La Chanson des quatre fils Aymon/IV

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IV


Description des manuscrits — Rédactions en prose et imitations étrangères


I. La Vallière, 39, aujourd’hui Bibliothèque Nationale, fr. 24.387 ; XIIIe siècle. Avec Michelant, je le désigne par la lettre L[1].

Ce manuscrit, sur parchemin, comprend le Renaus de Montauban (f. 1-50) et le roman de Sapience (f. 51-77), d’Hermant le jeune, maître de chœur à Valenciennes. Les trente-huit premiers feuillets, sur trois colonnes, sont rayés à soixante lignes, sauf à certains endroits, dont il sera parlé plus bas. Les feuillets 39-49 sont rayés à soixante-cinq lignes et d’une écriture plus récente et moins régulière que celle de la première partie. Au feuillet 49, verso, les colonnes contiennent soixante-neuf vers, et de même au feuillet 50, sauf la dernière colonne du verso qui contient soixante-sept vers ; suit un blanc et la formule habituelle :

Explicit la mors de R. de Montalbain.

Le couteau du relieur a presque partout rogné l’extrémité des mots de la troisième colonne du recto et les majuscules initiales de la première colonne du verso dans cette seconde partie. Dans la première, au contraire, les lignes du recto laissent à droite une marge d’un centimètre environ. Il y a donc entre ces deux parties une différence matérielle très apparente.

Mais la première partie elle-même (f. 1-38) ne présente point le caractère d’uniformité que nous rencontrons dans les autres copies des différentes versions des Fils Aymon.

Au feuillet 11, verso, le scribe, pour remplir la page, a coupé en deux quatre vers à la colonne A, neuf vers à la colonne B, douze vers à la colonne C. Au verso de ce feuillet, la page est réglée à quarante-huit lignes seulement ; néanmoins, l’on rencontre à chaque colonne des vers coupés, onze en tout.

Au feuillet 12, recto, l’on a cinquante huit lignes, cinq vers coupés[2] et la dernière ligne de la colonne C laissée en blanc. Le verso du feuillet est réglé à soixante lignes, et l’on note un seul vers coupé.

Feuillet 13, recto. Il est réglé à soixante lignes. À la colonne B, l’on rencontre encore deux vers coupés et formant quatre lignes. À la colonne C, les interlignes et l’écriture ne changent point jusqu’au vers douze, « En la cit de Dordon fu li quens Renaus nés », avec lequel commence une écriture jaune, d’allure plus lourde, et l’on a seulement trente-neuf lignes, ce qui pour la colonne n’en fait que cinquante et une au lieu de soixante.

Au feuillet 13, verso, les colonnes sont à cinquante lignes, l’écriture est grosse et jaunie. L’on compte treize vers coupés. Le feuillet 14 est réglé à cinquante-neuf lignes. Une seule remarque : le vers 1 du recto, colonne A, « Mais vo dru de Colloing sunt molt mal enginié », est d’une écriture soignée, noire et plus petite que celle du reste de la colonne. Il semblerait que la place avait été laissée en blanc et qu’il a été écrit plus tard. L’écriture est néanmoins la même que celle de la page, bien que dans celle-ci elle reste encore plus grosse et plus lourde qu’aux premières pages du manuscrit.

Au feuillet 15 recommencent les vers coupés, huit au recto, six au verso. — L’écriture, plus soignée à partir de la lettre ornée, feuillet 15, verso B, reprend son allure première, élégante et fine, au feuillet 17, verso B, au vers : « Cil s’en tornent atant, de color sunt mué. » Cinq lignes plus haut, l’on a un vers coupé.

Le feuillet 22 offre cette particularité, qu’au recto et au verso, il est rayé à soixante-dix lignes à la colonne, et que pour faire entrer plus de matière, l’écriture est petite. Le couteau du relieur a fait disparaître le premier vers des colonnes B, C, recto ; A, verso, et la moitié des initiales de la colonne A, verso. L’écriture, des feuillets 23 et 24 est d’un type gros et lourd. L’on rencontre au feuillet 24, recto C, un vers coupé : « Ogier de Danemarce, pas ne vos semonons. » L’écriture fine et régulière reprend au feuillet 25, recto, et se continue. Le premier vers de ce feuillet est : « Puis pardona la mort et Longis fist pardon ». Le dernier feuillet de cette écriture est, comme je l’ai dit déjà, le feuillet 38.

Ces remarques aboutissent aux conclusions suivantes :

1o Les dix premiers feuillets (Michelant, p. 1-95, v. 23) et le commencement de la première colonne du feuillet 11 jusqu’à Michelant, p. 96, v. 14 incl., forment une première partie d’une même écriture, homogène d’un bout à l’autre ;

2o Puis l’on se trouve en face d’une série de parties où le scribe paraît dominé par la nécessité de faire entrer dans un nombre de feuillets limité une version dont il n’avait pas prévu exactement l’étendue. Cette série va dans l’édition Michelant de la page 96 à la page 226, et comprend le départ des Fils Aymon de Dordonne, leur rencontre avec Maugis, leur séjour auprès du roi Ys, la trahison de celui-ci, le combat à Vaucouleurs, et s’arrête au milieu du discours que les chevaliers du roi Ys adressent à Renaud pour obtenir de lui qu’il vienne au secours de son beau-frère, leur roi. Or, nous verrons que les manuscrits présentent, pour ce qui précède le départ des Fils Aymon pour Vaucouleurs, des différences très notables. On pouvait hésiter entre les diverses formes du récit. Mais cette remarque aurait pour conséquence d’amoindrir ici l’autorité du manuscrit La Vallière, puisque celui qui présidait au travail du scribe a pu être guidé, dans son choix, par d’autres considérations que celle de conserver le texte le plus ancien ;

3o À partir du feuillet 25, l’écriture du début reprend, très reconnaissable. Elle s’arrête avec le feuillet 38. À cet endroit (Michelant, p. 359, v. 20), les défenseurs de Montauban ont épuisé leurs ressources. Dans ce qui précède, plusieurs manuscrits racontent tout autrement ce qui se passa à Montauban, quand Maugis y eut apporté Charlemagne endormi ;

4o Une partie vraiment distincte commence au feuillet 39. L’écriture est de date plus récente, le texte présente des caractères particuliers, la page est réglée jusqu’à la fin à soixante-cinq lignes. Les premiers vers de la colonne A, recto, continuent bien la laisse commencée au feuillet 38, verso B. Je les reproduis :

En trestot lo chastel n’ot joie ne leece.
La duchose les vit, en plorant s’i adrece ;
Adonc maudit son frere cui ele tient acrece.
Le cors Dex a juré, a cui ele s’adrece,
Se Jhesus tant l’amoit, par sa grande leece,
Que elle eüst vitaille a la soe largece,
N’en mangeroit jamais, ains moroit à destrece[3].

Cette seconde partie a été écrite avec l’intention de compléter la première, soit que celle-ci eût perdu les feuillets de la fin, soit qu’elle se terminât ou trop tôt, ou d’une manière qui ne satisfaisait point. Le récit, de toute façon, se continue sans solution de continuité.

II. Bibliothèque Nationale, f. fr. 775. Comme Michelant, je le désigne par B. Ce manuscrit sur parchemin est composé de 110 feuillets à deux colonnes et à quarante lignes à la colonne. Il est complet. Au dernier feuillet, l’on n’a que deux vers et la formule finale :

Explicit le mort de R. de Montauban.

Je le crois de la fin du XIIIe siècle.

Comme dans L[4], Charles envoie d’abord Enguerrand réclamer la soumission de Beuves d’Aigremont. Mais la réception des Fils Aymon à la cour est placée avant que l’on ait appris la mort de Beuves. La duchesse d’Aigremont a auprès d’elle ses fils Julien (pour Vivien) et Maugis. Lors de l’adoubement de Renaud, l’empereur lui ceint « Floberge, la bele, au puing doré », et lui donne

....................un destrier abrievé.
Il n’ot si boin [cheval] en .XL. chitez.
Baiars [avoit a][5] nom, ainsi l’oï nommer ;
Car il fu pris en l’ille [Bocan] entre .II. mers.
De Faerie fu li chevaux amenés.
Morge la fée le nourri moult souef,
Si l’envoia roy P.P. le sené,
Et li roys Charles le donne Renaut le ber.

Ces lignes incorrectes sont une interpolation due à un trouvère qui savait quelque chose du Maugis d’Aigremont. Au lieu de Morge, il eût dû indiquer Oriande ; il ignore comment Bayard, conquis par Maugis, fut cédé par celui-ci à son cousin Renaud.

Beuves est blessé par Fouques de Morillon et tué par Grifon d’Autefeuille : il n’est pas décapité.

Quand Renaud a tué Berthelot, les Fils Aymon sont poursuivis ; trois sont faits prisonniers et enfermés dans une chartre ; Maugis les délivre[6].

Quand les Fils Aymon se sont réfugiés à Montessor, puis dans les Ardennes, le récit présente des différences considérables. La surprise du convoi de Charlemagne est plus développée que dans L, le côté comique est souligné ; c’est Aymes, leur père, et non le duc Naimes, qui est envoyé d’abord en messager auprès des bannis. L’épisode de la trahison d’Hervieus est très long. Les plaintes d’Aymes, quand il a détruit la troupe de ses fils, ont un caractère d’emphase oratoire ; l’idée de manger les chevaux, quand on est à court de vivres, idée que l’on retrouve au siège de Montauban, est un motif à longs développements, où le trouvère essaie de faire mieux que ses devanciers. À cet endroit, Renaud dit que Bayard lui a été donné par Orgueilleuse, la fée.

Dans le récit de la course à Paris, l’on a un développement qui manque à L, sur les incidents et l’arrivée de Renaud et de Maugis à Paris. Quand on questionne Renaud, il feint d’ignorer le Français, de ne savoir que le Breton.

Quand l’armée de Charlemagne entre en Gascogne, le château de Monbendel est pris de vive force et rasé. Suit un long épisode où pendant que Roland et d’autres sont allés à la chasse, Renaud surprend l’armée des Français.

Cet épisode dont il a été parlé déjà dans l’étude sur le Cycle des Fils Aymon et qui sera reproduit en entier dans cette édition, au-dessous de la version déjà publiée, a inspiré une jolie page du Viaggio di Carlo Magno in Ispagna. Roland, posant sa lourde armure et entraînant ses compagnons à la chasse, différait tellement du héros de Roncevaux ! — Le comte revenant d’Orient s’arrête avec ses compagnons auprès d’une fontaine. Les chevaliers laissent leurs destriers paître dans la prairie et se reposent. Survient alors le faucon de Roland que celui-ci avait laissé à l’armée quand il en était parti : « Le fauconnier, qui s’appelait Rampaldo, avait pris le faucon et allait par la campagne pour prendre quelque venaison afin de lui donner à manger. Rampaldo lance le faucon dans l’air, et celui-ci, suivant son habitude, s’élève.

» Rampaldo allait un bâton à la main par la campagne, battant çà et là les arbrisseaux et faisant grand bruit. Le comte Roland, qui était à la fontaine, voit le faucon et reconnaît que c’est le sien. Il se dresse en pieds, met un gant de cuir à sa main gauche et appelle le faucon à haute voix. L’oiseau reconnaît aussitôt la voix de son maître, descend d’en haut et vient se poser sur le poing du comte. Rampaldo, voyant le faucon descendre au lieu de faire son vol suivant son habitude, entre en une grande colère et chevauche du côté où l’oiseau était descendu ; et tant il chevaucha au son que faisaient les grelots du faucon, qu’il sortit de la forêt et arriva dans une belle campagne. Là, regardant devant lui, il vit un chevalier qui tenait un faucon sur son poing. Il s’avance encore à un trait d’arc et reconnaît le fils du comte Milon d’Anglante. Il ne dit rien, mais court au pavillon de Charles. Quand Charles vit que Rampaldo n’avait plus le faucon, il dit : Ah ! méchant traître, qu’as-tu fait du faucon de mon neveu ? J’en jure Dieu, s’il est perdu, je te ferai pendre. Rampaldo répond : Je ne vous crains pas, car le faucon est sur le poing d’un chevalier qui saura défendre lui et moi, c’est le comte Roland, qui avec deux compagnons est à deux lieues d’ici. Charles répondit : Par Dieu, si les choses sont autres, je te ferai mourir de male mort. Le duc Naymes, qui était là, ne tarde point, mais monte à cheval et se fait dire où est le comte Roland. Il chevauche vers la fontaine et voit un chevalier qui tenait le faucon sur son poing. Aussitôt il se jette à terre, s’agenouille devant Roland et lui baise les pieds. Mais le comte s’incline et relève le duc Naymes. Les barons se firent grande fête[7] ».

Le romancier italien, en faisant reconnaître d’abord Roland par son faucon fidèle, nous avertit en quelque sorte de l’intérêt avec lequel on lisait dans son pays la version du manuscrit B. L’on verra d’ailleurs plus loin que le manuscrit de Venise en procède. Dans la Spagna en vers, le passage est gâté très maladroitement, à en juger par la mauvaise édition que j’ai sous les yeux : il reste bien le fauconnier et le faucon, mais il n’est pas dit que ce soit celui de Roland[8].

La réception du messager de Charlemagne est tout autre que dans le manuscrit La Vallière : Ys l’accueille très correctement. Dans la délibération des conseillers du roi de Gascogne, sept barons prennent la parole. Il n’y a aucune trace de violence exercée contre le duc de Monbendel. L’on a vu dans l’étude sur le Cycle des Fils Aymon les passages qui marquent un lien avec le Mainet et le Chevalier au Cygne.

À partir de l’endroit où Maugis apporte à Montauban le roi endormi, ce manuscrit donne une rédaction absolument distincte de celle du ms. L. Maugis reparaît dans l’action pour livrer Charlot, fils de l’empereur, aux défenseurs de Tremoigne. Les récits se rejoignent à la dernière partie : Renaud à Cologne.

Ce manuscrit, fortement empreint de dialecte picard, est d’aspect séduisant, paraît établi avec plus de soin qu’il ne l’a été en réalité ; les lacunes sont courtes, mais assez nombreuses. Elles semblent dues au copiste. La version qu’il contient est une œuvre d’un caractère très personnel. Le problème de fondre en un ensemble suffisamment lié des narrations diverses d’origine et de date, est résolu d’une manière satisfaisante. Maugis est, dès le commencement, mêlé au courant de l’action et y prend une part qui peut paraître excessive. Je n’oserais dire qu’en certaines de ses parties, ce manuscrit ne dérive pas de sources plus anciennes que les textes correspondants du manuscrit La Vallière. Le contact entre l’histoire des Fils Aymon et la légende du Chevalier au Cygne n’est pas particulier à cette version. Nous le retrouverons ailleurs.

Gaston Paris mentionne ainsi la version du manuscrit 775 : « Il existe une version en vers alexandrins, plus courte que celle qu’on a imprimée, mais à peu près de la même époque[9] ». Michelant en a emprunté le texte à partir de la page 410, v. 2, de son édition, mais en le ramenant à peu près à l’orthographe et à la langue du ms. La Vallière, ce qui n’est pas sans inconvénient. La connaissance que Michelant avait du ms. 775 était d’ailleurs incomplète. On en jugera par un passage important dont il a ignoré l’existence et qui permettra de voir comment B modifie et abrège le texte de L.

ms. 775.

F° 64, verso A.

1.L’empererez de Franche en piez en est levez
E apela Franchois : Baron seigneur, oies.
Ja fui je fiex Pepin, de verté le savez,
Et Berte la roÿne qui tant ot de bonté ;
5.Il fu ochis en Franche a tort et enherbez
Et jou cachiez du regne dolans et esgarés.
En Espagne enfui a Galafre sor mer.
La fis tant par mez armez que je fui adoubez
10.Et conquis Galienne m’amie o le vis cler
B.Qui laissa pour m’amour .XV. roys couronnés.
Je ving en douche Franche a moult riche barné.
Adont me fis jou merchi Diu couronner.
Quant je cuidai avoir tout mon renne aquittié,
15.Lors virent (corr. jurerent) ma mort trestout li .XII. Per,
Si me vaurrent ochirre par .I. jour de Noel.
Diex me manda par l’angle que jou alaisse embler,

Voirement i alai, je ne l’osai veer.
Je n’o clef ne souclave pour tresor enfoudrer.
20.Diex me tramist Basin, .i. boin larron prouvé ;
Chis Basins me mena en la grant fremeté
Et si entra dedens pour l’avoir tout embler,
Et bien oï Garin le conseil deviser
Qui le dist a sa femme coiement a cheler.
25.Basins le me conta quant il fu retournez.
Je atendi les termez que je les pris prouvez,
Les courtiaus en lor manchez trenchans et afilez ;
Je les fis tous saisir et lez membrez copper.
Par ichele couronne que el chief doi porter,
30.Il n’i a nul de vous de tous les .XII. Pers
Qui ne soit orendroit par son non apelez.
Estout le fil Œudon a li roys apelé (Cf. Mich. p. 266-267).

On voit que la légende de Basin est reproduite sans changement aucun. Mais le copiste a passé des vers : Après 1 : « De mal talent et d’ire est trestout tressués » ; après 7 : « Illuec fui je forment dolans et esgarés, Fors jeté de ma terre et de mon parenté » ; après 11 : « Li apostoles Miles m’aida à coroner » ; après 12 : « Et si pris tos les sers qui furent el regné. Je les fis tos ardoir et la poudre venter. » Le vers 13 est faux parce que le scribe a mis « jou » au lieu de « en Franche » qu’il n’a pas cru pouvoir répéter. Après 13 manque : « Galienne m’amie a grant joie espouser. » Le v. 28 en résume deux : « Je en fis tel justisse, comme vos bien saves, Pendre, ardoir et destruire et les membres coper. » Entre les vers 31 et 32, il en manque six. Je passe sur les altérations de détail ; mais il est évident que Michelant n’a pas lu d’un bout à l’autre ce manuscrit 775 auquel il a emprunté la fin de son texte ; il n’eût pas écrit : « Un exemple suffira pour la prouver (la supériorité du manuscrit La Vallière). C’est le discours de Karle à ses barons, p. 266, où La Vallière seul contient les allusions à Elegast » (p. 515). — Grâce à Michelant, la fin de la version B est connue. Je me bornerai à y noter une curieuse inadvertance. Au vers 10 de la page 452, l’on a un « dien Thibaut ». Ce personnage reparaît page 457, v. 5 : « li diens m’i aida. » Sans rien noter, Michelant corrige : « Dame Dex m’i aida. » Il avait lu sans doute « dieus », mais l’article aurait dû le faire réfléchir.

III. Bibliothèque Nationale, f. fr. 766. — Ce manuscrit, sur parchemin, est formé de cent quatre-vingts feuillets. La page, à deux colonnes, est réglée à quarante lignes. Michelant le désigne par la lettre C. L’histoire des Fils Aymon y est précédée du Maugis d’Aigvernont qui comprend les cinquante-quatre premiers feuillets et les quatorze premières lignes du feuillet 55. Après les mots Explicit le romanz de Maugis, commence sans titre particulier, mais avec une miniature représentant la duchesse de Dordonne et ses enfants, un long texte des Fils Aymon, continué par une suite que j’ai appelée ailleurs : « La Mort de Maugis. » Le tout finit au verso du feuillet 180, au bas de la colonne A.

Jusqu’au récit de la mort de Renaud, cette version ne diffère de celle que nous venons d’examiner que par une correction moindre, et par un développement, où la vulgarité descend au grossier, de l’épisode de la course à Paris. Pour tout le reste, les deux manuscrits sont exactement parallèles, et l’un permet de remplir les lacunes de l’autre. J’ai cité, au chapitre précédent, la partie de la fin du poème où la mort de Renaud est racontée autrement que dans les autres versions. Malgré les négligences si fréquentes dans ce texte, il a mieux conservé que le ms. 775 des traits importants des versions primitives. Ainsi, dans sa réponse à Aymes, après le combat que celui-ci a soutenu contre ses fils dans les Ardennes, Charles lui dit :

Vo filz a mort le mien que tant pooie amer ;


tandis que 775 donne, en faisant un vers faux :

Vos fix ochit Bertelot que tant pooie amer.

Plus loin, toujours dans cette partie des Ardennes, 766 a maintenu le texte ancien si précieux :

Iluec maudient l’eure que li jors est venus
Que Loeïs perdi le chief desous le bu.

775 corrige encore ici Bertelos.

Le nom d’Aélis, sœur du roi Ys, est conservé dans la première partie.

Le souvenir du Maugis d’Aigremont est plus précis. Renaud dit dans les Ardennes :

Ja mengerons Baiart a la crupe triullée
Qu’en Espaus me donna Oriande la fée.

Au feuillet 92, recto A, après le vers de Naimes :

Qui ce conseil vous donne, estre doit vostre amis,


l’on a :

Explicit du duc Buef d’Aigremont et commence de Renaut et de ses frères.

Je ne crois pas qu’il y ait lieu d’attacher d’importance à cette indication, qui arrive beaucoup trop tard. Dans la forme actuelle du poème, c’est à la querelle de Renaud et de Bertelot que commence l’histoire proprement dite des Fils Aymon.

Ces manuscrits B et C sont des copies inexactes çà et là, mais concordantes presque partout, se complétant et se corrigeant d’une même version plus ancienne. Le manuscrit de Venise, malgré ses défauts, me paraît plus près de cette version que B et C, où le trouvère gâte parfois son récit par des ornements de mauvais goût. On admet que C, comme B, date du XIIIe siècle ; mais B me paraît plus récent que C.

IV. Manuscrit de l’Arsenal, 205B. B. l. fr. (ancien 2990), sur parchemin, comprenant quatre-vingt-dix-sept feuillets à deux colonnes ; réglé à trente-huit lignes. Il contient environ quatorze mille six cent cinquante vers. Le scribe a supprimé au hasard pour abréger sa tâche. L’on constate vers la fin une lacune assez importante au feuillet 91, verso A (préliminaires du combat des fils de Renaud). Dans le manuscrit La Vallière, le texte correspondant comprend deux cent quarante-trois vers, du feuillet 47, verso B, v. 6, au feuillet 48, recto B, v. 11. Les derniers mots que le scribe a écrits au feuillet 97, verso B, sont significatifs :

Explicit de Re. de Montauban
Explicit, expliceat, ludere scriptor est.

Avec Michelant, je désignerai ce manuscrit par la lettre A. On le croit du XIVe siècle. L’orthographe capricieuse n’est pas sans intérêt au point de vue de l’histoire de la prononciation[10].

Au début du Beuves d’Aigremont, Aymes et ses fils sont indiqués comme présents à la cour. Charlemagne rappelle ses victoires pour la Foi, sa guerre contre les Saxons, où il a occis « Guitheclin le Saine et le felon ». Plusieurs refusèrent de le servir en cette circonstance, entre autres Beuves d’Aigremont. Lohier est le premier messager. Beuves apprend à Aigremoire que Charles lui envoie son fils ; il déclare à ses barons qu’il résistera, et qu’il occira Lohier s’il lui dit « desrayson ». Le chevalier Simon essaie en vain de le calmer. Il compte sur ses frères et sur les fils d’Aymon : « De ci qu’en Oriant n’a nul millor guerrier. » La duchesse intervient : qu’il n’imite pas Doon, qui refusa de servir le roi en Espagne et contre Guithechin le Sainne. Le duc lui répond :

Vous fussiens .I. bon prouvaire pour preschier.
Ma honte me louez, et je n’en ferai riens.

Lohier et ses chevaliers sont arrivés à Aigremoire :

Plus ert blanche que noif, de fin marbre listé.
N’est nul abalestrier qui si haut peust jeter.
Elle ne crient assaut vaillant .II. ail pelé.
Nus ne la porroit prendre, se n’est par affamer,
E li sires ne prise homme de mere né.
Barons, se dit Lohier, esgardes que feres.
Je cuit qu’il n’ait si fort en la chrestienté.
Dessoulx en Aigremoire une yaue de fierté
Si s’an court en Gironde par dessoux la ferté.
Ja ne l’ara mes peres ne s’ara enquité.

Savari regrette que l’empereur entreprenne plus qu’il ne peut. Mieux vaudrait s’entendre avec le duc : « La loy doit on acroistre et la crestienté. » Il avertit Lohier que s’il provoque Beuves, il ne retournera pas en France.

Le portier ne les laisse entrer qu’après avoir consulté le duc. Les gens de la ville admirent fort Lohier et sa suite.

Signors, ce fu an mai au bel commencemennt
Que chante la mauvis et li jais ancement
Dedans le bois ramé por panre esbatement,
Et maintienent amor damaisel de jovant,
Pucelles et vallez se vont entrebaisent ;
Et le filz Charlemaigne entra ou mandement :
Et cil trova la sale plainne de bonne gent.
Le duc se cist au doit moult orguilleusement,
Vestu fu d’un dyapre tout cousu a argent,
En sa main .I. baston qui vailloit .I. besant
Et parloit a sa gent bel et cortoisement.
Il resemble bien homme qui ait grant tenement.
Oncques Diex ne fit homme de si grant hardement.
Sa moillier ciest lez lui que il aimme forment,
Et Amangis son fil que il paramoit tant.
Il avait bien .XVI. ans par le mien esciant,
Il harpe et [si vielle, assez sot d’estrument,
Et de l’art de Tolete sot il d’enchantement][11].
C’est ciz qui ambla Charle par devent Montaubain
Et porta a Regnaut qui yere ces parans
Et le rendi prison, bien le veïrent cent ;
Et tant fist ciz Maugis ains qu’il fut trespassant,
Regnaut fit acorder à Charle le vaillant[12].

Le discours de Lohier est plus mesuré que dans L. Il est parlé de Maugis, l’enfant de Beuves, et de la guerre de Soissonne où périt Baudouin. Un des hommes de Beuves, Gautier de Mont-Cenis, conseille au duc de laisser parler Lohier et de remplir son devoir envers Charlemagne : « Qui son signor guerroie, il en pert Dame Dé. » Mais Beuves s’obstine et fait attaquer le fils du roi. La « gent de la commune » prend part au combat. Beuves s’arme et

Tant ocit de roiaus de France la loée
Que puis en fu la terre essilie et gastée
Et puis en refu France et Bergoigne gasté[e]

Que l’iaue de Maiance en fu ensanglantée
En la bataille grant par mi lieu de la prée.

Lohier blesse Beuves au talon, mais celui-ci lui fend la tête qui était désarmée.

Pendant le voyage de Lohier, Charles fait chevaliers les quatre Fils Aymon. Le cheval donné à Renaud est Bayard, mais avec addition de traits empruntés au Maugis d’Aigremont.

Oncques Diex ne fist beste de la soie bonté.
Il ot a nom Baiart, c’est fine verité.
Pour courre .XXX. lieues il n’aura poil sué.
En l’ile de Baucan fu li chevaulx faiez,
Et si fu d’un gragon en .I. serpent gendré.

Il n’est rien dit de l’épée. Après le jeu de la quintaine, Charles raconte à ses barons qu’un songe l’a effrayé : un cercueil avait été jeté devant lui et deux hommes se plaignaient de Beuves. — Ici une lacune. — Charles est furieux de la mort de son fils[13]. Sur le conseil de Renaud, Aymes et ses fils quittent la cour et vont à Dordonne.

Quand l’armée de l’empereur est rassemblée, on envoie un second messager, Othes. Si le duc veut s’amender, Charles lui pardonnera. Othes trouve l’armée de Gérard de Roussillon et celle de Beuves déjà réunies. Il communique les conditions du roi. Beuves se présentera devant Charles avec Gérard de Roussillon, Garnier de Nanteuil et son père Doon. Beuves accepte, pourvu que Charles s’engage à ne lui faire aucun mal. Quand Othes est de retour, Charles déclare que s’il tient Beuves, il le fera pendre. Les traîtres, Grifonnez de Sorence, Guenelon son fils, Hardré et Escoz (corr. Fouques ou Forques), offrent de surprendre et de tuer le duc : l’empereur promet de les récompenser, « Et il li ont sor Sains et plevi et juré ».

Dans son combat avec Beuves, Griffon est dégagé par sa parenté. C’est Escoz[14] de Morillon qui perce Beuves d’un coup d’épieu.

Et Garins (corr. Grifes) d’Autefueille fu adonc remontés
Quant vit le duc Buevon qu’il est à mort navrez.
Et li dus s’en torna a une part dou pré,
Contre Oriant se couche, si a Dieu reclamé :
Gloriex sire pere, aiez de moy pitié.
A ! biau fiz [A] maugis, Dieu te croisse bonté,
Qu’ancore puissez fere Charlemaigne iré.
Puis a pris .I. poil d’erbe lés lui enmi le pré,
De sa main le saingna, de par Dieu l’a usé,
Ou non de Jhesu Crist qui le mont a formé.

On apprend à Aigremont la nouvelle de la mort de Beuves. La duchesse se désespère, mais son fils Maugis compte sur le secours de Gérard de Roussillon, de Doon et de Garnier de Nanteuil, d’Aymes et de ses quatre fils. C’est ce Maugis qui, plus tard, porta Charlemagne endormi à Montauban. Sa mère l’envoie aussitôt à Girard de Roussillon. Il les trouve à Dijon avec Doon de Nanteuil et leur armée. Ils entrent en France et saccagent tout jusqu’à Troyes. Là est placé le récit de la guerre ; elle commence quand Charles vient de recevoir et de gratifier les traîtres. Après la bataille, Fouques va demander la paix de la part de Girard. Aux fêtes qui suivirent, Aymes, ses quatre fils et Maugis viennent à la cour. La Chanson, proprement dite des Fils Aymon commence :

Signors, or antendés, que Diex vous beneïe.
Ce fu a Penthecoste, une feste jolie
Que les herbez sont vers et la rose espannie.

