versais de vraies larmes. En ce moment, je regardai le ciel, et je crus voir une multitude d’anges qui remontaient en suivant un petit nuage très blanc. Et ils chantaient d’un air de triomphe hosanna in excelsis, sans que j’entendisse autre chose[99].

Il me sembla alors que mon cœur, qui était tout amour, me disait : il est vrai que notre Dame est étendue sans vie ; et je crus aller voir ce corps qui avait logé cette âme bienheureuse et si pure. Et cette imagination fut si forte qu’elle me montra effectivement cette femme morte, et des femmes qui lui couvraient la tête d’un voile blanc. Et son visage avait une telle apparence de repos qu’il semblait dire : « Voici que je vois le commencement de la paix. » Et je sentais tant de douceur à la regarder que j’appelais la mort, et je disais : Ô douce mort, viens à moi, ne me repousse pas. Tu dois être bonne, puisque tu as habité ce corps. Viens à moi, car je te désire beaucoup : tu vois que je porte déjà ton empreinte.

Et il me sembla alors qu’après avoir vu remplir ces douloureux offices que l’on rend aux morts, je retournais dans ma chambre, et je regardais le ciel, et je disais à haute voix : « Ô âme bienheureuse, bienheureux est celui qui te voit ! »

Et comme je disais ces mots au milieu de sanglots douloureux, et appelant la mort, une femme jeune et gentille qui se tenait près de mon lit, croyant que mes pleurs et mes plaintes s’adressaient à ma propre maladie, se mit tout effrayée à pleurer comme moi. Et les autres femmes qui étaient dans la chambre, attirées par ses pleurs et s’apercevant que je pleurais aussi, l’éloignèrent de moi : cette jeune femme était une de mes plus proches parentes.

Alors elles s’approchèrent toutes de mon lit et voulurent me réveiller, car elles croyaient que je rêvais, et elles me disaient : « Ne dors plus, ne te laisse pas décourager ainsi. » Et pendant qu’elles me parlaient, mon imagination se calma, au point que je voulais dire : « Ô Béatrice, sois bénie ! » Et à peine avais-je prononcé Béatrice que j’ouvris les yeux en tressaillant, et je vis bien que je m’étais trompé. Et, tout en prononçant ce nom, ma voix était tellement brisée que ces femmes ne pouvaient me comprendre. Et quoique je me sentisse tout honteux, un avertissement de l’Amour me fit me retourner vers elles. Et alors elles se mirent à dire : « On dirait qu’il est mort. » Puis elles ajoutèrent entre elles : « Il faut le ranimer. » Et elles me dirent beaucoup de choses pour me remonter. Elles me demandaient de quoi j’avais eu peur. Et moi, ayant retrouvé un peu de force, et reconnaissant l’erreur de mon imagination, je leur répondis : « Je vais vous dire ce que j’ai eu. » Alors je commençai par le commencement, et je finis en leur disant ce que j’avais vu, mais sans prononcer le nom de ma bien-aimée. Et plus tard, guéri de ma maladie, je résolus de raconter ce qui m’était arrivé, parce qu’il m’a semblé que ce serait une chose intéressante.

Une femme jeune et compatissante[100],
Ornée de toutes les grâces humaines,
Se trouvait là où j’appelais à chaque instant la mort.
Voyant mes yeux pleins d’angoisse

Et entendant mes paroles dépourvues de sens,
Elle s’effraya et se mit à pleurer à chaudes larmes.
Et d’autres femmes, attirées près de moi
Par celle qui pleurait ainsi,
L’éloignèrent et cherchèrent à me faire revenir à moi.
L’une me disait : il ne faut pas dormir,
Et une autre : pourquoi te décourager ?
Alors je laissai cette étrange fantaisie
Et je prononçai le nom de ma Dame.
Ma voix était si douloureuse
Et tellement brisée par l’angoisse et les pleurs
Que mon cœur seul entendit ce nom résonner.
Et, la honte peinte sur mon visage,
L’Amour me fit me tourner vers elles.
Ma pâleur était telle
Qu’elles se mirent à parler de ma mort :
Il faut le remonter, disaient-elles doucement l’une à l’autre.
Et elles me répétaient :
« Qu’as-tu donc vu, que tu parais si abattu ? »
Quand j’eus repris un peu de force
Je dis : « Mesdames, je vais vous le dire.
Tandis que je pensais à la fragilité de ma vie,
Et que je voyais combien sa durée tient à peu de chose,
L’Amour qui demeure dans mon cœur se mit à pleurer ;
De sorte que mon âme fut si égarée
Que je disais en soupirant, dans ma pensée :
« Il faudra bien que ma Dame meure un jour ! »
Et mon égarement devint tel alors
Que je fermai mes yeux appesantis ;
Et mes esprits étaient tellement affaiblis

Qu’ils ne pouvaient plus s’arrêter sur rien.
Et alors mon imagination,
Incapable de distinguer l’erreur de la vérité,
Me fit voir des femmes désolées
Qui me disaient : « Tu mourras, tu mourras. »
Puis je vis des choses terribles.
Dans la fantaisie où j’entrais
Je ne savais pas où je me trouvais,
Et il me semblait voir des femmes échevelées
Qui pleuraient, et qui lançaient leurs lamentations
Comme des flèches de feu.
Puis je vis le soleil s’obscurcir peu à peu,
Et les étoiles apparaître,
Et elles pleuraient ainsi que le soleil.
Je voyais les oiseaux qui volaient dans l’air tomber
Et je sentais la terre trembler.
Alors m’apparut un homme pâle et défait
Qui me dit : « Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne sais pas la nouvelle ?
Ta Dame est morte, elle qui était si belle. »
Je levais mes yeux baignés de pleurs
Quand je vis (comme une pluie de manne)
Des anges se dirigeant vers le ciel,
Précédés d’un petit nuage
Derrière lequel ils criaient tous : hosanna !
S’ils avaient crié autre chose, je vous le dirais bien.
Alors l’Amour me dit : je ne te le cache plus,
Viens voir notre Dame qui est gisante.
Mon imagination, dans mon erreur,
Me mena voir ma Dame morte ;
Et quand je l’aperçus

Je voyais des femmes la recouvrir d’un voile.
Et elle avait une telle apparence de repos
Qu’elle semblait dire : je suis dans la paix.
Et la voyant si calme
Je ressentis une telle douceur
Que je disais : Ô mort, désormais que tu me parais douce,
Et que tu dois être une chose aimable,
Puisque tu as habité dans ma Dame !
Tu dois avoir pitié et non colère.
Tu vois que je désire tant t’appartenir
Que je porte déjà tes couleurs.
Viens, c’est mon cœur qui t’appelle.
Puis, je me retirai, ne sentant plus aucun mal.
Et, quand je fus seul,
Je disais en regardant le ciel :
Heureux qui te voit, ô belle âme….
C’est alors que vous m’avez appelé,
Et grâce à vous ma vision disparut[101].


CHAPITRE XXIV


Après tous ces rêves, il arriva un jour que, me trouvant quelque part à songer, je sentis que mon cœur se mettait à trembler, comme si j’eusse été en présence de cette femme. Alors mon imagination me fit voir l’Amour. Il me semblait venir d’auprès d’elle, et parler à mon cœur d’un air joyeux. « Bénis le jour où je t’ai pris, disait-il, parce que tu dois le faire. » Et je me sentis le cœur si joyeux qu’il me sembla que ce n’était pas mon propre cœur, tant il était changé.

Et peu après ces paroles que mon cœur me disait dans la langue de l’Amour, je vis venir vers moi une femme charmante : c’était cette beauté célèbre dont mon meilleur ami[102] était très épris, et qui exerçait sur lui beaucoup d’empire. Elle avait nom Giovanna[103] ; mais à cause de sa beauté sans doute on l’appelait Primavera[104]. Et en regardant derrière elle je vis l’admirable Béatrice qui venait.

Ces dames s’approchèrent de moi l’une après l’autre, et il me sembla que l’Amour parlait dans mon cœur et disait : « C’est parce qu’elle est venue la première aujourd’hui qu’il faut l’appeler Primavera. C’est moi qui ai voulu qu’on l’appelât Prima verrà[105], parce qu’elle sera venue la première le jour où Béatrice se sera montrée après le délire de son fidèle. Et si l’on veut considérer son premier nom, autant vaut dire Primavera, parce que son nom Giovanna vient de Giovanni (saint Jean) celui qui a précédé la vraie lumière en disant : « Ego vox clamantis in deserto : parate viam Domini[106]. »

Et il me sembla qu’il (l’Amour) me disait encore quelques mots, c’est-à-dire : « Qui voudrait y regarder de tout près appellerait cette Béatrice l’Amour ; à cause de la ressemblance qu’elle a avec moi. »

Alors moi, en y repensant, je me proposai d’écrire quelques vers à mon excellent ami (en taisant ce qu’il me paraissait convenir de taire), croyant que son cœur était occupé encore de la beauté de la belle Primavera[107]. Je fis donc le sonnet suivant :

J’ai senti se réveiller dans mon cœur[108]
Un esprit amoureux qui dormait ;
Puis, j’ai vu venir de loin l’Amour

Si joyeux qu’à peine si je le reconnaissais.
Il disait : il faut maintenant que tu penses à me faire honneur.
Et il souriait à chacun des mots qu’il prononçait.
Et comme mon Seigneur se tenait près de moi,
Je regardai du côté d’où il venait
Et je vis Monna Vanna et Monna Rice[109]
Venir de mon côté,
L’une de ces merveilles après l’autre.
Et, comme je me le rappelle bien,
L’amour me dit : celle-ci est Primavera,
Et celle-là a nom Amour, tant elle me ressemble[110].


CHAPITRE XXV


Les gens qui veulent tout expliquer pourraient s’étonner de ce que je dis de l’Amour, comme s’il était une chose en soi, et, non pas seulement comme une substance intellectuelle, mais comme une substance corporelle, ce qui serait faux au point de vue de la réalité : car l’amour n’est pas en soi une substance, mais un accident en substance.

J’ai parlé de lui comme s’il était un corps, et même un homme, dans trois circonstances : quand j’ai dit que je le voyais venir de loin. Comme, suivant Aristote, se mouvoir ne peut être que le fait d’un corps, il semble que je fais apparaître l’Amour comme un corps. Quand j’ai dit qu’il souriait, et même qu’il parlait, comme c’est là le propre de l’homme, le rire surtout, il semble que j’en ai fait un homme[111].

Pour expliquer ceci, il faut d’abord savoir qu’autrefois on ne parlait pas de l’amour en langue vulgaire. Ont seulement parlé de l’amour quelques poètes en langue latine. Parmi nous, comme peut-être encore ailleurs, et comme chez les Grecs, ce n’était que les poètes lettrés et non vulgaires qui traitaient de semblables sujets. Et il n’y a pas beaucoup d’années qu’apparurent pour la première fois ces poètes vulgaires, c’est-à-dire qui dirent en vers vulgaires ce qu’on disait en vers latins ; et nous en chercherions en vain, soit dans la langue de l’Oco[112], soit dans la langue du Si, avant cent cinquante ans.

Et ce qui fait que des écrivains inférieurs ont acquis quelque réputation, c’est qu’ils furent les premiers à se servir de la langue vulgaire. Et le premier poète vulgaire ne parla ainsi que pour se faire entendre d’une femme qui n’aurait pas compris des vers latins. Et ceci est contre ceux qui riment sur des sujets autres que des sujets amoureux, puisque ce mode de s’exprimer fut dès le commencement consacré seulement au parler d’amour[113].

C’est ainsi que, comme on a accordé aux poètes une plus grande licence de parole qu’aux prosateurs, et que ces diseurs par rimes ne sont autres que des poètes vulgaires, il est juste et raisonnable de leur accorder plus de licence qu’aux autres écrivains vulgaires. Donc, si l’on accorde aux poètes des figures ou des expressions de rhétorique, il faut l’accorder à tous ceux qui parlent en vers.

Nous voyons donc que, si les poètes ont parlé des choses inanimées comme si elles avaient du sens et de la raison, et les ont fait parler ensemble, et non seulement de choses vraies mais de choses qui ne le sont pas (c’est-à-dire de choses qui ne le sont pas et de choses accidentelles comme si elles fussent des substances et des hommes), il convient que celui qui écrit par rimes en fasse autant, non sans raisons, mais avec des raisons qu’on puisse expliquer en prose.

Que les poètes aient fait ainsi que je viens de le dire se voit par Virgile, lequel dit que Junon, c’est-à-dire une déesse ennemie des Troyens, dit à Éole, maître des vents, dans le premier chapitre de l’Énéide : Eole, namque tibi, etc., et que celui-ci lui répondit : Tuus, O regina, quid optes, etc. Et, dans ce même poète, une chose qui n’est pas animée dit à une chose animée dans le troisième chapitre de l’Énéide : Dardanidæ duri, etc. Dans Lucain la chose animée dit à la chose inanimée : Multum, Roma, tamen debes civilibus armis. Et dans Horace, l’homme parle à la science même comme à une autre personne. Et non seulement Horace parle, mais il le fait presque comme un interprète du bon Homère dans sa Poétique : dic mihi, Musa, virum. Suivant Ovide, l’Amour parle comme s’il était une personne humaine, au commencement du livre de Remedio d’amore : Bella mihi, video, bella parantur, ait. Et c’est par tout cela que peuvent paraître clairs différens passages de mon livre.

Et afin que les personnes incultes ne puissent se targuer de ce qui vient d’être dit, j’ajoute que les poètes ne parlent pas ainsi sans raisons, et que ceux qui riment ne doivent jamais parler ainsi sans avoir de bonnes raisons de le faire, parce que ce serait une grande honte à celui qui rimerait une chose sous vêtement de figure ou sous couleur de rhétorique, et puis, interrogé, ne saurait en expliquer les paroles de manière à leur donner un sens véritable. Et mon excellent ami[114] et moi nous en connaissons bien qui riment aussi sottement.


CHAPITRE XXVI


Cette charmante femme dont il vient d’être question paraissait si aimable aux gens que, quand elle passait quelque part, on accourait pour la voir ce qui me comblait de joie. Et, quand elle s’approchait de quelqu’un, il venait au cœur de celui-ci un sentiment d’humilité tel qu’il n’osait pas lever les yeux ni répondre à son salut. Et ceux qui l’ont éprouvé peuvent en porter témoignage à ceux qui ne le croiraient pas. Elle s’en allait couronnée et vêtue de modestie, ne tirant aucune vanité de ce qu’elle voyait ou entendait dire. Beaucoup répétaient, quand elle était passée : « Ce n’est pas une femme, c’est un des plus beaux anges de Dieu. » D’autres disaient : « C’est une merveille ; béni soit Dieu qui a fait une œuvre aussi admirable ».

Je dis qu’elle se montrait si aimable et ornée de toutes sortes de beautés que ceux qui la regardaient ressentaient au cœur une douceur candide et suave telle qu’ils ne sauraient le redire. Et on ne peut la regarder sans soupirer aussitôt. Tout ceci et bien d’autres choses admirables émanent d’elle merveilleusement et efficacement. Aussi, pensant à tout cela, et voulant reprendre le style de sa louange, je voulus dire tout ce qu’elle répandait d’excellent et d’admirable, afin que non seulement ceux qui peuvent la voir, mais les autres aussi, connaissent tout ce que les mots peuvent exprimer.

Ma Dame se montre si aimable[115]
Et si modeste quand elle vous salue
Que la langue vous devient muette et tremblante,
Et les yeux n’osent la regarder.
Elle s’en va revêtue de bonté et de modestie
En entendant les louanges qu’on lui adresse.
Elle semble être une chose descendue du ciel
Sur la terre pour y faire voir un miracle.
Elle est si plaisante à qui la regarde
Que les yeux en transmettent au cœur une douceur
Que ne peut comprendre qui ne l’a pas éprouvée.
Il semble que de son visage émane
Un esprit suave et plein d’amour
Qui va disant à l’âme : soupire[116] !


CHAPITRE XXVII


Je dis que ma Dame montrait tant de grâce que non seulement elle était un objet d’honneur et de louange, mais qu’à cause d’elle bien d’autres étaient louées et honorées. Ce que voyant, et voulant le faire connaître à ceux qui ne le voyaient pas, je résolus de l’exprimer d’une manière significative ; et je dis dans le sonnet suivant l’influence que sa vertu exerçait sur les autres femmes.

Celui qui voit ma Dame au milieu des autres femmes
Voit parfaitement toute beauté et toute vertu[117].
Celles qui vont avec elle doivent
Remercier Dieu de la grande grâce qui leur est faite.
Et sa beauté est douée d’une vertu telle
Qu’elle n’éveille aucune envie
Et qu’elle revêt les autres
De noblesse, d’amour et de foi.
À sa vue, tout devient modeste,
Et non seulement elle plaît par elle-même,
Mais elle fait honneur aux autres.
Et tout ce qu’elle fait est si aimable
Que personne ne peut se la rappeler
Sans soupirer dans une douceur d’amour[118].


CHAPITRE XXVIII


Après cela, je me mis un jour à songer à ce que j’avais dit de ma Dame, c’est-à-dire dans les deux sonnets précédents, et, voyant dans ma pensée que je n’avais rien dit de l’influence qu’elle exerçait présentement sur moi, il me parut qu’il manquait quelque chose à ce que j’avais dit d’elle, et je me proposai d’exprimer comment je me sentais soumis à son influence, et ce que celle-ci me faisait éprouver.

L’amour m’a possédé si longtemps[119]
Et m’a tellement habitué à sa domination
Qu’après avoir été d’abord douloureux à supporter
Il est devenu d’une grande douceur pour mon cœur.
Aussi quand j’ai perdu tout mon courage
Et que mes esprits semblent m’abandonner,
Alors mon âme débile sent
Une telle douceur que mon visage pâlit.
Puis l’amour prend un tel pouvoir sur moi
Que mes soupirs se mêlent à mes paroles,
Et en sortant implorent
Ma Dame pour qu’elle me rende à moi-même.
Cela m’arrive toutes les fois qu’elle me voit,
Et à un point tel qu’on aurait de la peine à le croire.


CHAPITRE XXIX


Quomodo sedet sola civitas plena populo ? Facta est quasi vidua domina gentium[120].

Je pensais encore à la canzone qui précède, et je venais d’en écrire les derniers mots, quand le Seigneur de la justice appela cette beauté sous l’enseigne glorieuse de Marie, cette reine bénie pour qui cette bienheureuse Béatrice avait une telle adoration[121]. Et, bien que l’on aimât peut-être à savoir comment elle fut séparée de nous, je n’ai pas l’intention d’en parler ici, pour trois raisons : la première est que cela ne rentre pas dans le plan de cet écrit, si l’on veut bien se reporter à la préface (prœmio) qui précède ce petit livre ; la seconde est que, en fût-il autrement, ma plume serait inhabile à traiter un pareil sujet ; la troisième est que, si je le faisais, il faudrait me louer moi-même, ce qui est tout à fait blâmable[122].