Après avoir été frappé par Bertholas, Renaud se plaint que ce neveu de l’empereur ait brisé la paix que l’on avait conclue ; si cette injure n’est pas châtiée, il demandera compte au roi de la mort de Beuves. Charlemagne l’insulte, mais ne le frappe point. Après le combat dans le palais, les Fils Aymon sont poursuivis jusqu’à Senlis. Les chevaux sont épuisés, hors Bayard. Renaud prend ses trois frères en croupe et abat[15] Huon de Péronne, donne son cheval à Alard, garde avec lui Guichard et Richard, et ils vont ainsi jusqu’à Soissons. C’est le premier exploit de Bayard. Le soir, Charles est revenu sur Paris. Girard de Roussillon et Doon sont partis sans congé, mais Charles retient Aymes et l’oblige à forjurer ses fils. Le duc part pour Dordonne et en chasse ses fils ; mais leur mère leur donna « du sien a grant foison. » Les Fils Aymon vont en « Ardanne » et élèvent le château de « Montresor ».

À cet endroit le trouvère s’arrête pour annoncer comment éclata la guerre entre Charles et les Fils Aymon réfugiés dans les Ardennes, puis entre en matière par un exorde et un développement qui ne sont ni dans le manuscrit La Vallière, ni dans la version des manuscrits B C, mais que l’on retrouve dans le manuscrit de Peter-House.

Oez, signours barons, que Diex vous puist aidier,
Li glorieux du siel qui tout a a jugier ;
S’orrez bonne chançon qui tant fait a prisier.
Des le tans Alexandre, le fort roy justicier,
5Ne fu si bonne oïe, bien le puis afichier.
Ce fu a Penthecoste c’on ce doit anvoisier,
Que rois et dus et contes font jougleür dancier,
Et Charles tint sa cort, le fort roi anfourcié[16].
Mont fu grande la feste, si ot maint chevalier
10Et mains dus et mains contes et mains autre princier.
Tout ainssis com li rois iert assis au mengier,
Etes vous par la sale errant .I. messaigier,
Par devent l’empereur se va agenoillier.
Sires, dist li valles, novelles vueil nuncier.
15Je [vieng tot droit] d’Ardanne, .I. bois grant et plenier[17],
La ou vous m’envoiastez oan pour espier
Les .IIII. fiz Aymon cui Diex doint encombrier.

Tant ai erré ou bois et avent et arrier
C’un chastel ai trové mer[a]villeux[18] et fier.
20.La recerte Regnaus, il et ci chevalier[19] ;
Se vous [le] volez fere, or vous poez vengier.
Dont se leva li més, si se va soir arrier.
Charles l’a entendu, si se prent a irer,
Ces barons apela, ces prant a arrainnier :
25.« Signours, ne convient pas [ci] mettre a delaier.
Ne sai que vous feroie en vos païs nuncier.
Quant vous estes seans, a tous vous vueil prier
Que vous des fiez Aymon m’i aidiez a vengier.
Il li ont respondu : Franc rois, ne t’esmaier.
30.[Quant li rois a mengié, les napes font sachier][20].
.VII. jors dura la cort, ne vous quier annoier.
Atant se departirent li barons chevalier(s).
En lor païs en vont, si font aparillier
Lor destriers, et lor armes et lor harnois chargier
35.[Quant sont apareillié, a Paris vont arrier
Et Charles l’emperere ne se volt atargier.
Ses oz en a conduit][21] nostre rois droiturier.
Jusques a Mont-Loon ne cessent d’esploitier.
La s’assemblent les os, si se vont herbergier.
Celle nuit i just Charles desci a l’esclairier.
40.[A Monloon fu Charles, l’empereur au vis fier
Et sa gent avec lui] qui[22] mont fit a prisier.
Si tost com l’emperere vit le jor esclairi[e]r,
Isnellement a fait cez gens aparillier.

À partir d’ici, A donne la même version que L, sauf ses oublis habituels et quelques variantes. C’est Richard et non Guichard qui est réclamé par l’empereur et le nom de Looïs est remplacé par celui de Bertholais. Dame Aye est appelée Ermianz. Le roi sarrasin est dit Burges. Comme dans la version B-C, l’on a un développement où Charlemagne ayant fait surveiller les abords de Paris, Maugis trompe Naimes, Ogier et Fouques de Morillon, en faisant passer Renaud pour un Breton qui ne sait pas parler français ; il est placé entre les vers : « K’a cel soir sont venu a Paris la cité, et « El viés marchié se sont povrement ostelé » (Mich. p. 127, v. 26, 28) ; le vers intermédiaire. « Parmi la maistre porte sunt en la ville entré », se retrouve dans ce développement qui est d’environ 90 vers et a pu être omis dans la version de L par suite de la répétition du mot acheminé à la rime. En effet, A donne : « Amedui li baron se sont acheminez » pour résumer le texte de L : « Ambedui li baron sunt el chemin entré, Et trespassent les terres, si ont si bien erré K’a cel soir sunt venu à Paris la cité. » B : « Or [ci] vous lairons d’eus, bien sunt acheminé », et A B rejoignent le texte de L comme ceci : « Parmi le viez marchié se sont acheminé ; Li ostel sont tout pris, mont furent esgaré. El viés marchié se sont povrement ostelé. » Il eût donc suffi que le mot « acheminé », répété dans A B, eût figuré aussi à une version ancienne de L pour que le scribe eût franchi le développement tout entier. Mais c’est simple hypothèse. L’épisode de la Course présente quatre formes de plus en plus développées : L, A B, Peter-House, C.

Après la Course, A s’écarte de L et donne le même récit que B C : Monbendel est pris de vive force et rasé ; Renaud surprend les Français dans les mêmes conditions pendant que Roland et Olivier sont à la chasse, et Renaud rappelle dans les mêmes termes la querelle que son frère et Olivier auraient eue pour un cygne. Dans le conseil des sept barons du roi Ys, Godefroy, qui parle le premier, mentionne parmi les services de Renaud, qu’il tua Marsile dans les plaines de Val-Flori. Le comte d’Avignon parle de Vivien d’Aigremont et fait de Renaud le fils d’Ermenjart (non plus d’Ermianz) «  la seror dan Buevon ». S’il n’est pas fait de nouvelle allusion au cygne, cela peut tenir à la manie qu’a le copiste de supprimer au hasard.

La grande narration de Vaucouleurs et les faits suivants, jusqu’au départ de Maugis pour se faire ermite, sont conformes à L, et il en est de même pour B C ; mais l’Arsenal suit B C, pour Charlemagne prisonnier à Montauban, et ce qui suit jusqu’à la réconciliation de l’empereur et de ses barons. À partir de cet endroit, le manuscrit de l’Arsenal et le manuscrit de La Vallière concordent jusqu’à la fin.

V. Université de Cambridge, Collège de Peter-House, manuscrit 2.0.5. Ce manuscrit, sur parchemin, est formé de cent soixante-huit feuillets, à deux colonnes, quarante vers à la colonne. Le Maugis d’Aigremont[23] comprend les feuillets 1-56. L’histoire des Fils Aymon remplit le reste du manuscrit, moins le verso du dernier feuillet, mais il est incomplet : il y manque huit feuillets entiers entre les feuillets 145 et 146, soit mille deux cent quatre-vingts vers. Le texte correspondant à cette lacune va dans L, éd. Michelant, de la page 347, v. 18 « Puis manda ses barons, de venir les enforce », jusqu’à page 382, vers 33 : « Renaus a tant proié, sans orguel et sans ire », soit mille trois cent sept vers. La colonne B du recto du feuillet 160 est déchirée et, en outre, le verso de ce feuillet est souvent illisible, de même que le recto du feuillet 161. Cette observation s’applique aussi aux feuillets 167, verso, et 168, recto A, sans parler d’une déchirure qui supprime les seconds hémistiches des dix derniers vers du poème à la colonne B. L’explicit est : Explicit de [Renaut de] Montauban. Nous désignerons ce manuscrit par la lettre P[24].

La version que nous y lisons est, d’une manière générale, celle du manuscrit de l’Arsenal, qu’elle permet de compléter ou corriger en une foule d’endroits. Pour la Course, elle est intermédiaire entre A et C. Pour l’entrée de Charles en Gascogne, elle est conforme à L, et ne donne point, par conséquent, l’épisode où Renaud surprend les Français pendant que Roland et Olivier sont à la chasse ; mais comme A, elle est conforme à B C, pour les faits qui suivent le départ de Maugis jusqu’à la réconciliation de Charlemagne et de ses barons. À partir de ce point, elle reproduit, comme A, mais avec une lacune d’environ mille trois cents vers, le même texte que L. Comme A, elle connaît le Maugis d’Aigremont. — La version de Peter-House est consultée utilement, soit pour combler les lacunes si fréquentes du texte de l’Arsenal, soit pour contrôler la leçon du manuscrit La Vallière, quand elle en reproduit la version.

Je donne ici le texte de Peter-House à partir de l’endroit où Charlemagne s’est réconcilié avec les frères de Beuves jusqu’au moment où un messager vient apprendre au roi que les Fils Aymons sont dans les Ardennes. La soudure du Beuves d’Aigremont et de ce qui suit est très naturelle. La fuite des Fils Aymon est présentée en une forme intermédiaire entre ce que donnent L et B C. Cette forme où Bayard porte un moment les quatre frères, a été conservée en partie dans la Bibliothèque Bleue. Les variantes aident à apprécier la différence des manuscrits A et P, bien que de même famille. Mais cette longue citation a un autre intérêt. Dans la version du ms. La Vallière (Michelant, p. 227), Renaud, prononce un long discours où il raconte sa querelle avec Charlemagne, la mort de Bertelais et la rixe qui suivit, en termes exactement conformes aux textes de Peter-House et de l’Arsenal, surtout si l’on tient compte des variantes de celui-ci. Or ces faits sont racontés tout autrement dans le manuscrit La Vallière. Il en résulte que le ms. L est formé de plusieurs versions et que la version P, A est plus ancienne que la copie du ms. L.

Les vers à rapprocher sont dans L :

Il m’ot ocis mon honcle dont je fui molt irés,
Le duc Buef d’Aigrement ki tant ot de bonté,
Je l’en demandai droit voiant tot le barné.
Li rois m’en appela malvais garçon enflé.
Je regardai mes frères que molt avoie amé ;
Je conui bien lor cuers et lor ruite fierté,
Et mi anemi furent devant moi assemblé.
Ou les alasse querre quant la furent trové ?

L’oubli de la querelle à propos de la partie d’échecs est-il du fait du copiste ? La question est difficile a résoudre avec les éléments dont nous disposons ; mais l’on remarquera tout au moins que dans le discours de Renaud comme dans le récit de P.-H et de A, la colère qu’il éprouve à la suite de l’insulte du roi, dérive de raisons morales : l’indignation de ses frères et la présence de ses ennemis. Plus bas l’on a d’autres traits communs :

Mes linages nel pot sofrir ne endurer ;
Mainte barbe i ot traite et mai[n]t kevel tiré.
La me fist a mon pere guerpir et desfier
Que jamais entor lui ne prendroie .I. disner.
Je n’oi si bon parent qui m’ossast receter.

En un mot le discours de Renaud vise une exposition des faits différente de celle que l’on a dans L et conforme à celle de A, P-H. Or le passage de L paraît fort abrégé, bien qu’il donne un petit discours de la duchesse à ses fils que l’on n’a point dans A, P-H. Dans B, C, ce discours est à peine indiqué. On le verra dans le passage de B que je cite après celui de P afin de donner une version que l’on puisse comparer au passage correspondant (en partie) de C qui a été imprimé dans les notes du Maugis d’Aigremont, p. 363-366.

Manuscrit de Peter-House
Feuillet 70, verso B[25]

L’emperere de France en apella Forcon.
Amis, ce dist li rois, movez a esperon,
Amenez moi voz oncles et Girart et Doon,
Et me viegnent droit fere au lox de ma meson ;
5.Et puis venront o moi a Rains ou a Loon.
Et Forques s’en torna sanz point d’arestison ;
De ci au tref de paille n’i ot arestison.
Ses oncles apella, ses a mis a reson :
Baron, et car montez, venez au roi Karlon.
10.La guerre vos pardone et la destruction.
Quant li baron l’oïrent, n’i font demorison,
Vienent au tref de paile ou troverent Karlon ;
Devant l’empereor sont mis a genoillon,
Merci li ont crié par grant devocion.
15.Karles les en leva par le los duc Naimon
Et il li pardonerent la mort Buef d’Aigremont.
Entrebesié se sont sanz point d’arestison.
Tuit en loerent Deu et Normant et Breton.
Girart, ce dit li rois, entendez ma reson.
20.Vos venrez avec moi de ci a Monloon,
Et Forques votre niés et li bons duz Doon.
La tenrai ge ma cort a ceste Ascencion.
Sire, ce dit li duz, votre comant feron.
Dont fu l’ost destravée entor et environ.
25.Les genz Girart en vont ariere en lor roion,
Et Karles s’en revint ariere a sa meson.
Grant joie li ont fet Poitevin et Gascon
Et Normant et Engloiz et Lombart et Frison.
Grant joie fet li rois, einsi com nos diron.
30..XV. rois ot le jor a cele assemblison.
Le jor porta corrone l’emperere Karlon.
Duz Aimes de Dordone i vint a esperon
Et Renaus li siens filz et Aalars li blons
35.Et Richars et Guichars, por voir le vos dison ;
Et si i fu Maugis, filz duc Buef d’Aigremont.
Segnor, j’ai comenciée une bone chançon ;
Onques meillor n’oïstes, por voir le vos dison ;
Se Karles ot sa joie, or aura marrison
40.Tele dont il fut puis iriez et maint baron.

Segnor, or escotez, que Dex vos beneïe,
Ce fu a Pentecoste que la rose est florie,
Que les herbes sont vers et la rose espanie :
Dus Aimes de Dordone ne s’i [a]tarja mie,
45.Il vint a la cort Karle, avec lui sa mesnie.
Il trova la cort plaine de riche baronie.
Ses freres a veüz, envers eus s’umelie,
Et cil si le besierent par moult grant segnorie.
Grant joie fet li duz, ne vos mentirai mie,
50.De la male voellance qui est orre abessie.
Karles [si] voit le duc, a haute voiz li crie :
Aymez, bien vegniez vous, par ma barbe florie.
Sire, ce dit li duz, ihesus vos beneïe,
Et il nous doint ensemble de mener bone vie,
55.Si que nos soions tuit em-pardurable vie.
Grant joie fet li rois a duc Ayme le ber.
Del faudestuel descent, sel corrut acoler
Et Renaut le sien fil que ne volt oublier.
Grant joie font le jor cist novel bacheler.
60.Karles demande l’eve, s’asiéent au disner.
Par les tables s’asiéent et li comte et li per.
S’il furent bien servi, ne l’estuet demander,
Et quant il ont mengié, si prenent a lever.
Mais apres cele joie covint a dœl torner.
65.Li damoisel vaillant si alerent joer.
Li un en vont as chamz a cheval behorder,
Renaus et Bertolaiz s’asieent per a per,
Niés estoit Karlemaigne, forment fist a loer.
Hé laz ! mar i asist, il l’en covint finer.
70.Il comencent entr’els durement a joer,
Mes tant dura li geuz, prenent a aïrer,
Quer li niés Karlemaigne lessa le pon aler :
Renaut, le fil Aymon, va tel buffe doner
Que les .II. eulz el chief li fist estenceler.
75.Come Renaus le vit, si comence a enfler.
Por l’amor Karlemaigne ne l’osa adeser.
Il s’en va a Karlon l’empereor clamer :
Sire, droiz emperere, je ne vos oz irer.
Vos m’adobastes primes, je ne le puis celer.

80.Mon oncle m’oceïtes dont j’ai le cuer iré,
Et votre niés meïsmes mal a hui bufeté.
Cuidiez que ne m’en doit, emperere, peser ?
La mort Buef d’Aigremont vos vodrai demander,
Que vos m’en fetes droit, par le cors .S. Omer,
85.Ou se ce non, danz rois, il m’en devra peser.
Come Karles l’oï, si comence a runfler,
Les eulz a roeiller, les sorcilz a lever,
La soe lede chiere fist moult a redoter.
Mauves garçon puant en a Renaut clamé :
90.A pou que ne vous voiz de ma paume doner.
Come Renaus l’oï, prent soi à retorner
Et regarde ses freres que il devoit amer.
Bien connut lor corrages, color prist a muer.
De moult grant hardement se prist a dementer.
95.Il prent .I. eschaquier que moult pooit peser ;
Il voit ses anemiz entor lui aüner ;
Bertolai en feri canque il pot esmer,
Amont parmi le chief, que il ne pot durer ;
Le cervel li espant, les eulz li fet voler ;
100.De si haut com il fu l’a fet juz craventer :
L’ame s’en est alée dou vaillant bacheler.
Or est morz Bertolaiz, li nies roi Karlemaigne,
Et quant li rois le voit, si en a grant engaigne ;
Il escria ses homes a clere voiz hautaigne :
105.Baron, car l’ociez, por celui Deu demaine.
Ilec le volt tuer, ce fu chose certaine.
Si ami nel lessierent, qu’il avoit mis en paine.
Tant drap i ot rompu qui estoit fez de laine
E tant chevoil tiré de tot tant chevetaine ;
110.Tant chevalier navré, qui soit bel ne cui plagne.
La bataille fu forz de la fiere compaigne.
La pais si fu lessiée et li maux si engraigne.
Fuiant s’en va Renaus sor [Baiart] d’Alemagne.
Aalars et Guichars de sievre ne se fagne.
115.N’en partiront a tele, ainz auront moult grant pagne.
De Paris sont parti li .IIII. fil Aymon,
Et Karles les fet sevre a coite d’esperon.
Maint chevalier le sievent laciez les confanon.

Meïsmez Karlesmaignes va apres de randon
120.Sor Ferrant d’Alemagne qui va comme faucon.
Et li vassal s’en vont a coite d’esperon.
De la chace le roi ne dotient .I. boton.
Enfreci a Senliz ne font arestison.
Oiez quele aventure avint as filz Aimon.
125.Lor cheval estancierent, ne valent .I. boton,
Mes a Baiart ne puet nus metre l’esperon.
Quant Renaus voit ses freres remanoir el sablon,
Hé las ! ce dit li ber, coment nous contenron ?
Se mes freres i laiz, ja n’ait m’ame pardon.
130.Aalart apella, si l’a mis a reson.
Or tost, fet il, biaus frere, montez tost de randon,
Et Richars a Guichars deriere en chevauçon,
Car bien nos portera Baiarz li arragon.
Et cil ont respondu : Se Deu plest, nous feron.
135.Ez vos parmi la plaigne, bessié le confanon,
.I. chevalier poignant qui ot a non Huon ;
Sire fu de Perone et si tenoit Mascon ;
Et escria Renaut : Ne la garrez, gloton !
Mar i avez occiz Bertholai le baron.
140.Karles vos en rendra moult mortel guerredon.
Renaus dit a ses freres : Car alez juz, baron.
Se Dex le me consent, cheval gaeigneron.
Dont lesse aler Renaus li filz au viel Aimon,
Vait ferir en l’escu le preu conte Huon :
145.Tant com hante li dure, l’abat mort el sablon.
Le cheval ala prendre qui va comme faucon ;
Aalart le bailla par le doré arçon,
Et cil i est montez cui qu’en poist ne qui non,
Et Richars et Guichars sor Baiart l’arragon.
150.Or s’en tornent li frere qui qu’en poist ne qui non,
Hui mes ne dotent il l’empereor Karlon.
Quant Baiarz se senti si chargiez des baron,
Il a bessié la coe et escout le crepon,
Adont ne se tenist a lui esmerillon.
155.Il trespassa les terres et les vaux a bandon.
Onques ne s’aresterent jusqu’el val de Soisson.
La nuiz est parvenue, si remaint rois Karlon.

A Paris s’en revint toz plains de marison.
Girars s’en est partiz, li dus de Roseillon,
160.Et Doo de Nantueil o le flori grenon :
Ainc ne pristrent congié, ce savons, a Karlon.
Karles apelle Aymon, si l’a mis a reson.
La jura li duz Aymes desor sainz a bandon,
Et forjura ses filz desor .S. Simeon :
165.Ja mes n’auront del sien vaillant .I. esperon
Ne nes recetera a recet n’a donjon.
Adont s’est departiz de la cort duz Aymon
Et s’en vint a Dordon a coite d’esperon ;
La trova il sa fame et ses filz a bandon,
170.Atant les en chaça, n’i fist arestison,
Mes eincoiz lor dona del sien a grant fuison.
De Dordon departirent li .IIII. fil Aimon,
Jusques aus prez d’Ardane n’i font arestison.
La firent .I. chastel qui Montesor ot non.
175.Si coiement le firent c’onques ne le sot on.
Car forment redotoient l’empereor Karlon.
Li rois fu a Paris en son mestre donjon,
A ses barons se claime des .IIII. filz Aymon.
Moult demora lonc tens apres ce, ce savon,
180.Que n’en oï novelles li rois de Monloon,
Forz que a unes Pasques que li dit .I. garçon
Que la sont ostelé si anemi felon.
Come li rois l’oï, Deu loa et son non.
Il en avoit juré sa barbe et son grenon
185.Que il ira sor els a coite d’esperon.
Dont fist mander son ost entor et environ,
N’i lessa a semondre escuier ne jeldon.
Des genz que il amaine, n’est se mervelle non.
Bien furent .C. milier, tant esmer les puet on.
190.Karles parti de France o le nori grenon ;
L’oriflambe bailla Galeran de Buillon,
Dont errent et chevauchent li chevalier baron.
Tant a alé li rois que vint à Monloon.
[O]iez, seignor baron, que Dex vos puist aidier,
195.Li glorioz dou ciel qui tot a a jugier ;
S’orez bone chançon qui moult fet a prisier.

Des le tens Alixandre, le fort roi justicier[26],
Ne fu si bone oïe, bien le puis aficier.
Ce fu a une feste qui moult fet à prisier,
200.Que tienent cort ensemble li baron chevalier
Et roi et duc et conte et cil autre princier
Font harper jogleor, chanter et envoisier,
Que li rois Karlesmaignes qui tant fet a prisier
Tint a Paris sa cort ens el pales plenier.
205.Moult par fu granz la cort, si ot meint chevalier.
Et maint duc et maint conte et maint autre princier.
Tot einsi come Karles ert assiz au mengier,
Estes vos en la sale [errant] .I. mesagier,
Tot devant Karlemaigne se va agenoiller.

Manuscrit 775. Feuillet 12, recto A
(Mort de Bertelot. Combat. Les frères de Renaud dans la Chartre. Maugis les délivre. Les Fils Aymon vont à Dordonne, puis dans les Ardennes).

A Renaut se coureche Bertelos li hardis
Tant que il le clama fil a putain caitif.
Bertelot, dist Renaus, vous y avez menti.
Par le foi que je doi a trestous mez amis
5.E par le foi que doi a Diu de paradis,
Se vous ne fussiez niez Karlle de S. Denis,

Recto B.Je vous donnaisse ja de la paume ens el vis.
Quant Bertelos l’oï, a poi n’esrage vis ;
Il se leva en piez, si est avant saillis.
10.Qu’est che ? dist Bertelos, fiex a putain faillis.
Il hauche le puing destre qu’il ot grant et furni,
Et fiert le fil Aimon trez en mi liu du vis,
Si que li sans vermaus a sez piés li chaï.
Comme Renaus le vit, n’i ot ne ju ne ris,
15.Ains en fu moult forment dolans et entrepris[27].
De l’eschekier sailli Renaus li fiex Aimon ;
Et Alars et Guichars et Richarz au chief blonc,
Quant il virent lor frere, si en ont marison,
Que Bertelos feri par si grant mesproison.
20.Moult en furent dolant trestout li fil Aimon.
Par Diu, dist l’un a l’autre, [or] sommez [nous] [bricon][28]
Quant nous a fait chi batre [l’emperere Karlon][29],
Par le mien enscient jamais honneur n’arons.
Taisiez vous, dist Renaus, por le cors S. Symon !
25.Nous en serons vengié se Dix plait et son non.
Renaus en vint a Karlle, le roy de Monlaon.
Quant il vint devant lui, si l’a mis a raison :
Sire frans empererez, por Diu et por son non,
Vees de Bertelos vo neveu le baron
30.Com y m’a conraé, je n’i sai occoison ;
Mais par ichel apostre c’on quiert en pré Noiron,
Ne fust por vostre amor venganche en eüst on ;
Il nel remansist mie por trestout l’or del mont
Ne por homme fors vous qui vive en chest mont.
35.Chevalier me feïstez, ja ne vous courcheron.
Comme Karllez l’oï, si taint comme carbon.
E Renaut ! dist li roys, fiex a putain, [garçons][30],
Par le foi que je doi au cors .S. Simion[31],

Poi s’en faut ne vous meche orendroit en prison.
40.Sire, chou dist Renaus, pas ne seroit raisons.
Vos niez si m’a batu et faite mesproison
Et mon oncle avez mort, dant Bueve d’Aigremont
Je vous en demant droit, empererez Karllon,
De la mort de mon oncle n’i ait acordison.
45.Quant l’oï Karlemaines ne dist ne o ne non,
Il hauche le puing destre, si le fiert a bandon
F°13, voA.Et Renaus s’en tourna qui en ot marison.
En la salle est venus sans nule arrestison
Et aveuques ses freres qui sont chevalier bon.
Il saisi l’eschekier painturé a lion
50.Et feri Bertelot tres en mi liu del front.
La chervele en alat, n’i a demorison,
A ses piés caï mors sans nisun ocoison.
Adont leva la noise et li cri[32] environ.
Karlemaines le vit, si en fu moult embron.
55.En haut est escriez : Prendes [le][33] moi, baron.
Adont saillent Franchois, Flamenc et Bourgeignon,
Durement escrierent lez .iiii. fix Aimon
Que il lez quident prendre et mettre en [lor] prison[34],
Mais il se desfendirent irié comme lion.
60.La mellee est moult grant et li caple moult fier
De l’empereor Karlle[35], de Renaut le guerrier.
Tant riche garnement veïssiez depechier,
Et tant cavel tirer amont [par le tenplier][36],
Tante buffe donner, l’un a l’autre paier,
65.Tant chevalier abatre et caïr ou foier.
Onques la gent le roy o le viaire fier

Ne lor parent meffaire le monte d’un denier.
Li parages Renaut, le courtois et le fier[37],
Endementier qu’il sont el grant estor plenier,
70.Li un contre les autres por ferir et lanchier,
S’en est issus Renaus sor Baiart le destrier
Et Alars et Guichars et Richars le guerrier.
Cascuns lez va sivant par effort de destrier.
Or les consaut chis sires qui tout a a baillier,
75.Que se Karllez lez tient, bien [le puis][38] afichier,
Tout li avoirs del mont ne leur aroit mestier
Qu’il ne fussent pendu et au vent bauloié.
Karllez li empererez commencha a huchier :
Baron, or tost après, por le cors S. Ligier.
80.Se il ensi m’escapent, ichou puis afichier,
Jamais jour de ma vie ne porrai [leechier][39].
Donc saillirent as armez et Normant et Baivier
Et cascuns est montez sur .I. courant destrier.
La se sont pris a poindre par vaus et par rochier,
85.Les fiex Aimon akeulent [et pristrent a][40] huchier.
Par devant tous lez autres es vous poignant Richier,
Nes fu de Normendie et fu cousins Ogier :
Il escrie Renaut : Retourne, chevalier.
Si ferons une jouste, car je le vous requier.
90.Dehait ait qui nel veut, dist Renaus le guerrier.
Ambedoi s’entrevienent cascuns sor son destrier,
Grans cops se vont donner ens escus de quartier.
Renaus, le fiex Aimon, le feri tout premier ;
Le haubert li faussa com .I. rain d’olivier,
95.Parmi le cors li met son fer tranchant d’achier,
Mort l’a jus abatu trez en mi le sentier.
Outre, dist il, vassaus[41], moult estes prisantiers.
Atant vienent Franchois et Normant et Baivier.
Li fil Aimon s’esmaient[42], li vaillant chevalier.

100.La veïssiez donner grans cops du branc d’achier.
E Dix ! com se deffendent li nobile guerrier !
Mais li royal sont bien, je cuit, plus d’un millier.
La fu pris A[a]lars et Guichars au vis fier
Et Richars ensement, n’i ot nul recouvrier.
105.Et Renaus s’en fuï, ou il n’ot qu’enseignier[43].
Dame Dix le conduit, qui tout a à jugier,
Car se il y est pris, bien le puis afichier,
Tous li ors que Dix fist, ne li aroit mestier
Que il ne fust pendus sans nisun respitier[44].
110.Mais se trestout li homme qui sont dusqu’en Pamiers
Enchauchoient Renaut, le fil Aimon le fier,
Ne l’aroient il pris en tout .I. an entier.
Es vaus de Dan Martin perdirent le guerrier.
Dont s’en sont retourné Alemant et Baivier.
115.Karllez les encontra, si a pris a huchier :
Rendes moi lez gloutons qui si m’ont fait irier,
Car ja seront pendu sans nisun atargier.
Adonques a parlé dus Naimes de Baivier :
Par ma foi, empererez, a cheler ne vous quier,
120.Lez .III. des fiex Aimon vous ramenons arrier.
Renaus [est] escapés[45] sur Baiart son destrier
Et vez ichi lez autres a vostre justichier.
Hé dix ! dist Karlesmaines, com je puis esragier,
Jamais joie n’arai, iche os affichier.
125.Dont retournent arrière Alemant et Baivier.
F°13, roA.Hui mais orres canchon qui moult fait a prisier,
Ains n’oïstes meillor, bien le puis affichier.
Che fu a Penthecouste que li jour sont plenier,
Karlles vint à Orlliens, l’empererez au vis fier,
130.Et ot sa court tenue com [nobile guerrier][46]
Moult grant duel ot li roys por [Bertol][47] le legier
Que Renaus li ochist du pesant esche[k]ier[48].

Baron, dist Karllesmaines, comment puis esploitier
Des .IIII. fiex Aimon qui si m’ont fait irier ?
135.J’ai lez .III. en prison qui ne sont pas lanier.
Demain seront pendu sans nisun respitier.
Sire, chou a dit Aimes, la merchi vous en quier.
Ja sont chou mi enfant, iche ne puis noier.
Nel soufferroie mie, [si m’aït][49] S. Richier,
140.Que il fussent pendu comme larron fossier.
Tenes lez en prison, sire, por Diu du chiel,
Poi [i] aient a boire et petit a mengier,
Il morront a court terme, bien le puis afichier.
Voire, che dist Ogiers et Naimes de Baivier.
145.Comme Karllez l’oï, prist soi a embronchier,
Il ne deïst .I. mot por l’or de Montpellier,
Mais le los as barons li convint otroier.
En sa chartre parfonde les a fait tresbuchier,
Asses y a culuevres qui font a ressoignier.
150.Seignour, or escoutes, por Diu le vous requier,
S’oies boine canchon qui moult fait a proisier.
Seignour, or faites pais, s’il vous plaist, escoutez.
S’oies boine canchon qui moult fait a loer.
Ains n’oïstez meillour en trestout vostre aé.
155.Aalars et Guichars et Richars li maisnez
Sont laiens en la chartre dolant et abosmé,
Pous y a et laisardez a moult grande plenté.
La sont li gentil homme a martire livré,
Mais il n’y seront pas ne yver ne esté,
160.Se Maugis lor cousin pooit estre conté.
Oies une merveille, ains n’oïstes itel.
Renaus, li fiex Aimon, au corage aduré,
S’en repaire vers Franche quant l’os fu retourné,
Et vient apres ses freres qui sont enprisonné,
165.La court Karlle demande ; on li a bien conté[50]
B.Qu’il [la] tient a Orliens chelle boine chité.
Renaus y est venus com homme atapinés,
Par devers Sainte Crois en est li bers alés,

La s’est assis Renaus, muchiez [est et boutés][51][52].
170.Oies une aventure, ichou fu verités,
Si com dist li escris qui ja n’en est faussés,
Que Maugis le trouva qui bien est doctrinés ;
D’ingromanche et des ars ert sagez clers letrés.
Il en vint a Renaut, si li a demandé :
175.Biax amis, dites moi de quel terre estez né.
Vassaus, che dist Renaut, merchi por l’amor Dé ;
Ne l’oseroie dire homme de mere né,
Mais .i. chevalier sui, si sui desiretés
Et fui nez de Dourdonne l’amirable chité.
180.Comme Maugis l’oï, si s’est luec avisés.
Vassaus, che dist Maugis, or me di verité.
Comment as tu a non ? gardez ne me chele[z].
Renaus le reconnut, ne li a point faussé.
Comme Amaugis entent, si l’en a acolé.
185..C. fois li a baisié et le bouche et le nés.
Renaut, dist Amaugis, mar vous esmaierez.
Jou geterai vos freres[53], se Dix l’a destiné.
S’ [on][54] nes ochist anuit, il seront delivré,
Se Dix garist mon sens dont je sui aprestés.
190.Karlles n’i duera que ne soit vergondés[55],
Mar m’i auera mon pere par traïson tué.
Comme Renaus l’oï, si s’est asseüré.
Il atendirent tant que il fu avespré,
Maugis va a la cort et Renaus est remés.
195.Venus est a la chartre, tant a quis et alé.
Por gaitier y avoit .II.C. hommez armés.
Quant il voient Maugis, si l’ont araisonné :
Vassaus, qui estes vous qui a chelle eure ales ?
Et Maugis lor respont qui bien fu enparlés[56] :

200.Je sui uns povres hon, si vois querre ostel[57] ;
Si vois par la chité comme maleürés.
Et les gaites se taisent que plus n’i ot parlé.
Et Maugis li lerons a son carne geté
Par itele maniere que tout sont encanté.
205.Il ne sevent ou sont, [aval][58] sont encliné,
F°13, voA.Et Maugis li boins lerrez est en la chartre entrez,
Et trouva ses cousins, ses [a][59] amont menés.
Quant il furent amont, ses a joï asses.
A [aus][60] se fit connoistre, iche fu verités,
210.Puis vinrent a Renaut soz l’olivier ramé.
Grant joie demenerent li vassal aduré.
D’Orliens se departent, n’i ont plus demouré ;
Et trespassent la terre environ de tout lés,
Et vinrent a Dourdonne, l’amirable chité,
215.Et trouverent lor mere, tout li ont aconté,
Comment ils sont de Charle parti et desevré.
Quant la dame l’oï, a poi que n’a dervé.
Apres che s’est Renaus et si frere atourné,
De Dourdonne partirent l’amirable chité
220.Et trespassent la terre et lez amplez renes,
Et vinrent en Ardane, le grand forest ramé,
Tant qu’il ont un bel liu veü et esgardé.
La fisent un castel de grant nobilité
Qui Montessor fu puis a tous jours appelés.
225.La manurent maint jour, iche fu verité,
Et la les assist Karlles a trestout son barné
Ainsi que vous orres, sans point de demourer,
Et cacha en Gascoigne l’amirable chité,
Com vous porres oïr, se jou sui escouté.
230.Oiez, seigneur baron, que Diex vous beneie,
Li glorius du chiel, li fes Sainte Marie,
Une boine canchon, ains tels ne fu oïe.
Karllez fu a Orliens, le fort chité garnie,

Iluec ot assanlé moult riche baronnie.
235.Li roys en appela Guinemer et Helye.
Ales tost, dist li roys, a la chartre enermie,
Si amenes Alart a la chiere hardie,
Et Guichart et Richart : anqui perdront les viez.
Volentiers, biaus douz sire, cascuns d’aus li escrie.
240.A le chartre s’en viennent, si l’ont desverellie ;
Les barons quident prendre maiz il nes trouvent mie.
Avois, dist l’un a l’autre, par le cors .S. Elye,
Chil se sont escapé, nous perderons les vies.
En fuie sont tourné, s’ont lor voie aqueillie,
245.Ja mais devant le roy ne revenront il mie.
[Et quant li rois le set, durement s’engramie.
en jura sa teste et se barbe florie,
Jamez ne sera liez a tres toute sa vie,][61]
Si aura des barons vraie novele oïe.
250.Atant es vous .I. mes sor .I. mul de Surie,
Et vient devant le roy, qui ne se targa mie.
Sire, dist li messagez, voles que je vous die[62] ?
Jou ai de vos prisons vraie novele oïe.
Renaus est en Ardane en la forest antie
255.Et Alars et Guichars a riche baronnie.
La ont fait .I. castel en la roche naïe,
Onques ne fu si fors, ne de tel seigneurie.
Est che voir, dit le roys, par Diu le fil Marie ?
Oïl, che dist li mes, par ma barbe florie.
260.Chertez, dist l’empererez, il n’i demourront mie !
Ja nes garra castiaus que ne perdent la vie.
Karllez vait à Loon la fort chité garnie.
Si mande ses barons que li fachent aïe.
Aler veut en Ardane, ou soit sens ou folie,
265.Et destruire Renaut et toute sa maisnie.
Et li baron i vienent qui nus nesun decrie.


VI. Le manuscrit H 247 de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Montpellier est un gros in-folio de 225 feuillets, écrit sur parchemin, à deux colonnes, réglé à 61 lignes. Il contient la plupart des poèmes de la geste de Doon de Mayence, c’est-à-dire : Doon de Maience, Gaufrei, Ogier de Dannemarche, Gui de Nantueil, Maugis d’Aigremont, Vivien l’Amachour de Monbranc, les Fils Aymon. Ces trois derniers poèmes, qui forment le cycle des Fils Aymon, sont extrêmement abrégés par le copiste. Le Maugis est réduit de près de moitié ; pour le Vivien (1099 vers) dont il donne le seul texte connu, on sent çà et là que les couplets sont écourtés. Il en est de même pour les Fils Aymon où le copiste, fatigué sans doute de son interminable tâche (le volume contient près de 55.000 vers), a supprimé environ le quart du texte qu’il reproduisait. Le manuscrit est d’ailleurs incomplet. Il s’arrête à un moment du pèlerinage de Renaud. Le folio 225, devenu le dernier, a souffert beaucoup, et le verso est tout à fait illisible. On désigne ce manuscrit par la lettre M, on le croit du XIVe siècle. Il est écrit en dialecte picard comme B.

Au feuillet 178, recto A, après l’explicit du Vivien l’on a : Chi commenche le rommans dez .IIII. fix Aymon.

Le Beuves d’Aigremont, conforme, sauf les oublis ou les suppressions arbitraires, à la version de l’Arsenal et de Peter-House, s’en sépare vers la fin par un essai de relier étroitement cette première partie et l’histoire proprement dite des Fils Aymon. Suivant les conseils de la duchesse Marguerie (et non plus Aye), Aymes et ses fils n’ont pas pris part à la guerre que Doon de Nanteuil et Girard de Roussillon ont faite à l’empereur. Charles est resté bien disposé pour les jeunes gens qu’il avait adoubés chevaliers avant que l’on sût la mort de Lohier, et il offre spontanément de les honorer :

Dus Aymez, dist le roi, moult par estez prendom,
Je vous aim loialment, de verté le dison.
Je donrai a vos fix moult bele pension.
Je ferai senescal de Renaut le baron,
Aalart et Guichart porteront le dragon,
Et Richart portera mon estourin faucon.

Mais Aymes rappelle la mort de son frère Beuves, et Renaud intervient avec violence.

Sire, chen dist Renaut, qui fu li graindrez hom,
Chevalier nous feïstez, neer ne le povon ;

Durement vous haon, ja ne vous cheleron,
Pour la mort au duc Buef, le sire d’Aigremon,
Quer a nous ne feïstez pez ne acordoison.
Kallemaines l’oï, si drecha le menton,
Adonques rougi Kalle aussi comme carbon.
« Renaut, fui toi de chi, fix a putain, garchon.
A moult petit s’en faut, ne te met en prison. »
« Sire, chen dist Renaut, ne seroit pas reson.
Puis que ne t’amendez, a itant nous taison. »
A itant le lessierent li .iiii. bacheler.
Renaut le fix Aymon lessa atant ester,
Aalart et Guichart le vont reconforter,
Et puis apres mengié, alerent behourder.
Et li auquant s’asieent et prennent a jouer.
Renaut et Bertelai si ont pris .I. tablier
Et uns eschez d’ivoire, si pristrent a jouer.
He Dex ! a grant martire les convint dessevrer.
Renaut et Bertelai sunt au jouer assis
Et tant i ot joué que il i ot estris.
Bertelai le clama fix a putain, chetis,
Et a hauchié la paume, si le feri ou vis.
Tel bufe li donna que le sanc est saillis.
Et quant Renaut le voit, si en fu moult marris.
Il saisi l’eschequier qui fu a or massis,
S’en feri Bertelai tres par mi lieu du vis
Que trestout le fendi entresiques ou pis.
Mort l’avoit etendu, or est levé le cris.

L’arrangeur, en transposant la querelle de Charlemagne et de Renaud, pèche sans doute contre la vraisemblance, mais il met en relief le souvenir de la mort de Beuves, de sorte que la première partie est en apparence reliée aux événements qui suivent, en devient une des raisons.

Le succès de ce remaniement partiel a dû être grand puisqu’il a été fidèlement conservé dans la Bibliothèque bleue.

Dans la mêlée qui suit, Maugis se distingue par son courage. Il accompagne les Fils Aymon dans leur fuite. Charles les fait suivre mais inutilement. Bayard portait Renaud et Richard. Ils passent Compiègne « et la forest majour » et arrivent à Dordonne où leur mère les blâme. De là ils partent pour la forêt d’Ardenne. « Par le val de Noiron » ils atteignent Montessor sur la Meuse. Le reste de la narration (à partir de p. 53, v. 21 : A Monloon fu Charles, l’emperere al vis fier) est conforme pour l’ensemble au texte du ms. La Vallière, sauf pour le conseil des barons du roi Ys où l’on reconnaît la version de B C. et de l’Arsenal. Mais au commencement du pèlerinage, quand Renaud et Maugis se sont rencontrés à Constantinople chez l’hôtesse, l’arrangeur imagine de reprendre la version de B C, en ménageant une sorte de transition[63]. Il ramène en effet les pèlerins à Marseille d’où ils s’embarquent pour Acre. À partir de là, l’on a un texte d’après B C. jusqu’à l’endroit où Renaud refoule les Sarrasins dans Jérusalem (Michelant, page 410, vers 23) mais tandis que dans les versions précédentes les chrétiens ont à continuer le siège, nous voyons ici qu’ils ont pris la place et qu’une nouvelle guerre va commencer, où le trouvère mettra à profit ce qu’il savait de l’Orient par les croisades.

Naburdagant appelle à lui tous ses alliés, les rois d’Égypte et d’Inde la grant, les amiraux de Cordoue, du Larris, de Babylone. Dans un conseil, il est résolu, pour éviter de ruiner la contrée, de s’en remettre à deux champions dont la valeur décidera du sort de la Judée. Naburdagant demande qui veut se charger de la querelle des Sarrasins. Trois champions se présentent : Safadin, roi d’Égypte, en qui l’on reconnaît Seyfeddin, frère de Saladin ; Marados, roi des Indes, et un roi de Damiette. Safadin est désigné. Autant les païens ont montré d’empressement à s’offrir pour défendre leur parti, autant les chrétiens hésitent à accepter l’honneur de descendre dans la lice. En vain le roi David s’adresse au sire de Damas, au comte d’Acre, au maître des Templiers, au maître de l’Hôpital et aux autres barons. Nul ne veut se risquer en combat singulier contre le redoutable Safadin. Maugis engage son cousin à s’offrir. Renaud y consent et les chrétiens applaudissent. On retrouve fort à propos Froberge que Renaud avait cachée dans son bâton de pèlerin. Le combat entre Renaud et Safadin est longuement conté. À l’endroit où le manuscrit s’arrête, le chevalier chrétien a l’avantage. Ce premier duel était sans doute suivi de deux autres, puisque les Sarrasin avaient désigné trois champions. Dans cette version incomplète et mal conservée du pèlerinage de Renaud apparaît l’idée de transformer en un représentant de la chrétienté en Orient le héros de l’opiniâtre guerre soutenue par les Fils Aymon contre Charlemagne, et ainsi le lecteur était préparé à la légende pieuse où Renaud recevra la couronne du martyre.

VII. Manuscrit de la Bibliothèque de Venise, CIV. 3. 16.

C’est un in-folio sur parchemin de 100 feuillets, écrit vers la fin du XIVme siècle. Il y a deux colonnes à la page qui est réglée à 44 lignes. Il manque plusieurs feuillets à la fin. Je le connais uniquement par la communication obligeante que M. Rajna m’a faite des notes et des extraits qu’il avait pris en le lisant. On peut le désigner par la lettre V[64].

Charles, au commencement du Beuves d’Aigremont, reproche à Beuves d’avoir refusé de le servir dans une guerre en Espagne. Le premier messager est Lohier. Un second messager Enguerrand, est envoyé sur le conseil de Richard de Normandie. Dans la version de l’Arsenal, ce second messager est dit Othes, et c’est Salomon de Bretagne qui conseille de l’envoyer. Dans la version de Peter-House, ce messager est également Othes, mais l’auteur de la proposition est Ganelon.

Après la mort de Beuves, la guerre éclate entre Charles et les frères du duc d’Aigremont. Quand Aymes et ses fils rentrent à Dordonne, Renaud déclare qu’il vengera un jour la mort de son oncle. Quand Aymes et Girard de Roussillon sont revenus à la cour, la duchesse obtient difficilement de ses fils qu’ils aillent rendre hommage à l’empereur. Ils ont toujours sur le cœur la mort de Beuves. À Paris, ils trouvèrent leur cousin Maugis. Renaud demande à l’empereur qu’il les arme chevaliers. Après la cérémonie, a lieu une quintaine dans les prés de Saint-Germain, et les faits se déroulent d’une façon assez semblable à ce que l’on a dans la version B C de Paris. Après le combat qui suit la mort du neveu de l’empereur, Renaud s’enfuit avec ses frères, Maugis et Vivien ; les frères de Renaud sont faits prisonniers et jetés dans une chartre, d’où Maugis vient les tirer. Dans l’Ardenne, il y a quelques différences à noter, le texte s’éloignant moins de L que B C. Pour la course, l’on a la version de B. Après l’entrée de Charles en Gascogne, Montbendel est pris et rasé, l’on a l’épisode de la chasse, tout comme dans B C et ainsi de suite. Quand Maugis s’est retiré dans l’ermitage et que l’on prépare l’assaut de Montauban, Charles encourage Roland en lui promettant pour femme la belle Audain comme dans B ; pendant le siège de Tremoigne, Maugis reparaît pour s’emparer de Charlot et le remettre aux mains des Fils Aymon. C’est en un mot d’un bout à l’autre la version de B C, avec quelques différences partielles dont l’origine française est évidente.

La paix une fois conclue, Renaud part pour le Saint-Sépulcre, se confesse à Rome, débarque à Acre où il rencontre Maugis. Le manuscrit est incomplet et s’arrête à l’endroit où Renaud va livrer bataille aux Sarrasins, le lendemain du jour où il a accepté le commandement de l’armée des chrétiens.

Voici un résumé de cette version à partir du moment où Charlemagne arme chevaliers les Fils Aymon, jusqu’à l’endroit ou Hervieus (Hervis) de Lausanne promet de s’emparer par trahison de Montessor et de ses défenseurs.

Renaud, en présence de l’empereur, parle pour ses frères :

A vous somes venu, sire, emperere ber,
Qe chevaliers nous fetes, ne quier plus demander,
Et nous vous servirons volontiers, sanz fauser,
De qant que vous voudres, n’en covendra douter.

Charles arme chevaliers les quatre frères, ils reçoivent de belles armes.

Boin cheval auferand qi furent sejorné.
Renaus sist sour Baiard le cheval aduré.

La quintaine a lieu « es pres de S. Germain » et Renaud s’y distingue par son adresse et sa vigueur. Puis l’on va dîner.

Qand il orent mangié en la sale a foison,
Renaus e Bertelais s’asient li frans hon
E joent as esches par boene entencion.

Ils se querellent à propos du jeu et Bertelais frappe Renaud à la figure,

Qe del senc an sailli del vis e del menton.
Comme Renaus le vit, ne dist ne o ne non,
Ançois se leva sus, si vint au roi Karlon.

Il se plaint :

Karlesmaignes l’oï, ne dist ne o ne non.

Renaud, irrité, demande à l’empereur compte de la mort de Beuves. Charles le frappe à la figure,

Qe le sanc en fila sor le nou del baudrez.
Renaus s’en retorna, le vasal adurez,
Et prist un eschequier qi fu d’or pointurez,
Si feri Bertelais un coup desmesurez,
La teste li bruisa, li ois li sont volez,
Le zervel li espent sor le marsbre listez.

Le combat s’engage. Finalement Renaud, avec ses cousins Vivien et Maugis, et ses frères, prend la fuite et monte sur Bayard dont l’on a ici l’origine, peu romanesque d’ailleurs :

Renaus ot tiel cheval qui valoit Alemaine,
Baiart avoit a non, si fu nez en Bretaine.
Un borziois l’acheta au duc de Loeraine
Qi bien l’avoit nori et de ble et de vaine.

Charles les fait poursuivre. Les trois frères de Renaud et Maugis sont pris. Charles voudrait les faire pendre. Aimon le supplie vainement pour eux ; ils sont mis en prison. Maugis les encourage, leur promet que bientôt ils seront libres.

Mont me conoist or poi Karlesmaigne au vis fier,
Ançois qe ci m’en parte li ferai encombrier.

Charles s’afflige de la mort de son neveu Bertolais.

D’après le poète, Maugis est

Un des plus fors laron de la crestienté,
Si est buen chevalier et de haut parenté,
Il ne doute chastel ne mur ne fermeté
Qe il n’entre dedenz tot à sa volonté,
Mes onques a vilain n’embla un oef pelé.

Maugis entend les gardes dire que leur sort sera décidé le lendemain matin. Cependant Charles descend lui-même dans la chartre où Maugis le défie et déclare qu’ils seront secourus. Il endort Charles et tous ses seigneurs à l’aide d’un « charne », sort avec les autres prisonniers, dépouille les barons qu’il transporte dans la « chartre » et place Charles, toujours endormi, à la porte de la prison, pour la garder. Cela fait, ils s’en vont et près des « fourches » ils trouvent Renaud qui était venu à leur aide. On s’en va chez la duchesse Aye à qui Renard raconte comment il a tué Bertelais. Le lendemain, Charles s’éveille, se montre furieux de sa mésaventure et oblige Aymon à jurer

...... Qe il james ne doroit un disner
A Renaus ne ses freres, ce li doit mout peser.

Les Fils Aymon quittent Dordonne avec des trésors que leur donne leur mère et vont « en Ardenne ». Aymes vient à Dordonne où il ne trouve plus ses enfants. Ceux-ci chevauchent dans la forêt, s’arrêtent à un rocher près d’une rivière, ils y élèvent « Montesor ».

L’on passe à une autre branche :

Oez, seignors barons, que Diex vous puist aider.

Charles, à la Pentecôte, tenait sa cour. Un messager lui apprend que les quatre frères ont construit un château. L’empereur ne veut plus tarder. Les fêtes sont arrêtées, l’armée est réunie. On marche sur Montesor où Renaud avait réuni beaucoup de monde. Le corps commandé par Reignier est attaqué et battu par Richart qui tue Reignier et fait un grand butin qu’il conduit à Montesor où il apprend à Renaud ce qui s’est passé. Ogier vient de la part de Charles et défie Richard qui est renversé et reste aux mains des hommes de Charles. Mais ses frères le secourent, et font un grand carnage des ennemis.

Charles ressent vivement cet échec, et décide d’affamer le château. Naymes et Ogier vont en ambassade auprès de Renaud et demandent qu’on rende Richard à l’empereur qui le fera pendre. Renaud les invite à s’en aller. Renaud rencontre un jour son père et lui reproche de servir la cause de Charles. Au bout de quatre mois de siège, Charles s’impatiente et demande conseil. Naymes conseille d’entourer si étroitement le château que rien n’y puisse entrer du dehors. Alors se lève Enri (plus loin Hervi) de Losanne qui promet à Charles de lui livrer les quatre frères, si l’empereur lui donne le château. L’empereur accepte et promet même davantage.

Savez que vous ferez ? ce dist li conduitour[65].
Le matin par son l’aube prenez un oriflour,
A Goniu de Borgoigne la bailliez par amour,
O lui .M. chevaliers qui soient poingneour.

C’est bien le récit que nous connaissons ; mais le trouvère tout en conservant l’emprisonnement des trois frères, que l’on a dans B C, le rend plus amusant en imaginant que Maugis déjà joue en cette circonstance à l’empereur un de ces tours que Charles ne lui pardonnait pas.

L’importance du texte de Venise résulte d’abord de ce que l’auteur du remaniement du Beuves d’Aigremont que l’on y trouve, a voulu pousser plus loin encore l’union de cette première partie et de l’histoire proprement dite des Fils Aymon. Et d’autre part, il n’est point sans intérêt de savoir que les versions copiées en Italie étaient d’aussi bon aloi pour le fond que celles qui avaient cours en France. L’on a vu plus haut qu’un épisode du Viaggio in Ispagna dérivait de la version B C, dont le manuscrit de Venise est une reproduction, pour l’ensemble, très exacte, en laissant de côté les différences qui, soit pour le Beuves d’Aigremont, soit pour l’emprisonnement des trois frères de Renaud, soit pour des détails moins importants, étaient déjà données dans le texte que le scribe italien avait sous les yeux ou qu’il entendait réciter.

Si d’une manière générale, le manuscrit de Venise a pour base la version B C, néanmoins il dérive de la version La Vallière à certains endroits où B et C s’en écartent, soit qu’ils se conforment à une version plus ancienne que celle de L, soit que le trouvère ait cédé au désir d’enrichir sa narration de développements ou de détails nouveaux. Dans la branche des Ardennes, B et C sont seuls à développer le projet de tuer, faute de vivres, les chevaux des Fils Aymon, projet qui dans L et A est à peine mentionné en un vers :

A bien poi que il n’ont lor bons chevaus tués.
(Mich. p. 86, v. 19.)
A [bien] poi par besoing n’ont lor chevaulx tué.
(Arsenal.)

Dans ce qui suit immédiatement, le manuscrit de Venise donne une version mixte. Quand les fils Aymon arrivent à Dordonne, B C imaginent qu’ils sont mal accueillis par les gens du pays au point que Guichart les châtierait à coups d’épée, si Renaud ne le calmait. Ici V suit L, puis on constate l’influence de la Version B C et aussi celle de A. On en jugera par les textes que je reproduis ci-dessous (V, B, A, L).

Manuscrit de Venise[66]

Parmi la mestre porte sont en la ville entré,
Mes il ne furent onques conneu ne avisé.
Cil en ont grand merveille qui les ont esgardé
Et dist li un a l’autre : Ou furent cist trové ?
5.Je quit qu’il ne sont pas de ceste terre né.
Chevaliers e borjois les ont areisoné :
Estes vous peneant ? ou avez vous esté ?
Seignors, ce dist Renaus, trop l’avez demandez.
Bien veez que gent somes mont malement mené.
10.Lors a broicé Baiart, s’a gascun trespassé.
A pié sont descendu desoz un pin ramé.
Toz lor .iiii. chevaus ont iluec aregné.
Contremont el paleis sont li frere monté,
Mes le paleis ont tot de serjanz vuit trové.
15.Adonc se sont asis (e) coste a coste e serré,
Sor la table devant sont tuit .iiii. monté ;
Ja n’en leveront mes, si seront tuit iré,
Qe dus Aymes lor pere est enz el bois ramé

Ou il ala zazier, si chien sont descoup[l]é.
20.Entre lui et si hom, dont il i ont plenté,
.IIII. cers avoit pris, mont s’i sont deporté.
Dus Aymes s’en repere et o lui si privé ;
Ne set mot de si fil qui [ja] sont ostelé,
Asis dedenz Dordone enz el paleis listé.
25.Qand le cons le saura, le sens aura mué.
Richart et Aalart et Guichart le sené
Et Renaut le gentil qi tant a de bonté,
Cil s’asient ensemble qui mont se sont amé.
Mais encor n’estoit pas le mengier apresté.
30.Dame Aye ist de la zambre, l[i] us[67] fu desfermé,
Et si fil la regardent qui mont sont decharné.
Aalart, dist Guichart, avez-vous esgardé ?
Veez la nostre mere qui tant vous a amé ?
Frere, dist Aalart, vous dites verité.
35.Bel frere, alez encontre, se il vous vient a gré.
Contez no mesestance et nostre povreté.
Non fera, dist Renaut, ja ne sera pensé ;
Ains atendromes tant q’ele ait a nos parlé,
Savoir s’ele nos a de noient ravisé.
40.Or sont li .IIII. freres sus el paleis listé.
Tant furent nu et povre, n’i ont riens en dossier,
Si sont lai et hisdous, bien semblent aversier.
La duchouse les veoit, n’i out q’esmerveillier ;
Tiel poor out la damme, ne se sout conseillier ;
45.Talent out qu’en sa chambre s’en revoist emboschie
Mes el se raseüre, ses prist a reisonier :
Baron, dont estes vos, nobire cevalier ?
Bien resemblez hermite ou gent peneancier.
Se vos voullez de nostre, ja celer nel vos quier,
50.De dras et de vitaille dont vos aves mestier,
Vos en ferai je ja assez apareillier,
Por l’amor a cel sire qi tot a a baillier,
Qui garisse mi fil de mort e d’e[n]gombrier,
Je nes vi, [de mes iex][68] .X. ans out en fevrier.

La duchesse raconte la mort de Bertolai et les faits qui en ont été la suite :

55.Qand Renaut l’entendi, prist soi a embronzier.
La duçouse l’esgarde, prist le a areisnier ;
Tot le sanc desus lui li prist a formier.
La duzoise se drece el paleis en estant
Et vit muer Renaut son vis et son semblant.
60.Il avoit une playe enz el vis de devant,
Au beort li fu fete, quant [i]l estoit enfant.
Sa mere l’a veü, si le va ravissant.
Devers lui se torna, si li dist maintenant :
Renaut, dist la duchoise au corage vaillant,
65.Bel filz, es tu donc chen ? por quoi le vas celant ?
La duzoise l’esgarde, si le va ravissant,
Plorant, brace levée, va baissier son enfant.

Voici le texte parallèle de B. J’ai averti du développement particulier qui le caractérise.

Parmi la maistre porte sont en la ville entré,
Mais ains n’i furent [il] connu ne avisé.
Moult s’esmerveillent tout chil de la chité
Et dient l’un à l’autre : Ou furent chil trouvé ?
5.Par le mien ensient ch’est de la gent Fourré,
Ou che sont anemi ou diable ou maufé,
Que sont ensi desrout, noirchi et descarné.
Boin marchié a de bos la ou il ont esté,
Car lor cheval en sort estroitement chenglé.
10.Les venredis de l’an ont, je quit, jeüné,
Que moult lor sont delié li flanc et li costé.
De maintes gens estoient escarni et gabé.
Renaus a tout oï, s’a Guichart appelé.
Frere, dist-il, moult a mal plait en povreté,
15.Moult nous ont chil vilain escarni et gabé.
Frere, che dist Guichars, je l’ai bien esprouvé.
Il le comperront ja, par ma crestienté.
Lor a geté le main au boin branc acheré.
Ja se ferist entr’aus a guise de sengler,
20.Quant sez frerez Renaus l’a arriere bouté.