Je laisse donc à un autre glossatore de faire ce récit. Cependant, comme dans ce qui précède il a été souvent question du nombre 9, ce qui n’a pas dû être sans raison, et que ce nombre paraît jouer un grand rôle dans son départ, il faut bien que j’en dise quelque chose, et ce sera tout à fait à propos. Je dirai d’abord comment eut lieu son départ, et puis je signalerai plusieurs raisons qui nous montreront que ce nombre 9 lui a toujours tenu fidèle compagnie[123].


CHAPITRE XXX


Je dis que son âme très noble nous quitta à la première heure du neuvième jour du mois, suivant le style[124] d’Italie, et que suivant le style de Syrie[125] elle partit le neuvième jour de l’année dont le premier mois s’appelle Tismin (ou Tisri), et correspond à notre mois d’octobre. Elle est donc partie, suivant notre style, dans cette année de notre indiction[126], c’est-à-dire des années du Seigneur où le nombre 9 s’est complété neuf fois dans le siècle où elle est venue au monde. Elle appartient donc au treizième siècle des Chrétiens.

Pourquoi ce nombre lui était si familier peut venir de ce que, suivant Ptolémée et suivant les vérités chrétiennes, il y a neuf cieux mobiles (au-dessous de l’Empyrée, seul immobile), et, suivant la commune opinion des astrologues, ces neuf cieux exercent ici-bas leurs influences suivant leurs propres conjonctions. Or, on dit que ce nombre lui était familier parce que, lors de son engendrement tous ces neuf cieux mobiles s’étaient parfaitement combinés. En voilà une raison. Mais en y regardant de plus près, et suivant une vérité incontestable, ce nombre 9 fut elle-même, je veux dire par similitude ; et voici comment je l’entends.

Le nombre 3 est la racine de celui de 9, puisque sans l’aide d’aucun autre nombre, en se multipliant par lui-même, il fait 9, car il est clair que trois fois trois font 9.

Donc 3 est par lui-même le facteur de 9, et si le facteur des miracles est par lui-même 3, c’est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, lesquels sont trois et un, cette femme fut accompagnée du nombre 9, ce qui fait entendre qu’elle fut elle-même un 9, c’est-à-dire un miracle dont on ne trouve la racine que dans l’admirable Trinité.

On pourra encore en trouver une raison plus subtile ; mais voilà ce que j’y vois et ce qu’il me plaît le plus d’y voir[127].


CHAPITRE XXXI


Après que cette noble créature eut été séparée du monde, toute cette ville demeura comme veuve et dépouillée de tout ce qui faisait son ornement. Et moi, pleurant encore dans la cité désolée, j’écrivis aux princes de la terre[128] au sujet de la condition nouvelle où elle allait se trouver, en partant de cette lamentation de Jérémie : « Quomodo sedet sola civitas… ? » Et je le dis pour qu’on ne s’étonne pas que j’en aie fait le titre de ce qui devait suivre. Et si l’on voulait me reprocher de ne pas y avoir ajouté les mots qui suivent ce passage, c’est que mon intention avait d’abord été de ne les écrire qu’en langue vulgaire, et que ces paroles latines, si je les avais reproduites, n’auraient pas été conformes à mon intention. Et je sais bien que l’ami à qui j’adressais ceci préférait également que je l’écrivisse en vulgaire.


CHAPITRE XXXII


Après avoir pleuré quelque temps encore, mes yeux se trouvèrent fatigués à ce point que je ne pouvais arriver à épancher ma tristesse. Je pensai alors à essayer d’y parvenir en écrivant ma peine, et je voulus faire une canzone où je parlerais de celle qui m’avait abîmé dans la douleur.

Mes yeux, en exhalant les souffrances de mon cœur[129],
Ont versé tant de larmes amères
Qu’ils en sont restés désormais épuisés.
Aujourd’hui, si je veux épancher la douleur
Qui me conduit peu à peu à la mort,
Il faut que je me lamente à haute voix.
Et comme je me souviens que c’est avec vous,
Femmes aimables, que j’aimais à parler
De ma Dame, quand elle vivait,
Je ne veux en parler
Qu’à des cœurs exquis comme sont les vôtres.
Je dirai ensuite en pleurant
Qu’elle est montée au ciel tout à coup,
Et a laissé l’Amour gémissant avec moi.
Béatrice s’en est allée dans le ciel,
Dans le royaume où les Anges jouissent de la paix,
Et elle y demeure avec eux.
Ce n’est ni le froid ni le chaud qui l’a enlevée
Comme les autres, Mesdames,
Ce n’est que sa trop grande vertu[130].

Car l’éclat de sa bonté
A rayonné si haut dans le ciel
Que le Seigneur s’en est émerveillé,
Et qu’il lui est venu le désir
D’appeler à lui une telle perfection.
Et il l’a fait venir d’ici-bas
Parce qu’il voyait que cette misérable vie
N’était pas digne d’une chose aussi aimable[131].
Son âme si douce et si pleine de grâce
S’est séparée de sa belle personne,
Et elle réside dans un lieu digne d’elle.
Celui qui parle d’elle sans pleurer
A un cœur de pierre.
Et quelque élevée que soit l’intelligence,
Elle ne parviendra jamais à la comprendre
Si elle ne s’appuie sur la noblesse du cœur,
Et elle ne trouvera pas de larmes pour elle.
Mais tristesse et douleur,
Soupirs et pleurs à en mourir,
Et renoncement à toute consolation
Sont le lot de celui qui regarde dans sa propre pensée
Ce qu’elle fut, et comment elle nous a été enlevée.
Je ressens toutes les angoisses des soupirs
Quand mon esprit opprimé
Me ramène la pensée de celle qui a déchiré mon cœur.
Et souvent, en songeant à la mort,
Il me vient un désir plein de douceur
Qui change la couleur de mon visage.
Quand je m’abandonne à mon imagination,

Je me sens envahi de toutes parts
Par tant de douleur que mon cœur en tressaille,
Et je deviens tel
Que, la honte me séparant du monde,
Je viens pleurer dans la solitude.
Et j’appelle Béatrice, et je dis :
Tu es donc morte à présent !
Et de l’appeler me réconforte.
Dès que je me trouve seul,
Mon cœur se fond en pleurs et en soupirs,
Et qui le verrait en aurait compassion.
Ce qu’est devenue ma vie
Depuis que ma Dame est entrée dans sa vie nouvelle,
Ma langue ne saurait le redire.
Aussi, Mesdames, ce que je suis devenu,
Je le voudrais que je ne saurais l’exprimer.
La vie amère qui me travaille
M’est devenue si misérable
Qu’il semble que chacun me dit : je t’abandonne,
Tant mon aspect est mourant.
Mais tel que je suis devenu, moi, ma Dame le voit,
Et j’espère encore d’elle quelque compassion.
Ô ma plaintive canzone, va-t’en en pleurant
Trouver les femmes et les jeunes filles
À qui tes sœurs[132] avaient coutume d’apporter de la joie ;
Et toi, fille de la tristesse,
Va, pauvre affligée, et demeure auprès d’elles[133].


CHAPITRE XXXIII


Comme je venais de composer ce sonnet, vint à moi quelqu’un qui tenait le second rang parmi mes amis, et il était le parent le plus rapproché de cette glorieuse femme[134]. Il se mit à causer avec moi et me pria de dire quelque chose d’une femme qui était morte. Et il feignit de parler d’une autre qui était morte récemment. De sorte que, m’apercevant bien que ce qu’il disait se rapportait à cette femme bénie, je lui dis que je ferais ce qu’il me demandait. Je me proposai donc de faire un sonnet dans lequel je me livrerais à mes lamentations, et de le donner à mon ami, afin qu’il parût que c’était pour lui que je l’avais fait.

Venez entendre mes soupirs[135],
Ô cœurs tendres, car la pitié le demande.

Ils s’échappent désolés,
Et s’ils ne le faisaient pas
Je mourrais de douleur.
Car mes yeux me seraient cruels,
Plus souvent que je ne voudrais,
Si je cessais de pleurer ma Dame[136]
Alors que mon cœur se soulage en la pleurant.
Vous les entendrez souvent appeler
Ma douce Dame qui s’en est allée
Dans un monde digne de ses vertus,
Et quelquefois invectiver la vie
Dans la personne de mon âme souffrante
Qui a été abandonnée par sa Béatitude[137].


CHAPITRE XXXIV


Après que j’eus fait ce sonnet, en pensant qui était celui à qui je comptais l’envoyer comme si je l’eusse composé pour lui, je vis combien valait peu de chose le service que je rendais à celui qui était le plus proche parent de cette glorieuse femme. Aussi avant de le lui donner, je fis deux stances d’une canzone, l’une pour lui-même, l’autre pour moi, afin qu’elles parussent faites pour une personne donnée à ceux qui n’y regarderaient pas de près. Mais, pour qui y regardera attentivement, il paraîtra bien qu’il y a deux personnes qui parlent : l’une ne donne pas à cette femme le nom de sa Dame, tandis que l’autre le fait ouvertement. Je lui donnai cette canzone et ce sonnet en lui disant que c’était pour lui que je l’avais fait.

Toutes les fois, hélas, que me revient[138]
La pensée que je ne dois jamais revoir
La femme pour qui je souffre tant,
Une telle douleur vient s’amasser dans mon cœur
Que je dis : Mon âme,
Pourquoi ne t’en vas-tu pas ?
Car les tourmens que tu auras à subir
Dans ce monde qui t’est déjà si odieux
Me pénètrent d’une grande frayeur.
Aussi, j’appelle la mort
Comme un doux et suave repos.
Je dis : Viens à moi, avec tant d’amour
Que je suis jaloux de ceux qui meurent.
Et dans mes soupirs se recueille
Une voix désolée
Qui va toujours demandant la mort.

C’est vers elle que se tournèrent tous mes désirs
Quand ma Dame
En subit l’atteinte cruelle.
Car sa beauté
En se séparant de nos yeux
Est devenue une beauté éclatante et spirituelle ;
Et elle répand dans le ciel
Une lueur d’amour que les anges saluent,
Et elle remplit d’admiration
Leur sublime et pénétrante intelligence
Tant elle est charmante.


CHAPITRE XXXV


Le jour qui complétait l’année où cette femme était devenue citoyenne de la vie éternelle, je me trouvais assis dans un endroit où, en mémoire d’elle, je dessinais un ange sur une tablette[139]. Pendant que je dessinais, comme je tournai les yeux, je vis près de moi plusieurs personnages qu’il convenait que je saluasse. Ils regardaient ce que je faisais et, d’après ce qui m’a été dit plus tard, ils étaient là depuis quelque temps avant que je ne les eusse aperçus. Quand je les vis, je me levai et je leur dis en les saluant[140] : « Il y avait là quelqu’un avec moi, et c’est pour cela que j’étais tout à ma pensée. » Et, quand ils furent partis, je me remis à mon œuvre, c’est-à-dire à dessiner des figures d’anges. Et, tout en le faisant, il me vint à l’idée d’écrire quelques vers comme pour son anniversaire, et de les adresser à ceux qui étaient venus là près de moi.

Premier commencement.

À mon esprit était venue[141]
La gracieuse femme qui, à cause de son mérite,
Fut placée par le Seigneur
Dans le ciel de la paix où est Marie.

Second commencement.

À mon esprit était venue[142]
La gracieuse femme que l’amour pleure,
Au moment même où sa vertu secrète
Vous engagea à regarder ce que je faisais.
L’Amour qui la sentait dans mon esprit

S’était réveillé dans mon cœur détruit,
Et disait à mes soupirs : sortez,
Et chacun sortait en gémissant.
Ils sortaient de mon sein en pleurant,
Avec une voix qui ramène souvent
Des larmes amères dans mes yeux attristés.
Mais ceux qui en sortaient le plus douloureusement
Étaient ceux qui disaient : ô âme noble,
Il y a un an que tu es montée au ciel[143].


CHAPITRE XXXVI


Quelque temps après, comme je me trouvais dans un endroit où je me rappelais le temps passé, je demeurais tout pensif, et mes réflexions étaient si douloureuses qu’elles me donnaient l’apparence d’un profond égarement. Alors, ayant conscience de mon trouble, je levai les yeux pour regarder si quelqu’un me voyait.

Et j’aperçus une femme jeune et très belle qui semblait me regarder d’une fenêtre, avec un air si compatissant qu’on eût dit que toutes les compassions se fussent recueillies en elle. Et alors, comme les malheureux qui, aussitôt qu’on leur témoigne quelque compassion, se mettent à pleurer, comme s’ils en ressentaient pour eux-mêmes, je sentis les larmes me venir aux yeux. Et, craignant de laisser voir ma propre faiblesse, je m’éloignai des yeux de cette femme, et je disais à part moi : il ne se peut pas que chez une femme aussi compatissante l’amour ne soit pas très noble. Je résolus alors de faire un sonnet qui s’adresserait à elle et raconterait ce que je viens de dire.

Mes yeux ont vu combien de compassion[144]
Se montrait sur votre visage
Quand vous regardiez l’état
Où ma douleur me met si souvent.
Alors je m’aperçus que vous pensiez
Combien ma vie est angoissée,
De sorte que vint à mon cœur la peur
De trop laisser voir la profondeur de mon découragement,
Et je me suis éloigné de vous en sentant
Les larmes qui montaient de mon cœur
Bouleversé par votre aspect.
Et je disais ensuite dans mon âme attristée :
Il est bien dans cette femme
Cet amour qui me fait pleurer ainsi[145].


CHAPITRE XXXVII


Il arriva ensuite que, partout où cette femme me voyait, son visage se recouvrait d’une expression compatissante, et prenait comme une couleur d’amour, ce qui me rappelait ma très noble dame à qui j’avais vu cette même pâleur. Et il est certain que souvent, quand je ne pouvais plus pleurer ni décharger mon cœur angoissé, j’allais voir cette femme compatissante, dont l’aspect tirait des larmes de mes yeux. Aussi, ai-je voulu m’adresser à elle dans le sonnet suivant :

Couleur d’amour et signes de compassion[146]
Ne se sont jamais imprimés aussi merveilleusement
Sur le visage d’une femme,
Avec de doux regards et des pleurs douloureux,
Comme sur le vôtre quand vous voyez devant vous
Ma figure affligée.
Si bien que par vous me revient à l’esprit
Une frayeur telle que je crains que le cœur m’en éclate
Je ne puis empêcher mes yeux obscurcis

De vous regarder, souvent,
Quand ils ont envie de pleurer.
Et vous accroissez tellement ce désir
Qu’ils s’y consument tout entiers.
Mais devant vous ils ne savent plus pleurer[147].


CHAPITRE XXXVIII


À force de regarder cette femme, j’en arrivai à ce point que mes yeux commencèrent à trouver trop de plaisir à la voir. Aussi, je m’en irritais souvent, et je me taxais de lâcheté, et je maudissais encore mes yeux pour leur sécheresse, et je leur disais dans ma pensée : vous faisiez habituellement pleurer ceux qui voyaient la douleur dont vous êtes pénétrés, et maintenant il semble que vous vouliez l’oublier pour cette femme qui vous regarde, mais ne vous regarde précisément que parce qu’elle pleure aussi la glorieuse femme que vous pleurez. Mais faites comme bon vous semblera : je vous la rappellerai souvent, maudits yeux dont la mort seule devait arrêter les larmes. Et, quand j’avais ainsi parlé à mes yeux, mes soupirs m’assaillaient encore plus grands et plus angoissans. Et afin que cette bataille, que je me livrais ainsi à moi-même, ne demeurât pas connue seulement du malheureux qui la subissait, je voulus en faire un sonnet qui décrivît cette horrible situation.

Les larmes amères que vous versiez[148],
Ô mes yeux, depuis si longtemps,
Faisaient tressaillir les autres
De pitié, comme vous l’avez vu.
Il me semble aujourd’hui que vous l’oublieriez
Si j’étais de mon côté assez lâche
Pour ne pas chercher toute raison de venir vous troubler
En vous rappelant celle que vous pleuriez.
Votre sécheresse me donne à penser.
Elle m’épouvante tellement que c’est de l’effroi que me cause
Le visage d’une femme qui vous regarde.
Vous ne devriez jamais, si ce n’est après la mort,
Oublier notre Dame qui est morte.
Voilà ce que mon cœur dit ; et puis il soupire[149].


CHAPITRE XXXIX


La vue de cette femme me mettait dans un état si extraordinaire que je pensais souvent à elle comme à une personne qui me plaisait trop ; et voici comment je pensais à elle : cette femme est noble, belle, jeune et sage ; et c’est peut-être par le vouloir de l’Amour qu’elle m’est apparue pour rendre le repos à ma vie. Et quelquefois j’y pensais si amoureusement que mon cœur s’y abandonnait avec le consentement de ma raison. Puis, après cela, ma raison venait me redire : Ô quelle est donc cette pensée qui vient si méchamment me consoler, et ne me laisse plus penser à autre chose ? Puis se redressait encore une autre pensée qui disait : maintenant que l’amour t’a tant fait souffrir, pourquoi ne veux-tu pas te débarrasser d’une telle amertume ? Tu vois bien que c’est un souffle qui t’apporte des désirs amoureux, et qui vient d’un côté aussi attrayant que les yeux de cette femme qui t’a témoigné tant de compassion ? Et, après avoir bien souvent combattu en moi-même, j’ai voulu en dire quelques mots. Et comme c’était les pensées qui me parlaient pour elle qui l’emportaient, c’est à elle que j’ai cru devoir adresser ce sonnet.

Une pensée charmante s’en vient souvent[150],
En me parlant de vous, demeurer en moi.
Elle me parle avec tant de douceur
Qu’elle y entraîne mon cœur.
Mon âme dit alors à mon cœur : qui donc
Vient consoler ainsi notre esprit,
Et dont le pouvoir est si grand
Qu’il ne laisse plus en nous d’autre pensée ?
Et mon cœur répond : Ô âme pensive,
C’est un nouveau souffle d’amour
Qui m’apporte ses désirs ;
Et il a tiré sa vie et son pouvoir
Des yeux de cette compatissante
Que nos souffrances avaient tellement émue[151].


CHAPITRE XL


Un jour, vers l’heure de none, il s’éleva en moi contre cet adversaire une puissante imagination qui me fit apparaître cette glorieuse Béatrice avec ce vêtement rouge sous lequel elle s’était montrée à moi pour la première fois. Alors, je me mis à penser à elle, et me reportant à l’ordre du temps passé je me souvins, et mon cœur commença à se repentir douloureusement du désir dont il s’était si lâchement laissé posséder pendant quelques jours, en dépit de la constance de la raison. Et rejetant tout désir coupable, mes pensées retournèrent à la divine Béatrice. Et depuis lors je commençai à penser à elle de tout mon cœur honteux, de sorte que je ne cessais de soupirer.