Guichars, che dist Renaus, laissies vostre pensé.
Se trestout chil vilain sont fol et desreé,
Vous lor deves souffrir par vo gentilleté.
Ne vous caut des vilains, car, par ma loiauté,
25.Se nos poons entrer en la boine chité
Et nous soions dedens le grant palais pavé,
Encor serons, je cuit, manant et assasé,
Ou nous serons ochis ou mort ou afolé.
Miex vaut [mort][69] a honnor que vivre en lasqueté.
30.Frere che dist Guichars, de par la Trinité.
Dame Dix nous aiut par la soie bonté.
Devant le grant palais ja se sont arresté,
A pié sont descendu desous le pin ramé,
Lez .III. compagnons laissent pour lez chevaus warder.
35.Contremont le palais sont li frere monté,
Mais le palais ouvert ont devant aus trouvé.
Au doi se sont assis tout .IIII. lés a lés,
Mais anchois que soit nuis ne solaus esconsés,
Aront il grant paor de la teste coper,
40.Se Dix ne les sekeure qui tout a a sauver ;
Car dans Aimez lor perez est ens ou gaut alés
Ou il aloit cachier, si chien sont acouplé.
Entre lui et sez hommez dont il i ot plenté,
.IIII. chiers y ont pris, moult s’i sont deporté.
45.Dus Aimez s’en repaire, n’i a plus demouré,
Ne set mot de ses fiex que ja sont ostelé
En sa chit de Dordonne, el grant palais listé.
Quant le sauera li dus, le cuer aura iré.
Dame Aie ist de la cambre qui moult ot de biauté,
50.Et si fil le regardent, tout li ont encliné.
Aalart, dist Renaus, avez vous esgardé ?
Vees la nostre mere de qui nous fumez né.
Frere, dist Aalart, vous dites verité.
Biax frere, ales a li, se il vous vient en gré.
55.Contes li no mesaise et nostre povreté.
Non ferai, dist Renaus, ja ne sera pensé ;

Ains atenderons anchois tant c’ait a nous parlé,
Savoir s’elle nous a de nient avisé.
Or sont li .IIII. frere sus el palais plenier.
60.Tant sont et povre et nu, n’ont fil de drap entier.
Les chars orent plus noires que meure de meurier.
La ducoise les voit, n’i ot qu’esmerveillier.
Tel paor ot la dame, ne [se] sot conseillier.
Talent ot qu’en sa cambre se coureüst muchier,
65.Mais or se rasseüre, ses prist a arainier :
Baron, dont estes vous ? ne me deves noier.
Se vous voles du nostre, s’en ares volentiers,
De dras et de vitaille, se en aves mestier,
Je vous en ferai ja assez apareillier
70.Pour l’amour chel Seigneur qui tout a a jugier,
Qui garisse mes fix de mort et d’encombrier.
Jou nes vi de mes iex .XV. ans a tous entier.
........................................
Quant Renaus l’entendi, si s’en va embronchier.
La ducoise le voit, si prent a arainier,
75.Tous li sans desous li commenche a refroidier.
La ducoise se dreche tout droit en son estant
Et voit muer Renaut le chiere et le samblant.
Il avoit une plaie enmi le vis devant.
Sa mere le regarde, si le va ravisant,
80.Devers li se tourna, si li dist a itant :
Renaut, se tu es chou, pour coi le vas chelant ?
Biaus fiex, je te conjur de Diu le roy amant,
De toutes les vertus ou nous sommez creant,
Que se tu es Renaus, ne me choilez noiant :
85.Moult le me dist mes cuers, ne sai se il me ment.
Quant Renaus l’entendi, si pleure tenrement :
Il ne s’en tenist mie pour plain .I. val d’argent.
La ducoise le voit, si connu son enfant.
Plourant, brache levée, le va baisier atant.

Texte du manuscrit de l’Arsenal

Parmi la mestre porte sont a Dordonne entrez,
Mais il n’i furent oncques conus ne ravisez.
Moult en ont mervillé cilz ques ont esgardés
Et dient l’uns a l’autre : Ou furent cilz trové ?

5.Je cui que ne sont mie de ceste terre nez.
Chevaliers et borjois les ont araisonnez :
Estes vous peneant ? ou aves vous esté ?
Signors, ce dit Regnaus, trop l’aves demendé ;
Bien veez que gens somes mont malement menez.
10.Puis a broichiet Baiart, si les a tous passés.
A pié sont descenduz delez un pin ramé,
Et li .III. compaignons ont les chevaux gardés.
Contremont le palais sont li freres montés.
Li palais est tout vuit, n’i ont crestien trové.
15.Au doi se sont assis, a la table escoutez,
Il n’en leveront mais, si seront il irés,
Car dus Aymes lor pere en est chassier alés,
Entre lui et ces homes et ces chiens acoplez.
.IIII. cers orent pris, si s’en sont retornés.
20.Ne sçait mot de ces fiz qui sont en son ostel.
Quant li quens les verra, s’ara le sanc mué.
Encor sieent a table, nus nes i a trové.
Li mengiers n’iere mie encor bien aprestés.
La dame ist de la chambre quant l’uis est deffermez.
25.Ces filz l’ont esgardee quant il l’ont avisé.
Aalars dist a Regnaut : [Biaus] sire, esgardez,
Veez la nostre mere qui tant nous a amei.
Sires, ce dit Guichars, vous dites vérité.
Biau frere, alez encontre, se il vous vient à gré.
30.Contes li nos mesaise et nostre povreté.
Non ferons, dit Regnaus, ja ne sera pansé,
Ains attenderons tant qu’elle ait a nous parlé,
Savoir ce nous pourroit de néant raviser.
Or sont li .IIII. freres sus ou palais plenier.
35.Tant furent nus et povres, n’ont fil de drap entier,
Si sont lais et hideux, bien samblent adversiez,
Les chars orent plus noires que meure de meurier.
La duchesse les voit, n’i ot qu’esmerveillier ;
Tel paour ot la dame qu’a pou ne torne arrier,
40.Mes or se rasseüre, si les a arainniés :
Barons, dont estes vous, nobiles chevaliers ?
Bien ressemblez hermites ou grans peneanciers.
Se vous volez du nostre, s’en ares volentiers

Ne de dras ne vitaille, quar bien vous est mestier,
45.Je vous en ferai voir asses apparillier
Por Dieu qui mes enfans me garde d’encombrier.
Las, que je ne les vi, bien a .VII. ans entier.
........................................
Quand Regnaus l’antendi, prist soi a embrunchier.
La duchesse l’esgarde, color prist a changier.
50.La duchesse s’estant (sic) ou palais en estant
Et voit Regnaut muer sa boiche et son semblant.
Il avoit une plaie enmi le vis devent,
Au behort li fu fete quant il furent enfans.
Quant sa mere la vit, si li cria errant :
55.Regnaut, ce tu es ce, por quoy te vas celant ?
Quant li quens l’antendi, si s’ambrunche en plorant.
Adonc plora la dame, si le va acolant.

Je suis obligé de donner aussi le texte de L, comme terme de comparaison[70].

P.89, v.3.Parmi la maistre porte sunt en la vile entré,
Mais il n’i furent onques conut ne ravisé.
5.Molt se sunt merveillié cil ques ont esgardé
Et dist li uns a l’autre : Cist ou furent trové ?
Je cuit qu’il ne sunt pas de cestui païs nés.
Chevalier et borgois les ont araisonés :
Ki estes, bele gens ? de quel païs venes ?
10.Estes vos peneant ? en quel liu converses ?
Seignor, ce dist Renaus, por coi le demendes ?
Ja vees que je sui uns hom molt mal menés.
Lors a brochié Baiart, si s’est d’eus desevrés
Dusk’al maistre palais ne s’i est arestés.
15.A pié sunt descendu desos le pin ramés ;
Tous lor .IIII. chevaus ont illuec aresnés.
En la sale en monterent par les amples degrés.

Li palais fu la sus de sergens esnués,
Au dois se sunt asis que il i ont trovés.
20.Ja n’en leveront mais, si i seront plorés ;
Car dus Aymes lor peres estoit chacier alés
Entre lui et ses homes, ses drus et ses privés,
Sergens et veneors dont i avoit asses.
.IIII. cers avoit pris, dont molt s’est deportés ;
25.Ne set pas que Renaus soit o lui ostelés,
N’en sa cist de Dordone, n’en son palais listés,
Richars et Aalars et Guichars li membrés.
Cil se sieent as tables belement, lés a lés ;
Mais n’est pas li mengiers ne pres ne conrées,
30.Lor mere ist de la chambre, li uis fu desfermés,
Et si fil le regardent, s’ont les chiés enclinés.
Aalart, dist Renaus, quel conseil me dones ?
Vees la nostre mere, je la conois asses.
Frere, dist Aalars, por Deu, car i ales.
35.Contes li no mesage et nos grans povretés.
Non fera, dist Richars li preus et l’alosés.
Sire Renaut, biau frere, encore vos atendes.
Or sunt li .IIII. frere sus el palais plenier ;
P.90 v.1.Tant furent nu et povre, n’ont fil de drap entier.
Si sunt lait et hydeus, bien samblent aversier.
Quant la dame les voit, n’i ot k’esmerveillier.
Tel paor ot eüe, ne se sot conseillier.
5.Mais or se raseüre, ses prent a araisnier ;
Baron, dont estes vos, nobile chevalier ?
Bien me sambles hermites ou gent peneancier.
Se vos voles del nostre, a celer nel vos quier,
De dras et de vitaille dont vos aves mestier,
10.Je vos en ferai ja de joie apareillier,
Por amor cel Seignor qui le mont doit jugier,
Qui garise mes fius de mort et d’encombrier.
Je [nes] vi, pecheresse, .X. ans ot en Fevrier.
........................................
35.Quant Renaus l’entendi, si se vost embroncier.
La duchoise l’esgarde, si le cort areisnier ;
Tous li sans desor li commence a formoier.

La duchoise se dresce el palais en estant
p.91,v.1.Et voit muer Renaut sa chiere et son semblant.
Il avoit une plaie enmi le vie devant ;
Au beourt li fu faite, quant il estoit enfant.
Sa mere le regarde, si le va ravisant.
5.Renaut, se tu ce ies, que t’iroies celant ?
Biaus fius, je te conjur de Deu, le roiamant,
Que se tu ies Renaus, di le moi erramant.
Quant Renaus l’entendi, si s’embroncha plorant.
La duchoise le voit, ne le va puis dotant ;
10.Plorant, brace levée, va baisier son enfant.

Je me suis interdit de mêler l’expression d’un jugement esthétique à cet exposé ingrat. Il est cependant impossible de ne pas noter ici que cette scène est, dans sa simplicité, de la plus pure beauté antique.

Le fond du récit est identique dans les quatre textes. Celui de B est plus long, en raison du petit développement qu’il introduit. L’Arsenal supprime quelques vers ou abrège, suivant son habitude. Les chiffres exacts sont : V 67 vers ; B 89 ; A 57 ; L 63.

Nous comparerons les textes vers à vers à partir du v. 13, p. 89 de L que nous prenons pour base.

Ce vers est le v. 10 de V. Il manque à B, il est dans A avec le même sens que dans V.

V. 14 manque à V (oubli), est dans B. manque dans A.

V. 15. Commun à tous.

V. 16 est dans V, dans B avec variante, dans A avec variante issue de B,

V. 17. Variante commune dans V, B, A.

V. 18. V, variante ; B, autre variante ; A, variante de même origine que pour V.

V. 19. V B A, variante de même famille. Après ce vers, V a un vers en propre (16).

V. 20. V, variante. B remplace ce vers par trois vers qui lui sont propres. A variante de même source que pour V.

V. 21. V, variante. B, variante. A, variante issue de L.

V. 22. V B, variante commune. A mêle les vers 22 et 23.

V. 23. V B, variante identique.

V. 24. V B L, pareils. A mauvaise altération.

V. 25, V B, variante commune. A variante dérivant de V. B.

V. 26. B L, identiques, V en dérive, A passe le vers. — Après ce vers V B A en ajoutent un (25, 48, 21).

V. 27. V dérive de L ; manque à B A. Après ce vers V en ajoute un (27).

V. 28. V A dérivent de L ; manque à B.

V. 29. V A, variante commune ; manque à B.

V. 30. V A B, variantes de même famille.

V. 31. V A, variantes distinctes ; B dérive de L.

V. 32. V B A, variantes de même famille.

V. 33. V A, variante commune ; B variante distincte.

V. 34. V B A, variante commune.

V. 35. V A B, variante commune.

V. 36. De même.

V. 37. V A B, de même et addition d’un vers (39, 33, 58).

V. 38. V, variante fautive (listé).
P. 90, v. 1. V, mauvaise variante.

V. 2. V A, pareils. Manque à B (oubli). — B A ajoutent un vers (61, 37).

V. 3. Pareil.

V. 4. V B, sans changement. A altération, aux dépens de ce qui suit dans V B qui ajoutent un vers (V 45, B 64.)

V. 5. Variantes insignifiantes.

V. 6. V A comme L. B variante.

V. 7. Manque à B.

V. 8. V comme L ; B A, variante commune.

V. 9. V comme L, B variante, A variante.

V. 10. V B A, variantes de même famille.

V. 11. Variantes légères. A réunit 11, 12 en un vers (46).

V. 12. V B L, pareils.

V. 13. V L, pareils ; B A, variantes.

V. 35. V, petite variante ; B, autre pet. var. ; A, comme V.

V. 36. V B, variantes insignifiantes ; A, variante propre.

V. 37. V près de L ; B, variante ; A manque.

V. 38. V comme L ; B, variante médiocre ; A comme V L avec une faute.
P. 91, v. 1. V, variante ; B comme L ; A, variante d’un mot.

V. 2. V, petite variante ; B A comme L.

V. 3. V A comme L ; B manque.

V. 4. V B comme L. A, deux variantes. V B ajoutent un vers (63, 80). Le second hémistiche forme la seconde variante de A au v. précédent. A a réuni les deux vers en un seul. — V ajoute un vers (64).

V. 5. V, variante au premier hémistiche ; B A, 2e hémistiche commun.

V. 6. Manque à V, A B comme L. — B ajoute un vers (83).

V. 7. Manque à V, A B, variante. — B ajoute un beau vers (85).

V. 8. Manque à V. B, variante. A tout près de L.

V. 9. V, variantes. B, mauvaise variante. A manque.

V. 10. V B L, pareils. A, mauvaise variante.

On voit suffisamment par cet exemple que la version de Venise ne reproduit textuellement aucune autre version et qu’elle dérive, tout au moins, dans le détail de la rédaction de plusieurs ; à certains endroits elle est plus près de L que B A. Ailleurs elle se sépare des trois autres textes. Au point de vue du mérite de la rédaction, L paraît supérieur, même à B, bien que, çà et là, ce texte ait une valeur réelle. On peut contester des vers tels que : « Les chars orent plus noires que meure de meurier », ou « Talent ot qu’en sa cambre se coureüst mucier », mais non celui-ci :

Moult le me dit mes cuers, ne sai se il me ment.

Il prépare si bien ce tableau et ce geste que ne l’on ne peut oublier :

Plorant, brace levée, va baisier son enfant.

L’orthographe dénote un copiste italien.

Mais il y a autre chose, car ce tableau et plusieurs remarques faites plus haut amènent à une conclusion fort inattendue. Les parties où V diffère de B C sont précisément celles où B C portent la marque d’additions et d’amplification. Le texte de Venise doit donc être considéré comme de même famille que B C, mais aussi comme plus ancien : il en serait le type primitif, si dans l’épisode de l’emprisonnement des frères de Renaud il n’introduisait, lui aussi, un élément où l’on reconnaît l’intention d’ajouter à l’intérêt du récit. Tout cela a son importance au point de vue du classement des manuscrits.

Pour la plupart des manuscrits suivants, je ne puis donner que des indications sommaires, puisées dans des catalogues ou empruntées à des auteurs qui ont traité des Fils Aymon.

VIII. Metz. Petit in-folio sur parchemin du XIIIe siècle ; 82 feuillets à deux colonnes ; réglé à 40 lignes. Le manuscrit est incomplet, comprend environ 13,000 vers et s’arrête à la page 331, v. 16, de l’édition Michelant. C’est-à-dire à l’endroit où Maugis, après avoir porté à Montauban Charlemagne endormi, se retire dans un ermitage : « Il entre en la maison ki ot petit corsage. » Ce manuscrit est décrit par Mone dans l’Anzeiger, 1837, p. 328. M. Leo Jordan a noté[71] qu’en remarquant que les manuscrits de Peter-House et de Montpellier donnaient pour raison du ressentiment de Charlemagne l’absence de Beuves d’Aigremont lors de la guerre de Saxe où mourut Baudoin, j’aurais dû mentionner que le ms. de Metz donne également :

J’ai conquis Guiteclin, icel Sesne felon,
Er Saisone le grant que nos ore tenom.
La perdi Bauduin que nos tant amion……
Li dux Bues d’Aigremont n’i fu pas, ce set on.

Ce renseignement est, paraît-il, dans l’article de Mone que je regrette de n’avoir pas à ma disposition.

IX. Metz. Fragment de 516 vers, portant sur le pèlerinage de Renaud et sur le combat de ses fils et des fils de Fouques de Morillon.

Trois manuscrits d’Oxford :

X. Douce, 121.

XI. Laud, 634.

XII. Hatton, 42 ; Bodl. 59. Ce manuscrit comprend deux parties. La première (f. 1-70) est de caractère romanesque. La seconde (71-173) répond à Michelant, p. 227, vers 5 ; p. 403, v. 6, c’est-à-dire va du discours où Renaud explique longuement les motifs qui le décident à secourir le roi Yon, jusqu’à l’endroit où Bayard, après être monté sur la rive, s’enfuit dans la forêt. Le dernier vers est : « Ci feni la chanson qui en avant ne dure ».

Manuscrits, du British Museum (Catalogue of romances in the Dept of Mss. in the British Museum, by H. L. D. Ward, B. A.).

XIII. 1o Royal 16 G. II, sur vélin, XVe siècle, in-folio, formé de 183 feuillets. Ce manuscrit comprend trois parties. L’on a d’abord 617 vers reproduisant, mais en l’abrégeant, le commencement de la version du ms. de la Bibliothèque nationale f. fr. 764 (ancien 7182) dont je parlerai plus bas. L’on a ensuite une rédaction en prose des Fils Aymon, et en troisième lieu une chanson, en 1899 alexandrins, où il est raconté comment, après la mort de Renaud de Montauban, son cousin Maugis alla à Rome, où il devint cardinal et pape, et comment, sous le titre de pape Innocent, il reçut la confession de Charlemagne ; mais à la fin Maugis et les trois fils survivants du duc Aymes, furent trahis par Ganelon. Poursuivis par Charlemagne, ils périrent étouffés par la fumée dans une caverne, près de Naples. La première laisse commence :

Seigneurs, or entendez, pour Dieu qui ne menty,
Et vous orrez chançon dont ly voir sont joly.
De la mort des trois [frères] vous conterai ycy,
Mais ung peu en lairay, si serai reverty
A Maugis leur cousin qui fut au bois fueilly,
Où il estoit hermite et prioit Dieu mercy.

La narration se termine brusquement avec ce dernier couplet :

Seigneur, dedens la cave, ce vous signifie,
Fu Maugis et les trois qui sont d’une lignie.
Richardin le premier ce jour perdy la vie
Et ly aultre deux frere souffrirent grant achie.
Adonc, Seigneurs, cheyst Guichart, car vivre ne polt mie,
Les yeulx avait tous cheux et la vue perchie,
Le viaire deffait, la chair olt changie
Et par force de feu sa chair blanchie.
Quant Maugis l’a veü, si en lermie.
Aalart a genoulz a Jhesucrist deprie
Pour lui et pour ses freres qui tant souffrent hachie.
Maugiz aprez Guichart fina sa vie.

Cette fin, dont je ne puis garantir la copie, est évidemment écourtée. L’on a affaire à une imitation du petit poème « La Mort de Maugis, » qui a été résumé plus haut à propos du ms. 766 de la Bibl. Nationale, mais il est tenu-compte de cette imitation à la fin de la version du ms. 764, où les trois frères de Renaud et Maugis meurent dans une caverne près de Naples, par suite de la trahison de Ganelon. On retrouve ce récit dans la première partie de la Chronique de Mabran. Je ne crois pas qu’il y ait lieu de supposer qu’il ait existé une Chanson, aujourd’hui perdue, La Mort d’Aalart[72] : les textes du ms. 766 et du British Museum me paraissent en tenir lieu.

Les deux autres manuscrits du British Museum donnent deux rédactions en prose des Fils Aymon.

14. J’en viens à une rédaction en vers où le Beuves d’Aigremont est supprimé (bien qu’il en soit tenu compte dans la suite du récit) et qui n’a conservé qu’une partie des éléments traditionnels, mais qui paraît avoir exercé une influence sur le développement ultérieur de la légende. La Chanson de Geste s’y transforme en un long roman d’aventure. Elle est contenue dans le manuscrit f. fr. 764 de la Bibliothèque nationale (ancien 7.182), bel in-folio du XVesiècle formé de 218 feuilets de parchemin ; la page est à deux colonnes, réglée à 34 lignes. Le dernier feuillet n’a qu’un vers. Le nombre total des vers serait donc de 29,513, n’était la place occupée par les miniatures qui sont vraiment dignes d’attention[73]. La forme de ce texte laisse fort à désirer ; mais, comme pour beaucoup d’autres vieux poèmes, il serait injuste d’imputer à l’auteur les torts du copiste ou des copistes successifs par l’intermédiaire desquels son œuvre nous a été transmise[74]. J’en donnerai un résumé, en insistant sur la partie la plus originale. L’auteur a imaginé d’attribuer à Renaud le mérite d’être allé chercher en Orient et d’en avoir rapporté les reliques de la Passion[75]. Le pèlerinage remplit en effet plus de la moitié, plus de 15,000 vers, du long roman, du feuillet 71 où Renaud quitte les siens, au feuillet 186 où Renaud, revenu de la Terre Sainte, se fait reconnaître de Charlemagne, de ses frères et de ses fils.

Dans l’édition que j’ai sous les yeux du Fierabras provençal par Bekker (Mémoires de l’Académie des Sciences de Berlin, 19 octobre 1826), l’on a (p. 130-132) 114 vers où Renaud se décide à quitter le monde pour faire pénitence, part la nuit sans avertir sa famille et vient à Cologne où il se fait manœuvre. Le passage cité s’arrête à l’endroit où les ouvriers se plaignent de ce qu’on les paie moins depuis la venue de Renaud. J’ai constaté qu’à la suite de ce passage (p. 216) le manuscrit est incomplet. Le feuillet 217 commence par une fin de laisse qui ne continue pas la narration :

Et dame son signeur, et pensa nuit et jour
A li servir en bien sans penser nul faux tour.
Ordre de mariage est de noble valour.

Il manque au moins un feuillet tout entier où était racontée la mort de Renaud, dont il est d’ailleurs parlé dans ce qui suit, comme on le verra dans mon résumé.

F° 1, recto. Grande miniature représentant à table les quatre Fils Aymon et deux dames (leur mère et Clarice).

A.Seigneurs, or faites pais, chevaliers et barons.
Et rois et dus et contes et princes de renons,
Et prelas et bourgois, gens de religions,
Danmes et danmoiseles et petiz enfansons,
5.Clers et lais, toutes gens vivans fois et raisons,
Que nostre sire Dieux qui souffri Passions
En l’arbre de la croix pour nos remissions,
Nous veulle tous et toutes garder de mesprisons,

Et si vivre en ce siecle que quant treapasserons,
10.Nous octroye sa gloire et fache vray pardons.
Or faites pais, seigneurs, ne faites cris ne sons,
Et je vous chanteray une bonne chanssons ;
Oncque melieur n’oïstez, bien dire le puet hons,
Car c’est des vaillans hoirs du preux contes Doons,
15.Cil qu’on dist de Mayence, qui tant fut vaillans hons
D’un de ces .xii. fieulx, qu’on appella Aymons,
Enssi .iiii. biaus freres des quelz orres les noms :
B.Regnaut fu le premier[76], Alart (fu) le seconds,
Et Guichars et Richars aussi furent les noms.
20.Richart fu le plus fier des .iiii. filz Aymons
Aussi que en l’istoire tout par tout le trouvons.
Bien aparut es guerres qu’orent les enfanssons,
Aussi que si aprez nous vous recorderons.
Seigneurs, or faites pais et veuillies escouter.
25.Des .iii. filz Aymon je vous voudray conter
De leur commenchement jusques au definer,
Si comme il guerroyerent Charlemaine le ber
Pour la mort Bertoulet que Regnaut voult tuer ;
Comment grant povreté leur convint endurer
30.Ens es fores d’Ardanne ; et vourray recorder
Com(me) vinrent a Dordonne a leur mere parler
Et au bon duc Aymon qui les voult engenrer ;
Comment Maugis y vint pour eulx reconforter ;
Puis se vouldrent partir et en Gascongnie aler
F°1,v°A 35.Servir au roy Yon qui depuis voult donner
Sa suer en mariage a Regnault le bon ber
Clarice ou …… voult en lui engenrer
Deux hoirs malles que Dieux voult de p… honnourer
C’est Aymon et Yvon, on les puest bien nommer.
40.Et puis recorderay et vouray deviser
Comment Karle les fist de Gascongnie semer,
Comment reurent leur pais, com Regnault passa mer
Iherusalem conquist, comment voult raporter
Les trois clous, la couronne dont Dieu du trosne cler
45.Fust sà jus couronnés et ses membres fichier

Pour tout humain lignaige hors d’enfer rachater,
De coy Karle voult puis aimer et honnourer
Regnaut de Montauben et li voult pardonner
Sa guerre et (son) maltalent sans riens plus relever ;
50.De quoy moult resjoy furent duc, conte et per,
Chevalier et bourgois, escuyer (et), bacheler,
Et tous bons chrestiens de là et de sà mer,
Ainsi que vous pourres ouir et escouter
Ens ou noble romant qui moult fait a loer.

Aymes déclare son intention d’envoyer ses fils à la cour. L’on rencontre ici une allusion au Doon de Mayence :

...............Je veux adresser
Mes enfans a Challon ou douce France apent,
Pour faire chevaliers au Dieu commandement,
Et pour demander terre sur sarrasine gent,
Aussi que nous fesismes nous .xii. proprement,
Et il le nous donna de cuer entierement,
Car Doon, nostre pere, ly pria doulcement,
Et nous les conquestames au gre du sappient.
Ossy porroient il bien faire si faitement.

F° 2. Tout le monde est dans la joie. La duchesse recommande à ses fils la modération et leur conseille de recourir à Charles, s’ils ont quelque ennui. Quand le duc et la dame « prisiée » ont baisé leurs enfants, ceux-ci partent accompagnés de quarante écuyers et de trente chevaliers.

Mainte larme ont plouré a celle departie,
Mais le gentil Richart, celui ne ploura mie,
Car il estoit si fier qu’oncques jour de sa vie
Il ne dengnia plourer, tant eüst de hachie,
Ains en mocquoit les autres et tenchoit a la fie,
Et disoit, nuls frans cuers plourer ne devoit mie
Pour meschief ne destresse, annuy de vilonie,
Que nuls homs puist avoir en nesune partie.

Le caractère de Richard est ainsi posé de prime-abord, très conforme à ce qu’il devient peu à peu dans les versions plus anciennes.

Les Fils Aymon arrivent à la cour. Quand Renaud a salué l’empereur, celui-ci lui répond :

Comment as tu en non ? ne le me celez ja.
Et tes frere(s) ensement ou tant de biauté a ?
Et Regnault respondi : Et on le vous dira.
On me nomma Regnault quant on me baptisa.
5.Cest aultre a non Alart et Guichart par de sa.
Richart a non cel autre qui est au lez de la.
Duc Aymon nostre pere l’autrier nous commanda
Que venissiens a court et moult vous supplia
Que nous adoubissies au jour qu’il vous plaira
10.Pour le plus vaillant roy qui jamais n’estera.
Amis, ce dit li rois, par Dieu qui tout crea,
Lies sui quant je vous voy en mon palais de sa.
Dimenche, au bel matin, que mon corps court tenra,
Vous feray chevaliers, ne vous en doubtez ja.
15.Sire, ce dist Regnault, ja il ne m’avendra
Que soie fait le jour que Dieu se reposa,
Mais lundi, s’il vous plaist, on le rechevera.
Quant Charles entendi de Regnault la raison,
Si li a respondu : Par ma foy, danzillon,
20.Chevalier vous ferai a vo devision.
Lors fu temps de diner, seoir vont li baron.
Devant l’emperuer qui tant ot de renon,
Servirent noblement li .iiii. fils Aymon.
Noblement sont vestu comme filz a baron,
25.Cotes de soye a or ouvrée a oysillon,
Leurs cheveulx reluisoient com penne de paon.
Et Charle les regarde d’unble condicion,
Et a dist haultement, que bien l’entendist on :
Cil venront a grant bien, se il font le mien bon.
30.De ce furent dolent li parent Guenelon,
Mais joyant en estoient cil de l’estracion,
Ogier de Dannemarche, Estoit le filz Odon,
L’arcevesques Turpin et le bon duc Naymon,
Regnier de Vantamize et Gautier de Digon,
F° 3. 35Thierri li Ardenois, Gherars de Rosillon
Salemon de Bretengnie et de Nantueil Doon.
Ne sai que vous fesisse eslongier la chansson.

La liste des barons de la gent loyale, parents des Fils Aymon, serait en effet interminable. La mention de Renier de Vantamise achève de marquer que la rédaction du texte est postérieure à la constitution définitive du cycle de Doon de Mayence. Ce personnage figure dans le Jourdain de Blaivies, dans le Maugis d’Aigremont, dans le Gaufrey. Il finit par être un treizième fils de Doon (v. dans mes Recherches, p. 81-83).

Le lundi matin, Charles adoube Regnault, Aalart « au crin blond », Guichart, Richart « qui fu fier comme lyon » et des autres à foison.

On fit un bonhourt où Renaud, monté sur Bayard, remporte le prix. À l’approche de la nuit, on revient devant l’empereur qui distribue des dons aux « enfans ».

Mais asses tost feront l’emperiere (sic) courechier,
Aussi que vous orres ou livre retraitier.
Charles ot .i. neveu qu’il ama et tint chier ;
Fieux estoit de sa suer, si l’ot fait chevali[e]r ;
Bertoulet avoit non, mont fu et grant et fier.
Cil assailly Regnault du jeu de l’essequier,
Et Regnault respondi, de loyal cuer entiers,
Qu’il joueroit a lui sans faire nul dangier.

F° 3 verso. (Miniature représentant la scène du soufflet.)

Renaud avait déjà maté trois fois son adversaire. À la quatrième fois, Bertoulet s’irrite et le frappe au visage si fort que le « sanz vermail parmi le nez dessent ». Renaud est fort irrité :

Ja tuast Bertoulet la endroit a present,
Quant de sa doulce mere ly vient ramembrement
Qui li avoit prié a son departement
Que s’on li meffaisoit par aucun convenant
Qu’il s’en plaindist au roy sans prendre vengement.

Il va donc au roi, tandis que Bertoulet prenait un autre adversaire qui jouait à son choix, « sans contredisement ». Tout ce remaniement est abrégé, cependant le texte est suffisant pour la plainte de Renaud.

A sa vois qu’il ot clere li a dit haultement :
« Sire, drois emperieres, je me plains durement
De Bertoulet vo niés, qui m’a moult laidement

Feru ou nous jouiens as eschies doulcement.
Present maint gentil[homme] m’a feru povrement.
Je vous en requier droit a vo devisement,
Que justice en soit faite sans [plus d’atargement]
Car ore et aultre fois aves escharcement
Encontre no lignage jugié et povrement.
Au duc Buef d’Aigremont me souvient bien souvent
Qui en vo sauf conduit fu occis laidement.
Oncquez vous n’en fesistes nul bon amendement.
Et li dus fu mon oncle, je le say vrayement,
Et se je n’en ay loy et justice brie(fve)ment
De l’un tait et de l’autre prendray le vengement.

Charles l’éconduit :

Et quant le roy l’oy, s’en ot grant mal talent.
Il a dit à Regnault : Garson, ales vous ent.
Maudist soit Bertoulet de Dieu omnipotent,
Quant si pou [vous] en fist a ce commenchement,
Car enfans peu battus pleure trop longuement.

Renaud tue Bertoulet d’un coup de Floberge « que Maugis li donna ». Tous les barons tirent leurs épées. Charlemagne survient. Quand il sait de quoi il s’agit, il s’écrie :

...............Barons, or i parra !
Cil qui prendra Regnault, le mien ami sera.

Là-dessus viennent les frères de Renaud et leur père, le duc Aymes. On lui apprend ce qui s’est passé. Il va vers son lignage, les priant de porter secours à ses enfants. Mais Charles ordonne de les saisir. Guichart combat vigoureusement pour dégager son frère. Dans la mêlée, Renaud, armé de Floberge, tranche la tête à quatorze « ou plus ». Ses frères font de leur mieux. Mais ils succomberaient sous le nombre croissant, si Ogier n’était venu et ne leur avait conseillé de fuir. Leur père va au roi, lui demande merci pour ses enfants. Charles répond que Renaud sera pendu. Aymes court à travers la presse, et ordonne à Renaud de partir, car il sera occis et tout le lignage avec lui. Renaud s’obstine. Il faut que Naymes vienne et lui fasse signe. Il part avec ses frères. Ils vont à leur hôtel d’où ils s’échappent par une issue détournée :

Vont s’en li .iiii. freres sus Bayard le destrier :
Maugis le cnquesta a l’entré[e] d’enfer,
Puis le donna Regnault qu’il ama et tint chier,
Et Floberge s’espée...............

Maugis avait en effet conquis Bayard dans un gouffre infernal (Maugis d’Aigremont, v. 1070, sq.) et enlevé Froberge au roi sarrasin Anténor (ibid., v. 1617, sq.). Il donne l’un et l’autre à Renaudin à la fin du poème (ibid., v. 9560, sq).

Fo 4, verso. — Aymes reste prisonnier de Charles. Roland apprend la mort de Bertoulet et réclame vengeance. Ogier justifie Renaud : querelle, Courtain sort du fourreau. Naymes les calme. — Fo 5, recto. Charles oblige Aymes à forjurer ses fils. Aymes va à Dordonne, les chasse et leur annonce qu’ils n’ont plus à compter sur lui. Ils partent et se décident à élever une forteresse dans la vallée d’Ardanne. — Fo 5, verso. Le château est sur une roche, près de la Meuse ; on l’appelle Montessor.

..........pour ce qu’on assorboit
Le païs tout entier de quan qu’il y avoit.

Ils battent la campagne : quelques vers visent les chevaliers pris et mis à rançon. — Fo 6, recto. Charles est renseigné par un chevalier. Il entre en grande colère et forme son armée. Ermenfroi conduit l’avant-garde qui est de quatre mille hommes. Richard les aperçoit et prend quelques coureurs. Fo 6, verso. Il propose d’attaquer l’avant-garde par derrière. Son avis est suivi et Ermenfroi est fait prisonnier. Fo 7, recto. Ermenfroi explique tout à Renaud. Alard conseille de ne pas attaquer et de se tenir dans le château ; c’est aussi l’avis de Renaud. Charles est fort irrité. Fo 7, verso. Le siège de Montessor commence. Le traître Hardré (corr. Hervis) offre ses services à l’empereur. Fo 8, recto. Le traître se présente à Renaud comme quittant la cour parce qu’il a provoqué la colère de Charles en lui recommandant de faire la paix : « Or fu à Montessor le traïtre Hervis. » Une nuit qu’il avait la garde avec ses hommes, il envoie un messager avertir l’empereur. Un songe éveille Renaud : un griffon apportait du feu grégeois et incendiait la place. Il s’aperçoit de l’entrée des Français et éveille ses frères. Fo 9. Les Français sont repoussés.

Comme dans la version classique, les Fils Aymon abandonnent la place et sont rejoints par leur père :

F° 12, recto :

Quant Regnault voit son pere de combatre apresté,
Il a broché Bayart, si le fait tost aler.

Il fend la troupe de ses adversaires et arrive à la bannière qu’il renverse. D’un coup de Floberge, il tue Hues de Senlis. Alard et Guichard s’aventurent également et « Richart le petis » tue le « mareschael » de son père. La bataille est ardente, on échange des coups furieux, on entend les cris des « enseignes ». Les Français sont épouvantés :

Et li dus de Dordonne commencha a crier :
Comment, dist-il, seigneurs, lairez vous escapper
Ces bastars orguellieux qui tant me [font] irier ?
Puis a dist coyement : Dieu les veulle garder,
Car se sont mes enfans et se les doi amer.
Et quant le ber Regnault se ouy bastart clamer,
Vers son pere s’en va, se ly print a crier :
Par mon chief, siere duc, moult faitez a blasmer
Quant envers vos enfans vous voy aussi merler.
Ne sui mie bastart, bien ay qui resembler.
Lors va devant son pere .I. chevali[e]r fraper.

F° 11, verso. Le combat continue.

Renaud et ses frères détruisent les trois quarts de la troupe de leur père et s’en vont dans la forêt en conseillant à Aymes de ramasser ses morts. Il est très affligé, car Charles sera mécontent.

On embaume le corps de Huon. Aymes et ses hommes vont vers La Chapaile et trouvent l’empereur entouré de ses barons.

Et lors et vous venu le riche duc Aymon
Qui amenoit en biere le Chamberlen Huon.
Et quant l’emperieres en a oy le son,
A haulte vois a dit : Quelle noise fait-on ?
Sire, si li dist Guesnes, vecy grant traïson.
Vous avez fait au leu garder vostre monton.
Sire, dist Guenelon, il vous va malement.
Perdu avez Huon, vo maistre chamberlent,
Et les bons chevaliers et vostre bonne gent.

S’ont fait li filz Aymon a ung desbochement,
Mais dus Aymes n’a mal, lui ne si garnement.
Quant Karle l’entendi, a peu d’ire ne fent.

F° 12. Charles accuse le duc de l’avoir trahi ; Aymes répond qu’il comptait lui livrer ses enfants, mais que leur bonne fortune et leur hardiesse les ont sauvés. L’empereur se plaint de ne pouvoir châtier ces quatre traîtres. Il ordonne que l’on se borne à surveiller les abords de la forêt d’Ardenne, et il avertit Aymes de se bien garder, car pour une faute, il aurait à en payer deux.

Les passages menant aux Ardennes sont étroitement gardés. Les enfants se nourrissent de venaison, qu’ils mangent sans sel et sans feu Il ne leur reste qu’un seul cheval, Bayard.

Les Fils Aymon quittent l’Ardenne, se rendent à Dordonne. Ils sont en présence de leur mère.

F°14, ro B.Quant la duchesse vit lermier le baron,
Elle esgarde Regnault au vis et au menton.
Au nes vit la playette que jadis li fist on
En ung esbastement en celle region,
Et cele fist Alart sans mauvais occoison.
Dont il prinst la duchesse la soe avision.
A li meïsme dist coyement a bas son :
Je croy que c’est Regnault, si ait m’arme pardon.
Elle vint au vassal, prent luy par le geion :
N’es tu mie Regnault, ne me fay celison,
Mon doulx enfant loyal, le filz au duc Aymon ?
Damme, se dist Regnault, par Dieu et par son non,
Je sui Regnault vos fieulx de droite estracion,
Mais je croy bien qu’ayes en plus d’un baron,
Car le duc de Dordonne m’a appelé corcion.
Damme, se dist Regnault qui fu de belle part,
Je croy que vo filz sui, et vees ci Alart
Et cy à l’autre lé le mien frere Guichart
Et se povez ossy yssi veoir Richaert.
Pour Dieu, veuilles nous dire se nous sommes batart,
Car Aymes de Dordonne nous a clamés coirart,
Bastars nous apella, mont a le cuert escart.
Car fuïr l’en feïmes a guise de regna[rt] ;
Mais onques apres lui ne filz courir Baiart.
La n’eust encontre nous ne chansse ne hasart.

Il nous a forjuré aussi comme musart.
Quant la damme l’oy, de dueil le cuer ly art.
Ay enfans, dist elle, mal resembles wichart,
Car pas n’avez le corps honneste ne gaillart.
Ou aves vous esté, ne en con faist essart ?
Damme, ce dist Regnault, vous le savez a tart,
Car de grant povreté avons heü no part.

Et il lui raconte combien ils ont souffert dans la forêt d’Ardenne.

La duchesse embrasse ses enfants et s’évanouit. Ils la relèvent ; elle reprend ses sens et leur dit que leur père, malgré les apparences, est très affligé de leur sort. — Elle ne répond donc pas à la question que Renaud lui a posée avec tant de rudesse. Ce reproche de bâtardise, lancé par Aymes comme une injure, a frappé Renaud. Faut-il supposer qu’il a son origine dans quelque forme ancienne de la légende ? L’insistance de Renaud est-elle seulement due à la gaucherie de l’auteur ? Faut-il voir là un point de contact entre cette composition et la version néerlandaise ? Faut-il penser à la légende de Gondovald ?

Cependant le duc revient de la chasse. La duchesse va à sa rencontre, et quand tout étonné il regarde ces étrangers, elle lui apprend que ce sont ses fils. Il leur demande comment ils osent se présenter à lui dans un tel état.

Quant le duc a veü les hoirs qu’il engenra,
Hautement leur a dit : Signeurs, comment vous va ?
Ou avez vous esté ? au charbon longtemps a.
Sire, ce dist Regnault, par Dieu qui tout crea,
5.Vous voyes tot l’avoir c’oncque Dieu nous donna.
Maudist soit, dist li dus, qui si vous amena,
Ne qui en si fait point a enfant vous tenra,
Car je croy que mes corps point ne vous engenra
Ne la franche duchesse oncque ne vous pourta,
10Car vous fustes changié quant on vous alaita.
Se de mon sang fussies, vous ne venissies ja
Venu (sic) en si fait point que mon corps vous voit la,
Or n’a il homme nul de sa mer ne de la,
S’il venoit en cest point, que je l’ammasse ja.

15.Seigneur, ce dist li dus, mal semblez chevalier,
Ainssois sambles truant ou povre forestier.

S’ils tombaient aux mains de Charles, nul seigneur ne donnerait un denier pour les sauver. Et il continue :

Seigneurs, s’a dist le duc c’on appela Aymon,
Vous ne semblez pas gent de bonne estracion.
Se vous fussies preudomme de bonne nouresson,
Ja le roi Charlemaignes qui tant a de renon,
N’eüst de vous destruit la dominacion,
Car vous fussies aidiés du riche duc Naimon,
Et d’Ogier mon neveu, aveuques Salemon,
Et de Thierry d’Ardanne et du bon duc Odon
Et d’autre grant plenté, mais je pers mon sermon.

On voit que le duc revient sur le reproche qu’il a adressé à ses fils. Il l’explique en supposant qu’ils ont été changés en nourrice.

Les Fils Aymon partent pour la Gascogne et se mettent au service du roi Yon dont la sœur, Clarice, s’éprend de Renaud. Le motif a peine indiqué dans la Chanson de Geste reçoit ici quelque développement.

Dans la bataille avec les Sarrasins, ceux-ci sont appelés Bidaux. Leur roi ou comte est Begue. La paix, une fois conclue, Renaud épouse Clarice. De grandes fêtes ont lieu où les jongleurs sont comblés de présents.

Celle nuit just Regnault aveucquez s’espousée,
Puis fu a lendemain feste renouvellée
Qui puis, se di, dura bien quinzaine passée.
Aussi se maria Regnaut en celle année,
De la dame ot .ii. filz de haulte renommée,
Aymonet et Yon, c’est verité prouvée,
Par qui mainte proesce fu depuis achevée
De sa mer et de la jusques en Galilée ;
Car de Iherusalem, ceste cité louée,
Ot le vassal Yons la teste couronnée
Que Regnault conquesta au trenchant de l’espée,
Aussi quant vous orres, s’il vous plaist et agrée.

Renaud, ses frères et Maugis, revenant un jour de chasser, suivent « l’yaue de Gironde qui ne queurt mie lent » :

Ont veüe une roche haulte mont durement.
F° 27.Tour y avoit heü ja anchiennement.

Renaut estime que c’est un lieu des plus forts : un château y serait inattaquable.

L’on a ici l’étymologie particulière à notre auteur :

Moultauben l’apelerent li chevalier baron.
Une ville y avoit que Norart appelon,
Mais se fu Montauben pour celle establison,
Pour ce que trestout cil de celle nation
Qui vouloient ileuc prendra habitacion,
Avoient bois pour neent pour charpenter maison.
Les bois furent auben entour et environ
Et pour ce Montauben le castel nomma on.

F° 27, verso. — Guenelon propose la course pour enlever Bayard à Renaud. Elle sera annoncée en faveur de Baudoin que l’on a l’intention d’adouber chevalier. Si Renaud vient, on le prendra. La couronne du roi sera le prix annoncé pour la course.

Dans ce qui suit tout est abrégé sans respect du texte traditionnel. La délibération du roi Yon et de ses barons est à peine esquissée : deux barons seulement sont mentionnés, Galeran d’Aubeconne et le comte d’Angoulême, qui d’ailleurs ne figurent point dans la liste ancienne.

Dans le récit du siège de Montauban je découpe le vol des épées par Maugis.

F° 51 verso.Barons, (ce) dist Guenelon, veullez vous bien garder,
Ou demain ne sarez a Maugis assener.
Et dist le doc Rolant : Guenes, laisies ester.
Ales faire vo guest, se nous laisies jouer.
5.Il ne puest par nul tour de chiens esschaper,
Se li diable d’enfer ne sont au delivrer
Qui de ceens le viengnient tout en air enporter.
Maugis a prins a rire qui peu les veult doubter.
Tant joua Charlemaignes a Rolant au vis cler
10.Que le sommail le prinst et se prist a tenner.
Il a dist a Rolant : Je me veulx repouser.
Je vous pry, biaux doulx niés, de ce baron garder.

Oncles, se dist Rolant, bien en saray penser.
Quant Maugis les entent, donc s’ala adviser
15.D’un conjurement faire dont bien savoit user.
Adonc va tous les diables esramment conjurer
Et par parolles fist ces kaines deffermer.
Karle les ouï bien cheïr et avaller
Et ossi fist Rolant qui tost s’ala lever.
20.Et Maugis prinst son carme tantost a retourner.
Un conjurement fist et puis prinst a soufler.
Lors se laissa le roy a la terre verser,
Et trestout li baron ne se porent ester.
A peu que ne les fist trestous escerveler,
25.Si fort sont enchanté sans yaux a remuer.
N’y a celui qui puist ne piet ne main tyrer.
Et quant Maugis les vist, si print joye a mener.
Il vient devant Karlon, se li prinst a crier :
Karle, je ne veulz mie c’on me puist reprouchier
30.Que je soie partis de vo tref sans parler.
Je prens congiet a vous, car il m’en fault aler.
Karle l’entendy bien, mais ne pot mot sonner.
Karlles, ce dist Maugis au courage certain,
Vous m’avez fait ennoy, droit est se je m’en plain :
35.J’ay [eu] en ceste nuit en vo maison grant fain.
Vous ne m’avez donné ne chair ne vin ne pain.
Mais par celui Signeur qui d’Adam fist Evain,
Je le vous meriray avant qu’il soit demain,
Car trop m’avais meffait dont je vous tiens vilain,
40.Et a Regnault ossi, le mien cousin germain.
Or oyes de Maugis, pour Dieu le souverain.
A Karlon est venus qu’il n’ammoit adonc grain,
Joyeuse lui deschaint de son lez senestrain ;
Et puis vient a Rolant qui estoit mat et vain.
45.Durendal li deschaint qui d’or valoit tout plain.
Rolant ne pot mot dire, s’en avoit dueil grevain.
Maugis dist en riant : Rolant, par saint Germain,
Je sui vous escuiers, l’espée vous deschain.
Apres au duc Ogier ala oster Courtain
50.Et l’espée Olivier qui fu le frere Audain ;
A Naymon et aux aultres qui li furent prochain

A osté les espées sans faire aultre mehain.
Puis dist a lui meïmes : Vecy tresor hautain.
Un present en feray Regnault ad ce serain.
55.Lor mist au roy Karlon un tyson en la main
Et li a fait couronne d’une torche d’estrain.
Maugis a roy Karlon la couronne livrée
D’une torche d’estrain qui fu toute enfumée,
Et puis li dist Maugis en faisant grant risée :
60.Karle, vous estes rois delez la cheminée.
Je prens congié a vous, s’enporte vo espée.
A Regnault mon cousin sera ja presentée
Et se ne fust pour tant, par la Vierge loée,
Qu’a trayson seroit ceste ouvre conparée,
65.La teste vous aroye tout maintenant ostée.
Atant es Guesnelon et sa grant gent armée
Qui vindrent droit as huis en faisant grant huée
Barons, ne dormez pas jusqu’a l’aube crevée.
Mais il se tenrent coy, ne respondent riens née
70.Adont est entré ens en menant grant porvée,
Mais si tost qu’il avoit de l’uis passé l’entrée,
Il cheoient l’un sus l’aultre souvin guelle baée.
Par Dieu, ce dist Maugis, or ay ce qui m’agrée,
Adont print une torche qui estoit allumée
F° 52
verso 75.
Et vient a Guesnelon sans faire demourée.
La teste li eüst erranment decoppée,
Mais il se porpen[sa] d’en avoir renpronnée.
L’espée li osta et puis li a boutée
La torche en son menton qui estoit alumée,
80.Si qu’il li a la barbe trestoute arse et brûlée :
Puis li (a) dist : Guesnelon, ne say s’il vous agré
Je vous ay sans rasoir vostre barbe rasée.
Dites demain Karlon, droit a vo decevrée,
Que Maugis le vous fist droit a sa bien alée.
85.Si faitement Maugis les barons atourna
Et puis tout en un mont les espées trousa.
Il estoit pres du jour, mont peu de gent vellia.
Or vous lairay de lui tant que point en sera.
De Regnault vous diray a qui mont ennoya
90.Pour Maugis, etc.

Les Fils Aymon ont attendu jusqu’à minuit. Alors ils s’arment et vont s’embusquer dans les champs. Survient Maugis avec son fardeau. Il se fait reconnaître. On revient à Montauban. Maugis raconte ce qu’il a fait et étale son butin. Richard voudrait Durendal, mais Maugis l’offre à Renaud qui refuse de profiter de ce larcin. Survient Clarice.

F° 53, recto. Elle félicite Maugis. L’auteur nous ramène à Charlemagne et à ses Pairs.

Droit au soleil levant fally l’enchantoison.
Li baron esveillierent qui furent en frison ;
L’un l’autre ont regardé par grant abusion.
Le roy Karlle tenoit en sa main un tison,
5.Et s’ot desus son chief la torche d’un chaudron.
Et quant Roland le vit en tele establison,
Ne se tenist de rire pour tout l’or d’Arragon.
A Ogier le monstra et au bon duc Naymon
Et aux barons ossi qui la sont environ.
10.Regardez, dist Rolant, pour le corps saint Simon,
Veistes vous oncques roy en telle condicion ?
Quant Karlle s’esveilla, si taint comme charbon.
Ay, dit-il Maugis, trop me tiens pour bricon.
Atant es vous venu le conte Guesnelon.
15.Ay, franc roy, dist il, regardes ma fachon.
Maugis m’a trestout ars ma barbe et mon menton
Et s’enporte m’espée. Vecy grant mesprison.
Lors Karle regarda au lé de son giron.
Quant n’a trouvé s’espée, plain fu de marrison.
20.Aussi li .xii. per entour et environ,
N’y ot cil qui de rire eüst grant devocion.
Oncle, se dist Roulant, nos brans perdu avon.
Maugis les a emblé, mais bon gré li savon
Qu’en lieu de vostre espée vous donna sce tison.
25.Tais, glous, dist l’emperieres, tu ayes maleichon.
Liez es de mon dommaige en ta condicion.
Mont sont dolent li prince au corage membré.
A ! Maugis, dist Rolant, Durendal m’as enblé.
Par ma foy, dist Ogier, ossy m’a il tronpé.
30.Il enporte Courtain que tant avoie ammé.

Il ne m’a par lignage c’un petit deporté.
Ogier, ce dist Rolant, pour Dieu de majesté,
Alez dire à Regnault, le chevalier menbré,
Que les brans nous envoye, se li en sarons gré.
35.Il lui sera mery par ma cristienté.

Le roi autorise Ogier et Naymes. Ils partent pour Montauban. Naymes sera l’orateur. Il promet donc à Renaud, au nom de Roland et au sien, de le recommander au roi. Renaud rend les épées sans grand espoir. Il voudrait retenir les chevaliers à dîner, mais Ogier le remercie et ils partent avec les épées que porte un écuyer. Roland est joyeux, mais Charles demeure tout aussi mal disposé : il ne lèvera le siège que quand les Fils Aymon auront été pendus.

F° 54. Ganelon conseille d’employer les bois voisins pour la construction de machines de siège. Charles approuve, réunit les barons, leur ordonne de construire des engins avec le bois qui leur sera fourni, et avertit Aymon qu’il le fera « justicier », s’il désobéit. Aymes sort mécontent en pleurant. Il fera un engin pour apaiser le roi.

Mais, par celui Signeur qu’on fist crucefier,
Ja n’y geterai pierre c’on ne puist bien mengier.

Cinquante machines de guerre sont dressées autour de Montauban :

Quennons et espringales volent de randonnée.

Renaud fait des sorties inutiles. Les provisions s’épuisent et l’on mange les chevaux.

En la tente Karlon fu la chose contée
Dont Charles s’esjouit et mainne grant risée.

Le duc Aymes de Dordonne obtient de ses barons que la nuit ils lancent pain et chair « a plenté ». Le matin Renaud voit tout cela et comprend que l’envoi est de son père, mais il reconnaît que c’est trop peu de chose pour tant de gens.

L’auteur essaie de rajeunir le sujet soit en insistant sur un motif à peine indiqué qu’il développe d’après le goût de son temps : c’est le cas pour l’amour de Renaud et de Clarice, — soit en attribuant à Ganelon un rôle plus actif : il suppose que c’est lui, au lieu de Naymes, qui conseille de proposer une course à Paris, que l’idée de dresser les machines de guerre contre Montauban lui est due tandis qu’elle est de Charlemagne lui-même dans la Chanson de Geste. Enfin il introduit des détails de son invention dans l’épisode de Maugis volant les épées. La Bibliothèque Bleue, dans l’édition dont je dispose, a conservé une trace évidente de ce dernier remaniement : Quand Maugis vit qu’il était temps, il fit un charme qui les endormit ; il en fit un autre qui fit tomber toutes ses chaînes. Il mit un coussin sous la tête du roi, prit Joyeuse, son épée, et la mit à son côté, puis celle de Roland appelée Durandal et celle d’Olivier nommée Hauteclaire ; il fit une moustache à l’espagnole au roi, lui emporta sa couronne et son trésor, et s’en alla sans qu’il lui pût rien dire, quoiqu’il l’eût éveillé et qu’il lui eût dit adieu. Charlemagne se voyant dupé pensa enrager. Il appela les douze pairs qu’il ne put éveiller qu’en leur frottant le nez d’une herbe qu’il avait apportée du Levant. Ils se regardaient les uns les autres, riaient de voir le roi ainsi transfiguré.

L’on a sans doute remarqué la mention de bouches à feu dans les engins employés au siège de Montauban : Quennons et espringales. Dans la Bibliothèque Bleue, une gravure montre en batterie, devant la forteresse, deux canons sur leurs affûts, une barrique de poudre et quelques boulets. On voit que l’anachronisme remonte au XIVe siècle.

Nous passons le reste du siège de Montauban.

Au Fo 57, recto B, le roi Yon fait évader Renaud et ses frères par un souterrain. Ils arrivent ainsi au bois de la Serpente d’où ils se rendront à Tremoigne. — Fo 58, recto B. Charles va assiéger Tremoigne. — Fo 59, recto B. Charles s’endort dans un bois où Renaud était « embuschié. » Guenelon voit l’empereur et propose à ses compagnons de le tuer, pour se venger de lui et de Renaud. — Fo 59, A et B. Les traîtres délibèrent. Berenger et Hardré refusent d’abord, puis acceptent, de faire ce que Guenelon a dit. — Fo 60. Miniature représentant Charles dormant dans le bois. Les traîtres s’approchent pour le tuer. Renaud intervient et renverse Guenelon de cheval. Un combat s’engage et les traîtres sont mis en fuite. — Fo 61, recto. Quand le roi est éveillé, Renaud l’avertit de se garder de Guenes, mais Charles le reçoit très mal et lui dit « Tu en as menty. » — Fo 62. Naynes conseille au roi de mander Renaud et Guenelon : ils combattront ensemble. Charles envoie Richier de Danemark (frère d’Ogier et fils bâtard de Gaufrey) demander à Guenelon de venir auprès de lui pour se consulter. Guenelon répond à Richier :

Je ne puis, [ce] dist Guesnes qui entra en soucy ;
J’ai au cors une goute qui trop m’a mal bailli.
Aler ne puis a pié ne chevauchier osay.

Richier insistant, Guesnes se fâche :

Faux bastart de putaine, alez vous ent de cy.

Richier répond qu’il aime mieux être bâtard que d’avoir trahi l’empereur comme Guesnes l’a fait dans le bois où

Regnault vous donna la goute qu’avez scy.

Fo 63. Ganelon ordonne de tuer Richier qui est poursuivi par les traîtres jusque devant la tente de son frère Ogier qui vient à son secours. Les traîtres repartent. Richier raconte tout au roi. Naymes conseille d’envoyer encore un messager à Guenelon. Ogier et Naymes sont désignés. Ogier recommande à Roland son frère Richier. Guenelon est averti de leur venue. — Fo 64. Ogier et Naymes amènent au roi Guenelon. Il accuse Richier d’avoir tué trois de ses hommes. Richier se justifie. Roland lui conseille d’empoigner Guesnes par sa « barbe meslée ». Richier s’empresse de le faire, mais Guenelon obtient qu’il le lâche, et explique au roi qu’il l’a sauvé de Renaud dans la forêt. Charles le fait se réconcilier avec Richier. Après le repas, le roi va à la chapelle et prie Dieu de l’éclairer sur ce qu’il doit faire. Ses barons haïssent Ganelon et soutiennent Renaud.

Fo 65. Il s’agenouille devant l’image de la Vierge et prononce une oraison en 72 vers. À la fin il lui demande de lui faire connaître un loyal chevalier en quil puisse se confier. Il a donc une vision quand le soir il est allé se coucher et s’est endormi :

F° 65, verso B.Ly vint avision dont mont se merveilla,
Car il li fu advis adont qu’il regarda
Un homme trestout nu qui a lui adrecha
Et venoit du sepulcre dont Dieu resuscita,
5.Et se li fu advis que Renaut resenbla.
En une main tenoit les .iii. clous c’on forga,
Dont Jhesu Crist de gloire en crois on atacha,
Et le fer de la lance dont Longis le frappa,
Et [en] le main senestre la couronne aporta
10.Et le benoit suaire dont on l’envelopa,
Et des dines reliques tant que nombr’en y a.
Adont li fu advis que il les adoura.
Mais cilz homs devant lui errant s’agenouila
Et ces dignes reliques ossy lui presenta ;
15.Mais quant il le vist près, de certain lui senbla.
Que ce estoit Regnault que pais li demanda.
Karles en son dormant si tres fort s’aïra
De Regnault qu’il veoit, ce li sanbloit, droit là,
Qu’en son lit ou estoit s’estendi et tourna
20.Si fort que le chalis par le moilon froissa
Et tous les chandelabres abati et vercha ;
Par moult grant mal talent Regnault en sus cacha
Et jeta un fier coup et adonc s’esveilla.
F° 66, recto.De son côté Renaud fait sa prière.
Hé Dieu ! ce dist Regnault, n’e-sse mie pité
Que pour mon meffait sont ma gent si destourbé ?
Il a plus de .xii. ans que la guerre a duré,
Maint enfanchon en sont sans pere demouré
5.Et mainte veve fame cheüe en povreté.
Hé Dieu ! pour quoi n’a Charles par devers moi pité ?
Adonc ploura des yeulx, s’a le ciel regardé ;
A genoux se geta : [Hé] Dieu par [vostre] gré,
Accorde moi a Karle par ta benignité,
10.Et je te promes, rois, pere de magesté,
Que nux piés et en lange, com pélerin pené,
Sans nulle riens mengier s’on ne me l’a donné,
Pour l’amour de toy, Dieu, outre mer m’en iré
Veoir Richier en Acre qui est roy couronné,
15.Qui pour l’amour de moy a été deserté,

Ly et Huon son pere, mon cousin l’alosé.
Là iray armes prendre contre la gent maufé
Sans moy faire connoistre à homme qui soit né.
Enchois serai en Acre au roy............
20.J’iray au saint sepulcre et si le conquerré
A Roba[st]re conbatre qui tient la royauté
Et a son fil ossy Durendal l’amiré ;
Ou il mouront par my ou il seront sacré.
Puis yrai Angorie conquerre, c’est mon gré,
25.Et les clous et le fer dont ton cors fu frappé
Et la sainte couronne et le suaire orlé
Dont tu fus ou sepulcre jadis enveloppé.
Et pour le fait tenir en plus grant fermeté,
Ma femme en demoura, et ma bonne cité
30.En laisseray en plesge a Karle le membré,
Et mes enfans iront en leur pocessité
En Gascogne ou seront par raison doctriné
Tant que venrront en point qu’il soient adoubé,
Mes freres avueuc eulx, tele est ma volenté.