Et presque tous mes soupirs disaient en sortant ce qui se disait dans mon cœur, c’est-à-dire le nom de cette femme, et comment elle nous avait quittés. Et alors que se renouvelaient ces soupirs, se renouvelaient en même temps les pleurs interrompus, de sorte que mes yeux paraissaient être devenus deux choses qui ne souhaitaient plus que de pleurer. Et il arrivait que par la longue continuité de ces pleurs, ils finissaient par s’entourer de cette rougeur qui est le stigmate des pensées martyrisantes. Aussi furent-ils si bien compensés de leur sécheresse que désormais ils ne purent regarder personne sans que toutes ces pensées leur revinssent.

Aussi voulant que ces désirs coupables et ces vaines tentations fussent détruits de manière qu’il ne restât aucune signification de ce qui précède, j’ai voulu faire ce sonnet qui le fît bien comprendre.

Hélas, par la force des soupirs[152]
Qui naissent des pensées contenues dans mon cœur,
Mes yeux sont vaincus et ne sont plus capables
De regarder ceux qui les regardent.
Et ils sont devenus tels qu’ils semblent n’avoir plus que deux désirs :
Celui de pleurer, et celui de montrer leur douleur,
Et souvent ils pleurent tellement que l’Amour
Les cerne des stigmates du martyre.
Ces pensées, et les soupirs que je pousse
Me remplissent le cœur de telles angoisses

Que l’Amour s’évanouit en gémissant.
Et ils gardent douloureusement inscrit le nom de ma Dame
Et tout ce que j’ai pu dire de sa mort[153].


CHAPITRE XLI


Après que j’eus rendu cet hommage à sa mémoire, il arriva que tout le monde venait voir cette image bénie que Jésus-Christ nous a laissée de sa belle figure[154], image que ma Dame voit glorieusement aujourd’hui. Une troupe de pèlerins passait par un chemin qui se trouve au milieu de la ville « où elle est née, où elle a vécu, où elle est morte… » Et ils me semblaient marcher pensifs.

Et moi, songeant à eux, je me disais : ces pèlerins me paraissent venir de loin, et je ne crois pas qu’ils aient entendu parler de cette femme, et ils ne savent rien d’elle. Aussi pensent-ils à tout autre chose, peut-être à leurs amis lointains que nous ne connaissons pas. Si je pouvais les entretenir un peu, je les ferais pleurer avant qu’ils ne sortent de cette ville, parce que je leur dirais des paroles qui feraient pleurer quiconque les entendrait. Aussi, après qu’ils eurent disparu, je me proposai de faire un sonnet qui exprimerait ce que je m’étais dit en dedans de moi, et pour qu’il fût plus touchant, je fis comme si j’eusse parlé à eux-mêmes.

Ô pèlerins, qui marchez en pensant[155]
Peut-être à ceux qui sont loin de vous,
Vous venez donc de bien loin,
Comme on en peut juger par votre aspect ;
Car vous ne pleurez pas, en traversant
Cette ville affligée,
Comme des gens qui ne savent rien
De ce qui la plonge dans la désolation.
Si vous vouliez rester et l’entendre,
Mon cœur me dit en soupirant
Que vous n’en sortiriez qu’en pleurant.
Cette ville a perdu sa Béatrice.
Et tout ce qu’on peut dire d’elle
Est fait pour faire pleurer les autres[156].


CHAPITRE XLII


Puis deux nobles dames me firent prier de leur envoyer quelques-uns de mes vers. Et moi, voyant qui elles étaient, je me proposai de le faire et de leur envoyer quelque chose de nouveau que je leur adresserais pour répondre d’une manière honorable à leur prière. Je fis donc un sonnet qui exprimait l’état de mon esprit, accompagné du précédent, avec un autre qui commençait par Venite a intendere[157]. Voici ce sonnet.

Bien au delà de la sphère qui parcourt la plus large évolution[158]
Monte le soupir qui sort de mon cœur.
Une intelligence nouvelle que l’Amour
En pleurant met en lui le pousse tout en haut.
Quand il est arrivé là où il aspire
Il voit une femme qui est l’objet de tant d’honneur
Et brille d’une telle lumière

Qu’elle fascine et attire ce souffle errant.
Il la voit si grande que, lorsqu’il me le redit,
Je ne le comprends pas, tant il parle subtilement
Au cœur souffrant qui le fait parler.
Mais je sais, moi, que c’est de cette charmante créature qu’il parle,
Car il me rappelle souvent le nom de Béatrice,
De sorte, chères Dames, que je le comprends alors[159].


CHAPITRE XLIII


Après que ce sonnet fut achevé, m’apparut une vision merveilleuse dans laquelle je vis des choses qui me décidèrent à ne plus parler de cette créature bénie, jusqu’à ce que je pusse le faire d’une manière digne d’elle. Et je m’étudie à y arriver, autant que je le puis, comme elle le sait bien.

Si bien que, s’il plaira à celui par qui vivent toutes les choses que ma vie se prolonge encore de quelques années, j’espère dire d’elle ce qui n’a encore été dit d’aucune autre femme.

Et puis, qu’il plaise à Dieu, qui est le Seigneur de toute grâce que mon âme puisse s’en aller contempler la gloire de sa Dame, c’est-à-dire de cette Béatrice bénie qui regarde la face de celui qui est per omnia sæcula benedictus !


fin de la vita nuova


ÉPILOGUE


Les lecteurs de la Vita Nuova peuvent désirer de savoir si Dante a toujours été fidèle à la mémoire de sa bien-aimée, après avoir repoussé la séduction à laquelle il avait cédé dans un entraînement bientôt suivi de regrets et de repentir. Je dirai, non pas ce que j’en sais, mais ce qu’il me sera permis d’exprimer, en dehors de ce qu’ont prétendu nous apprendre la légende, la tradition ou l’imagination des intarissables commentateurs de l’œuvre dantesque.

Oui, l’âme de Dante a été fidèle à la mémoire de Béatrice. Car, c’est peu de jours avant que sa glorieuse dépouille fût reçue par la modeste église de Ravenne que, dans des pages immortelles, il se montrait lui-même, son voyage terminé, regagnant la terre, et la laissant, elle, au séjour des Bienheureux, devant cette lumière surhumaine qui était Dieu, et, dans l’étincelante fulguration de la Rose mystique[160].

Mais son cœur était resté sur la terre : séparé à jamais de sa Béatrice que le ciel avait réclamée, séparé de toutes ses affections familiales que sa patrie lui refusait, il n’a pu sans doute le tenir définitivement fermé aux séductions qu’il devait rencontrer sur sa route, et à ce besoin d’aimer que laissent transparaître ses haines les plus vivaces et ses plus ardentes indignations.

Que savons-nous donc ? Je ne veux faire aucune allusion aux anecdotes, aux racontars que l’on a multipliés, non plus qu’aux déductions hasardées ou purement imaginaires que l’on a tirées de simples mots rencontrés dans son œuvre, ou de récits douteux. On a même énuméré les maîtresses de Dante. Sans doute, on n’y a pas trouvé les mille e tre de don Juan. Mais il y en a plus que le respect dû à la mémoire d’un grand homme ne permettait d’exhumer de rapports suspects ou de sources infimes et de venir ensuite offrir à l’histoire.

Y eût-il en effet dans la sienne quelques pages regrettables, ne devrions-nous pas jeter sur elles un voile pieux ? Car c’est à lui seul qu’il faut demander les secrets de sa vie amoureuse, ou du moins ceux qu’il a voulu lui-même nous laisser entrevoir.

La Divine Comédie est une véritable confession (Ozanam). Mais celle-ci n’a pas été dictée, comme tant d’autres, par quelque vanité cynique ou par une perversion ou un défaut de sens moral. C’est bien la confession des premiers temps de l’Église, confession à haute voix et devant les fidèles assemblés, et dont les larmes et le repentir consacraient l’expiation.

Lorsque Dante, parvenu au sommet du Purgatoire, s’apprêtait à franchir les espaces célestes pour atteindre au Paradis le séjour des Bienheureux, il se trouva soudain en présence de Béatrice transfigurée. Ici se place une scène, peut-être un peu théâtrale, mais dont il serait difficile de méconnaître la tragique grandeur[161].

Ce n’était plus la jeune fille de Florence, couronnée et vêtue de candeur et de modestie, tanto gentile e tanto modesta. C’était une sainte d’une grandeur écrasante. Sa tête était recouverte d’un voile blanc ceint d’olivier ; elle portait un manteau vert sur un vêtement couleur de feu. Son aspect était fier et royal, et sa voix était celle du commandement. Et sa beauté surpassait la beauté qui surpassait déjà celle des autres, au temps où elle était encore avec elles.

« Regarde-moi, lui dit-elle, je suis, je suis bien Béatrice. »

Puis, s’adressant aux créatures célestes qui l’entouraient : « la grâce divine avait si bien doué celui-ci que, dès le principe de sa vie, il semblait que toute habitude droite devait produire en lui des effets merveilleux. Mais une terre fournie de mauvaises semences et mal cultivée, devient d’autant plus mauvaise elle-même et plus sauvage qu’elle possédait plus de vigueur. Je l’ai soutenu quelque temps par mon aspect en lui montrant mes jeunes yeux. Je le menais avec moi sur le droit chemin. Dès que je m’approchai de ma seconde vie, il s’est séparé de moi et il s’est donné à d’autres. Alors que mon corps s’est élevé à l’état d’esprit, et que j’eus grandi en beauté et en vertu, je lui devins moins chère et moins agréable. Il tourna ses pas vers un chemin mensonger, courant après des images séduisantes et fausses qui ne rendent rien de ce qu’elles promettent. »

Puis, s’adressant à Dante lui-même : « Tu vas entendre quel effet contraire devait te produire l’enfouissement de ma chair. Ni la nature ni l’art ne t’a jamais représenté la beauté aussi bien que la belle enveloppe qui m’avait revêtue, et qui n’était plus que de la terre. Et, quand cette beauté suprême est venue à te manquer par ma mort, quelle chose mortelle devait donc attirer tes désirs ?… Et alors que tu n’avais plus l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience[162], devais-tu te laisser séduire par la beauté de quelque jeune fille et par d’autres vanités dont la jouissance devait être éphémère ?… »

Dante se tenait d’abord devant elle « comme les enfans honteux et muets, la tête baissée, qui restent à écouter, reconnaissant leurs fautes et se repentant, et à peine put-il articuler : « Ce que je rencontrais avait attiré mes pas par des plaisirs trompeurs, après que votre visage eut disparu de mes yeux… »

Puis il se sentit pénétré d’un repentir si poignant qu’il s’abîmait aux pieds de la Sainte et, vaincu par la violence de ses émotions, il s’évanouit.

Et les anges qui volaient autour de Béatrice chantaient : « In te, Domine, speravi… » Et les créatures célestes imploraient son pardon, et elles chantaient : « Nous sommes nymphes dans ce séjour, nous sommes étoiles dans le ciel, tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints vers ton fidèle qui pour te voir a fait tant de chemin, et permets-lui de contempler ta seconde beauté… »


COMMENTAIRES


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CHAPITRE PREMIER


On a généralement interprété ce titre : La Vita nuova, dans le sens d’une période de la vie succédant à une autre période.

Fraticelli, l’un des éditeurs et des commentateurs les plus autorisés de la Vita nuova (comme de la Divina Commedia), pense que le mot nuova peut être pris dans le sens où le Poète l’emploie souvent, nuova età, jeune âge, enfance ou jeunesse. La Vita nuova signifierait ainsi ma jeunesse, histoire de ma jeunesse[163].

Une telle interprétation m’avait paru d’abord très acceptable : mais il me semble que le texte : incipit vita nuova (ici commence une vie nouvelle) ne saurait laisser de doute sur le sens que l’auteur a entendu donner au titre de son livre.

Quoi qu’il en soit, il s’explique lui-même très nettement sur la genèse de ce livre, comme aussi sur les époques respectives auxquelles on peut en rapporter les diverses parties, c’est-à-dire soit la prose soit les vers.




Il y a dans toutes les langues certains mots qui n’ont pas dans telle autre leur correspondant exact. Il en est ainsi du mot gentile que l’on rencontre à chaque page dans la Vita nuova.

Si l’on ouvre un dictionnaire italien-français, on trouve que gentile s’emploie dans le sens de agréable, noble, gracieux, gentil, qui a bon air ou bonne mine.

Aujourd’hui, dans le langage courant, le sens le plus habituel de gentile (auquel répond gentilezza) est : aimable, avec une idée de distinction qui y ajoute un caractère particulier de courtoisie.

Dans la Vita nuova, cette qualification accompagne habituellement le mot donna (femme), soit parce qu’il répondait à l’attrait que la femme exerçait sur le Poète, soit parce que les femmes qu’il introduisait dans son poème appartenaient toutes à une certaine classe de la Société. Il accompagne à chaque instant le nom de Béatrice, et celle-ci est souvent désignée simplement par questa gentile, ou la gentilissima. Et la donna gentile est devenue la désignation typique de Béatrice.

Il m’a donc fallu remplacer le mot gentile par les différentes épithètes que m’offrait le vocabulaire français, sauf le mot gentil qui n’aurait guère rencontré ici d’application.

Quelques explications sont encore nécessaires au sujet du mot donna. Le mot donna répond exactement au mot français femme, et s’applique comme celui-ci au sexe féminin en général. Mais nous ne trouvons pas en italien de mot correspondant exactement au mot dame, qui, en France ne s’applique qu’à certaines conditions sociales.

Le mot signora accompagne en général un nom propre, et ailleurs correspond au mot épouse, que nous n’employons guère dans le langage courant.

Madonna, dont nous avons fait Madone, n’est qu’une abréviation de mia donna. Il ne s’emploie que pour les femmes mariées, et madonna Bice, madonna Vanna semblerait signifier (on l’a du moins supposé), que Bice (Béatrice) et Vanna (Giovanna) étaient mariées.

Mademoiselle se dit madamigella ou signorina ; ce dernier mot, plus usité, accompagne habituellement le nom de la personne.

Dante applique le mot donna aux demoiselles comme aux femmes. Dans la Vita nuova, Béatrice est toujours désignée sous le nom de donna, donna Beatrice, ou la donna gentile.

Il n’emploie que deux fois un nom correspondant à celui de demoiselle : donne e donzelle, dans les sonnets du chapitre XIX et du chapitre XXXII.


CHAPITRE II


Ce n’est pas auprès des lecteurs de la Vita nuova qu’il est nécessaire d’insister sur la réalité de l’existence de Béatrice, que l’on s’est plu quelquefois à traiter de pur symbole et de création imaginaire. La Vita nuova est un hymne enthousiaste à l’Amour glorieux et un lamento touchant sur l’Amour brisé. C’est la voix d’un cœur qu’elle fait entendre, et le cœur ne peut se méprendre à la vérité de ses accens.

On a élevé des doutes sur l’identité de la Béatrice de la Vita nuova avec une Béatrice Portinari. On a prétendu que l’amie de Dante ne s’appelait pas Béatrice de son propre nom, et que celui de Béatrice était alors un nom banal et tellement répandu qu’il ne pouvait que servir au secret que le Poète prétendait garder, alors qu’il le prononce même avant, mais surtout après la mort de celle qu’il avait tant aimée. Et ceci peut s’appuyer sur le sens énigmatique de ce passage où il dit : « l’ont appelée Béatrice ceux qui ne savaient quel nom lui donner. » Suivant Giuliani, ceci voudrait dire que lorsqu’on la voyait, on lui appliquait involontairement le nom de Béatrice, tant ce nom paraissait lui convenir[164].


Voici le récit de la première rencontre de Dante avec Béatrice, tel qu’il paraît pouvoir être reconstitué, d’après Boccace.

Au mois de mai de l’année 1274, avait lieu à Florence la fête du Printemps, qu’une coutume gracieuse et poétique avait sans doute empruntée à des souvenirs païens. Ces fêtes du renouveau se célébraient du reste également dans les pays environnans[165]. Réjouissances publiques et fêtes particulières mettaient alors la ville en liesse.

Un signor Folco Portinari donnait à cette occasion une fête privée. L’Alighieri, père de Dante, était au nombre des invités. Ce Folco Portinari était un personnage riche et considérable dans le parti Guelfe.

À cette époque, il n’y avait pas à proprement parler d’aristocratie à Florence. Celle-ci ne s’y est établie, au profit des marchands riches, que plus tard, après que les Médicis eurent introduit dans la république Florentine des institutions plutôt monarchiques. Il y avait seulement là comme partout des gens riches et des gens qui ne l’étaient pas, et des familles prépondérantes par leur fortune ou leur popularité. Il y avait aussi, auprès de la ville, des châteaux où vivaient retirées de vieilles familles, boudeuses, souvent besoigneuses qui, en face d’une cité où le travail, l’industrie, le commerce appelaient la fortune, nourrissaient leur inaction de souvenirs, de rancunes et de rêves. Elles se montraient rarement dans la ville ; mais aux grandes fêtes, religieuses surtout, elles y descendaient se mêler à des foules populaires, grossières, mal odorantes[166], qu’y versaient les populations d’alentour, attirées par l’attrait éternel que les villes exercent sur les campagnes. On pouvait y voir alors des regards étonnés et hautains venir se croiser avec des regards défians ou hostiles.

L’Alighieri, que le signor Folco Portinari avait invité à la fête qu’il donnait, demeurait à Florence dans une maison voisine de la sienne. Il appartenait également au parti Guelfe : les Alighieri étaient Guelfes par tradition de famille. Il était donc du même bord, si ce n’est du même monde. S’il portait un nom honorable, et s’il y a lieu de croire qu’il possédait une certaine aisance, il ne paraît pas avoir tenu une grande place dans le monde de Florence. Il se rendit avec son fils Dante, qui venait d’atteindre sa neuvième année, à cette sorte de garden party.

Suit le récit de la première rencontre du jeune Dante avec la fille de Folco Portinari[167].

Ce n’est donc qu’après un intervalle de plusieurs années après cette courte entrevue, qui ne paraît pas s’être renouvelée, que le récit reprend. Les deux jeunes gens avaient environ dix-sept ans.

On s’est étonné que, vivant dans la même ville et dans un voisinage très rapproché, le jeune homme n’eût pas trouvé d’occasion de se rapprocher d’elle « bien qu’il cherchât toujours à la voir ». Il peut cependant paraître assez naturel que la toute jeune fille d’un personnage riche et important ne fréquentât pas beaucoup les rues, ou du moins sans être très accompagnée, et qu’un jeune garçon de condition modeste, et sans relation directe avec sa famille, ne se sentît pas autorisé par une simple rencontre à l’aborder. Il nous rend du reste lui-même très bien compte de l’intimidation que son approche exerçait sur lui[168].

Une critique plus sérieuse a trait au mariage de Béatrice avec le cavaliere Simone dei Bardi[169] et à l’impossibilité de faire tenir la mort de son père et son mariage et sa propre mort dans le court espace de temps que comporte le récit du Poète[170].

C’est à Boccace que nous devons ces détails, uniformément répétés depuis, sur la foi de son Commentaire sull’ amore per Beatrice[171], et, fait remarquer l’un des commentateurs les plus autorisés du Poète, faut-il accepter aveuglément tout ce qu’il nous raconte, sans faire la part de sa propre imagination, de la facilité avec laquelle, à cette époque, on s’en rapportait aux racontars, ou aux témoignages les moins respectables, ou encore de la vanité de ceux qui, voyant la gloire du Poète grandir aussitôt après sa disparition, voulurent lui avoir appartenu par un lien quelconque[172] ?

Tout cela est fort judicieux sans doute. Mais, est-ce bien ainsi qu’il faut considérer la Vita nuova ? Ce n’est pas une biographie précise ni une chronologie exacte que nous devons y chercher. Lorsque le Poète a rassemblé ses souvenirs, il a fait un choix parmi eux, il les a retouchés, il y a introduit des interpolations et ne s’est sans doute pas inquiété de leur donner une forme rigoureusement suivie.

Qu’importe après tout que la femme aimée de Dante se soit appelée Béatrice, qu’elle ait été ou non la fille d’un Portinari, et, plus tôt ou plus tard, épouse d’un Simone dei Bardi ? « c’est à Florence qu’elle est née, qu’elle a vécu et qu’elle est morte. » Voilà ce qu’il nous faut retenir de cette figure énigmatique. C’est à l’âme du Poète que nous devons nous attacher. Et il n’est pas un reflet de cette âme, pas une ligne ou un vers du poème, qui ne garde tout son prix, indépendamment de toutes les circonstances qui peuvent être rattachées à son récit.


CHAPITRE III


A ciascun alma presa e gentil cuore

Ce sonnet se divise en deux parties ; dans la première, je salue et demande la réponse. Dans la deuxième est indiqué à quoi l’on doit répondre. Cette deuxième partie commence à : à peine étaient arrivées…

Les réponses suivantes ont été adressées à l’auteur du sonnet.

cino da pistoja[173].

Tout amoureux désire[174]
Que son cœur soit connu de sa Dame.
Et c’est cela que l’Amour a entendu te montrer
Lorsque ta Dame humblement
S’est repue de ton cœur brûlant,
Pendant son long sommeil,
Enveloppée d’un manteau et insensible.
L’Amour se montrait joyeux en venant
Te donner ce que ton cœur désirait,
En unissant ainsi deux cœurs.
Et quand il connut la peine amoureuse
Qu’il avait infusée en elle,
Il partit en pleurant de compassion pour elle.

guido cavalcanti.

Tu as vu à mon avis toute perfection[175],
Et tout ce que l’homme peut sentir de bon et de bien,
S’il est dominé par le puissant Seigneur
Qui gouverne le monde de l’honneur.

Il vit[176] là où meurt toute peine,
Et il s’établit dans tous les esprits tendres,
Et il vient charmer les rêves de ceux
Dont il a pris les cœurs. Voyant
Que la mort demandait votre Dame,
Et la craignant pour elle, il la nourrit de ce cœur.
Quand il te sembla qu’il s’en allait en gémissant,
Ce fut un doux sommeil qui s’achevait,
Car le réveil te gagnait.

L’interprétation de ce premier sonnet de Dante a été l’objet d’une infinité de controverses et d’interprétations. Que signifie ce contraste entre la joie que témoignait l’Amour en arrivant, et son chagrin quand il partit ?

Il faut entendre d’abord que le rôle assigné à l’Amour par le Poète, dans les circonstances où il simule son intervention, n’est autre chose que la traduction de ce qui se passait dans son esprit.

La joie vient ici de l’espérance ou de la révélation que son amour sera partagé. Le chagrin vient de la crainte ou du pressentiment de l’issue funeste de cette passion. Cette issue sera-t-elle la mort de Béatrice ou une séparation fatale ? Avait-il, derrière les illusions dont ne se départ guère une passion exaltée, le sentiment que son union avec Béatrice se heurterait à des obstacles infranchissables ? On a encore supposé que Béatrice était déjà promise, ou même mariée à Simone dei Bardi. Mais il serait inutile de s’arrêter à des circonstances qui ne peuvent être encore que de simples suppositions.

Il importe de remarquer que dans le sonnet, c’est-à-dire dans ce que nous devons considérer comme la rédaction primitive, « le retour vers le ciel » ne gisse verso il cielo, n’existe pas. On ne le trouve que dans la prose ajoutée longtemps après, et alors que Béatrice était montée nel gran secolo.

Un véritable pressentiment de la mort de Béatrice, dont on a cru rencontrer des traces dans bien des passages de la Vita nuova, ne pouvait exister dès cette époque naissante de sa vie amoureuse et dès cette première expression formulée et publiée d’une passion encore secrète.

Ne serait-ce pas simplement l’expression d’une profonde mélancolie propre au caractère même du poète et à la nervosité qui le domina dès son enfance, et propre aussi à cette époque où les esprits et les consciences étaient livrés à un trouble inexprimable, et plongés dans une atmosphère de doute angoissant, que les esprits d’élite subissaient aussi bien que les foules ?

Les idées et les raisonnemens suivaient alors, si l’on veut me permettre cette manière de parler, des procédés perdus aujourd’hui et bien difficiles à retrouver. Les écrivains les plus distingués, à qui nous devons tant de commentaires précieux de l’œuvre dantesque, ont peut-être eu le tort de trop chercher la logique et la clarté modernes dans des esprits faits autrement que les nôtres.


La réponse de Guido n’est pas moins difficile à déchiffrer que le sonnet de Dante. J’ai dû la traduire aussi littéralement qu’il m’était possible, sans me préoccuper des interprétations auxquelles elle pouvait être soumise. On a cru trouver dans les allusions funestes qui la terminent, et ne sont qu’indiquées dans la réponse de Cino (beaucoup plus claire dans son ensemble), l’expression des angoisses de Béatrice, déjà mariée à l’approche d’un amour qui ne pouvait qu’être coupable[177]. Mais le sonnet ne comportait aucune révélation et ne pouvait donner lieu à aucune suspicion. Ne faut-il pas voir là simplement une allusion mélancolique aux souffrances que peut engendrer toute passion amoureuse, sans aller chercher des explications qui me semblent tout à fait imaginaires ?

Je signalerai dans ce sonnet de Guido Cavalcanti un passage absolument amphibologique :

Che la vostra donna la morte Veggendo
Che la vostra donna la morte chiedea

Comme, en italien, le sujet et le régime suivent ou précèdent à peu près indifféremment le verbe actif (ce qui n’est usité en français qu’assez exceptionnellement), on pourrait aussi bien traduire : « Votre Dame demandait la mort » ou « la mort demandait (réclamait) votre Dame. » À quel propos cette femme aurait-elle demandé la mort ? Le sonnet de Dante ne contenait aucune allusion dans un tel sens. Si la mort la demandait, ne serait-ce pas simplement une allusion à la fragilité de la vie, semblable à celle que le poète de la Vita nuova exprimera plus tard (chap. XXVIII) ?

Le langage des rimeurs du trecento, même les plus avancés dans le dolce stil nuovo est, autant qu’il m’a été permis d’en juger par moi-même, beaucoup plus difficile à pénétrer et à reproduire que celui de l’Alighieri. Chez celui-ci, en dehors de l’obscurité symbolique dont il aime à s’envelopper, le style en lui-même est généralement d’une clarté remarquable[178].

Il me semble que pareille observation peut encore être faite à propos de quelques rimeurs (poètes) modernes.

C’est ainsi que les beaux vers de Leopardi sont certainement plus difficiles à reproduire littéralement en français que ceux de la Vita nuova.


Quoi qu’il en soit, il paraît que dès maintenant nous pouvons saisir bien nettement les deux époques différentes auxquelles appartiennent d’une part la poésie et de l’autre la prose de la Vita nuova.

Ici la poésie, le sonnet, c’est-à-dire l’expression première, n’exprime que de vagues pressentimens sans aucune signification précise.

Dans la prose, c’est-à-dire dans la rédaction manifestement postérieure à la mort de Béatrice, nous voyons celle-ci formellement exprimée : « avec une courtoisie qui est aujourd’hui récompensée dans l’autre vie[179] ».

Ceci ne laisse donc aucun doute relativement à la date respective des deux rédactions.

Quant aux éclaircissemens relatifs au premier sonnet de Dante et aux réponses qui lui furent faites, on ne peut que répéter avec M. Melodia : « Cette pauvre Sphinx attendra encore son Œdipe. »


« C’était la première fois que sa voix frappait mes oreilles. » Il paraît donc que ce ne fut pas seulement un salut muet, et que Béatrice y joignit quelques paroles, peut-être un compliment banal que permettait seul la compagnie où elle se trouvait. Mais il faut bien peu de chose pour transporter un amoureux tel que Dante l’était alors.

Il faut remarquer combien celui-ci demeure discret à propos de tout ce qui lui vient de la femme qu’il aime, et comment il s’attache à affirmer la noblesse de son propre amour, et à écarter tout vizioso pensiero, qui pourrait offenser le moins du monde la mémoire de Béatrice[180]. Cependant, nous le verrons plus tard, en parlant de la pâleur des femmes alors qu’elles se sentent touchées par l’amour, avouer qu’il avait vu plus d’une fois pâlir ainsi le visage de Béatrice[181]. Nous devons donc croire, sans que cela doive entraîner aucune atteinte à la pureté de l’affection qu’elle lui portait, qu’il a reçu d’elle des témoignages plus significatifs que ceux qu’il nous laisse à peine entrevoir.

Si, dans les œuvres uniquement consacrées à la représentation des passions humaines, nous sommes toujours heureux de rencontrer quelques lueurs de sentimens immatériels, nous ne devons pas l’être moins de voir une œuvre tout idéale et mystique s’éclairer de quelques rayons humains.


CHAPITRE VII


O voi che per la via d’Amor passate

Ce sonnet a deux parties principales : dans la première, j’entends appeler les fidèles de l’Amour par ces paroles du prophète Jérémie : O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut dolor meus[182], et les prier de vouloir bien m’entendre. Dans la deuxième partie je raconte où m’avait mis l’Amour, dans un sens autre que celui que montrent les dernières parties du sonnet, et je dis ce que j’ai perdu. Cette seconde partie commence à : l’Amour, non par mon peu de mérite…

On a recueilli, parmi les pièces se rapportant (spettanti) à la Vita nuova, la Ballade suivante que Fraticelli croit pouvoir affirmer être une de ces cosette per rime que Dante dit avoir écrites (il ne signale pourtant que le sonnet reproduit ici page 39) à propos du départ de la femme qui lui avait servi à dissimuler aux autres son véritable amour (la quale fece schermo alla veritade[183]).

ballade

     In abito di saggia messaggera

Revêtue comme une messagère intelligente,
Va, Ballade, sans t’attarder,
Vers cette belle dame à qui je t’envoie.
Et dis-lui combien je sens ma vie réduite à peu de chose.
Ta commenceras par dire que mes yeux,
En regardant sa figure angélique,
Avaient coutume de porter la couronne du désir.
Maintenant qu’ils ne peuvent plus la voir
La mort les fait fondre dans une frayeur telle
Qu’ils en ont fait la couronne du martyre[184].
Hélas ! Je ne sais pas vers quel côté les tourner
Pour leur plaisir, si bien que tu me trouveras
À demi-mort si tu ne me rapportes quelque confort
De sa part. Adresse-lui donc une douce prière.

Si l’on trouve les termes de cette ballade un peu vifs, à propos d’une simple simulation, on pourra penser que cette personne lui avait peut-être inspiré un intérêt plus particulier qu’il ne l’avoue. Mais il faudra penser également au langage habituel, et très conventionnel, des poètes, et surtout des rimeurs de ce temps-là. Si aujourd’hui, dans le langage de la polémique usuelle, traiter quelqu’un de scélérat signifie souvent simplement qu’il ne partage pas votre manière de voir, dire à une femme qu’on mourra de son absence pouvait signifier simplement qu’on avait du plaisir à la voir.


CHAPITRE VIII


Piangete amanti perchè piange Amore

Ce premier sonnet se divise en trois parties. Dans la première, j’appelle et je sollicite les fidèles de l’Amour à pleurer, et je dis que leur Seigneur pleure et que, en entendant ce qui le fait pleurer, ils m’écoutent avec attention. Dans la deuxième partie, je raconte la raison de ses pleurs. Dans la troisième, je parle de l’honneur que l’Amour rend à cette femme. La seconde partie commence à : l’Amour entend… la troisième à : écoutez comment l’amour…


Morte villana, di pietà nemica

Ce sonnet se divise en quatre parties. Dans la première, j’appelle la Mort par quelques-uns des noms qui lui appartiennent. Dans la deuxième, m’adressant à elle, je dis les raisons pour lesquelles je me mets à l’accuser. Dans la troisième, je la flétris. Dans la quatrième, je me mets à parler à une personne indéfinie, bien que dans ma pensée elle soit bien définie.

La deuxième partie commence à : puisque tu as donné… la troisième à : et si je te refuse… la quatrième à : celui qui ne mérite pas…


Les accens douloureux qu’inspire à Dante la mort de cette jeune femme, dont il put contempler le corps charmant, gisant au milieu de femmes éplorées, sont de nature à laisser croire que son cœur avait pris une part assez particulière à ce douloureux événement. Mais il faut tenir compte de l’exaltation facile de sa sensibilité, et de l’exubérance habituelle propre à la poésie trécentiste. D’ailleurs son âme a toujours été hantée par la pensée de notre fin mortelle, elle s’y complaisait ; et l’on pourrait dire que le poète de la Divine comédie a vécu dans la mort.

Dès les premières expressions de son amour juvénile et craintif et dans les courts épanouissemens de ses béatitudes, on sent toujours planer au-dessus de ses joies comme de ses douleurs la conscience que l’image de son idole ne tardera pas à s’évanouir, et une ardente aspiration à s’en aller avec elle.

Mais ce n’est pas seulement un des caractères les plus originaux de la poésie de Dante ; c’est également un des caractères de toute la poésie du dolce stil nuovo, cette mélancolie qui jette son ombre sur les manifestations les plus joyeuses et les plus passionnées[185]. C’est ainsi que, peu après lui, Pétrarque célébrait les triomphes de la Mort, entre les triomphes de l’Amour et ceux de la Renommée.

Laissons passer plusieurs siècles, et nous entendrons le poète de la tristesse et de la désespérance nous redire, comme les rimeurs du dolce stil nuovo, que : con l’amoroso affetto un desiderio di morte si sente. On connaît le beau poème de Leopardi : Amore e morte.

Le destin a engendré en même temps
Deux frères, l’Amour et la Mort.
Il n’y a dans le monde, il n’y a dans les étoiles
Nulle autre chose aussi belle.
De l’une naît le bien
Et naissent les plus grands plaisirs
Qui se rencontrent dans la mer de l’Être.
L’autre détruit tous les maux
Et toutes les douleurs…

Ne serait-ce pas un sujet intéressant que de rapprocher et comparer entre elles les mélancolies issues des terres ensoleillées du Midi, et les tristesses, filles des régions embrumées du Nord ?


CHAPITRE IX


Cavalcando l’atro ier per un cammino

Ce Sonnet a trois parties : dans la première, je dis comment je rencontrai l’Amour et sous quelle apparence ; dans la deuxième, je dis ce qu’il m’a dit, quoique pas complètement, de peur de découvrir mon secret. Dans la troisième, je dis comment il disparut. La seconde partie commence à : quand il me vit… la troisième à : alors je pris…


On peut remarquer que ceci ne nous est pas donné précisément comme une vision ou une hallucination, mais comme le travail d’une imagination hantée par des pensées obstinées. Ce ne serait donc que la traduction de ces pensées sous une forme figurative.

Lorsque le Poète évoque la présence et l’inspiration de l’Amour, ce n’est sans doute qu’une manière d’exprimer ce qui se passait au dedans de lui-même. Lorsque l’Amour lui apparaît brillant et joyeux, c’est que son âme était allègre et ouverte à de douces perspectives. S’il lui apparaît ici mal vêtu, hésitant et inquiet, c’est que son âme à lui était inquiète et hésitante. Et ce qui la rendait ainsi, c’était la préoccupation de sa propre dissimulation, de la défense de son amour (comme il l’appelait) qu’il avait perdue, et qu’il songeait déjà à remplacer, avec un empressement où l’on ne saurait nier qu’il y n’eût quelque chose de suspect ; c’était enfin un certain malaise, peut-être quelque reproche muet de sa conscience, quand il regardait du côté de la belle rivière, symbole de son amour si pur.

Il y a en effet dans le langage énigmatique qu’il se fait tenir par l’Amour la trace d’arrière-pensées que, suivant son habitude, il ne peut s’empêcher de laisser entrevoir, tout en laissant surtout à deviner.

Si l’Amour lui a rapporté son cœur d’auprès de celle qui avait servi de défense à son secret pour qu’il lui serve près d’une autre, c’est donc que son cœur était en jeu dans cette simulation d’amour et que, comme il arrive parfois aux hommes, le grand amour qui l’occupait y laissait encore quelques places disponibles. N’est-ce pas à cela que l’Amour (ou sa conscience) fait allusion quand il lui dit : « moi je suis toujours le même, mais toi tu changes. » ? Et il lui recommande de n’en rien laisser transpirer.

Et ce n’est pas seulement le départ de la dame de l’église qui sollicite l’effusion de son lyrisme : nous voyons encore la mort d’une femme jeune et belle lui inspirer des accens non moins émus[186]. Et plus tard enfin les témoignages de compassion sympathique qu’il recevra de deux beaux yeux rallumeront en lui toutes les visions de l’amour brisé[187].

Il semble que, dans ce grand poème en l’honneur de Béatrice, il ait tenu à ce que certains souvenirs, tendres ou charmans, eussent aussi leurs strophes à eux, comme des figures secondaires viennent orner les soubassemens d’un monument élevé à une gloire qu’on a voulu immortaliser.


On s’est beaucoup occupé de cet éloignement de Florence qui devait séparer Dante, pour un temps plus ou moins long, de l’objet constant de ses pensées. Ce n’était certainement pas une partie de plaisir qu’il faisait avec de nombreux (molti) compagnons, mais une obligation qu’il subissait à contre-cœur, et où, jeune homme de vingt ans, il emportait les pensées obsédantes et mélancoliques d’un amoureux contraint de s’éloigner d’une maîtresse adorée. J’emprunte au Prof. del Lungo des détails intéressans au sujet de cet incident sur lequel, suivant son habitude, le poète laisse planer une obscurité toujours difficile à éclaircir[188].

Il y avait à Florence une organisation militaire que les occasions ne manquaient pas de mettre en jeu, qu’il s’agît de se porter au secours de voisins alliés ou de régler des contestations avec des voisins hostiles.

Lorsque la Commune avait décidé quelque expédition de ce genre (di fare le oste), on sonnait le tocsin sur la cloche de la Commune, les boutiques se fermaient, les citoyens et les villageois de quinze à soixante-dix ans s’inscrivaient sur des listes de cinquante noms chacune. Une partie devait prendre la campagne, et l’autre rester à la garde de la ville, en payant (pagando). Et l’on formait un ou plusieurs corps de 200 hommes qui montaient à cheval, escorté chacun d’un compagnon bien armé et d’un cheval équipé ; on déployait les enseignes et l’on entrait sur le territoire ennemi (qui n’était généralement pas très éloigné).