Le soir, quand il est couché, un ange lui apparaît[77] et lui dit qu’il accomplira son vœu,

Mais mont aras de mal ains c’ou retornement.
Or mande tost a Karle celui proposement
Et apreste ton oirre sans nul atargement.

Renaud répond en quelques vers, mais

Bien l’entendi Clarice qui mie ne dormy.
Regnaut, dist elle, frere, a qui parlez vous cy ?

Fo 66, verso. Renaud révèle son projet à sa femme qui essaie en vain de l’en détourner, et il écrit à Charles une lettre que le messager pourra remettre à Roland ou Olivier ou Ogier ou Thierry ou Naymes. Le messager arrive à la tente de Roland où ils étaient réunis. Il s’agenouille et leur remet la lettre. — Fo 67 recto. Olivier se charge de la lettre au nom des Douze Pairs et va en expliquer le contenu à Charles. — Fo 67 verso. Celui-ci commence par s’emporter, mais Olivier justifie Renaud :

Tous jours vous a esté et humbles et courtois ;
Oncques mal ne vous voult, bien y parut au bois
Ou l’autr’ier vous trouva endormant sus l’erboi.

Charles s’obstine.

Je ne m’en partiray ne de l’an ne des mois,
Ainchois les penderay, telx sera mes otrois.
Par foi, ce dist Rolant, Olivier, je m’en vois.
Oncle, demeurez là, que par la sainte crois,
A Tremongne m’en vois, et entendez ma vois :
Je vous forjureray d’ayde a ceste fois.
Rollant, ce dist Ogier, autels est mis otrois.
Par Dieu, s’a dit Naymon, n’y resteray des mois.
Quant Karles les a veu, si mua ses conrois.
Karles a entendu les prince et li baron,
Lors commenche penser sa main a son menton.
Adonc li remembra de son advision
Que Regnaut [li donna] la couronne de nom,
Et comment le gard [a] encontre Guenelon.

Il rappelle ses chevaliers et impose ses conditions :

La duchesse sera servie en ma maison,
Et il me rendera Tremognie en mon bandon,
Et Baiart le destrier qui tant cuert de randon ;
Et de ceste paix scy Maugis exeteron.

Olivier réclame, mais Naymes dit que Maugis guerroiera bien à lui seul contre Charles, et qu’il ne faut pas renoncer à la paix pour un cheval.

F° 68. On écrit la lettre à Renaud. Ganelon est irrité et demande à ses amis de se jeter sur Renaud qui viendra devant Charles « sans armure adossée » et de le tuer. Mais un écuyer les entend et les dénonce au roi. Olivier et Roland s’emportent. Roland demande à son oncle s’il ne s’entend pas avec le traître. Charles répond :

Va, glous, ce dist le roi, tu soies confondus,
Oncques ne le pensay.

Roland et les Pairs, d’accord avec le roi, se chargent d’escorter Renaud. Un espion avertit Ganelon :

Moult sont lié li baron que Karle l’acorda
Et d’aydier Regnaut chascun grant talent a,

Et Guenelon le fel ens ou bois s’embucha.
Mais il vient une espie a luy, qui li conta
Des Pers que [Charlemaigne] contre lui envoya.
Quant Guesne l’entendi, Jhesu Crist maugrea ;
A son lignage dist qu’autre tour trouvé a :
Quant ira oultre mer, espier le fera
Et le fera murdrir, ad ce fait s’accorda
Alory et Hardré et ceulz qui furent là.

Fo 69. Renaud et ses frères, la duchesse et ses deux fils, viennent devant Charles. Celui-ci laisse Renaud agenouillé trois heures sans lui parler. Cependant Maugis avec ses gens, comptant sur le sauf-conduit jusqu’au lendemain, mais craignant que Charles ne tienne pas son convenant, arrive au tref du roi et voit Renaud agenouillé. Il trouve que c’est un excès d’orgueil de la part du roi. Les genoux de Renaud étaient en sang ! Naymes parle de même. Charles fait Renaud se relever et l’embrasse. — Fo 70. On avait oublié de parler de Bayard dans la lettre du roi. Renaud est surpris d’une telle exigence, mais on l’amène à faire une concession qui lui est pénible. Il va donc prendre Bayard, mais Maugis maudit l’heure où il l’a donné à son cousin. Bayard étrangle trois des valets qui veulent le pendre, puis il s’enfuit dans la forêt d’Ardenne où il se débarrasse de son frein en se frottant contre un arbre. Plus tard, Maugis l’y retrouvera. Charles entre en colère quand il sait qu’il a perdu Bayard. Maugis embrasse Renaud, ses frères, Clarice, les deux enfants Aymonnet et Yvon. Il part :

Ou tref Karle laissa Regnault au cuer entier
Jamais ne le verra, s’ara de lui mestier.
Moult poy se doit Karlon de Maugis soucier,
Car ains seront .vii. ans accomplis et entiers
Que Maugis li meffasse la monte d’un denier.

L’armée des Français part. Ils sont dans la joie excepté Guesnes, L’on mène aussi grande joie à Tremognie, Clarice est triste et s’efforce de détourner Renaud de faire un si grand voyage.

Fo 71 recto. Renaud déclare qu’il l’a promis. Clarice, les deux enfançons, ses frères, pleurent amèrement. Charles est pris de pitié : il accorde un an à Renaud pour se mettre en route. Mais Renaud répond qu’il a fait du mal à bien des hommes et à l’empereur lui-même et qu’il est résolu à faire pénitence. On croyait qu’il attendrait un an, mais l’on se trompait. — On tenait cour ouverte et Renaud servait l’empereur à table.

Regnault li nobles hons mont bien les onnoura,
Se jour servy le foy et bien le festia ;
Sa femme et ses enfans mont souvent regarda
Et ces freres tous .iii. que loyaulment amma ;
5.Mais bien cest que par temps il les couroucera.
Quant vient apres diner, chacun [s’]esbatre ala,
Et Regnaut le gentilz en par lui souppira.
As fenestres s’acoute, devant lui regarda.
Atant est un collier qui a lui se monstra
10.En guise de paumier, car l’abit apourta.
Regnault vit as fenestres, adonc s’agenoulla
Et li dist : Gentilz sire, pour Dieu qui tout crea,
Donnez moi vostre amosne et vo cors partira
A la grande penance que le mien corps fera
15.En alant ou Sepulcre ou me vouay piécha.
Et quant Regnault l’oït, a ce main l’acena,
Amont le fist monter, a-sse gent commanda
C’on li donne a mengier ; et la table, on drecha,
Et le bon duc Regnault a mengier li trencha,
20.Noblement le servi, et puis si li donna
Un besant de fin or qui depuis li vaudra,
Aussi quant vous orrez, qui taire se vouldra,
Car oncquez en sa vie argent mieux n’enploya.
Mont fu liés li paumiers et mont reconfortés.
25.Quant ot mengié et but, de table s’est levés,
Congié prinst a Regnault et puis s’en est alés ;
Mais li histoire dist qu’ains qu’il fust anuités
Perdi tout son avoir et le jua a dés.
Le pain va demandant et c’est acheminés.
30.Or diray de Regnault qui mont fu trespensés.
En une chambre entra et c’est agenouillés,
A Dieu faist sa requeste qu’il ne soit ravisés.
Son visage taindi, ses bras a desmués,

D’une cote de gris s’est la appareilliés,
35.L’escherpe et le bourdon aveuc lui a coubrés ;
Il ot fait proveance, il ot .ii. jours passés.
Maugis li donna l’erbe jadis dont s’est frotez.
Lors se seignia Regnault, a Dieu s’est commandez.
En un cellier entra qui parfont fu cavés,
40.La ot un huis de fer, par lui fu deffermés.
Regnault ala en bas qui bien sot les agés,
Par la yssi Regnault dedens les bois ramés,
Tout nus piés et en langes s’estoit acheminés ;
Or le conduie Dieu par sa sainte pités,
45.Car nul tel pelerin depuis ne fu trouvés.
Mais Regnault en alant c’est ileuc pourpensés
Qu’il se retourneroit, lors ne c’est detirés
Pour savoir se de nulx il seroit ravisés.
Lors revient a Tremongnie ou pour Dieu fu soupés,
F° 71,
verso 50.
Couchiés et repeüs sans estre araisonnés,
Oncques n’y fu connut d’omme de mere nés.
Or diray de Karlon qui estoit repairés.
Par la main tient la damme et Naymon fu bien pres.
La sont venu ensemble li prince naturez.
55.Adont parmy la sale a le roy regardés.
Il demande Regnault et ou il est alés,
Mais nul ne le savoit. Adont fust aïrés
Le roy Karle de France et fu mont trespensés.
Quant li baron oïrent le roi au fier talent
60.Qu’il demande Regnault si especïalment,
Es chambres et en sales le quierent longuement.

Alard découvre les vêtements que Renaud a laissés dans sa chambre. Il comprend tout, pousse un grand cri et tombe évanoui. Charles et les barons accourent, le roi redresse Alard qui s’écrie.

Ay ! Karle, bons rois, Regnault point ne vous ment.
Il va ou grant voiage certes mont povrement.
Quant le roy voit les dras, si ploura tendrement
Et trestous les barons avironnéement.
5.A ! Regnault, dist le roy, or say a essient,
De toi n’a plus preudomme en tout le firmament.

De mon advision ay cy ramenbrement,
Encor seront par toy li Sarrazin dolent.
Ay ! Regnault, amis, or te soit Dieu aident.
10.Adont baisa le roy ses dras mont doucement
Et en pris une piece par amoureux talent,
Et li aultres barons en prindrent encement ;
Les dras Regnault partirent en pieches plus de cent.

Charlemagne regrette la nouvelle ; mais Clarice, la duchesse, apprend que son mari est parti :

De si hault qu’ele fu, c’est paumée glacie,
Mais Karles et Ogier l’ont tantost redrechie.

Yvonnet blâme le deuil de sa mère :

Quant il les voit plourer, vis li est mocquerie.
Damme, dist Yvonnet, par la Virge Marie,
Vous et ceulx qui pleurez, faites mont grant folie.
Mieulx doi plourer que tous et par cause jugie :
5.Car se mon pere pers, un aultre n’aray mie,
Mais bien ares baron. Pour ce ne cries mie.
Atant se sont venu et le roy ne s’oublie.
Onquez n’y ot maison en Tresmongne l’antie
Ou en ne quist Regnault, mais connut n’y fu mie.
Moult fu Regnault queru tout parmy la cité.
10.Tel ot parlé a luy qui ne l’ot ravisé.
Au roy ont el palais dist qu’il en est alé.
La fu le dueil mont grant, li baron sont troublé.
Or diray de Regnault que Dieu maint a santé.
Du bourgois congié prinst qui l’avoit ostelé,
15.En abit de paumier s’en va par le rené
Sans denier et sans maille, c’estoit grant povreté,
Car telle chose a faire n’ot pas acoustumé.
Ains qu’il ait fait sa voie ara mont grant griesté.
Or dirons de Maugis au courage aduré
20.Qui par grant mautalent est de Karle sevré,
Qui dist que si amy l’ont trestous forsjuré.
F° 72, rectoMais a Dieu le poissant a mercy domandé,

Et dist le bon Maugis : Dieu, par ta grant pitié,
Ayes mercy de moy par ta grande pœsté,
25.Car tous faudra mourir quant on a tout regné.
Ses barons apela par mont grant amité,
Il les paya tres bien et leur donna congié.
A Richier de Hurpois sa terre a commandé.

Il leur recommande les intérêts des frères de Renaud et part seul, il passe la Meuse et arrive à l’abbaye d’Andaine qu’il avait fondée jadis. L’abbesse était sa cousine, elle le « festia » bien, il lui raconte comment Renaud a sa paix et va outre-mer. Maugis laissera à sa cousine son destrier et ses armes :

A l’ostel (corr. autel) Sainte Beque mes corps les offerra.

Mais il se réserve de les reprendre, s’il en a besoin, en payant quatre besants d’or. L’abbesse consent.

Adonc devant l’autel Maugis s’agenouilla,
S’espée et son escu illeucques presenta
Et trestoutes ses armes. Le destrier n’oublia.
Un drap print d’un varllet dont il s’abitera.

Il refuse de dire à l’abbesse où il va.

Et vers le bois d’Ardenne le ber s’achemina.
Bien grant voye chemine, bien parfont s’i bouta.
La fist un hermitage ou Ihesu (Crist) servira,
Et prioit pour Regnault que loyalment amma.
5.Il bat souvent sa coulpe, pour ses pechiez plora,
Bien dist que hors du bois jamais il n’istera.
Un hermite tout ceul le baron encontra
Qui un sien compagnon celui jour enterra.
Maugis moult doulcement illuec le salua.
10.Ne say que vous feroie entendre sa ne la.
Au bon preudomme hermite Maugis se confessa,
(Mais) l’hermite ot tel paour quant son nom li nomma,
Que depuis qu’il fu nes si fort ne se chida,
Car Maugis fu crueulz qui bien le regarda.
15.Paour et li hermite en la forest fueillie
Pour Maugis qui li ot sa confesse gehie ;
Et quant il ot tout dist, que riens il n’y oublie,

Et qu’il veult estre hermite par penanche adrechie,
Quant li hermites l’ot, tous li sans li fermie ;
20.A lui meïsmes dist : Doulce Virge Marie,
Gardez moi que ce lerre si endroit ne m’ochie.
Ne [set] comment il fasse, puis dist a vois serie :
Biaus sire, ales par ci, a senestre partie,
Et illuec (quez) trouverez vous une hermiterie,
25.Et les draps du preudomme qui hier finna sa vie.
Et Maugis aperchut bien que cil se defye.
Il dist : Sire, je vois, se Ihesu le m’otrie.
Atant s’en est partis, qu’il n’y a fait detrie.
Bien vit que li hermites bien assur n’estoit mie.
30.Tant fist qu’il a le lieu trouvé en la partie
Et l’abit du preudomme que la mort ot mengie.
Un ruicelet y ot dont Maugis Dieu gracie.
La mengoit les racines et menoit sainte vie.
Et plouroit pour Regnault le jour et l’anuitie.
35.Encement fu Maugis par dedens l’ermitage.
Un an tout acompli prent droit la son mesnage.
A mains de .iiii. lieues y avoit maint vilage.
La gent ens ou Caresme par droite propre usage
Y venoient souvent pour li faire avantage,
40.Confesser a l’ermite qui fu de viel eage
Et ilec li portoient du pain et du potage.
A Maugis ennoya quant il vit tel usaige,
Ne vouloit point mengier ne mes que rachinage.
Pour itant se partist et laissa l’ermitage.
45.Ens ou bois s’en ala ou parfont du rammage ;
La entra si avant pour faire son mesnage
Que desous une roche qui fu et grant et large
Fist son habitement a loy d’omme sauvage.
La ne passe nullui fors larrons du bocage,
50.Mais depuis s’en parti et laissa l’ermitage.
Or lairay de Maugis qui au bois demoura,
S[i] dirai du roy Karle qui France governa,
Qui estoit departis de Tremongnie de la.
Naymon y ot lessié qui la terre garda.
55.Les trois freres s’en vont en Gascongnie de la,
Les deux enfans Regnault aveuc eulx on mena.

Cependant Renaud voyageait, rebuté par tout le monde. Il rencontre le « collier » à qui il avait fait l’aumône et qui gagnait sa vie en préparant la terre dont « on segnie brebis ». Le collier partage son pain avec Renaud et consent à l’accompagner en pays étranger.

F° 73. — Ils partent, Renaud devenant le subordonné du collier. Ils vont de ville en ville : « On leur donne pour Dieu et du pain et des pois ».

Renaud mangerait davantage : « De famine et de painne devint velus et noirs ». Le collier l’encourage à mendier. Renaud implore un bourgeois qui, voyant qu’il n’avait pas l’habitude de ce métier, lui donne largement pain, chair et argent :

Regnault mont humblement de Dieu le merchioit,
Puis revient au collier et ses biens li monstroit.
Par foi, dist il, conpains, mes cors bien le savoit,
Et se fussies piesse ordonné en ce ploit,
5.Point n’eüssies heü tant de fain ne de froit ;
Mais ja sans demander on ne l’aporteroit.
Ne fault a tel ouvrage c’uns bons honteux y soit,
Et si fault a .i. huis, a ung aultre s’en voit.
Il n’est si bon mestier qui le scest faire adroit.
10.Aussy ont par la terre demené leur conroit
Jusqu’au port a Brandis là ou la gent passoit.
La entrerent en mer quant le vent bon estoit.
Or sont entré en mer les pelerins droit là,
Renaut et le collier qui amour li monstra.
15.Tant servent le patron que pour Dieu les passa.
Et droitement a Acre leur vassel arriva.

À Acre le collier quitte Renaud et part pour Damas. Renaud loge chez un bourgeois appelé Joserent.
F° 74. Quand Renaud part, le bourgeois lui offre quatre besants qu’il refuse. Il va au palais, s’y couche sur un perron de marbre, s’y endort et contracte ainsi des douleurs qui l’empêchent de remuer. Le bourgeois le reprend chez lui : sa maladie est la lèpre (mézelerie). Il répand une telle puanteur que sauf le bourgeois, personne n’ose approcher de lui. Sur sa

demande, il est porté à l’Hôtel-Dieu. Son état empire, et son voisinage devient si intolérable que le médecin (maistre) et les dames offrent au bourgeois de lui rendre l’argent pour qu’il reprenne Renaud. On construit pour lui une maisonnette dans la cour de l’hôpital : on lui jetait à manger par une fenestrelle. Renaud prie Dieu de lui permettre d’accomplir son voyage.

F° 75. On revient à Maugis. Il rencontre Bayard dans la forêt et trouve à terre le chanfrain. La vue du coursier lui rappelle Oriande :

Car vous estes faés, ce vous tiens ferme et sain,
Ce me dist Oriande qui fu compengne Ydain.

Rentré chez lui, il s’endort, mais Bayard vient, pendant la nuit, frapper à sa porte. Maugis, croyant que ce soient voleurs, n’ouvre pas et leur dit qu’il a assez volé pour son compte : « Peu savez du mestier, par le cors saint Linart. » Mais Bayard enfonce la porte. Maugis lui met le frein et le monte, pour aller se confesser à l’ermite son voisin.

Le destrier mene joye et henist haut et cler.
Baiart se met au cours tant que puet randonner.
Maugis tira son frain qui le cuide arester,
Mais tant plus fort le tire et plus le fait aler.
Sus une haulte roche l’a fait adonc monter.
Ay, dist il, Baiart, ou voules vous aler ?
Vous me haez, je croi, si vous voules vengier
Pour ce que plus ne veulx mener guerre n’enbler ;
Car de mal lieu venistes, de l’entrée d’enfer.
Par le sens de Baudry, vous alay conquester,
Qui m’aprist mont de choses dont je le doi amer,
F° 75. verso.Mais il m’y oublia le plus fort a montrer,
Comment par nigremance on areste .i. destrier.

Maugis veut retenir Bayard, mais une voix l’avertit :

Maugis, laisse Baiart aller où il vouldra.
Jhesu le te fait dire qui Renaut tant ama
Qui gist malade a Acre : droit là [te] portera.
A l’ayüe de Dieu par toy guary serra.
Ce sera li enniaux qu’a leups conbatera
Qui ravisent la foy que Jhesus estora.

Maugis obéit, va à son castel de Malaquis où il conte l’affaire à Richier de Hurepois, prend un noble habit, de l’or et de l’argent. Il arrive à Rome, Un valet ivre le plaisante et veut tenir l’étrier doré. Bayard le tue d’un coup de pied. Maugis sort de Rome et s’endort sur Bayard. Pendant son sommeil, un nuage le transporte avec son cheval « oultre mer »,

A .xii. lieues d’Acre, là ou regne Languy,
En ung païs desert et forment agasty[78].

Fos 76-78. — C’est le roi Robastre qui tient Jérusalem et la Syrie qui a tout ruiné. Maugis rencontre un écuyer qui lui dit où il est et lui conseille de venir à une abbaye voisine fondée par son seigneur, Hues de Montbendel, « Et Richier le sien filz a la terre en baillie ». Maugis soutient qu’il est en « Romenie » puisqu’il était « orains a Rome la garnie ». L’écuyer répond courtoisement : « Vous avez donc bien tost passé mer sans navie ». Maugis est reçu à l’abbaye, mais à peine endormi il doit se lever pour aller maîtriser Bayard qui à l’écurie démolissait tout, blessait et tuait les moines. Maugis part sur son coursier, maudit par les religieux. Il voudrait aller au palais du roi Richier, mais Bayard s’y refuse, car il veut retrouver Renaud. Il va donc d’abord chez le bourgeois, puis au marbre où Renaud s’était couché et de ses pieds il le brise en morceaux. Il entre à l’Hôtel-Dieu. Les malades épouvantés se lèvent. Le destrier va au lit où Renaud s’était couché, puis reprend sa course et s’arrête à la loge où est Renaud. Il hennit si fort que toute la ville l’entend. Renaud s’éveille, et d’abord ni lui ni son cousin ne se reconnaissent. Quand Maugis sait que ce malade est Renaud, il s’empresse de broyer dans du vin une herbe

Que Baudrys li donna, gardé l’ot maint termine
Pour l’amour Oriande la fée et la roynne.

Renaud est guéri, dès que le remède est appliqué :

Apres lui chut la reupe et du corps et du vis,
Aussi net demoura c’oncque fu parisis.

Mais il reste extrêmement faible. Maugis va au palais où il trouve le roi Richier.

F° 79. — Richier reconnaît son cousin. Quand il sait Renaud à l’hôpital, il s’y rend avec sa femme, son fils et son barnage.

F° 80 recto A. — Maugis va cueillir des herbes dans la campagne afin d’achever la guérison de Renaud. Cependant l’abbé et les moines ont appris que l’ermite et son cheval terrible ont été accueillis à la cour du roi. Ils viennent à Acre, se présentent au palais.

Illeuc estoit Richier, le bon roy de renon,
Delez le duc Regnault, le filz au viel Aymon,
Qui gisoit en ung lit, couvert d’un singlaton.

L’abbé s’agenouille et salue longuement le roi qui lui demande quel besoin l’amène.

B. L’abbé raconte qu’il a donné l’hospitalité à un glouton :

A guise d’un hermite avoit mis sa fachon,
S’avoit une esclavine et escherpe et bourdon
Et si estoit montés a sa devision
Sur un noble destrier, onques ne vi si bon.

L’ermite fut couché dans un bel et bon lit, mais il avoit si mal attaché son cheval que lorsque les moines allèrent le voir, il en tua trois. L’abbé demande vengeance. — Quand Renaud entend ce discours,

Il a dit à l’abbé : Bien ouy vous a on ;
Mais oncquez le destrier que nous bien connoisson
Ne fist nul mal a homme de bonne oppinion,
Mais il het par coustume traïteur et larron,
5.Et se le roy creoit le moye advision,
Il vous feroit voir dire ains vo departison.
Par ma foi, dist le roi, c’est bien m’entencion.
Lors fist l’abbé saisir pour mener en prison
Et ses moines ossi trestous saisis a on.
10.Et quant le cenelier a veü la fasson,
Haultement s’escria : Roys, mercy vous prion.
F° 80 vo AJe diray verité mais que j’aye pardon.
Bon roy, mercy vous prie, cha dist le cenelier.
Verité vous diray, veulliez moi respiter.

15.Or dites, dist le roi, ne vous chaut d’emaier.
Bien vous escouteray, veuillès le vray nunchier,
Comment la chose va, sans mensonge apliquier.
Sire, ce dist le moine, si me puist Dieu aidier,
L’autre nuit s’enbati un pelerin paumier
20.A la nostre abbaïe pour lui a herbergier,
Et si estoit monté sur un noble courssier.
Il demanda l’ostel pour Dieu le droiturier.
Nos abbes qui la est, s’i alla ottroyer
Et fist a son cheval un estable baller,
25.Puis enmena l’ermite en sa chambre mengier.
Quant vint a la minuist, il nous fist descouchier,
Si nous commanda [il] du che[va]l desvoier.
Je li priay assez de la chose laissier,
Mais oncquez ma prière n’i pot avoir mestier,
30.Ains s’alerent eux .V. vers l’estable adrechier
Pour le noble cheval d’ileucquez desloier.
Mais li chevaux s’ala envers yaulz courouchier
Et sacha trestout jus adonc son ratellier.
Je ne sai s’an le vout ne ferir ne touchier,
35.Mais les moinnes ala tellement festier
Qu’a l’un ala le col si doulcement sachier
Qu’il li ficha ses dens tout parmi le gosier
Et a l’autre en apres fist les costes partier ;
Et le tiers voult un bras hors du cors esrachier.

Le roi décide que l’abbé sera « reclus à perpétuité » et que le délateur lui succèdera dans sa fonction. — Fo 81, recto A. — Arrivent alors les bourgeois qui se plaignent des violences de Maugis et de Bayard. Le cheval en a tué ou blessé quatorze. Le roi se trouve embarrassé — Fo 81, recto B — et leur dit qu’il n’y peut rien. Ils s’en vont en maudissant le roi et sa lignée. Maugis revient des champs et explique au roi que les bourgeois l’avaient suivi se moquant de lui « huant et glatissant » et que Bayard reconnaît traîtres et felons et les châtie volontiers. Le roi rit et se contente de l’explication. Maugis pile en un mortier les herbes qu’il a cueillies, puis les détrempe,

Et en fait ung buvrage pour Regnault qui est la,
Une telle poison en fist et ordonna

Dont il garit Regnault, et si bien enpenssa
Que dedans .XV. jours de son lit se leva
Et parmy les jardins esbannier ala.

On le saigne un peu plus tard et il peut se promener avec Richier le long des rivières et des bois.

Maugis lui demande s’il veut revenir en France. Renaud répond qu’il ne pourra revenir qu’une fois accompli le vœu qu’il a fait au roi de Paradis et au bon roi Karlon. Maugis est mécontent :

Maugis, cil d’Aigremont, ot mont le cuer dolent
Quant il oy Regnaul.

Il lui dit que puisqu’il l’a guéri, il doit revenir à son ermitage et demande qu’on lui prépare une nef pour passer la mer.

F° 81, verso B. — Maugis accepterait d’accompagner Renaud à Jérusalem et dans son pélerinage, mais Renaud veut être seul et refuse même que Maugis lui laisse Bayard. Maugis doit ramener le cheval à Charlemagne :

Cousin, ce dist Regnaus, point n’yra encement,
Jamais n’y monteray, sachies a essient.
Bayart n’est mie miens, ce saves vraiement.
A Karlon le donnay par non d’acordement.
5.Il est sien ou qu’il soit, car je n’y ay nient,
Car l’Escripture dist, qui les biens d’autri prent
Estre droit condempnez enfin s’il ne les rent,
Et c’est le meffait double qui a son signeur ment ;
Mais je vous pri, pour Dieu, cousin, remenes l’ent.
10.Cousin, ce dist Regnault, a Karlon en alles,
Remenes li Baiart et vous y [a] cordes.
Bien pourra avenir que vostre pais rares
Pour l’amour de Baiart que vous li renderes,
Car pour vous prieront li nostre parentés.
15.Cousin, s’a dist Maugis, de cela vous souffres,
C’aroix plus chier que Karles fust aus fourches trainnés,
Par Dieu, anchois seroit en Boucain remenez.
De ce ne parles plus, baillies moi une nés.

F° 82, recto A. — Richier et Renaud le voient partir avec peine. Il s’embarque, prend terre à Brandes et charge les « marronniers » de saluer le roi de sa part. Ils repartent pour Acre.

F° 82, ro B.Et Maugis s’en ala tant sa voye esploitier.
Jusqu’il vint en Ardenne ne se voult arrester.
Par dedens la forest s’ala le ber bouter,
Droit a son hermitage le fist Dieux assener.
5De Bayart dessendi, si l’ala attachier ;
A un arbre rammé le vout Maugis lier.
Sa maison trouva chute, si la voult relever,
Et puis queroit vitaille pour son cheval donner,
Mais il demoura trop, si com orres conter.
10.Baiart tira si fort qu’il fist son frain tronchier,
Que la bloucques ronpi, si print a cheminer.
Ilec laissa son frain, puis s’en voulu aller,
Et quant Maugis revint qui ot voulu cueiller
Un fays d’erbe moult grant pour Baiart enfourer,
15.Quant il voit le chanfrain, en lui n’ot qu’aïrer.
Baiart, ce dist Maugis, or puis bien aviser,
Cure n’avez de moy qui me voules laissier.
Vous querez mellieur maistre, ne vous en doy blamer
Cas de povre serviche (nulx) ne se puet amender.
20.Ensi disoit Maugis au courage enterin,
Pour l’amour de Baiart tenoit le chief enclin,
Et Baiart s’en aloit sans tenir nul chemin.
A la roche en Ardenne, delez ung soubterin
La avoit son repaire au soir et au matin.
25.Encor en ramenbrance du cheval noble et fin
L’ont en celui païs marchant et pelerin,
Car la Roche Baiart l’appellent li voisin.
La fu Baiart long temps desoubz le bois sappin,
Puis vient il a Tremongnie ou palais marberin
30.Veoir le duc Regnault qu’il amma sans trahy[n.
Dont Regnault le retient, s’en esmut tel hutin
Que Karle en deffia Regnault le palasin
Et le voult encoupper adonc de larechin

Et asanbla sa gent sans faire long termin
F° 82
v°A 35
Pour aler sus Regnault au courage benin
Pour l’amour de Baiart, et convient en la fin
Que Regnault li rendist Balart le bon ronchin,
Dont Karle li fist pendre la muele d’un molin
Et si le fist ruer dedens l’yaue du Rin
40.Aussi que vous orrez ains que je prengnis fin.