Ce fut donc à une expédition de ce genre que Dante dut prendre part. Quelle fut cette expédition, que M. del Lungo rapporte à l’année 1288 ? Quels en furent le caractère, la destination et la durée ? C’est ce qu’il ne lui a pas été possible de déterminer, malgré de patientes recherches parmi les souvenirs et les actes officiels de cette époque. Ce n’était là quelquefois que de simples démonstrations. Était-ce le cours de l’Arno que suivait le corps dont Dante faisait partie ? Quoi qu’il en soit, son éloignement de Florence ne paraît pas avoir été de longue durée[189].


CHAPITRE XI


Il est intéressant de rapprocher du onzième chapitre de la Vita nuova cette pensée de Vauvenargues, c’est-à-dire d’un contemporain de Voltaire et de Diderot :

« Quand un jeune homme ingénu aime pour la première fois, tous ceux qui le connaissent se ressentent de son bonheur. Il tend la main à ceux qui ont voulu lui nuire, il donne, il pardonne, il réconcilie : son amour devient pour lui toutes les vertus. »

N’est-ce pas une même inspiration qui a dicté ces lignes au poète italien et au philosophe français ? Et l’on peut se demander si l’un d’eux n’a pas été le reflet direct de l’autre.


CHAPITRE XII


Ballata, io vo’che tu ritruovi amore

Cette ballade se divise en trois parties : Dans la première, je lui dis où elle doit aller, et je l’encourage pour qu’elle s’en aille plus hardiment, et je lui dis quelle compagnie elle doit prendre pour aller en sécurité et sans courir aucun danger. Dans la seconde partie, je dis ce qu’il lui appartient de faire entendre. Dans la troisième, je la laisse libre de partir quand elle voudra en recommandant son voyage à la fortune. La seconde partie commence à : Dis-lui d’abord avec douceur… La troisième à : ma gentille ballade…

On pourrait m’adresser un reproche, et dire que l’on ne saurait pas à qui je me serais adressé à la seconde personne, parce que cette ballade n’est autre chose que mes propres paroles : aussi je dis que ce doute, j’entends le résoudre et l’éclaircir dans ce petit livre, ainsi qu’un doute plus grand encore. Et alors comprendra celui qui doutera encore et qui voudra me le reprocher de cette manière.


Si jusqu’ici nous n’avons guère vu dans la partie lyrique qu’une répétition ou un développement de la prose qui la précède, nous trouvons ici deux sujets différens dont l’un est la préparation de l’autre.

Le Poète, dont la pensée, suivant son habitude, s’abrite sous la fiction de l’Amour, se laisse d’abord aller à ses réflexions. Il sent bien qu’il s’est mis dans un mauvais cas. La femme dont il a voulu faire la nouvelle défense de son amour a été compromise (ha ricevuto alcuna noia) par les bavardages auxquels ont donné lieu ses assiduités simulées. Béatrice (laquelle est contraria di tutta la noia) ne se soucie pas de se trouver mêlée à tous ces commérages, et elle en veut à celui qui y a donné lieu. Dante en a conscience et cherche à corriger les choses. Il fait son plan, et la ballade en est l’exécution.

Peut-être trouvera-t-on que le lyrisme dont la nota suave est pleine de charme, recouvre plus de politique que d’inspiration. Mais cela même témoigne de la sincérité du Poète et de la réalité de son récit.

Quant à la ballade elle-même, elle nous représente une scène à quatre personnages, l’amoureux qui l’a écrite, l’aimée à qui elle est destinée, la ballade qui est chargée de présenter les excuses et les explications, enfin, l’Amour qui devra l’accompagner pour la faire agréer.

Il faut remarquer les précautions infinies que prend le premier. D’abord, il n’ose s’adresser directement à celle qui s’est crue offensée. Puis, il multiplie les formes les plus délicates et les plus pressantes de la courtoisie et de l’humilité. Il espère que la forme harmonieuse de son apologie disposera en sa faveur celle dont il implore le pardon : mais il ne se fie pas suffisamment à sa propre éloquence et à ses bonnes raisons. Alors il invoque l’Amour afin qu’il témoigne pour lui et qu’il plaide sa cause. Mais ce n’est pas seulement à l’amour qui habite son propre cœur, qu’il fait appel, c’est peut-être et surtout à l’amour même de Béatrice.


CHAPITRE XIII


Tutti li miei pensier parlan d’amore

Ce sonnet peut se diviser en quatre parties. Dans la première, je dis et j’établis que toutes mes pensées sont d’amour. Dans la deuxième, je dis qu’elles sont diverses, et je raconte leurs diversités. Dans la troisième, je dis en quoi elles paraissent toutes s’accorder. Dans la quatrième, je dis que, en voulant parler de l’Amour, je ne sais où je dois le prendre. Et si je veux le prendre de toutes, il faut que j’appelle mon ennemie madame la pitié. Je dis madame (madonna) par mode dédaigneux.

La deuxième partie commence à : et le font… la troisième à : elles s’accordent seulement… la quatrième à : c’est à ce point…


CHAPITRE XIV


Coll’ altre donne mia vista gabbate

Je ne divise pas ce sonnet en plusieurs parties, parce que l’on n’établit de divisions que pour expliquer le sens des parties ainsi divisées. Il n’y a donc pas lieu de le faire pour que la signification en soit comprise.

Il est vrai que, parmi les expressions relatives au sens de ce sonnet, il en est qui demeurent douteuses. Ainsi, quand je dis que l’Amour tue tous mes esprits et ne laisse en vie que ceux qui leur servent d’instrumens, ceci demeure inexplicable à qui n’est pas au même degré fidèle de l’Amour. Et il est certain que ces mots douteux seraient compris de ceux qui le sont.

Il n’est donc pas nécessaire de donner cette explication qui serait inutile et même superflue.


La scène qui vient d’être reproduite ne rappelle-t-elle pas ce que faisait ressentir aux Anciens l’approche imaginaire d’un Dieu, et surtout l’approche de sanctuaires particulièrement redoutés ? Il s’agissait là de phénomènes d’hystéricisme soit isolés, soit communiqués aux foules par une véritable contagion. L’état général des esprits pendant toute la durée du moyen âge était tout à fait favorable à des manifestations de ce genre. Quelque part que l’on puisse faire à l’enveloppe romanesque dont sont entourés la plupart des incidents de la Vita nuova, même les plus sûrement réels, on peut être assuré que le Poète n’a pas inventé de toutes pièces les sensations extraordinaires que l’aspect ou seulement l’approche de Béatrice déterminaient en lui.

Il m’a été reproché d’avoir parlé d’hystérie à propos des phénomènes singuliers qu’il s’attribue à lui-même dans mainte circonstance[190]. Ce sont des témoignages significatifs d’une nervosité véritablement maladive. Il faut ici que ce trouble du système se soit produit avant même que la présence de celle qui en était la cause se fût révélée ou fût même prévue. Il s’agit là d’un phénomène qui rentre dans ceux auxquels se rapporte la télépathie ou action à distance. Si je l’osais, je dirai que Dante eût pu faire un excellent medium.


CHAPITRE XV


Ciò che m’incontra nella mente more

Ce sonnet se divise en deux parties : dans la première, je dis la raison pour laquelle je ne me décide pas à m’approcher de cette femme ; dans la seconde, je dis ce qui m’arrive quand je m’approche d’elle ; et cette partie commence par : et quand je suis… Et cette seconde partie se divise aussi en cinq, suivant ce qui s’y raconte. Dans la première, je dis ce que l’Amour, sur le conseil de la raison, me dit quand je suis près d’elle ; dans la seconde, j’explique l’état de mon cœur d’après celui de mon visage ; dans la troisième, je dis comment je perds tout courage ; dans la quatrième, je dis combien a tort celui qui ne me témoigne aucune compassion, parce que cela me rassurerait ; dans la dernière, je dis pourquoi les autres devraient avoir pitié de moi, c’est-à-dire en raison de l’angoisse qui me monte aux yeux ; angoisse qui disparaît, c’est-à-dire dont les autres ne s’aperçoivent pas, à cause de la moquerie de cette femme, laquelle attire à elle les regards de ceux qui verraient peut-être cette angoisse. La seconde partie commence à : mon visage montre… la troisième à : et tout frissonnant… la quatrième à : il a bien tort… la cinquième à : et me montre…


CHAPITRE XVI


Spesse fiate vennemi alla mente

Ce sonnet se divise en quatre parties suivant qu’il comprend quatre choses. Et comme ces choses ont été exprimées plus haut, je n’ai pas besoin de distinguer les parties par lesquelles elles commencent. Je dis donc seulement que la deuxième partie commence à : que l’amour m’assaille… La troisième à : puis je m’efforce… La quatrième à : et je lève mes yeux…


CHAPITRE XVIII


Il faut admettre, d’après les dernières paroles qui venaient de lui être adressées, que le Poète s’était plaint hautement de la sévérité de sa Dame, soit en paroles, soit dans des vers qui auraient reçu déjà quelque publicité. Et nous voyons qu’il en est honteux et repentant ; et il exprime la résolution « de prendre toujours désormais ses louanges pour sujet de ses paroles », et il se demande comment il a pu parler différemment.

On sait que la Vita nuova ne nous donne pas la reproduction intégrale des pièces qu’il a composées à l’honneur ou à propos de Béatrice. Il en est un certain nombre qui datent certainement de la même époque et qu’il aura probablement éliminées lui-même, que l’on trouve généralement annexées au texte de la Vita nuova.

Mais il y avait alors des élémens de publicité dont il est difficile de nous faire une idée précise, et un côté de cette Société qui nous échappe complètement.

Nous voyons que le premier sonnet de la Vita nuova, purement symbolique, a été adressé à des rimeurs notables. « Sitôt que ce sonnet fut répandu », dit le poète. Et nous connaissons quelques-unes des réponses qui lui furent faites. Parlant du sonnet Donne ch’avete intelletto d’amore (chap. XX), il dit encore : « Après que ce sonnet eut été répandu dans le monde… » (chap. XX).

Il y avait certainement là un mode de correspondance analogue à cette correspondance par petits vers, madrigaux, sonnets, que nous retrouvons dans le XVIIIe siècle, et dont Voltaire faisait un si large usage.

N’y avait-il pas également alors quelque chose d’analogue à ce qu’on appelait, au dernier siècle, des bureaux d’esprit ? Nous voyons un de ses amis (le frère de Béatrice) venir demander à Dante de dire quelque chose à propos d’une femme qui venait de mourir (chap. XXXIII). Un autre de ses amis (Forese) le prie de lui dire ce que c’est que l’amour (sonnet, page 67). De nobles dames viennent lui demander de ses vers (chap LXII), et il en écrit de nouveaux pour mieux leur faire honneur.

Les Florentins avaient l’habitude de se réunir le soir, al fresco dei marmi, sur les bancs de marbre que l’on voit encore autour de la cathédrale (Santa Maria del fiore), et où l’on montre il sasso di Dante, la pierre où Dante venait s’asseoir.

C’est là que devaient s’échanger les racontars de la ville et les commérages du jour, et se communiquer les productions journalières des rimeurs à la mode. N’est-ce pas la fidèle représentation des cafés et des cercles de nos villes de province ?


CHAPITRE XIX


Donne, ch’ avete intelletto d’amore

Cette canzone, afin qu’elle soit mieux comprise, je la diviserai avec plus de soin que les précédentes, et j’en ferai ainsi trois parties.

La première partie est la préface de ce qui suit ; la deuxième est le sujet traité ; la troisième est comme la servante (una servigiale) des précédentes. La deuxième commence à : un ange a fait appel… ; la troisième à : Canzone, je sais…

La première partie se divise en quatre.

Dans la première, je dis à qui je veux parler de ma Dame et pourquoi je veux le faire. Dans la deuxième, je dis ce que je pense de ses mérites, et comment j’en parlerais si je l’osais. Dans la troisième, je dis comment je crois devoir m’exprimer, afin que je ne sois pas empêché par timidité. Dans la quatrième, revenant à ceux à qui j’ai voulu m’adresser, je dis la raison pour laquelle j’ai fait ainsi.

La deuxième partie commence à : je dis donc que lorsque… ; la troisième à : et je ne veux pas non plus… ; la quatrième à : avec vous, femmes et jeunes filles…

Puis quand je dis : un ange a fait appel… je commence à traiter de cette femme ; et cette partie doit se diviser en deux. Dans la première, je dis qu’on s’occupe d’elle dans le ciel, et dans la deuxième qu’on s’occupe d’elle sur la terre : ma dame est désirée… Cette deuxième partie se divise encore en deux : dans la première, je dis quelle est la noblesse de son âme en parlant des vertus qui procèdent de celle-ci. Dans la deuxième, je parle de la noblesse de son corps en signalant quelques-unes de ses beautés, ainsi : l’amour dit d’elle… Cette deuxième partie se divise encore en deux. Dans la première, je parle des beautés de toute sa personne ; dans la deuxième, je parle de certaines beautés appartenant à certaines parties déterminées de sa personne, ainsi : de ses yeux…

Cette même deuxième partie se subdivise encore en deux : dans l’une, je parle de ses yeux qui sont le principe de l’amour et dans l’autre de sa bouche qui est la fin (le but) de l’amour. Et afin que ceci ne sollicite aucune pensée blâmable, que le lecteur se rappelle ce qui a été écrit plus haut : que le salut de cette femme, qui était l’opération de sa bouche, était la fin de mes désirs, quand il m’était permis de le recevoir.

Lorsque ensuite je dis : Canzone, je sais… j’ajoute une stance qui est comme la servante des autres, où je dis ce que je demande à cette Canzone. Et comme cette dernière partie est facile à comprendre, je ne m’occuperai plus d’autres divisions.

Je dis que pour bien pénétrer le sens de cette Canzone il faudrait avoir recours à des divisions plus détaillées : mais cependant celui qui n’a pas assez d’entendement pour se contenter de celles-ci, il ne me déplaît pas qu’il s’en tienne à cela. Car certainement je crains d’avoir expliqué à trop de gens la signification de cette Canzone.


Le passage de ce sonnet entre « un ange a fait appel à la divine Intelligence » et « ma Dame est donc désirée dans le ciel » est fort difficile à interpréter, et a exercé sans grands résultats apparens la sagacité des commentateurs.

On a cru y percevoir d’abord le pressentiment de la fin prématurée de Béatrice, et comme une allusion à la descente du Poète aux enfers.

Mais, suivant cette hypothèse, il faudrait admettre que le plan de la Comédie se fût trouvé déjà arrêté dans son esprit lorsqu’il écrivait ce sonnet. On a fait observer que les expressions inferno, l’enfer, et mal nati, les méchans, pourraient s’appliquer simplement à la conception qu’il a plus d’une fois exprimée dans des termes analogues, de la condition de notre monde, un véritable inferno, et des hommes, malvagi ou malnati.

Quoi qu’il en soit de cette interprétation, s’il n’a pas adressé cette Canzone directement à Béatrice, mais aux femmes (ch’avete intelletto d’amore), il dit qu’elle sera envoyée à celle dont il célèbre la louange, et il la prie (la Canzone) de le recommander à elle et à l’Amour qui sera près d’elle. Et d’ailleurs, si elle est désirée dans le ciel, c’est qu’elle est encore vivante.

Ceci ne saurait donc faire de doute, mais ne nous donne pas le sens énigmatique de la première partie de la canzone. M. Scherillo pense qu’il a dû y avoir une interpolation introduite dans sa rédaction plus tard, après la mort de Béatrice[191]. Dante ne se conforme pas toujours dans ses récits à l’ordre des temps. La Divine Comédie est pleine de prédictions qui n’étaient que la reproduction de faits accomplis. Il est permis de croire que la Vita nuova, lors de sa rédaction définitive et de son encadrement dans ses récits en prose, a subi plus de retouches, de corrections, d’additions que nous ne pouvons le discerner.

Il ne me paraît pas possible d’admettre que, pendant que se déroulait le roman de la Vita nuova et qu’il écrivait ce poème d’amour, alors qu’il n’avait pas encore pénétré, bien avant au moins, dans la vie publique, il eût déjà conçu le plan de la Divine Comédie et fait les préparatifs de son voyage sacré[192].

Dans un article tout récent[193] consacré à l’important ouvrage de Scherillo (alcuni capitoli dalla biografia di Dante) un éminent critique, M. Barbi, ne croit pas non plus que ce passage provienne d’une source antérieure à la Vita nuova. Je reproduis à peu près ses paroles :

Il ne pouvait prévoir encore la fiction de ce voyage dans les royaumes ultra mondains, entrepris pour le bien du monde qui vivait mal, et pour lequel il n’avait aucun titre, « n’étant pas Énée ni saint Paul »[194].

Alors que Dante écrivait cette canzone, les infortunes ne lui avaient pas encore donné l’expérience des besoins du siècle pour lui faire concevoir une telle entreprise et dans un pareil but[195].

C’est parce que nous sommes familiers avec la fiction de la Comédie que nous interprétons ainsi le voyage en question. On comprenait autrement en 1289 que Dieu fît dire dans l’Enfer aux perdus par la bouche du Poète : « J’ai vu l’espérance des Bienheureux… »

Je ne puis m’empêcher de faire encore remarquer le caractère de politesse raffinée qui était dans les habitudes du Poète. Dans les milieux les plus dramatiques de la Comédie, comme dans la vie sociale où nous amène la Vita nuova, il se montre toujours d’une correction et d’une courtoisie irréprochables, soit qu’il se rencontre avec des femmes, soit qu’il se trouve en présence de personnages dont il veut reconnaître la supériorité intellectuelle ou sociale. Il nous apparaît toujours comme un homme bien élevé, et la délicatesse de ses manières et de ses expressions nous laisse l’idée que nous nous faisons d’un homme qui a été élevé par des femmes[196]. Il y a là un contraste manifeste avec l’âpreté de son caractère et la violence habituelle de son langage.

Nous ne savons rien du reste de sa première éducation et de son milieu domestique. J’ai déjà rappelé le silence absolu qu’il garde sur sa famille et sur les premières impressions de son enfance, en dehors de sa passion précoce. Pour ce qui est de la Comédie, nous pouvons dire que le Virgile qu’il nous présente pouvait bien lui servir de modèle en matière de courtoisie ; ce qui paraît mieux en harmonie avec les souvenirs de la cour d’Auguste qu’avec le milieu où Dante a vécu, et avec la barbarie effective que recouvraient encore à peine certains raffinemens bien superficiels sans doute.


CHAPITRE XX


Amor e cor gentil sono una cosa

Ce sonnet se divise en deux parties : dans la première, je parle de l’amour en tant qu’il est en puissance. Dans la seconde, j’en parle en tant que de la puissance il s’est résolu en acte. Cette seconde commence à : puis la beauté apparaît…

La première partie se divise elle-même en deux. Dans la première, je dis de quel genre est cette puissance. Dans la seconde, je dis comment ce sujet et cette puissance sont produits ensemble, et comment l’un est à l’autre ce que la forme est à la matière. Cette seconde commence à : quand la nature…

Et quand je dis : puis la beauté apparaît… je dis comment cette puissance s’est résolue en acte, et d’abord comment elle se fait chez l’homme, ensuite comment elle se fait chez la femme, e simil fa la donna.


L’amour en puissance est celui dont on a les éléments sans avoir eu l’occasion de l’appliquer. L’amour en acte est celui qui s’adresse à un objet déterminé.


CHAPITRE XXI


Negli occhi porta la mia donna Amore

Ce sonnet a trois parties. Dans la première, je dis comment cette femme résout en acte cette puissance par la grande noblesse de ses yeux ; et la troisième dit la même chose de la noblesse de sa bouche. Et entre ces deux parties, il s’en trouve une moindre qui a l’air de demander leur aide à celle qui précède et à celle qui suit : et elle commence à : Aidez-moi, Mesdames… Cette troisième commence à : toute douceur…

La première partie se divise en trois. Dans la première, je dis comment par sa vertu tout ce qu’elle voit devient noble, ce qui va jusqu’à amener l’amour en puissance là où il n’était pas. Dans la seconde partie, je dis comment elle résout l’amour en acte dans les cœurs de tous ceux qu’elle voit. Dans la troisième, je dis ce qu’ensuite par sa vertu elle accomplit dans leurs cœurs.

La deuxième partie commence à : où elle passe… et la troisième commence à : et son salut.

Quand je dis ensuite : aidez-moi, mesdames… je donne à entendre à qui j’ai l’intention de m’adresser, en demandant aux femmes de m’aider à l’honorer. Puis quand je dis : toute douceur… je répète ce que j’ai dit dans la première partie à propos des deux actes de sa bouche dont l’un est sa douce parole et l’autre son admirable sourire : sauf que je ne dis pas de ce dernier comment il agit dans les cœurs des autres, parce que la mémoire ne peut le garder pas plus que l’impression qu’il a produite.


CHAPITRE XXII


Voi che portate la sembianza umile

Le premier sonnet se divise en deux parties. Dans la première, j’appelle ces femmes, et je leur demande si elles viennent d’auprès d’elle, en leur disant que je le crois, alors qu’elles reviennent ennoblies par son approche. Dans la seconde partie, je les prie de me parler d’elle. Cette seconde partie commence à : et si vous venez…


Se’ tu colui c’hai trattato sovente…

Ce second sonnet a quatre parties suivant que les femmes au nom desquelles je réponds auraient eu quatre réponses à me faire. Et, comme je l’ai exprimé plus haut, je n’ai pas à les reproduire ; aussi j’en fais seulement la distinction. La deuxième partie commence à : pourquoi pleures-tu ?… La troisième commence à : laisse-nous pleurer… la quatrième à : elle a la pitié…

M. Del Lungo nous a conservé le testament de Folco Portinari, daté du 14 janvier 1287. Ce testament très long, et rédigé d’une manière fort minutieuse, distribue la grande fortune du testateur, d’abord et pour la plus grande partie à des œuvres ou fondations pieuses et durables, puis à chacun des membres de sa famille, parmi lesquels nous trouvons Bice (Béatrice) l’une de ses filles, uxori domini Simonis dei Bardi, pour cinquante florins[197].


CHAPITRE XXIII


Donna pietosa e di novella etate

Cette canzone a deux parties : dans la première, je dis en parlant à une personne indéterminée comment je fus tiré d’une imagination délirante par certaines femmes, et comment je leur promis de la leur raconter. Dans la seconde, je dis comment je l’ai fait. La seconde commence à : tandis que je pensais… La première partie se divise en deux : dans la première, je dis ce que certaines femmes, et une en particulier, dirent et firent au sujet de mon délire avant que j’eusse repris ma connaissance. Dans la seconde, je dis ce que ces femmes me dirent après que j’eus cessé de divaguer, et elle commence à : ma voix était… Ensuite, quand je dis : tandis que je pensais… je dis comment je leur ai raconté mon imagination. Et relativement à ceci, je fais deux parties : dans la première, je les raconte dans l’ordre. Dans la seconde, en disant à quelle heure ces femmes m’ont appelé, je les remercie intérieurement ; et cette partie commence à : vous m’avez appelé…


La femme jeune et compatissante (donna pietosa e di novella etate) qui se trouve à la tête de la canzone est la même que la femme jeune et gentille qui n’a fait que passer dans le récit. C’est celle qui se tenait près de son lit, et que les autres femmes en avaient écartée, à cause sans doute de ses frayeurs et de ses bruyantes lamentations.

Il a suffi au poète de quelques mots à peine pour donner la vie à une image gracieuse, mais toute fugitive. Celle-ci était sa plus proche parente (era meco di propinquissima sanguinità), c’est-à-dire sa sœur, mariée depuis à un Léone Poggi (Fraticelli).


CHAPITRE XXIV


Io mi sentii svegliar dentro allo core

Ce sonnet a plusieurs parties.

La première dit comment je sentis s’éveiller en moi le tremblement bien connu de mon cœur, et comment il me sembla que l’amour venait à m’apparaître de loin tout joyeux. La deuxième dit comment il me sembla que l’amour parlait dans mon cœur et ce qu’il me semblait dire. La troisième dit comment, après qu’il fut resté ainsi avec moi un peu de temps, je vis et j’entendis certaines choses.

La deuxième partie commence à : et il disait… la troisième commence à : et comme mon Seigneur…

Cette troisième partie se divise en deux : dans la première, je dis ce que j’ai vu ; et dans la deuxième, ce que j’ai entendu. Et elle commence à : l’amour me dit…


Ceci nous fait assister à la réconciliation de Dante avec Béatrice. Il a plu au Poète de donner à ce récit une forme presque sibylline, sans doute à cause du caractère solennel qu’il lui attribuait. Il paraîtra peut-être difficile d’en saisir au premier abord la signification : voici l’interprétation qui peut en être donnée.

Guido Cavalcanti « le premier des amis de Dante », avait aussi une amie, qui se nommait Giovanna. Dante la vit donc s’approcher de lui, et derrière elle marchait Béatrice. Voilà tout ce que contient le récit. Cette Giovanna, qui était connue sous le nom de Primavera qu’on lui avait donné sans doute à cause de son genre de beauté, il traduit son nom de Primavera par celui de Prima verrà (celle qui viendra la première). Et il trouve en outre que le nom de Giovanna lui convient parce qu’il lui vient de celui de Giovanni (saint Jean), qui avait annoncé la vraie lumière (Vox clamantis…).

Ici la vraie lumière, c’est Béatrice. Et c’est Giovanna qui la précède et l’annonce, s’étant sans doute chargée de ramener Béatrice à Dante, et de mettre fin à la brouille qui les séparait.

Tout ceci est bien alambiqué et typique de l’époque, ainsi que cette intrusion d’allusions sacrées au simple fait du rapprochement de deux amans brouillés par suite d’un malentendu. Mais il ne faut pas oublier que nous sommes au XIIIe siècle.


Voici encore un sonnet, compris dans les rime spettanti alla Vita nuova, qui se rapporte à ce même incident, et dont les termes mêmes ne permettent aucun doute sur son authenticité[198].

J’ai vu une gracieuse compagnie de femmes,
C’était le jour de la Toussaint passée.
Et l’une d’elles venait presque la première,
Menant avec elle l’amour à sa droite.
Ses yeux jetaient une lumière
Qui semblait un esprit enflammé :
Et ayant eu la hardiesse de regarder son visage,
J’y vis la figure d’un ange.
Cette douce et sainte créature
Saluait de ses yeux
Ceux qui en étaient dignes.
Et le cœur de chacun s’imprégnait de sa vertu.
Je crois que c’est dans le ciel qu’est née cette merveille,
Et qu’elle est venue sur la terre pour notre salut.
Heureuses donc celles qui l’accompagnent.


CHAPITRE XXV


Est-ce pour satisfaire aux règles qu’il vient d’établir qu’il exprimera plus tard en strophes amoureuses les louanges de la philosophie dans Il Convito ? (Fraticelli.) Et, s’il a transformé la Philosophie en une femme douée de tous les attraits de son sexe, est-ce afin de pouvoir la célébrer ainsi, et la louer dans un langage approprié ? Et, chose assez singulière, les expressions symboliques qu’il adresse à la Philosophie ont un caractère de sensualité que nous ne rencontrons dans aucune des invocations dont Béatrice est l’objet.

On est très embarrassé avec le poète de la Vita nuova et de la Divine Comédie. S’il a bien établi la distinction dans le discours du sens littéral et du sens allégorique[199], il ne nous aide pas souvent à faire la part de l’un et de l’autre. Il fait penser, si l’on ne trouve pas un tel rapprochement un peu irrespectueux, à ces personnes que nous rencontrons dans le monde, quelquefois très intelligentes ou très spirituelles, mais d’un esprit ainsi fait qu’on ne sait jamais si elles parlent sérieusement, ou si elles ne pensent pas le contraire de ce qu’elles disent.


CHAPITRE XXVI


Tanto gentile e tanto onesta pare

Ce sonnet est si facile à comprendre, après le récit qui précède, qu’il n’a besoin d’aucune division. Je n’y insisterai donc pas.


Il est remarquable que, parmi toutes les expressions de pieuse adoration que le poète adresse à sa bien-aimée, nous ne percevions aucun indice propre à la personne même de Béatrice.

Il nous dit bien : « quand on la voyait passer, on répétait : ce n’est pas une femme, c’est un des plus beaux anges de Dieu. » Ou bien : « c’est une merveille, béni soit Dieu qui a fait une œuvre si belle ! » Mais nous ne connaissons rien de plus.

Était-elle brune ou blonde ? Nous ne savons pas la couleur de ses yeux, de ses beaux yeux, begli occhi, qui lui versaient ses joies et ses douleurs. Elle ne reste pour nous qu’un pur esprit, une âme impalpable et insaisissable.

Si, dans les œuvres consacrées à la représentation des passions humaines, on aime à apercevoir quelques lueurs immatérielles, on n’aime pas moins à voir une œuvre idéale et mystique s’éclairer de quelques rayons humains.

Aussi je n’ai pu vivre avec elle, comme j’ai vécu, sans chercher à m’en faire une représentation sensible.

Je la vois d’une taille moyenne, blonde comme la Laure de Pétrarque, mais sans la froideur un peu hautaine que nous montre le profil de celle-ci conservé à la Lauranziana de Florence. Ses yeux sont changeants comme la surface de la Méditerranée, tantôt d’un saphir étincelant et tantôt d’une teinte assombrie. Elle a la démarche d’une Déesse et le charme d’une Grâce. Nous reconnaissons, dans la pâleur de perle que son poète lui attribue, la pâle morbidesse de celles qui doivent mourir jeunes…

Et, si nous voulons compléter cette représentation tout idéale des traits plus marqués que, plus tard, elle laissera entrevoir à celui qu’elle guidera sur le chemin du Paradis, nous distinguerons alors, sous une beauté fulgurante que les yeux auront souvent de la peine à supporter, cette expression maternelle que les femmes aiment à prendre auprès de ceux qu’elles sentent asservis à leurs charmes, un sourire doux, indulgent, et par instant légèrement ironique.


CHAPITRE XXVII


Vede perfettamente ogni salute

Ce sonnet a trois parties : dans la première, je dis près de quelles personnes cette personne paraissait le plus admirable ; dans la seconde, je dis combien sa compagnie était agréable ; dans la troisième, je dis l’effet qu’elle produisait sur les autres par la vertu de sa présence. La deuxième partie commence à : celles qui vont… la troisième à : et sa beauté…

Cette dernière partie se divise en trois. Dans la première, je dis l’action qu’elle exerçait sur les femmes au sujet d’elle-même ; dans la seconde, je dis l’action qu’elle exerçait sur elles au sujet des autres ; dans la troisième, je dis comment cette action se faisait sentir merveilleusement non seulement sur elles, mais sur tout le monde, non seulement par sa présence mais aussi par son souvenir. La seconde partie commence à : à sa vue… La troisième à : et tout ce qu’elle fait…


Lorsque le Poète nous dit que la noblesse et la beauté de Béatrice répandaient leur reflet « sur les femmes qui allaient avec elle, » et que tous ceux qui l’approchaient se pénétraient de sa perfection au point d’en oublier leurs bassesses et leurs fautes, il ne semble d’abord se livrer qu’à quelque amplification poétique.

Lorsqu’il nous montre les anges du ciel réclamant cette merveille pour qu’elle vienne partager la paix dont ils jouissent, nous n’y apercevons d’abord qu’une figure de rhétorique propre à nous faire pressentir la destinée d’une créature dont « le monde où elle vit n’est pas digne ».

Cependant, n’est-il pas vrai que, dans la vie commune, le commerce assidu d’une grande beauté ou d’un pouvoir insigne nous relève aux yeux des autres et à nos propres yeux, et que l’intimité avec une intelligence supérieure ou une vertu éclatante réagit sur notre propre personnalité, et exerce une influence, consciente ou non, sur nos jugemens et sur nos actes ?

Et qui, présent aux lamentations d’une mère pleurant une fille adorée ne l’a entendue s’écrier, presque dans les mêmes termes que le Poète : elle était trop belle et trop bonne, c’est le ciel qui nous l’a prise et qui en a fait un ange ?

C’est que, sous ces hyperboles familières à la poésie, et surtout à la poésie trécentiste, nous retrouvons toujours une conscience précise de la réalité, et, sous la grandiloquence habituelle du langage, une expression fidèle des sentimens et des sensations humaines. C’est là un des caractères les plus frappans du génie du Poète que, dans ses harmonies les plus éclatantes ou les plus confuses, on ne saisit jamais une note douteuse.


CHAPITRE XXIX


Giuliani pense qu’en s’exprimant ainsi le Poète fait allusion par avance à la place que Béatrice tiendra dans le Paradis (Rose mystique) auprès de Marie, cette reine bénie, et qu’il faut voir là un « témoignage de l’architecture qui a présidé à toute son œuvre[200] ».

C’est voir les choses de loin. Si l’on suppose que le nom de Marie est invoqué ici parce que la place de Béatrice près de Marie dans la Rose mystique se trouvait déjà déterminée dans l’esprit du Poète, on pourrait aussi bien supposer que l’épisode paradisiaque de Marie n’est qu’un souvenir de la Vita nuova.

D’ailleurs Dante nous dit qu’il avait lui-même une dévotion particulière à la Sainte Vierge, et l’invocation qu’il lui adresse (nel paradiso della Divina Commedia) est une des plus belles pages du Poème.

L’idée que, peu après la mort de Béatrice (1292), fût arrêté le plan du Paradis de la Comédie, qu’il devait travailler encore et terminer vingt ans après, c’est-à-dire l’année même de sa mort, me paraît tout à fait inadmissible. Je suis déjà revenu à plusieurs reprises sur ce sujet[201].

On peut s’étonner de voir exprimées d’une façon aussi dogmatique les raisons pour lesquelles le Poète ne parlera pas de la mort de Béatrice.

M. Scherillo, dans le livre si intéressant que j’ai cité plusieurs fois, s’est livré sur ce sujet à une longue dissertation où, comme d’habitude, on voit chercher à relier avec l’œuvre future du Poète les passages dont l’interprétation paraît douteuse. Cette interprétation me paraît cependant assez simple.

Je ne dis pas cela pour la première raison, peu importante du reste, parce qu’on ne comprend pas bien en quoi, de la préface (proemio) du livre, il résulterait que ceci n’entrait pas dans son plan. La seconde raison renvoie ce récit, qu’il ne saurait entreprendre lui-même (sans doute parce qu’il lui serait trop douloureux), à un autre glossatore : ceci peut être pris dans un sens général sans qu’il soit nécessaire de chercher si l’auteur a entendu faire allusion à un glossateur en particulier. Quant à la troisième raison, il ne saurait faire ce récit sans s’y introduire lui-même, et dans un sens plutôt laudatore. Or il a établi quelque part qu’il est toujours blâmable de parler de soi, sans une nécessité formelle[202].


CHAPITRE XXX


On a pu remarquer, dans maint passage de la Vita nuova, comment Dante s’arrête au nombre 9, toutes les fois qu’il le rencontre.

Les anciens philosophes Grecs supposaient que l’univers avait été réglé par les Nombres, et ils attachaient à certains nombres des propriétés mystérieuses. C’est ce qu’on a appelé la Doctrine des Nombres.

Nous ne sommes pas encore tout à fait affranchis, sinon de cette doctrine, du moins de cette croyance à la propriété des nombres, « que l’on a respectée, dit Voltaire, précisément parce qu’on n’y comprenait rien ».

On voit que sur ce point Dante n’était pas en avance sur son temps. Comment l’aurait-il été, alors qu’il s’appuyait sur ce qu’enseignaient, après Ptolémée, l’astrologie (astronomie), et la philosophie, sur la Vulgate « c’est-à-dire sur la vérité chrétienne, ce qui équivaut à vérité infaillible[203] ». Cela ne doit pas nous surprendre puisque, en dépit des progrès de la science et de l’expérience, de telles idées ont, pendant des siècles encore, exercé une certaine domination non seulement sur le vulgaire, mais aussi sur les représentants les plus éclairés de la Société moderne, et ne sont pas encore entièrement oubliées.


CHAPITRE XXXI


« Il écrivit aux princes de la terre… »

On a dépensé passablement d’érudition et d’imagination à propos de ce passage, dont l’interprétation pourrait être beaucoup plus simple. Qu’étaient ces princes de la terre ? Les potentats qui gouvernaient les pays environnans ?… Les Cardinaux à Rome ? On peut s’étonner que l’on n’ait pas songé que le mot terra s’appliquait souvent au territoire, c’est-à-dire à un espace nettement déterminé. C’était donc sans doute aux notabilités de la république Florentine qu’il s’adressait. Il faut se prêter ici à l’exaltation du Poète, à la grandiloquence habituelle avec laquelle, dans la Comédie, il semble attribuer une si grande part dans l’univers et dans les vues de la providence divine à cette ville de Florence, qui après tout n’occupait pas une si grande place dans le monde. S’il veut que les pèlerins qui traversent la ville prennent part à son deuil et unissent leurs larmes à celles de la cité devenue veuve[204], il peut bien avoir eu la pensée de convier à ce deuil les gouvernans de son pays. Tout cela nous ramène aux mœurs de cette époque, au caractère de la poésie médiévale, et encore une fois à l’exaltation du Poète de la Comédie sur tous les sujets qui mettent en jeu ses passions, ou même ses idées.


CHAPITRE XXXII


Gli occhi dolenti per pietà del core

Afin que cette canzone garde mieux son caractère de veuve, après qu’elle sera terminée, j’en marquerai les divisions avant de l’écrire, et je ferai ainsi désormais[205].

Je dis que cette triste canzone a trois parties : la première en est la préface ; dans la seconde, je parle de ma Dame ; dans la troisième, c’est à la canzone que j’adresse mes plaintes. La seconde commence à : Béatrice s’en est allée… La troisième à : Ô ma pieuse canzone….