En effet, au f. 216, l’on a la fin de la destinée du pauvre Bayard :

A une grande corde ou Rhin fu il jetté,
Et là en droit, dit on que il fu effondré
Et noiez en celle yaue dont je vous ai parlé ;
Mais le gent du païs dient en verité
Que Baiars n’est point mort et que il est faé
Et c’une fois en l’an a henni et crié.

Entre le Rhin et les Ardennes, pour un trouvère, la distance est insignifiante. D’ailleurs, dans les manuscrits 766, 775 et de Venise, déjà en cet endroit une confusion est faite entre la Meuse et le Rhin. J’ai cité ailleurs les textes du ms. C et du ms. de Venise[79] ; voici celui du ms. B.

Charlez li empereres a Baiart demandé.
Un serjant li avoit devant lui amené.
Baron, dist l’empereres, or oiez mon pensé.
Esgardez de quel [mort][80] chis sera devourez.
5.Seigneur, che a dit Naymes, ens ou Rhin soit ruez.
Une mœle a son col, lors sera effondrez.
La caïne de fer li ont ou col frumé
Et tres par mi la mœlle en fu li chiez boutez ;
Au col fu atachie par Diu de maïsté.
10.A xiiii. vaissiaus fu en l’iave ruez
Et Baiars li destriers a tant des piez jeté
Que la molle est quassée et li fer tronchonné.
De Meuse s’en issi, poi y a demouré.
Quant le vit Kallemaines a poi n’est forsenez.

15.Baron, dist l’empereres, ja ne sera finez.
A .XL. deablez soit sez cors commandez.
Renaus li fiex Aimon estoit de dœl pasmez,
[Mes Charles l’emperere l’avoit cueilli en hé[81].]
Or oiez de Baiart quel part il est alez.
20.En la forest s’en va, el parfont gaut ramé ;
La trouva il Maugis qui est deffigurez.
Grant joie li a faite li chevaus adurez.
Iluec fu aveuc lui, moult y a conversé.
Quant Maugis l’a veü, grant joie a demené.
25.Or vous lairons de lui, a Diu soit commandez.
Et quant liex en sera, tost arai retourné.
Encor orrez merveillez, se il vous est conté.

Quoi qu’en ait supposé Paulin Paris, (Hist litt. XXII, p. 705), ce n’est pas du côté de Tremogne, mais bien dans la forêt des Ardennes que Bayard, à toutes les époques de la légende, reparaît et fait entendre son fier hennissement.

On revient à Renaud qui est à Acre auprès du roi Richier. Renaud demande une faveur au roi qui promet de la lui accorder :

Sire, ce dist Regnault, ce fait a mercier.
Or vous veulx, s’il vous plaist, et prier et rouver
Que vos heraux fassies par vo païs aler
Et par les bonnes villes qu’aves a gouverner,
Et aux chastiaus entour et nonchier et crier
Un bonhourt bel et noble que feres estorer
En Acre la cité que avez a garder,
Encontre tous venans qui y voudront jouster ;
Et [si] faites aussi au cry le pris nommer,
Cilz qui mielz joustera, qu’on li fera donner
Un cheval de cent livres pour son pris amonter
Et pour l’estreinée un chapel d’argent cler,
Et le faites ainssy, se me voulez ammer.
Par ma foy, dit le roy, ne le veulz refuser.

F° 82, verso B. — On annonce le tournois dans toutes les villes voisines.

Les joustez ont criez et le pris de valour.

Le lendemain le roi Richier

S’ala aparellier de tous ses ornemens.

Quatorze de ses barons vont en la place.

Et les dames estoient ens es hours tout dedens.
La estoit la roynne dont li corps estoit gens
Et mainte damme ossi en nobles paremens.

Renaud y était pour les « nobles jugemens ». Les chevaliers étaient venus « a milliers et a cens ».

F°83, recto A. — Les hérauts criaient pour écarter « les povres gens ». Les barons sont venus au grant marché d’Acre « ou la place fu lée ».

Richier renverse Guichart de la Morée. On crie : Acre ! à ce noble roi de haute renommée ! — Richier rend son cheval à Guichart, mais celui-ci lui demande de lui permettre d’employer contre lui trois coups, le premier étant compris dans le nombre. Au deuxième coup, le roi enlève le heaume d’acier de Guichart ; au troisième, il le renverse et son cheval avec lui.

Qui donc oïst heraux Acre ! au roy escrier !
C’est le plus preux du monde et c’on doit plus prisier.
Ains Judas Macabeus n’Alexandre d’Alier,
Pourrus ne Percheval, Lancelot le guerrier,
Paris, Prians, David, cil qui fist le Sautier,
Ne se poürent oncquez au bon roy comparer.

La joute continue. Le roi Richier se désarme et monte en un « hourt » près de Renaud.

F° 83, verso A. — Guichart de la Morée change de costume pour ne pas être reconnu et triomphe successivement des quatorze chevaliers. Tout le monde disait qu’il méritait le prix. Survient un chevalier « Bauduin d’Ermenie ». Guichart ne veut pas se risquer contre lui et s’en va en son hôtel. Bauduin renverse plusieurs chevaliers. Renaud demande au roi de lui prêter ses armes et son cheval : il voudrait « s’aventurer » à la joute.

F° 83, verso B. — Richier l’en détourne, car il est encore faible, mais

Sire, se dist Regnault, ne vous chaut de doubter.
Je me sens fors asses pour a la jouste aler.
Mauvaisement pourroie mon voiage achever,
Iherusalem conquerre et Robatre mater,
Se souffrir ne pooye le coup d’un bacheler.

Et il insiste. Richier l’emmène au palais, où on l’arme. On lui présente un cheval qui ne peut le porter ; il regrette Bayard, car tous les chevaux de Richier sont trop faibles pour lui.

Ici l’on doit prendre aux feuillets 204, 205, que le relieur a mal placés.

Fo 204. — On donne à Renaud le cheval Blanchart que Richier avait conquis sur Robastre : il est né comme Bayard de la jument Escorfaude ; il est fort et cruel et a tué dix valets. Après l’avoir dompté, Renaud désarçonne Bauduin d’Ermenie et Guichart de la Morée.

Fo 205. Renaud déclare à Richier son intention d’accomplir son vœu, de combattre et de tuer Robastre et son fils. Quatre comtes, Morant, Foucon, Savaris, Elinant, sont invités par Richier à se déguiser en marronniers et à accompagner Renaud sans qu’il s’en doute. Quatre-vingts compagnons pareillement déguisés les suivront, toujours à l’insu de Renaud. Le vaisseau est prêt. Renaud s’embarque.

Fo 86. — Départ du navire. Arrivent à Acre les vaisseaux qui portent les hommes des quatre comtes. Le roi leur ajoute dix mille hommes et ils partent pour Jérusalem. Cependant Renaud demande qu’on le débarque à un bois qui a dix lieues de long et qui est près de Jérusalem. Les chevaliers veulent le suivre. — Fo 87. — Renaud descend seul, monte sur Blanchart, salue les barons et se met en route. Les comtes suivent Renaud à distance et le font épier.

Au verso de ce feuillet se trouve une assez belle miniature représentant, sans séparation, deux moments distincts : 1o  à gauche, l’on voit Renaud à terre, déjà monté sur Blanchart. Il tient sa lance de la main droite et serre de la gauche une des mains que lui tendent les gens du vaisseau ; 2o  à droite : Renaud endormi dans un bois ; le cheval est du côté des pieds du baron ; le long du corps de Renaud, est une nappe sur laquelle sont posés des aliments. Au-dessus, paraît à travers le feuillage épais une tête coiffée d’une étoffe rouge. — Cette partie répond aux faits qui suivent.

Fo 88, recto A. — Les quatre comtes s’asseoient sur l’herbe. Elinant prend du pain, de la viande, un flacon de vin (pour Renaud) et de l’avoine (pour le cheval) et les apporte sans bruit. Renaud dormait. Blanchard se met à manger. Elinant place les provisions à côté de Renaud sur une nappe et se retire. — Fo 88, recto B. — Renaud s’éveille, voit la toaille et le flacon, croit que c’est œuvre du diable qui veut le tenter, ne touche à rien. Il regarde Blanchart manger son avoine, voudrait faire de même, car il a faim et soif, mais il craint que ce ne soient « fantosmes » et il s’asseoit. Les quatre comtes étaient mécontents de ce que Renaud ne mangeât point. — Fo 88, verso A. — Savary se charge d’arranger les choses. Renaud s’était rendormi.

Sus un arbre monta Savaris coyement,
Bien se couvry de fuelles qu’on ne le vit noyent,
Et a changié sa vois et parloit clerement.
Regnault, dist Savaris, a ma raison entent,
5.Par moi demande Dieu, le pere omnipotent,
Que prengnies de ces biens ton repast vistement.
Dieux les t’a envoyés pour ton avancement.
Lors s’esveilla Regnault qui celle voix entent ;
En estant se leva et se sengnia forment,
10.Cuide ce soit fantosme ou droit enchantement.
Il a traitte l’espée qui au costé lui pent,
Et va autour de l’arbre en regardant souvent
Contre mon(l)t s’il verroit homme du firmament ;
Mais Savaris estoit en tel esconssement
15.Que veoir ne le puest aussy ne aultrement.
E Dieux ! ce dist Regnault, gardez moy de tourment.
Je croy que c’est fantosme qui m’assault encement,
Et Savaris le bers a parler se reprent :
Regnault, que ne fais tu de Dieu le mandement ?
20.Il te mande par moy que sans arrestement
Tu prengnies de ces biens, se tu en as talent,
Et se tu ne le fais, il t’irra malement.

Je ne t’en puis plus dire, aler m’en fault brievment.
Et quant Regnault l’oït, ses mains vers le ciel tent ;
25.Cuida ce fust un angle du trosne qui resplent.
Père poissant, dist-il, mon corps graces vous rent ;
De ce que vous m’envoyez, vous mercy humblement.
Lors a prins a mengier et si but liement.
F° 88 vo BQuant il fu repeüs, si que bon li sanbla,
30.Le remenant lait coy la ou il le trouva,
Puis rent graces a Dieux qui le monde crea.
A Blanchart est venus et bien le resengla,
Et quant perchut le jour, sus le destrier monta.
Quatre fois s’est sengniez et par le bois s’en va.
35.Quant Savaris le voit, de l’arbre s’avala,
Le flacon, la touaille avueuc lui emporta ;
A ses compengnons vient et tout leur raconta
RPar confaite mengnere Regnault mengier fait a.
Tout chascun des barons grant joye en demena.

Ils suivent Renaud. Celui-ci sort enfin de la forêt vers l’heure de midi.

Il voit Jérusalem à moins d’une lieue. Il s’agenouille et demande à Dieu de lui donner de convertir le roi Robastre et son fils Durendal et leur peuple ou de les tuer.

Il baise la terre, puis sa main et se signe de celle-ci. Il se dirige vers Jérusalem.

F° 89 ro A— Regnault le fils Aymon a la chiere hardie
Issi de la forest qui fu verde et fuellie.
Iherusalem choisi la cité battellie.
Adonc s’est arrestés pres a une huchie
Pour lui a reposer ; s’a l’espée sachie,
Pour Blanchart son destrier a de l’erbe fauchie,
Puis se tient la tous cois, la chité avisie.
Enssi que la estoit sus l’erbe qui verdie,
[Il] voit un Sarrasin qui illeuc s’esbennie.

C’est le roi Malaquins qui possédait une grande terre et qui était venu « voler en ycelle partie ». Il ramenait son butin. Il aperçoit Renaud et le prend pour Richier, le roi d’Acre.

Je le connois mont bien a sa targe florie
Qui est pointe de gueules et enmy par maistrie
Il a ung crucifis qui d’argent reflambie.
Et [si] voy la Blanchart qu’il conquist l’autre fie
A l’encontre Robastre qui tant a signourie,
Quant nous fusmes a Acre commenchier l’estornie,
Or nous gardons tres bien ou nous ferons folie,
Car point n’est cy venus tout ceul sans conpengnie.

Il demande conseil à ses hommes qui voudraient que l’on revînt en arrière. Mais il décide d’aller demander à Richier quelles sont ses intentions. La noblesse du roi d’Acre lui est une garantie. Il va vers Renaud. Quand celui-ci le voit venir, — Fo 89, verso. — il cesse de faucher l’herbe, monte en selle, saisit l’épieu, accolle l’écu et va éperonnant vers Malaquin qui s’arrête tremblant de peur. Renaud lui demande qui il est. Malaquin répond qu’il ne sait non plus qui il est, mais qu’il reconnaît les armes et le cheval du roi Richier et qu’il a grand tort de se risquer ainsi seul. Renaud lui déclare son projet de reconquérir le pays sur Robastre et sur son fils. Malaquin lui dit que l’entreprise est dangereuse et qu’il ferait mieux de s’en aller en arrière.

Fo 90, recto. — Renaud l’oblige à se charger d’un message pour Robastre. Il lui fait prêter serment « a la loy de Mahon ».

Sire, dist Malaquin, no nous y acordon.
Lors hurta a son dent pour l’or de Pré Noiron.

Dans le défi, Renaud se fait connaître, pour « le fils au viel Aymon ». Charles lui a donné tout ce pays ; il le conquerra seul, sans compagnon. — Malaquin va promptement à Jérusalem, au palais, pendant que Renaud reste sur le pré.

On revient aux comtes qui le suivent.

Oyez des .iiii. contes, chascun tant esploita
Qu’il issirent du bois si com Nonne sonna.
Il ont perchut Regnault qui de l’erbe faucha
Pour Blanchart le destrier qui foison en menga,
Il se sont enbuché, nulx ne les advisa,
Et regardent Regnault comment se maintendra.
5.Oiez de Malaquin qui ou palais entra.

Robatre li escrie : Dont venez par de la ?
Consail vouloie avoir, car le mien corps songa
C’un escoufle mont grant desur moi avola
Et tout mon grant palais entour avironna,
10.Et les membres du corps un a un m’esracha ;
Et puis vi tout mon peupple qui a lui s’enclina,
Et Durendal mon filz desoubz se li mucha.
Je sui tous esbahis, ne say que ce sera.
Sire, dist Malaquin, par Mahom qui fait m’a,
15.Je vous ay en convent, vos songes avendra,
Car j’ay veü l’escoufle qui si avolera.

Fo 90, verso. — Et il raconte tout et s’acquitte de son message, vantant la beauté et la vigueur de Renaud.

Oncquez jour de ma vie en nulle royaulté
Je ne vi si bel homme ne si bien faituré.
Se semble un droit gaiant qui bien l’a regardé.
Il est plus grans de vous, mont est gros et carré,
[S]’est large par le pis, gresle par le baudré,
S’a la janbe bien faite et le pié bien fourmé
Et le regart plus fier que n’est lion cresté.
Ne say que vous aroye longuement sermonné,
Ne vous aroye ja sa biaulté devisé.
S’il a autant bonté quant il a de biauté,
Vous avez bon mestier que vous soiez gardé.

Fo 91. — Robastre va porter lui-même sa réponse au message. Renaud défie lui et son fils Durandal. Le combat aura lieu le lendemain matin. Renaud demande à entrer dans Jérusalem et à s’y reposer. Robastre y consent. Esglentine, fille de Robastre, est très belle. On se met à table. — Fo 92. — Esglentine est chargée de conduire Renaud dans la chambre où il dormira. Elle s’afflige quand elle apprend qu’il est marié :

Esglentine est dolente au cuer sous la mamelle ;
De Renaud qu’il a femme, tout le cuer li sautelle.

Mais Renaud la console en lui promettant que si elle, se convertit, il la donnera à son fils Yvonnet. Il obtient de Robastre que si lui et son fils Durendal sont vaincus, tout leur peuple se convertira. Les barons païens adhèrent à cet engagement.

Fos 93-95. — On amène à Robastre la célèbre jument Escorfaude. Les champions sortent de la ville. Savary et les barons chrétiens sont dans le voisinage et les voient. Dans le combat, Robastre a un bras coupé ; il appelle vainement à son secours son fils et ses vassaux. — Fos 96-98. Robastre meurt. Durendal prend sa place, mais quand il a le dessous, il se soumet volontiers à tout ce que Renaud exige. Les rois Drogues et Gloriant viennent à lui. Il prend le nom de Baptamur « en l’honneur du baptesme ». Surviennent alors les quatre comtes de Richier. — Fos 99-105. Tout le monde demande le baptême. Renaud suspend son écu au sépulcre, au-dessous de celui de l’empereur Vespasien qui le premier avait chassé les juifs de Jérusalem. Du haut de la tour David, on voit les gens des comtes arriver par mer. Renaud charge les comtes de ramener Blanchard au roi Richier et de prier celui-ci de venir avec l’archevêque et le clergé pour baptiser tout ce peuple qui est converti :

S’irons en Angorie, se Dieux l’a consenty,
Conquerre les reliques que je desire sy.
Car puisque Dieux nous a enssement accueilly,
De parfaire mon veu en vray espoir m’affy.

Richier réunit et amène vingt mille hommes et deux mille clercs et prêtres. — L’armée part de Jérusalem. Baptamur attaque Tabarie. Josep le sarrasin combat contre Baptamur et Renaud ; celui ci est monté sur Escorfaude qui renouvelle les faits de Bayard. Josep est vaincu ; il les conduit au Castel Andaine possédé par son fils.

F° 111. — Renaud envoie Morant défier le roi d’Angorie, Danemont. Description d’Angorie :

Bien y ot deux cens tours plus grandes que cloquiers
A deux paires de murs fondez sur le rochier.

Danemont s’échappe du château où l’on trouve une belle pucelle, fille de Danemont.

F° 120 recto. — La pucelle consent à être baptisée. Elle renseigne Renaud sur l’endroit où sont les reliques de la Passion :

J’ay desiré baptesme, si vous diray comment.
La dehors che palais qui est d’ouvrage grant,
A une grande tour fondée poissamment,
Mais ainchois c’on y puist entrer premierement
5.Il faust passer .iii. pons de grant estorement
Et .iii. grans huis de fer fault ouvrier ensement
Et est la tour fondée sur le roche qui pent.
Julles Cezar le fist faire en son rengnement.
Un escrin a dedens compassé noblement,
10.Et dedens un petit de fin or qui resplent,
Il a trois clous de fer et un sidonie gent
Et le fer d’une lanche, che dist on proprement,
Dont Dieux fu en la croix ferus parfondement.
Si a une couronne qui n’est d’or ne d’argent
15.Mais de jons et d’espines ouvrée rudement.
Si a plain deux bachins de baume d’Orient.
Mes Sarrazin nes pevent veïr parfaitement.
Il a plus de cent ans, dient [li] saige gent,
C’on ne mist main au coffre c’une fois seulement ;
20.Che fu Corbous li rois, s’en ot sen paiement,
F° 120, voCar tantost esraja et morru maizement.
Et par ceste miracle, sire, certainement
Et aultres de quoy j’ai oy racontement,
Ay ge de vostre loy eü le sentement.

On la baptise ; elle garde son nom de Sinamonde ; elle épousera plus tard « Aymonnet le plaisans qui de Regnault fu fils »[82]. Cependant Danemont, une fois dans la ville, donne des coups de bâton à la statue de Mahomet. Le calife proteste : que Danemont réunisse ses hommes, qu’il attaque le château et qu’il demande pardon à Mahomet.

Fos121-122. Sinamonde conduit Renaud aux reliques. Sur le coffre était une lettre qui interdisait de l’ouvrir à qui était en état de péché. Renaud n’ose accepter la clé. Cependant les Sarrasins de Danemont tentent une attaque. Baptamur renverse Danemont qui est dégagé par les siens.

F° 123. Danemont et les païens se réfugient dans la ville. Renaud et les siens sont dans la joie. La belle Sinamonde lui deceint l’épée,

Et li dist en riant a molt doucette vois :
Frans homs, de vo journeez me contez les explois.

Renaud vante surtout la valeur de Lambert et de Baptamur. Lambert abattit l’enseigne des Grigois et Baptamur a renversé Danemont « vo pere ». — Danemont, de son côté, maudit Mahom qui l’a laissé vaincre. Rubion lui répond que Mahom s’est vengé parce que précédemment il l’avait battu. Il doit lui demander pardon :

Allez a Mahommet et li criez mercy.

Il aura l’avantage une autrefois. D’ailleurs, le roi Cassadonies et l’amustant d’Orbrie viennent à son secours. Danemont n’a aucune confiance et envoie partout des messagers. Mais le roi Kassadonies et son fils Safadoines l’Escler arrivent à Angorie avec chacun dix mille hommes. Danemont se plaint à eux des chrétiens qui lui ont pris un château. On lui promet de les chasser. — Mais parlons de l’amustant d’Orbrie qui avait rassemblé quarante mille hommes. Ils arrivent le soir et campent sous les murs d’Angorie. Chez les chrétiens, le patriarche dit la messe à laquelle assistent les barons et Sinamonde « au gent cors avenant ».

Et puis vont par acort dedens le tour montant
Ou les reliques furent de Dieu le tot poissant.
Li nobles patriarches va à Regnaut priant
Qu’il vousist deffermer le coffre souffisant.
Sire, che dist Regnaut, ne vous voit deplaisant,
Je ne m’en merleray tant comme a maintenant.
Vous le devez mieux faire que my, je vous creant ;
Car a dinne personne est l’office apparant.
Faire (je) ne l’ozeroie, car (je) ne vail mie tant.
Mais quant (nous) arons maté paiens en conquerant
Lors nous assaeirons a celle œuvre plaisant.

Tous s’agenouillent, font leurs oraisons et battent leurs corps. Renaud s’étonne de ce que les sarrasins respectent ainsi les reliques et les gardent en un lieu honorable. Baptamur le lui explique parce que les Sarrasins savent le prix que les chrétiens y attachent et qu’ils pourraient les leur vendre très cher.

F° 124. — Renaud répond que les chrétiens ne peuvent acheter les reliques de la Passion de Dieu, mais doivent les conquérir. Le roi Richier admire Renaud et Baptamur le plaisante parce qu’il fait concurrence au patriarche dans l’art de prêcher. On baise le coffre et Baptamur, Richier, Joseré montent au sommet de la tour et voient le pays couvert de bannières flottantes, d’armures luisantes, de destriers courants. Richier explique à Renaud que c’est le secours de Danemont. Il regrette que Charles ne soit pas là pour les aider. Renaud l’encourage et lui dit de sortir du castel avec trois mille hommes, de se cacher dans un bois et de surprendre les Sarrasins. Lui, Renaud, fera en même temps une sortie. Joseré approuve. L’avant-garde des païens était formée de cent sommiers portant la vitaille. Lambert dit à son père d’attaquer. Il demande aux païens le treü du passage et détourne les sommiers. Le sarrasin Salatré proteste. Lambert le perce d’un coup de lance et lui tranche la tête. Le combat s’engage. Les païens fuient vers « l’ost do l’amustant ». Joseré charge son fils de conduire ce convoi au château d’Angorie, mais Lambert réclame :

Alez vous y meïsmes qui le barbe avez blanche.
Car viellesse vous a ostée vo puissanche.
De tel gent en estour, che n’est que destourbanche.

Joseré répond qu’un vieillard sage vaut mieux qu’un jeune outrecuidant pour conduire une armée.

F° 125. — L’amustant apprend qu’on lui enlève ses joyaux, sa vaisselle, sa garnison. On attaque les chrétiens. Exploits de Lambert qui finit par être entouré et désarçonné. Survient son père pour le sauver. Bataille sanglante. Joserés le bourgeois abat un sarrasin dont il donne le cheval à son fils Lambert. Mais Renaud, Baptamur, Richier, Glorians se jettent sur l’ennemi.

Quant l’amustant les vit, forment en fu dolans.
Par Mahommet, dist il, sont mes gens recreans.
Dont brocha le keval li sarrasins poissans.

Lors oïssiez grant noise quant se fu esmovant.
Tant estoit son destrier ruides et remuans
Que la terre en estoit soubz li retoubissans.
Devant les autres va li sarrasins gaians.

Renaud le voit et court à sa rencontre. Il broche Escorfaude si fort que le sang jaillit, mais il ne peut percer l’écu du païen dont la lance se brise également sans résultat. L’amustant s’étonne. Renaud dit que la lutte continuera à l’épée. Le fausart de l’amustant qui « avoit gris kaviaus », fend l’écu de Renaud. Celui-ci qui « d’aïr fu vermaus » tranche le heaume et la tête de son adversaire :

Si qu’a terre li fu espandu li cerbiaux.
A terre caï jus aussi plas c’uns pourciaux.

Les païens sont dans la douleur. Hermin lé jouvenceau frappe le sarrasin Lucibiaux et lui enlève l’enseigne. Les païens sont en déroute. Renaud fait sonner trompes et tamboureaux pour que les chrétiens reviennent au castel avec le butin fait ;

Car li saige tesmoignent et on doit tenir d’iaux
C’on doit laisser le ju tandis que il est beaux.

On rentre au castel. Sinamonde vient saluer Renaud et demande qu’il conte leurs aventures.

F° 126. Les païens affligés entrent dans Angorie et racontent à Danemont ce qui s’est passé. Ils ont laissé sur le champ l’amustant et vingt mille hommes. Danemont s’en prend comme toujours à Mahomet. Mais Safadoines le reconforte.

Le roi Cassidonies veut Sinamonde « au vis cler ». Danemont la lui promet. — Quand Renaud voit avancer les Sarrasins, il fait ouvrir les portes du château. Baptamur, Josep et Hennin garderont ces trois portes. Renaud, le roi Richier, Joseré qui portait « l’ensaigne de samy », sortent du château. — Cassidonies renverse Joseré « le bourgeois signori ». Renaud se jette dans la mêlée, mais ne peut atteindre Joseré qui est dégagé par son fils Lambert. Celui-ci lui prend l’enseigne et repart contre les Sarrasins. refusant à Constant, fils de Josep, de lui confier l’enseigne. Baptamur regrette d’être inactif. Il veut combattre et abandonne la porte qu’il gardait. Les Sarrasins avaient alors « le meilleur »,

Car li rois Cassidonies qui cuer ot d’aumachour
S’i esprouva che jour par moult fiere vigour
Pour l’amour Sinamonde a la fresche coulour.

Mais Renaud survient :

De l’espée le fiert sur l’heaulme point a flour
Qu’il li a pourfendu aussi c’un viez tabour,
Tres parmy le cervelle a pris le branc sen tour.

Après la mort de leur roi, les païens reculent.

F° 127. Renaud abat Agoubant, neveu de Danemont qui portait l’oriflour. Danemont se lance dans la bataille pour relever son enseigne. Tous les chrétiens suivent leurs chefs : Richier, Morant, Savary, Gloriant, Malaquin, Oriant, Constant, Lambert et ses frères. Danemont se décourage et s’en va toudroit vers Angorie. Baptamur le poursuit. Danemont lui reproche d’avoir changé de religion et de servir les ennemis de sa lignée. Ils combattent, mais Danemont voit les siens en déroute, d’autres chrétiens qui surviennent. Il fuit sur un cheval si rapide que Baptamur ne peut le suivre. — Renaud blâme Baptamur pour avoir quitté son poste ; mais Baptamur répond qu’il l’avait remis à son lieutenant : qu’une autre fois on ne l’emploie plus ainsi.

Les chrétiens se désarment et dînent. Danemont est à Angorie.

Entra en la cité, en Mahon maugreant,
Du keval dessendi, en le salle va montant
Et se fest desarmer et s’asist sur ung banc.
Sa gent sont devant li, tous navrez et sanglant,
5.Et li rois Sasadoines que coi se va plaignant
Du fort roy Cassidonie qui est mors sur le camp.
Adonc va ses noirs yeux li Turs esraoulliant.
Plus de .xl. fois va Mahon renoiant.
Mahon, dist Danemont, ve me chy bien mesquant.
10.Je laisseray me terre, se m’en iray fuiant.
Sire, dist Josué, vous avez sens d’enffant.
Mandes roi Berfuné en l’ille Mondurant,

Le plus merveilleux homme de che siecle vivant,
Il est forment petis que .iii. pies n’a de grant,
15.Et si n’a en che monde nul homme plus sachant,
Et set d’ars d’ingromanche et merveilleux encant,
Et set de faërie, che dient li auquant.
Il scet che qu’il sera ou temps cha en avant
Et che qui a esté et qui est maintenant,
20.Et si a un mantel, quant il le va viestant,
On ne le poroit veir qui seroit droit devant.
Il ochirroit cent hommes trestouz en un tenant.
S’il vous voloit aidier, moult ariez bon garant
Danemont est très étonné. On le renseigne.
F° 128,
roA. 25.
En l’ille Mondurant a lonc temps demouré
Berfuné li vassaux qui tant a nobleté ;
Et si dist-on pour voir qu’il a le corps faé.
Quatre fées le gardent et l’ont endro[triné],
Et s’a en plusieurs lieux aux escolles esté.
30.Tant de sens a apris que c’est infinité.

Danemont convaincu promet de donner sa fille en mariage à Berfuné, s’il le délivre des chrétiens. Il charge Mongabont de porter une lettre à Berfuné. Mongabont part et s’embarque. Puisse Dieu garder les chrétiens, car un grand péril, les menace.

Le messager arrive à Mondurant, expose son message et se plaint de Renaud. Berfuné le blâme de parler ainsi d’un chevalier pareil. Pour lui, il aidera Danemont, bien qu’il sache qu’il mourra dans cette guerre. Mais il ne cache pas que les quatre dames qui l’ont élevé à Toulette, quand elles lui ont révélé qu’un jour il changerait de religion, lui ont caché quelle serait celle qu’il prendrait. Le messager repart.

F° 129. — Il rapporte à Danemont ce qui lui a été dit, mais sans lui révéler que sa mort est prochaine. Cependant Berfuné a mandé ses hommes. Sa gent se réunit à Mondurant. Il se plaint à eux de la « gent baptisiée » qui envahit le pays des Sarrasins. Il s’embarque avec son armée.