La première se divise en trois. Dans la première division, je dis pourquoi je me mets à parler. Dans la seconde, je dis à qui je veux parler. Dans la troisième, je dis de qui je veux parler. La seconde commence à : et comme je me souviens… la troisième à : je dirai ensuite… Quand je dis plus loin : Béatrice s’en est allée… je parle d’elle, et je fais là deux parties.

Je dis d’abord la raison pour laquelle elle fut enlevée ; après je dis comment les autres ont pleuré son départ ; et je commence cette partie par : s’est séparée… Cette partie se divise en trois : dans la première, je dis ceux qui ne la pleurent pas. Dans la seconde, je dis ceux qui la pleurent. Dans la troisième, je parle de ma propre condition. La seconde commence à : mais tristesse et douleur… La troisième à : Je ressens les angoisses…

Quand je dis ensuite : Ô ma plaintive canzone… je m’adresse à ma canzone en lui désignant les femmes qu’elle doit aller trouver et près de qui elle doit rester.


CHAPITRE XXXIII


Venite a intender li sospiri miei

Ce sonnet a deux parties : dans la première, je fais appel aux fidèles de l’amour pour qu’ils m’entendent. Dans la seconde partie, j’expose ma condition misérable. Cette seconde partie commence à : ils s’échappent inconsolés…


CHAPITRE XXXIV


Quantunque volte, lasso ! mi ricorda

La canzone commence à : toutes les fois, hélas !… et elle a deux parties. Dans l’une, c’est-à-dire dans la première stance, se lamente ce cher ami, qui lui était si proche. Dans la seconde partie, je me lamente moi-même, c’est-à-dire dans l’autre stance qui commence à : dans mes souvenirs, je recueille…


Il paraît ainsi que dans cette canzone deux personnes se lamentent, l’une comme frère, l’autre comme serviteur.

Dante avait annoncé deux sonnets : en fait, il les a confondus l’un dans l’autre : seulement, il y distingue deux stances qui répondent à son idée d’introduire deux personnages dans ses vers.


CHAPITRE XXXV


Era venuta nella mente mia

Je dis que le premier sonnet a trois parties. Dans la première, je dis que cette femme était déjà dans ma mémoire. Dans la seconde, je dis l’effet que me faisait l’amour. Dans la troisième, je parle des effets de l’amour.

La deuxième commence à : l’amour qui… La troisième à : et chacun sortait…

Cette dernière partie se divise en deux : dans l’une, je dis que tous mes soupirs sortaient en parlant ; dans l’autre, comment les uns disaient certaines paroles différentes des autres.

La deuxième commence à : mais ceux qui en sortaient… L’autre commencement se divise de la même manière, sauf que dans la première partie je dis quand cette femme est venue dans ma mémoire, ce que je ne dis pas dans l’autre.


CHAPITRE XXXVI


Giuliani remarque que l’aveu de ce nouvel amour est accompagné de son excuse. Nous devons reconnaître que cette excuse est dans ce sentiment, très humain, il faut en convenir sans pour cela le justifier, qu’il lui rappelait les émotions ressenties naguère.

Il retrouve sur le visage de cette femme la même pâleur (masque de l’amour) que lui avait laissé voir le visage de Béatrice. Il lui semble que dans ce cœur doit habiter un amour pareil (il dit presque le même) que celui qui l’a fait tant pleurer. Et il est vrai que ce sont souvent les douleurs les plus vives qui se laissent pénétrer le plus facilement par les marques d’une sincère et profonde sympathie.

Ce n’est certainement pas un des côtés les moins saisissans de cette âme de poète que ce besoin auquel il cède si souvent de confesser ses faiblesses et de s’en repentir. C’est dans le Purgatoire que l’on en retrouve la consécration suprême, dans la rencontre dramatique où sa confession finale, mise dans la bouche de la bienheureuse Béatrice, aboutit au pardon dû à tout pécheur repentant.


On lit dans le Bullettino della società Dantesca, (vol. 11, fas. 1) « que la femme compatissante de la Vita nuova (c’est-à-dire la femme à la fenêtre) ne devait être qu’une représentation symbolique de la Philosophie, à laquelle Dante dut d’efficaces consolations après la mort de Béatrice ».

Mais que signifieraient alors son repentir et sa résolution de s’arracher à cet entraînement sentimental, au moment même où nous pouvons dire qu’il est prêt à se jeter dans les bras de la Philosophie. Et comme il déclare en même temps qu’il n’écrira plus désormais que ce qui sera à la louange de Béatrice, il semble que ce soit dans Béatrice elle-même que l’on devra s’attendre à trouver la personnification de la Philosophie, et non dans cette figure passagère à laquelle nous ne rencontrerons plus aucune allusion.

Mais voilà que Il Convito nous fait assister à une rivalité ardente entre le souvenir d’un amour ancien et réel et l’entraînement d’un amour nouveau et symbolique (voir le commentaire du chap. XL). Et nous nous perdons encore dans ce dédale où le poète se plaît à nous enfermer.

Dans tous les cas, ce n’est pas encore à cette époque que le symbole de la Philosophie paraît avoir pris figure dans l’esprit du Poète. Dante nous initie dans Il Convito, avec de grands détails, aux consolations qu’il lui a fallu chercher. Il nous renseigne sur les études qu’il poursuivit, les enseignements qu’il alla demander aux philosophes et aux théologiens, les lectures où il se plongea. C’est Cicéron (Tullius) et Boece qui furent ses consolateurs les plus efficaces. C’est dans leur compagnie qu’il s’est épris (on pourrait dire qu’il s’est énamouré) de la Philosophie[206]. Et il me paraît certain que celle-ci ne s’est emparée de lui qu’à une époque beaucoup plus avancée que celle où le poème nous conduit ici.

Au milieu de tout cela la Femme compatissante n’est plus qu’un épisode de jeunesse où l’entraînement des sens a dû prendre une part, moindre sans doute, que l’énervement qui suit les grandes douleurs.


CHAPITRE XXXVII


J’ai déjà signalé cet aveu du Poète, qu’il avait aperçu plus d’une fois sur le visage de Béatrice cette même pâleur (couleur d’amour) qu’il retrouve sur le visage de cette femme. Qu’il s’agisse de la voix de Béatrice ou de sa physionomie, ce n’est ainsi que comme par surprise et comme dans un moment d’oubli qu’il laisse échapper les témoignages qu’il a pu recevoir de sentimens correspondans aux siens.

Il y a quelque chose de bien touchant dans le soin qu’il prend de tenir l’image de sa bien-aimée enveloppée d’un nuage où l’œil ne découvre que de rares éclaircies, presque imperceptibles. Ce nuage ne se déchirera que lorsque, dans les régions célestes, l’enfant habillée de rouge et la jeune fille « couronnée de bonté et de modestie » sera transfigurée en une sainte auréolée d’un nimbe éblouissant. Mais alors la tendresse de Béatrice sera devenue toute maternelle.


CHAPITRE XXXVIII


L’amaro lagrimar che voi faceste

Ce sonnet a deux parties : dans la première, je parle à mes yeux comme je parlais à mon cœur en dedans de moi-même ; dans la seconde, je n’ai aucun doute en montrant à qui je m’adresse, et cette partie commence à : ainsi parle… On pourrait bien encore admettre d’autres divisions, mais ce serait inutile parce que ce qui précède est très clair.


CHAPITRE XXXIX


Gentil pensiero che parla di vui

Dans ce sonnet, je fais deux parties de moi-même, suivant que mes pensées étaient partagées en deux. J’appelle l’une le cœur, c’est-à-dire l’appétit, j’appelle l’autre l’âme, c’est-à-dire la raison. Et je dis comment l’une parle à l’autre. Et, que le cœur doive s’appeler l’appétit et l’âme la raison, ceci paraîtra manifeste à ceux par qui il me plaît que ce soit compris.

Il est vrai que dans le sonnet précédent j’opposais le rôle du cœur à celui des yeux ; et cela paraît contraire à ce que je dis présentement.

C’est pourquoi je dis également ici que c’est le cœur que j’entends par l’appétit, parce qu’il entrait encore plus de désir à me rappeler ma charmante Dame qu’à voir celle-ci, quoique j’en eusse déjà quelque appétit, mais qui paraissait léger. D’où il est visible que l’un de mes dires n’est pas contraire à l’autre.

Ce sonnet a trois parties : dans la première, je commence par dire de cette femme comment mon désir se tourne tout entier vers elle. Dans la deuxième, je dis comment l’âme, c’est-à-dire la raison, parle au cœur c’est-à-dire à l’appétit. Dans la troisième, je dis comment celui-ci lui répond. La seconde commence à : mon âme lui dit… la troisième à : et mon cœur lui répond…


Sous sa forme subtile et enveloppée, cette canzone met ici en présence et en opposition le cœur et l’âme, c’est-à-dire, suivant son langage, l’appétit et la raison. Et l’interprétation que le Poète nous en donne est cette fois plus intéressante encore, peut-être, que la canzone elle-même.

L’appétit, c’est ici le désir, et la raison c’est l’amour. Ne vaudrait-il pas mieux dire la volonté que la raison ? Car l’amour ne s’identifie pas toujours avec la raison, et dans le langage philosophique la raison n’est pas précisément un attribut de l’âme.

Il faut remarquer avec quelle délicatesse le Poète fait allusion au désir, au désir sensuel, qu’il appelle appétit, n’ayant employé qu’une fois le mot désir.

Cette canzone et les explications du Poète ne peuvent laisser aucun doute touchant l’existence réelle de celle qu’on a appelée la dame compatissante, ou la dame à la fenêtre, à laquelle on a si souvent attribué un caractère purement idéal et symbolique ; aucun doute non plus au sujet des sentimens, ou pour mieux dire des sensations, qu’elle avait éveillés en lui.

La révolution qui s’est alors opérée dans l’esprit comme dans l’âme de l’auteur d’Il Convito, alors qu’il écrivait celui-ci, se peint d’une manière poignante dans les vers dictés par « l’angoisse de ses soupirs », et dans l’emportement avec lequel il s’acharne à entrer en communion avec sa nouvelle maîtresse, la Philosophie. C’est à elle que, par une fiction indéfiniment poursuivie, il demandera l’oubli des émotions passées et les ivresses de sensations nouvelles. Mais ce ne sera pas sans lutte et sans déchirement qu’il quittera ce deuil auquel il avait convié l’univers tout entier. Et c’est aux péripéties de cette bataille qu’il consacre les vers sibyllins d’une canzone où, sous des voiles d’une transparence énigmatique, il nous initie aux évolutions de son âme et aux transports contraires qui l’agitent[207].

Et, chose curieuse, en regard de l’ineffable pureté qui fait le charme inaltérable de son premier amour, ce nouvel amour, en s’adressant à un pur symbole, atteint dans son expression une couleur proprement sensuelle. C’est bien alors les attraits et les charmes d’une femme qu’il adore et qu’il célèbre. Et l’on ne peut s’empêcher ici de penser aux symboles brûlans du Cantique des Cantiques.

Le combat que se livre son âme torturée, cédant à une séduction nouvelle et irrésistible, les déchiremens que laisse une passion désertée et les élans qui entraînent dans une passion naissante, sont reproduits avec des accens vibrans et douloureux qu’aucune plainte amoureuse n’a jamais dépassés. Et tout ceci laisse à la figure de Béatrice, délaissée pour une rivale un instant victorieuse, un relief de vie plus saisissant peut-être et plus suggestif encore que les adorations platoniques de la Vita nuova, et demeure un témoignage non moins éloquent de l’existence réelle de cette figure énigmatique.

Cependant il faut bien constater que tous ces élans passionnés n’ont en réalité pour sujet que le regret, ou le remords, de voir les préoccupations philosophiques prendre dans son esprit et ses pensées la place qu’y avait occupée exclusivement d’abord l’image de Béatrice.


CHAPITRE XL


J’ai dit lasso (hélas) dans ce sens que je me sentais honteux de ce que mes yeux s’étaient ainsi égarés. Il n’y a pas de division à établir dans ce sonnet, le sens en étant très clair.

Que faut-il donc penser en définitive de cet épisode de la dame à la fenêtre ? Le repentir que le Poète témoigne « du désir dont il s’est lâchement laissé posséder » ne permet aucun doute sur le caractère qu’on doit lui assigner. Mais ce n’est là, je le répète, qu’un épisode, comme d’autres qui sont apparus dans le courant du poème. Il a définitivement rejeté tout désir coupable, « volendo che cotal desiderio malvagio e vana tentazione siano distrutti ». Il ne s’occupera plus d’elle, mais seulement de cette femme bénie « dont il dira des choses qui n’ont été dites d’aucune autre femme ».

En effet, plus tard apparaîtra une nouvelle image qui viendra encore s’élever à son tour entre lui et l’image de Béatrice. Mais cette fois elle sera uniquement symbolique : ce sera la Philosophie. Ici nous quittons la vie et ses réalités pour entrer dans le domaine de la fantaisie pure. Et de même que Béatrice avait été l’héroïne de la Vita nuova, la Philosophie sera l’héroïne de Il Convito, en attendant que la Donna gentile recouvre plus tard son empire dans le monde céleste.


CHAPITRE XLI


Deh peregrini che pensosi andate[208]

Je dis pèlerins (peregrini) suivant la plus large acception de ce mot. Car pèlerin peut s’entendre de deux manières, l’une large et l’autre étroite. Dans le sens large, quiconque se trouve hors de sa patrie est peregrino ; dans le sens étroit pèlerin s’entend seulement de celui qui s’en va à la maison de Saint-Jacques[209] et en revient.

Il faut donc savoir qu’on appelle de trois manières ceux qui vont au service du Très haut. On les appelle palmieri quand ils vont dans les pays d’outremer, d’où ils rapportent souvent des palmes. On les appelle peregrini quand ils vont à la maison de Galice parce que la sépulture de Saint-Jacques fut plus éloignée de son pays que celle d’aucun autre des apôtres. On les appelle romei quand ils vont à Rome, là où allaient ceux que j’appelle pèlerins. Il n’y a pas de divisions dans ce sonnet parce que la signification en est manifeste.


CHAPITRE XLII


Oltre la sfera che più larga gira

Ce sonnet comprend en lui-même cinq parties.

Dans la première, je dis dans quel endroit va ma pensée en nommant cet endroit dans quelqu’un de ses effets. Dans la seconde, je dis pourquoi elle y monte, et qui l’y pousse. Dans la troisième, je dis ce qu’elle y voit c’est-à-dire une femme honorée. Et je l’appelle un esprit voyageur, parce qu’elle va là-haut en esprit voyageur, qui est hors de sa patrie. Dans la quatrième, je dis qu’elle la voit telle, c’est-à-dire dans une telle condition, que je ne peux le comprendre, c’est-à-dire que mon esprit monte dans sa condition à un tel degré (d’élévation) que mon intelligence ne peut le comprendre : attendu que notre intelligence n’est à ces âmes bénies que ce que nos yeux sont au soleil, comme le dit Aristote dans le deuxième chap. de la Métaphysique. Dans la cinquième partie, je dis que si je ne puis voir là où m’emmène ma pensée, c’est-à-dire à une telle hauteur, du moins, je comprends ceci : que telle est la pensée de ma Dame, puisque je la sens dans ma propre pensée.

Et puis à la fin de cette cinquième partie, je dis : mes chères dames, pour donner à entendre que c’est bien à des femmes que je m’adresse. La deuxième partie commence à : une nouvelle intelligence… la troisième à : quand il est arrivé… la quatrième à : il la voit si grande… la cinquième à : je sais qu’il parle…

On pourrait encore diviser ce sonnet plus subtilement pour le faire mieux comprendre : mais on peut se contenter de ces divisions, et je ne m’en occupe pas davantage.


CHAPITRE XLIII


Après la mort de Béatrice, le roman est terminé. Mais le Poète a voulu clore par un épilogue, la Dame compatissante, l’histoire de sa vie nouvelle.

Cette histoire suit une évolution complète. Elle commence le jour où Dante rencontre pour la première fois celle dont il devait faire sa Béatitude. Elle finit le jour où, après avoir cédé à une séduction passagère, grâce à l’obsession même de souvenirs encore vivans, il se promet de ne plus parler que de Béatrice et de dire d’elle ce qui n’a jamais été dit d’aucune autre femme.

C’est encore une vie nouvelle qui commence (incipit vita nuova), partagée entre les angoisses de l’étude et les orages de la vie publique, pour aboutir aux rêves héroïques d’un patriotisme indomptable et aux songes fantastiques d’une imagination effrénée.

Il poursuivra donc sa carrière, marquée d’abord d’une note d’infamie[210], puis empreinte du sceau de la gloire et de l’immortalité. Et il fera participer à celle-ci Béatrice, qu’il nous avait montrée d’abord parée des grâces de l’enfance, et qu’il nous laissera nimbée de l’auréole paradisiaque.


fin des commentaires


PÉRENNITÉ DE L’IMAGE DE BÉATRICE


Le théâtre et le roman ont créé des êtres de pure imagination auxquels nous avons prêté tous les attributs de la vie.

Nous les avons doués de formes et de couleurs auxquelles nos yeux se sont attachés, de pensées auxquelles nos pensées se sont associées, de joies et de douleurs que nous avons partagées.

Avec quelles émotions ne devons-nous pas suivre le poète de la Vita nuova, alors que, sous l’enveloppe romanesque dont il a recouvert son récit, nous sentons tressaillir la vie dans toute son intensité ! Il ne nous montre pas les traits qui l’ont séduit, il ne nous fait pas entendre la voix dont il s’est enchanté. Mais nous savons quel jour Béatrice est née et quel jour elle est morte. Et nous savons quel jour elle est apparue pour la première fois à celui qui devait l’immortaliser.

Qu’importe le reste si nous savons aussi que c’est l’âme de Béatrice dont nous percevons le reflet dans l’âme du poète ?

L’œuvre de l’Alighieri viendrait à disparaître tout entière comme ont été anéantis, par le feu du ciel ou des hommes, tant de chefs-d’œuvre enfouis dans la bibliothèque d’Alexandrie, qu’il nous resterait encore l’image de la divine Béatrice.

C’est que si parmi les œuvres humaines il en est d’impérissables, c’est sans doute l’image de la Grâce et de la Beauté.




  1. La Vita nuova est beaucoup plus familière aux Anglais. Entre 1862 et 1895 on n’en compte pas moins de quatre traductions littérales. En outre, deux éditions italiennes, avec introductions et notes en anglais, ont été publiées récemment à Londres par M. Whitehead et par M. Perini.
  2. La Divine Comédie, traduction libre, 1897. Plon et Nourrit.
  3. Dante, Il Convito, tratt. II.
  4. Les Guelfes représentaient les franchises communales, et les Gibelins les privilèges féodaux (Ozanam).
  5. Il Convito, tratt. II, chap. XIII.
  6. Whitehead. Édition italienne de la Vita nuova, London, 1893.
  7. Commentaire du ch. II.
  8. Il Convito, tratt. II, ch. XIII.
  9. La Divine Comédie, ch. XV de l’Enfer.
  10. Del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia.
  11. Lumini, Giornale Dantesco.
  12. Commentaire de Boccace.
  13. Voir au ch. II de la Vita nuova.
  14. Le Purgatoire de la Divine Comédie, chant XXXI.
  15. Ozanam croit que le séjour de Dante à Paris doit être reporté entre 1294 et 1299, c’est-à-dire entre la mort de Béatrice et l’accession du poète au Priorat, et que c’est à cette époque qu’eurent lieu les désordres dont il s’accuse lui-même (Œuvres complètes, t. VI, p. 416). Ceci me paraît difficilement acceptable (Voir l’Épilogue).
  16. « Un petit oiseau, encore sans expérience, peut s’exposer deux ou trois fois aux coups du chasseur. Mais pour ceux qui ont déjà fatigué leurs ailes, c’est en vain qu’on tend les rets et qu’on lance la flèche » (chant XXXI du Purgatoire).
  17. Ce tableau, bien superficiel, ne se rapporte qu’à ce qu’on pourrait appeler la littérature courante. Il y avait déjà, dans la France d’alors, une haute littérature, celle de l’Épopée, une de nos gloires nationales, de la Satire, et ces grandes Chroniques où Joinville et Villehardouin annonçaient les Mémoires dont nous sommes encombrés aujourd’hui.
  18. Bollettino della Società Dantesca Italiana, Firenze, décembre 1896.
  19. Il se fit admettre en 1295 dans le sixième des sept arti maggiori, celui des médecins et des apothicaires (medici e speziali). C’était une condition exigée pour l’entrée dans la vie publique.
  20. 1300.
  21. Professeur Luigi Leynardi, la Psicologia dell’ arte nella Divina Commedia, Torino, 1894. — Michele Scherillo, alcuni capitoli della biografia di Dante, Torino, 1896.
  22. Commentaire du chap. I.
  23. Le Soleil.
  24. Commentaire du ch. II.
  25. Révolution qui s’opère en cent ans (Tutto quel cielo si muove seguendo il movimento della stellata spera, da occidente a oriente, in cento anni uno grado). Tous ces passages se rapportent à la conception de la cosmographie céleste qui se trouve longuement développée dans Il Convito (tratt. II, ch. II et XV).
  26. Béatrice est toujours représentée, jusque dans les régions célestes, vêtue de rouge, couleur noble sans doute aux yeux du Poète.
  27. Voici un Dieu plus fort que moi, qui viendra me dominer.
  28. Le cerveau.
  29. C’est votre Béatitude qui vous est apparue.
  30. Dans le texte : ove si ministrato nutrimento nostro. Je me suis permis de traduire autrement cette phrase. Fraticelli l’a également interprétée dans son commentaire par : lo spirito vocale.
  31. « Malheureux que je suis, je vais me trouver souvent bien empêché. » Nous trouvons plusieurs fois le mot impeditus employé dans le sens de embarrassé, troublé.
  32. C’est d’Hélène passant devant la foule qu’Homère parlait ainsi.
  33. C’est-à-dire de mon esprit.
  34. Dante avait alors 18 ans et Béatrice à peu près 17.
  35. Nel gran secolo.
  36. Ce personnage était l’Amour.
  37. Je suis ton maître.
  38. On a vu dans cette nudité un symbole de virginité. L’opinion exprimée par quelques auteurs que Béatrice était déjà mariée à cette époque, ne saurait se concilier avec cette attribution symbolique.
  39. Vois ton cœur.
  40. Voir au ch. XXX pour ce qui concerne le nombre 9.
  41. A ciascun’ alma presa, e gentil cuore
  42. Commentaire du ch. III.
  43. Cet ami était Guido Cavalcanti, l’un des poètes les plus réputés de cette époque. Il avait répondu : Vedesti al mio parer ogni valore
  44. On trouvera plusieurs de ces réponses dans le Commentaire du ch. III.
  45. Dans le texte : mon esprit naturel.
  46. La fête de la Vierge.
  47. Il paraît difficile de croire que ce manège ait duré des années.
  48. Sirvente, sorte de poésie usitée par les trouvères et les troubadours. C’est peut-être quelque convenance de rime qui aura placé le nom de Béatrice au neuvième rang, sans que le Poète s’en soit d’abord aperçu, mais non sans que son imagination en ait été frappée plus tard (Voir le ch. XXX).
  49. O voi che per la via d’Amore passate
  50. Commentaire du ch. VII.
  51. Piangete amanti, perché piange amore
  52. C’est-à-dire que la mort peut dépouiller une femme de tout ce qui charmait dans sa personne, mais non l’honneur qui la distinguait.
  53. L’Amour représente ici Béatrice, qui était elle-même présente à cette scène douloureuse.
  54. Morte villana, di pietà nemica
  55. C’est à Béatrice que s’adressent ces deux derniers vers. Vivre en sa compagnie, c’est-à-dire dans le ciel.
  56. Commentaire du ch. VIII.
  57. L’Amour.
  58. Cavalcando l’altr’ ier per un cammino
  59. Commentaire du ch. IX.
  60. « Mon fils, il est temps d’en finir avec ces simulations. »
  61. « Je suis comme le centre d’un cercle dont tous les points sont à égale distance de lui ; il n’en est pas ainsi de toi. » (Je suis toujours le même, et toi tu changes.) Commentaire de Giuliani.
  62. Commentaire du ch. XII.
  63. Ballata, io vo’ che tu ritruovi amore
  64. L’Amour.
  65. Ceci veut dire sans doute : c’était pour ne pas vous compromettre.
  66. Commentaire du ch. XII.
  67. Tutti li miei pensier parlan d’amore
  68. Il y a ici deux versions différentes : Fraticelli lit folle, folie, version que j’ai suivie. Giuliani lit forte, ce qui signifierait que cette pensée est plus forte.
  69. Il explique lui-même que c’est par ironie qu’il appelle Madonna Pietà la mia nemica.
  70. Commentaire du ch. XIII.
  71. Ceci est une allusion à un incident qui allait se produire peu d’instants après.
  72. J’ai cru que j’allais mourir.
  73. Coll’ altre donne mia vista gabbate
  74. Commentaire du ch. XIV.
  75. Il paraît que Dante s’était plaint hautement, soit en paroles soit autrement, du rire moqueur de Béatrice. Mais il ne s’est pas expliqué davantage sur ce sujet.
  76. Ciò che m’incontra nella mente, more
  77. Ici le cœur est pris pour la personne. Allusion à la scène de la page 54.
  78. Commentaire du ch. XV.
  79. Spesse fiate vennemi alla mente
  80. Commentaire du ch. XVI.
  81. Commentaire du ch. XVIII.
  82. C’était probablement le Mugnone.
  83. N’est-ce pas là un exemple curieux de la méthode de travail ou de composition du Poète ? Nous le verrons plus loin s’y reprendre à deux fois pour écrire un sonnet.
  84. Donne ch’ avete intelletto d’amore… Faut-il voir dans le mot intelletto l’idée de connaissance ou de sentiment ? (Giuliani.)
  85. Dieu a pitié de nous en nous la conservant.
  86. Il répète souvent que la pâleur est la couleur de l’amour, et la teinte de la perle en est le type.
  87. Non fuor misura.
  88. Commentaire du ch. XIX.
  89. Cet ami serait Forese, parent de sa femme Gemma, qui a accompagné les deux poètes quelques instans dans le Purgatoire (Giuliani). Le Poète est Guido Guinicelli (a cor gentil ripara sempre amore).
  90. Amore e cor gentil sono una cosa
  91. Saggia donna. Saggia doit avoir ici une extension particulière et qui répond à uomo valente du dernier vers.
  92. Commentaire du ch. XX.
  93. Negli occhi porta la mia donna Amore
  94. Commentaire du ch. XXI.
  95. Voi, che portate la sembianza umile
  96. Se’ tu colui c’hai trattato sovente… Dans ce second sonnet, le poète donne la parole aux femmes à qui il s’était adressé dans le précédent.
  97. Commentaire du ch. XXII.
  98. ......O heavy hour !
    Methink it should be now a huge éclipse
    O sun and moon, and that th’affrighted globe
    Should yawn in alteration

    (Shakspeare, Otello, act. V.)

  99. Ce petit nuage très blanc était l’âme de Béatrice.
  100. Donna pietosa e di novella etate
  101. Commentaire du ch. XXIII.
  102. Guido Cavalcanti.
  103. Giovanna, Jeanne.
  104. Primavera, printemps.
  105. Prima verrà, elle viendra la première.
  106. Je suis celui qui crie dans le désert : préparez la voie du Seigneur.
  107. Il paraît que Guido, lorsque ce sonnet fut écrit, avait cessé d’être épris de Giovanna.
  108. Jo mi sentii svegliar dentro allo core
  109. Madonna Giovanna et Madonna Beatrice.
  110. Commentaire du ch. XXIV.
  111. Si, dans les vers passionnés de la Vita nuova nous reconnaissons le poète de la Divine Comédie, nous retrouvons ici l’auteur de Il Convito.
  112. Languedoc.
  113. Il Convito.
  114. Guido Cavalcanti.
  115. Tanto gentile e tanto onesta pare
  116. Commentaire du ch. XXVI.
  117. Vede perfettamente ogni salute
  118. Commentaire du ch. XXVII.
  119. Si lungamente m’ha tenuto amore
  120. Comment se fait-il que paraît déserte une ville si peuplée ? La reine des nations est maintenant comme vide. (Lamentations de Jérémie.)
  121. Commentaire du ch. XXIX.
  122. Il Convito, tratt. I, ch. I.
  123. Qual numero pu a lei cotanto amico. Ce mot amico ne doit pas être pris dans le sens de favorable. Il comporte plutôt l’idée de compagnie habituelle.
  124. On appelle style la manière de compter dans le calendrier.
  125. Béatrice mourut le 9 juin 1290, c’est-à-dire le neuvième mois de l’année syriaque. Comme celle-ci commençait à partir du mois tismin ou tisri, lequel est pour nous octobre, le neuvième mois, calculé suivant le style de Syrie, correspondait au mois de notre année, juin 1290 (Giuliani).
  126. Indiction, terme de chronologie. Révolution de quinze années, que l’on recommence toujours par une, lorsque le nombre de quinze est fini.
  127. Commentaire du ch. XXX.
  128. Ces mots « princes de la terre » Scrivi a’ principi della terra, doivent être pris dans le sens de « principaux de la ville ». Voir au commentaire du ch. XXXI.
  129. Gli occhi dolenti per pietà del core
  130. Elle n’est pas morte de maladie comme les autres.
  131. Se reporter à la Canzone du ch. XIX.
  132. Ce sont les autres Canzoni.
  133. Commentaire du ch. XXXII.
  134. C’est ici le seul témoignage que nous rencontrions de quelque rapprochement entre Dante et quelqu’un de la famille de Béatrice. Ce serait le frère de celle-ci qui s’appelait Manetto (Fraticelli).
  135. Venite a intendere li sospiri miei
  136. Il y a ici deux variantes : lasso, hélas, ou lascio, je laisse, je cesse.
  137. Commentaire du ch. XXXIII.
  138. Quantunque volte, lasso ! mi rimembra
  139. Dante aimait beaucoup le dessin. Il était l’ami de Giotto, et l’on a dit qu’il avait travaillé dans l’atelier de Cimabue.
  140. Il faut toujours remarquer l’exquise politesse de ses manières.
  141. Era venuta nella mente mia
  142. Il paraît s’être repris à deux fois pour écrire cette canzone, car le même vers est répété à chacun des commencemens.
  143. Commentaire du ch. XXXV.
  144. Videro gli occhi miei quanta pietate
  145. Commentaire du ch. XXXVI.
  146. Color d’amore, e di pietà sembianti
  147. Commentaire du ch. XXXVII.
  148. L’amaro lagrimar che voi faceste
  149. Commentaire du ch. XXXVIII.
  150. Gentil pensiero che mi parla di vui
  151. Commentaire du ch. XXXIX.
  152. Lasso ! per forza de’ molti sospiri
  153. Commentaire du ch. XL.
  154. C’est ce qu’on a appelé le mouchoir de Sainte-Véronique, sur lequel, suivant la légende, se serait imprimée la figure de Jésus, alors que Véronique essuyait la sueur qui le recouvrait lors de la montée au Calvaire. Ce mouchoir aurait été conservé dans une église de Rome, où il était l’objet de pèlerinages.
  155. Deh peregrini, che pensosi andate
  156. Commentaire du ch. XLI.
  157. Venite a intendere i miei sospiri… (Voir le sonnet du ch. XXIII.)
  158. Oltre la spera che più larga gira… C’est la sphère la plus élevée et la plus rapprochée de l’Empyrée, c’est-à-dire le sommet de la fin de l’Univers.
  159. Commentaire du ch. XLII.
  160. C’est l’année même de sa mort qu’il écrivait dans son cantique du Paradis les derniers chants de la Divine Comédie. Il a donné le nom de Rose mystique à l’extraordinaire figuration qu’il a tentée de l’Assemblée des Bienheureux dans l’Empyrée.
  161. Ce qui suit est emprunté au Purgatoire de la Divine Comédie.
  162. Voir la note de la page 14 de l’Introduction.
  163. Donna pietosa e di novella etate (di giovanile età). — Jo son pargoletta (jeune fille), Bella e nuova.
  164. Béatrix signifie « celle qui porte bonheur… » (Ozanam, Œuvres complètes, t. VI, p. 95).
  165. Bédier, les fêtes de Mai et les commencemens de la poésie lyrique en France (Revue des Deux Mondes, 1er mai 1896).
  166. Che sostener lo puzzo del villan d’Aguglione. (La Divine Comédie, Il Paradiso, chant XVI.)
  167. Voir page 28.
  168. Voir pages 45 et 58.
  169. Le cavaliere Simone dei Bardi était un riche commerçant comme l’étaient à cette époque les personnages les plus importans de Florence.
  170. Voir le chap. XIX et les suivants. Il faut ajouter que l’on ne connaît pas l’époque de ce mariage, et que l’on a pu émettre cette supposition, que l’héroïne du roman n’était pas une jeune fille, mais une femme mariée !
  171. Boccaccio, Commento sulla Commedia, 1273.
  172. Scartazzini, Fu la Beatrice di Dante la Figlia di Portinari (Giornale Dantesco, an 1, quad. III).
  173. Ce sonnet est attribué, dans l’édition de M. Whitehead, à Cino da Pistoja. M. Scherillo semble l’attribuer à Torino de Castel Florentino (alcuni capitoli… p. 330).
  174. Naturalmente chere (chiede) ogn’ amadore
  175. Vedesti al mio parer ogni valore
  176. Ce seigneur c’est-à-dire l’Amour.
  177. Scherillo, alcuni capitoli della biografia di Dante. Voir aussi un article très intéressant de M. Melodia sur le premier sonnet de Dante, dans le Giornale Dantesco, an V, nouv. série, quaderno I-II.
  178. Je ne connais pas de traduction française du sonnet de Guido Cavalcanti, et n’ai rencontré aucun commentaire italien à son sujet.
  179. Per la sua ineffabile cortesia, la quale è oggi meritata nel gran secolo.
  180. P. Giuliani, la Vita nuova.
  181. Voir au chapitre XXXVII.
  182. Ô vous tous qui passez, faites attention, et voyez s’il est une douleur semblable à la mienne.
  183. Fraticelli, La Vita nuova de Dante Alighieri, Fiorenze, 1890.
  184. Cette expression (couronne ou stigmates du martyre) que nous retrouverons encore signifie simplement des paupières profondément cernées.
  185. Scherillo, alcuni capitoli della vita di Dante.
  186. Chapitre VIII.
  187. Chapitre XXXVI.
  188. Del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia del secolo XIII, Milano, 1891.
  189. Dans le XXIIe chant de l’Enfer de la Comédie, Dante fait allusion à une campagne qu’il aurait faite sur le territoire des Arétins : « J’ai vu des coureurs parcourir vos terres, Ô Arétins… »
  190. Giornale Dantesco.
  191. Scherillo, alcuni capitoli della biografia di Dante. « Quand Dieu dit : « il dira aux âmes des malvagi », c’est déjà une allusion à la Comédie. » (Page 835.)
  192. Voir encore sur ce dernier sujet l’intéressant et compendieux travail de M. Leynardi (la Psicologia dell’ arte nella Divina Commedia). L’éminent professeur de philosophie au lycée Doria de Gênes a étudié avec autant de sagacité que de finesse (sottilezza) tous les points qui se rapportent à la composition de la Divine Comédie. Dans la dissertation come avenne la preparazione dell’ opera, il fait observer que l’intention première du Poète, entièrement annoncée dans la Vita nuova, était d’élever un monument à Béatrice : et ce n’est que peu à peu, et suivant le cours des événemens et l’évolution de son propre esprit, et enfin le développement de son génie, que cette œuvre est devenue la Divine Comédie. Et il proteste contre l’idée exprimée par Giuliani d’une construction architecturale de la Divine Comédie, qui aurait été arrêtée dans l’esprit du Poète dès ses années de jeunesse.
  193. Bullettino della Società Dantesca Italiana, Firenze, octobre, novembre 1896.
  194. La Divine Comédie, l’Enfer, ch. II.
  195. Se reporter à mon Introduction, p. 14.
  196. Ceci a déjà été signalé dans l’Introduction.
  197. Del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia del secolo XIII, Milano, 1891.
  198. Di donne io vidi una gentil Schiera… (Altre rime spettanti alla Vita nuova.)
  199. Il Convito, Tratt. II.
  200. Giuliani, Commentaires de la Vita Nuova.
  201. Se reporter au commentaire du chapitre III.
  202. Il Convito, Tratt. I, chapitre II.
  203. Voir Il Convito, Tratt. II, chap. IV.
  204. Voir au chap. XLI.
  205. Malgré cette déclaration, je continue de renvoyer ces divisions aux Commentaires, afin de ne pas interrompre le récit et les accens poétiques qui en font partie.
  206. Il ne paraît pas que les Écritures, c’est-à-dire l’ancien ou le nouveau Testament, ni les Pères de l’Église, aient tenu grande place dans les études auxquelles Dante a consacré ces années de transition entre la mort de Béatrice (1289) et son entrée dans la vie publique (1295). Dans la Divine Comédie, il les célèbre avec éloquence, souvent avec onction ; mais on ne les voit pas apparaître ici.

    L’âme de Dante était profondément religieuse ; mais il ne semble pas avoir eu celle d’un dévot.

  207. Il Convito. Canzone du Tratt. II.
  208. Peregrino ou Pellegrino, veut dire voyageur. Il ne doit se traduire par pèlerin qu’en raison de l’objet particulier du voyage.
  209. Allusion au pèlerinage solennel au tombeau de Saint-Jacques de Compostelle, le seul des apôtres qui ait été enseveli loin de son pays.
  210. C’est sur l’accusation de Baraterie, c’est-à-dire trafic des choses de l’État, comme la Simonie est le trafic des choses de l’Église, qu’avait été basée sa condamnation à l’exil, au feu s’il reparaissait dans sa patrie, et à la confiscation de ses biens.