Entra en son dromon ouvré par signourie.
N’ot si noble vaissel tant que li chieux tournie.

Li mas fu de gaiet ouvré par grant maistrie,
Les cordes sont de soie gracieuse et jolie.
Berfuné y entra, a grant chevalerie ;
Son mantel invisible aussi n’oublia mie.
Nobles fu le mantiaux, il vient de Faërie ;
Quant li rois l’a viestu, il n’est nulz hons en vie
Qui le puisse veïr en bataille aramie.
Pour che fist a Regnault mainte fiere estourmie
Et moult li fist d’anoy, de painne et de hasquie,
Aussi que vous orez se ma vois est oïe.

Le vent les force à débarquer dans un port à trois lieues d’Angorie.

Je diray de Regnault le noble bacheler.

Quand tous ont fait leurs dévotions aux reliques, ils montent « aux haux murs » de la tour. Du côte de la mer, ils voient arriver le renfort des païens. Renaud décide de les arrêter au passage.

Et dist li uns a l’autre : Trop poons sejourner.
.vi. jours a que n’isimes pour païens encontrer.
Alons a che matin g[a]aignier no disner.

F° 130. — On laisse à la porte Gloriant et Dragon. Dix mille hommes sortent ; six mille restent pour garder le château qui aurait pu contenir trente-deux mille barons. Josep reconnaît la bannière de Berfuné « d’Arabe qui cuer a de lyon ».

Quant il est en bataille, mie ne le voit on.
Il se fait invisible. C’est par fait de Noiron,
Car il a une cappe et un grant caperon ;
Quant il l’a afublé, ja ne vous mentiron,
5.Il n’est nulz qui puist veir sen corps ne se fachon.
Pour che, le vous dy, sire, et a tous environ
Que [vous] n’ostes vo heaume en le grande tenchon
Pour caleur ne sueur ne pour aultre besong,
Car s’adonc vous veoit le glout par tel coron,
10.Il vous poroit ferir tel cop en traïson
Qu’il vous pourfenderoit le chief et le menton.

Josep continue à faire connaître Berfuné. Renaud dit qu’il aurait « bon mestier » de son cousin Maugis. — On sonne les trompes et les cors, on serre les rangs. Berfuné chevauche en un val « plenier » et dit à ses païens de se préparer. Quand il voit Renaud, il lui crie « d’un son grant et plenier » :

Par Mahommet, Regnault, che vous fist foloier
D’issir de vo castel pour me gent mesaissier.
Trop menez grant orgueil, se te fault abaissier.
Mar venistes de cha le païs calengier.
5.De tes parens aroies aujourduy bon mestier,
De Doon de Nantueil et du Danois Ogier
Et de tous tes .iii. freres qui sont bon chevalier,
Et de Maugis aussi qui fu de mon mestier ;
Car il fu aveuc my a Toulette escoulier
10.Avec Baudry son maistre qui fu bon latinier.
Sarrasin, dit Regnault, tu te ses bien prisier,
Mais des ars de Toulette est Maugis bon ouvrier.
Comment as tu a non ? Dis le moi sans targier.
Tu as tres bonnes armes et [si] tres bon destrier ;
15.Mais folie te fait en bataille avanchier,
Car tu es trop petis pour atendre un guerrier,
Et chieux qui t’adouba te sot mal conseillier
Quant il t’a fait les armes si tres josne encarquier.
Regnault, dist Berfuné, par Mahom que j’ay chier,
20.Ains que tu fusses né, savoie chevauchier.
Regnaut, dist Berfuné, moult pau me vas prisant,
Mes bien a .xl. ans, pour voir le te creant,
Que rois Baudris mes peres m’ala le branc chaignant.
J’ay bien cent ans et plus, qui bien les va contant.
25.Je sai ferier de lanche et ferier de taillant,
Et sachies que briefment je te feray dolant.
Mais se tu me veulz rendre la fille l’amirant,
Sinamonde la belle qui le cors a plaisant,
Et le castel aussi d’Angorie le grant,
30.Je t’en lairay aler et te gent a garant
Pour te haute proesche qui est en ty si grant,
Et se tu ne le vœlz faire, le jouste te demant.

Renaud sourit et refuse, car on le blâmerait de jouter contre un si frêle adversaire. Berfuné, irrité, défie Renaud et, d’un coup de lance, le porte à terre.

Puis li a escriet a se voit qu’il ot grant :
Regnault, dist Berfuné, c’est uns biaux cos d’enffant.

Renaud se relève et tire son épée. Les chrétiens s’affligeaient de sa chute, les païens « s’esbaudissaient ».

F° 131. — Renaud se plaint de ce qu’après tant d’exploits il soit abattu « pour le cop d’un meschant ». — Berfuné évite tous les coups de Renaud qui finit par remonter sur Escorfaude. Berfuné revêt sa cape et devient invisible. Renaud reconnaît l’œuvre d’ingromance et regrette l’absence de Maugis. Puis il se jette dans la bataille et les chrétiens ont d’abord l’avantage. Berfuné, dans sa colère, tue Amaury sous les yeux de Richier qui l’avait « nourri ». Richier et les siens combattent et font reculer les Sarrasins. Berfuné s’irrite et Renaud est en joie. Renaud et Baptamur se disposaient à charger encore. Berfuné, toujours invisible, « tenant son branc nu sous sa cape », porte un coup d’épée sur le heaume de Renaud. Il ne l’entame pas,

Mais tant fu grans li cos que li bers fu ploians.
Regnaut se redrecha, mais li prinches vaillans
Ne veoit entour li Sarrasins ne Persans.

Il accuse Baptamur qui proteste de son innocence. Berfuné les entendait.

Regnault a referu, si bien fu assenés
Qu’il fu sur Escorfaude tellement adentés
K’a poy qu’il ne fu jus a la terre versés.

Renaud reconnaît qu’il a affaire à un adversaire invisible. Il broche Escorfaude et avec les autres barons se jette sur les païens.

A celle empainte en ont plus de mil[le] tués.

Les autres reculent de peur. Berfuné envoie un messager réclamer le secours de Danemont. Le combat continue. Le petit roi revêt sa cape et tue successivement dix chrétiens.

Puis mucha en se cappe son espée fourbie
Et broche le destrier a une aultre partie.
La mettoit crestïens en grant merancolie

Et disoient aucun que l’ost estoit traye
Et que leur gent me[ï]smes leur faisait villenie.

F° 132. — Renaud n’en résistait pas moins. Berfuné se dirige vers l’enseigne de Renaud portée par Joseré. Il renverse le baron et l’enseigne tombe. Lambert la relève et prétend que son père est trop vieux pour la garder. Mais Josep réclame. Renaud les prie de se bien serrer autour de l’enseigne, car un Turc que personne ne peut voir, pourrait la couper. Joseré comprend alors ce qui lui est arrivé. On attaque les païens « a forche et a esploit ».

Le messager de Berfuné invite Danemont à secourir son maître. L’armée des Sarrasins est de soixante mille hommes formés en quatre batailles de quinze mille. Danemont mène la première. — La lutte avait continué et les pertes des païens étaient plus fortes que celles des chrétiens. Mais Berfuné prenait part au combat.

Maint en a abatu a le terre souvin,
En maint lieu les assault le fel par son engin.
Quant abatu avoit baron ou palazin,
Muchoit dessoubz se cappe le bon branc acherin
Et puis aloit aillieurs faire le sien couvin.
On ne le poet veïr en voie n’en quemin,
Dont no baron estoient et embrun et enclin.
Non pour quant [il] ferirent dessus le gent Jupin
Et les ont reculez a guise de mastin.

Berfuné ôte sa cape, crie que Danemont arrive et que Renaud sera vaincu. Quand les païens l’entendent, ils se rassemblent. Renaud tue un neveu de Berfuné. Celui-ci se cache sous sa cape, et frappe Renaud qui s’étend sur son cheval. Berfuné perce Hermin, le vaillant pongneour.

Le ber ne se gardoit du cop de l’amachour.
D’un estoc le fery au costé sans demour
Que tout oultre le corps a pris le branc son tour.
Le ber senty l’angoisse, s’en fist grande clamour,
A paines se retint, se perdy sa luour.

Renaud se désespère. Il voit alors l’armée de Danemont qui enveloppe les siens. F° 133. — Les chrétiens veulent rentrer au château. Renaud implore Dieu.

He Dieux, che dist Regnault, beaux peres que j’aour,
J’ai fait mainte bataille contre gent paiennour.
Et esprouvé mon corps en sanc et en suour,
Et vous m’avez aidiet, de quoy je vous aour,
Tant qu’en maint grant estour ay eü du mellour
Et conquis les reliques qui tant ont de valour.
Ne consentez, vrais Dieux, que les perde a nul jour,
Mes envoiez, me-sire, vo grace et vo amour
Ou je perderay cy mes amis et m’onnour.
Quant Regnault li vassaux vit Danemont venir
Et voit ses Sarrasins fierement estourmir,
Ches cors et ches buisines sonner et retentir
Et pour sa gent enclore voit ses paiens partir,
Nonpourquant s’escria pour sa gent resbaudir.
Avant, dist il, baron, penses de bien ferir.
Ne vous caut de paiens reffuser ne sortir,
Mais pensons de bien faire et de conroy tenir.
Sire, dient ses hommes, bien en sarons chevir.
Atant est Danemont que Dieux puist maleïr.

Berfuné va à la rencontre de Danemont. Il renverse Baptamur, et quand les chrétiens surviennent, il revêt promptement sa cape puis recommence le combat d’un autre côté. — Danemont perce Constant d’un coup de lance. Constant continue à combattre malgré les prières de son père Josep. Plus tard il eut pour mire Berfuné qui le guérit. — La bataille est devant Angorie. Richier est blessé ainsi que Joseré et deux de ses enfants. Renaud fait des prodiges de valeur, mais les païens sont trop nombreux. Sa grande jument, Escorfaude, frappe de ses pieds et mord les Sarrasins de ses « grans dens agus ». Renaud ne peut la ramener en arrière et l’accuse de l’entraîner à sa perte. Il voit le roi Meliant qui avait renversé Richier sur le sablon. Il le tue et donne son cheval à Richier. Les chrétiens sont entourés. Sinamonde le voit.

Lors jetta un grant cry et un merveilleux son,
Puis se laissa keoir la belle en pamison.

Elle reprend ses sens et explique aux rois Gloriant et Dragon comment les chrétiens sont pressés. Ils font une sortie. Cependant les chrétiens ont forcé les Turcs à reculer. Berfuné veut barrer la retraite à Renaud et aux siens, mais surviennent Gloriant et Dragon. Berfuné revêt sa cape et tue celui qui portait l’enseigne. Renaud reconnaît l’enchantement et ordonne de rentrer au château. Les chrétiens se hâtent de fermer les portes dans la crainte que Berfuné n’entra avec eux.

F° 135. — Danemont est d’avis que l’on rentre dans Angorie. Berfuné, très épris de Sinamonde, promet de prendre le castel avant la nuit. — Les Sarrasins sont dans Angorie. Renaud constate qu’il a perdu dix mille hommes. Les médecins soignent les blessés. Quatre leur paraissent ne pouvoir pas être sauvés :

Les deux fils Joseré et Hermin au vis cler
Et Constant enssement.

On dîne. Renaud, Richier, Baptamur gaîtent, car ils craignent Berfuné. Celui-ci, toujours par amour pour Sinamonde, fait armer sa gent et va trouver Danemont. Il promet de prendre le castel, de délivrer Sinamonde et de faire prisonniers tous les chrétiens. Les païens vont donc au castel. Berfuné dit à Danemont de s’arrêter et de ne plus remuer.

F° 136. — Pendant que les chrétiens s’occuperont de l’armée sarrazine, il entrera au castel et enlèvera Sinamonde par un enchantement.

Il franchit quatre murs sans être vu et entre dans la chambre où Sinamonde dormait.

A sen lit est venus, qu’il n’y est arestés,
Une fois le baisa par moult grant amistés,
Sen viaire regarda qui tant fu coulourés.
Belle bouche ot vermeille et s’ot tretis le nés.
5.De tres belle faiture fu li siens corps fourmés.
Derechief le baisa li Sarrazins osés
Et puis le tierche fois il ne s’en fu saoulés,
Mais a la quarte fois, che dist l’autorités,
S’esveilla la pucelle, si a deux cris jettés.
10.Ses pucelles se lièvent, qui estoient dalès.

La belle ouvry ses yeux, son cuer fu eshidés
Quant perchut la tortis qui estoit alumés
Et si ne voit cellui dont il estoit portés.
Lors dist a ses pucelles : Dames, avant venez.
15.Foy que je doi a Dieu, maisement me gardez.

Berfuné lui répond qu’il est décidé à l’épouser. Elle proteste. Il soulève la couverture et entre dans son lit. Elle crie, on l’entend, Renaud se dirige vers sa chambre. Mais Berfuné restait sous la couverture :

Ou lit s’estoit boutés les le belle loée.
Et elle s’escrioit a moult haulte allenée :
Vœilliez moy secourir, doulce Virge loée.

Elle a grand peur de succomber, mais elle résiste, frappe l’enchanteur. Celui-ci finit par sortir du lit, prend un bâton et frappe Sinamonde,

Et li dist par despit : Taisiez, pute prouvée.

Cependant les cris de Sinamonde ont éveillé les pucelles, mais elles ne voient rien. Berfuné rit. Il offre sa main à la princesse qui le traite de « nain puant ». Il l’injurie et la bat si fort qu’elle en perd courage. Renaud survient et voit Berfuné. Celui-ci lui dit qu’il est entré par où il a voulu et qu’il emportera Sinamonde dont il est amoureux.

F° 137. — Renaud dédaigne de combattre avec lui ; mais Berfuné lui conseille de quitter ce pays et d’aller en France où un des fils de Ripeus a accusé ses fils de trahison, de sorte que Charles les a emprisonnés. Ils seront morts et pendus, si on ne les secourt, et leur mère sera aussi en danger. Renaud refuse de le croire. Berfuné affirme qu’il sait le passé et le présent.

Merlins estoit moult saiges, mais j’en say bien autant.

Les fils de Renaud sont allés servir Charlemagne, et des traîtres ont accusé les enfants. — Renaud continue à plaisanter Berfuné sur sa petitesse. Berfuné répond qu’il doit aux Fées sa force et sa vertu. Que Renaud lui laisse porter un coup, il lui abandonnera ensuite son corps. Berfuné frappa de son branc Renaud sur le heaume. Renaud reste étourdi par la force du coup qui a tranché le cercle d’acier du heaume. Il a honte et veut riposter, mais l’enchanteur a revêtu sa cape, est devenu invisible. Berfuné porte deux coups à Renaud qui ne peut que tourner en tenant son épée tendue. — Cependant les chrétiens étaient sur les murs. Richier demande où est Renaud. Supposant qu’il est allé dormir, il rentre au palais en le taxant de négligence, car l’on entend les trompettes des païens. — Il entre dans la chambre et voit seulement Renaud qui, les dents serrées, s’escrimait l’épée tendue. Il supplié Dieu de lui rendre la raison.

F° 138. — Il lui adresse la parole. Renaud le prie de s’écarter. Il recule. Berfuné le frappe. Richier croit que c’est Renaud et se hâte de sortir de la chambre. Mais Renaud le rappelle doucement, lui dit qu’il ne l’a pas frappé. C’est un nain puant. Richier n’a qu’à tirer son épée et à frapper autour de lui. Berfuné évitait les coups et les rendait. Baptamur vient avertir que les païens attaquent ; il voit les deux chevaliers qui s’escriment tout essoufflés, et reçoit à son tour un horion. — Berfuné leur demande sureté : il contera sa raison. Il ôte sa cape et devient visible.

F° 139. — Mais Baptamur veut qu’on le tue. Aussitôt Berfuné reprend sa cape et les frappe tous les trois. Renaud implore Dieu. Alors les quatre Fées, protectrices de Berfuné, entrent dans la chambre :

Devant fu Oriande qui tant ot courtoisie.

Elle rappelle qu’elle a élevé Maugis. Elles prennent des bâtons et toutes les quatre châtient Berfuné qui s’agenouille et demande pardon. Genièvre (Genouivre) lui reproche d’avoir employé ses talents contre les chrétiens et contre le meilleur vassal de la chrétienté. Morgue, leur aînée, et Ydain sont d’accord pour exiger qu’il quitte sa loi et suive sa destinée. Il s’agenouille et rend son épée à Renaud. — Sans Berfuné, Renaud n’eût pas conquis et maté les païens.

L’auteur s’est ingénié à constituer à Renaud tout un personnel d’alliés. Maugis lui-même est remplacé. La cape dont se couvre le nain est empruntée au fils de Beuves, mais il n’est lui-même qu’une contre-façon d’Auberon. Renaud, ainsi entouré des chrétiens de Richier et de tous les Sarrasins qu’il convertit, peut aisément accomplir son vœu. Tout cela a pu être connu des Italiens, comme l’a été le Maugis.

La guerre se termine par la conquête définitive d’Angorie et le massacre des infidèles. Fo 157-160. Renaud ouvre le coffre et découvre les reliques ; un ange l’y autorise et lui dit de revenir en France où sa femme et ses enfants ont besoin de lui. Avant de montrer les reliques au peuple, il annonce qu’il va rentrer en France. Berfuné est envoyé en message en France.

Au feuillet 161 verso, l’auteur, qui en a fini avec le pèlerinage de Renaud, annonce qu’il aborde un autre sujet.

Seignors, or escoutez pour Dieu et pour son non,
Chi commenche matere qui est de grant renon,
Mais ains qu’il puist venir en Franche le roion,
Aront li deux enffans Regnaut de maulx fuizon.

Au Fo 182 (belle miniature), Renaud boit à une fontaine « Assez près de Bruieres c’on dit en Larrinois » et s’endort. Quand il raconte à ses frères et à Maugis ce qu’il a fait en Palestine, ils n’ajoutent point foi à son récit et ne le reconnaissent pas. Au Fo 186, il se fait enfin reconnaître de son frère, du roi et de ses fils[83].

Fin du Manuscrit

F° 217, recto A.Et dame son signeur et penser nuit et jour
A li servir en bien sans penser nul faux tour.
Ordre de mariage est de noble valour.
Einssement li preudons a la dame parla,
5.Le vie du bon duc haultement desclaira
Tout ainsi qu’il morut, ainsi c’on le tua
Et comment par miracle là en droit ariva
Et comment Dieux voloit qu’il demourast droit la
Et qu’en fiertre soit mis pour les biens que fait a.
10.Quant la dame l’oy, mainte fois se pasma.
Là menerent grant duel qui longuement dura.
L’evesque de Tremongne la dame conforta
Et les freres aussi et bien leur conseilla
C’on mande le linaige en quel lieu qu’il sera
15.Pour honorer le cors qu’en fiertre on mettra.
Les freres l’acorderent qu’ainsi on le fera ;
Et la duchoise aussi a che fait s’acorda ;
Droit a Jherusalem messaiges envoia
Au noble roy Yvon que Regnault engenra ;
20.Et le mort de Regnault on li dit et conta
Et que le francque dame, se mere, li manda
Qu’il le viengne veoir a Tremongne de chà,
Et relever sa terre, nul si prochain n’y a.
Et quant le roi Yvon celle chose escouta
25.Pour la mort de sen pere qui moult li anoia,
Mes il dist au messaige que point ne passera
Pour l’amiral Barré qui guerre li mena ;
Et pour tant rois Yvons longuement demoura
Qu’en Franche ne revient et sa terre laissa,
30.Dont par mauvais conseil rois Karles li osta.
Mais puis le roy Yvon si bien le calenga
Que encontre Karlon fierement estraia.
S’en esmut une guerre qu’a maint homme cousta
Du royaume de Franche ens ou tems qu’il passa.
B 35.Ivonnes li bons rois, qui tant ot de [renon]

A son frere manda trestout tele fac[hon]
De le mort de leur pere Regnault le bon [baron].
Or a moult grant dueil, en mena car moult [hon],
Et le roy Richier d’Acre qui tant ot de re[non]
40.Fut moult triste et dolant pour Regn[ault le baron]
Or vous diray d’Alart qui estoit gentilz h[on].
Par le conseil qu’il ot et ses freres de non,
Le corps saint esleverent en grant pourcession,
Enssi qu’il apertient à prinche de grant non.
45.Car le noble Saint Pere qui tant ot de renon,
Y envoya evesques et cardinaux foyson
Pour le corps eslever en grant pourcession
Et pour le metre en fiertre de fin or sans laiton.
En le fiertre fu mis si qu’il estoit raisson.
50.En le cit de Tremongne saint Regnaut l’apiell’on
Et en font moult grant fieste ceulz de la region.
Et apres ceste choze que conté vous avon
Se departi le gent qui fu en grant renon.
Chascuns si s’en rala en son estrassion.
55.La duchoise remest qui de joie ot foison.
Point ne vesquit granment aprez le sien baron ;
A Tregmongne morut et là l’enterra on.
Moult en furent dolant li .iii. enffant Aymon.
La contrée gardoient et tienrent en leur non.
60.Le serviche en rendirent à l’empereur Karlon.
Et li rois les amoit, mais traïstres fe[lon]
Les mirent a mort en leur grant tra[ïson].
Dans le cité de Nasples, par delà pr[é Noiron],
Furent a une roche estaint li n[obile hon],
65.Et Maugis d’Aigremont qui estoit [bon larron].
Che fu par Ganelon, le traïteur glo[uton],
Qui oncques en se vie ne pensa s[e mal non],
Car par li furent il mis en des[trussion].
F° 217, verso A.Bien venga puis leur mort le noble roi Yvon
70.Enssi com vous orrez en le bonne canchon ;
Car Ogier li manda et le bon duc Naymon
Comment ont les ot fait morir par traïson,
Et quant Yvon le sot, s’en ot grant marison
[Il] jura Jhesu Crist, le disne roy Jhesum,

75.Qu’oultre mer passera a nef et a dromon,
Si venra guerroier l’empereür Karlon.
Segneur, il ce dist voir, que vous celeroit on ?
Il arriva en Franche avec maint hault baron.
Ogier fu aveuc li et le bon duc Naymon
80.Et tout sen grant linage de Franche le royon,
Et assiga rois Karles tout droit à Montlaon.
Tant greverent le roy et firent cuisenchon
Qu’il se rendi a iaulx et fist acordizon
Et vient au tref Yvon faire amendassion,
85.Et dist qu’il voloit avoir pais au noble roy Yvon.
Droit là firent le pais li duy roi a bandon
Et baizerent l’un l’autre d’umble condicion,
Voire par tel convent et par tele occoison
Que rois Karles fist faire un moustier bel et bon
90.En tel plache ou li frere Regnaut le bon baron,
Et si fut aveuc yaux Maugis, chieux d’Aigremon.
En celle esglise là furent mis li baron,
Si furent eslevé en fiertre d’or sans laiton
Car il furent sainti au voloir de Jhesum.
95.Et apres chela fait, signeur, que nous dizon ?
Karles rendi se terre au noble roy Yvon,
Yvon le releva du riche roy Karlon.
Charles fist moult grant feste au noble roy Yvon
Et disnerent ensamble par dedens Monlaon
100.Et tout le grant barnage entour et environ.
· · · · · · · · nt apres disner le noble roy Yvon
[Dut p]rendere congiet au roy de Monlaon
F° 217, verso B.Et a tout sen linage entour et environ
Et au bon duc Rolant, Olivier le baron.
105.Charles et tout li aultres de bonne opinion
L’ont tous [re]commandé au disgne roy Jhesum.
Yvon s’en departi avec maint hault baron
Et est entrés es nés, les voilles drecha on.
Tant on singlé par mer a Dieu beneïchon,
110.K’a Jherusalem sont arivé li dromon.
Roys Yvon et li aultres dessendent ou sablon.
Ivon si s’en ala en son palais de non,
Aveuc li maint princhier et chevalier baron.

Ou palais a trouvé le royne au cuer bon.
115.Quant la dame le vit, joye li fist foisson ;
Aussi firent li autres de le cité de non,
Car il amoient moult le noble roy Yvon.
Et il avoient droit, car moult estoit preudon.
Enssi [li] rois Yvon guerroia roy Karlon
120.Pour ses trois vaillans oncles et chevaliers de non
Et [si] pour son cousin, Maugis, chieux d’Aigremon,
Qui furent mis a mort par grande traïson.
Moult tres bien les venga le noble roy Yvon,
Enssi k’avez oy en le bonne canchon.
125.Chy fine le matere de Regnault le baron
Qui tant jour guerroya l’emperere Karlon.
Oncquez plus vaillant prinche ne viesti haubregon
Que fu li bers Regnault qui tant estoit preudon,
Car oncques en se vie il n’ama traïson.
130.Oy avez se [vie] et se engnassion
Et comment il sainti au voloir de Jhesum.
Or prions tous a Dieu par grant devocion
Qu’il nous ottroit se gloire par son saintisme non,
Et cellui qui l’a escript vueille Dieux donner en don
135.Or et argent assez, car il en aroit bon beson
Pour donner aux fillettes et maint bon conpaignon,
F° 218, r° A.Car c’est tout che qu’il ayme, que vous celeroit on ?

M. Pfaff (das deutsche Volksbuch von den Heymonskindern, p. XXIII) remarque que Maugis, fait cardinal et même pape, se trouve au cinquième volume d’un gros manuscrit en prose dont quatre volumes sont à la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris et l’autre à la Bibliothèque royale de Munich. J’ai feuilleté ce manuscrit qui est très connu pour les magnifiques enluminures dont il est orné. M. Pfaff estime qu’il dérive du long remaniement conservé à la Bibliothèque Nationale et au British Museum. Il s’agit sans doute du ms. 764 dont l’on vient de lire un résumé, et du fragment contenu au ms. 13 (British Museum, Royal 16g. II.). La rédaction en prose de l’Arsenal dont nous parlons est écrite en très gros caractère, ce qui, joint au nombre et aux dimensions des enluminures, fait qu’elle est moins longue qu’elle ne paraît. Cotée autrefois 6073, elle porte actuellement le numéro 244. En tête du premier volume, sur un feuillet moderne, on lit : « Ce cinquième volume (il s’agit de celui de Munich) contient 51 chapitres qui contiennent l’histoire du roi Mabrien, fils d’Yvon de Jérusalem, à peu de différence près la même que celle qui fut imprimée à Paris par Alain Lotrian. V. Brunet et suppl. Ebert Bibl. ». Une autre note reproduit la date finale du manuscrit : « Ainsois fini ce Ve et dernier volume de Regnaut de Montauban et de sa lignée achevé et parfait l’an mil iiiie xiie jour du mois de novembre »

Le grand remaniement en vers fut donc de bonne heure connu à l’étranger, puisque nous en avons un fragment au British Museum dans un manuscrit où il figure avec d’autres compositions sur les Fils Aymon. La rédaction en cinq volumes est elle-même, fort ancienne.

C’est dans le petit poème de même famille que la Mort de Maugis que l’on a dans le ms. du British Museum, que Maugis est réellement pape, et non dans le ms. 764.

M. Pfaff mentionne que le premier volume contient l’histoire de Maugis d’Aigremont ; c’en est très probablement la plus ancienne rédaction en prose et elle sert d’introduction toute naturelle, au reste.

Quant à Mabrien, fils d’Yon [fils de Renaud] et d’Églantine, et roi de Jérusalem, il est conduit d’aventure en aventure à Babylone, à Jérusalem, aux Indes. Son fils, le second Renaud, est roi des Indes.

Je crois que ces transformations sont de date plus ancienne qu’on ne paraît disposé à l’admettre, ainsi s’expliqueraient mieux les analogies que l’on constate ça et là entre ces suites dernières et romanesques des Fils Aymon et certaines compositions italiennes.

Parmi les allusions aux Fils Aymon, dont M. Léo Jordan a très soigneusement dressé la liste, il a eu l’heureuse idée de comprendre l’indication de plusieurs tapisseries qu’il emprunte à E. Muntz (La légende de Charlemagne dans l’Art ; v. Romania, XIV, p. 339).

1° Entre 1389 et 1396, Nicolas Bataille livre au même prince (au duc d’Orléans) l’Histoire des Enfants de Regnault de Montauban.

2° Dans la collection du duc d’Orléans un tapis de Regner de Montauban.

3° L’inventaire de Philippe le Bon (1420) mentionne... .. « un grant vielz tapiz, dit l’Histoire du duc Regnault de Montauban, comment il vainqui le roy Dennemont devant Angourie et est de Brebant ».

4° Le trésor de la cour de Savoie renfermait en 1497-1498 (château de Chambéry) « un grant pang de tappisserie ouvré de l’Istoire des Enfants de Regnault de Montaubant, de laine, soye et fil d’or à escripteaulx dessus »[84].

Le tapis déjà vieux en 1420 représentait un ou plusieurs des incidents de la conquête d’Angorie racontée, on l’a vu, dans le manuscrit 764 du feuillet 111 au feuillet 156 ; et les tapis 1 et 4 représentaient des scènes de la vie des enfants de Renaud empruntées soit à la version du ms. 764, soit à la version en prose de l’Arsenal-Munich. Ces deux manuscrits sont très remarquables au point de vue de l’enluminure et offraient des sujets de dessin tout prêts. Les suites des Fils Aymon furent tout aussi populaires que le poème primitif.

De ce long examen des manuscrits de l’Histoire des quatre Fils Aymon, examen que d’autres seront mieux en mesure que moi de compléter, il convient de déduire quelques remarques générales.

À ne considérer que la rédaction, la version de L a un caractère épique marqué plus qu’aucune des autres. La seconde partie du manuscrit est, j’ai dû le faire constater, de date plus récente que la première, mais là même l’on a une rédaction plus ancienne que celle des autres manuscrits concordants (Arsenal, Peter-House, Montpellier en partie). Le récit de L, depuis la mort de Bertolais jusqu’à la scène de Vaucouleurs, répond à la partie de la première section où l’on se trouve en présence de différences matérielles très surprenantes. Là un choix a été fait entre deux ou plusieurs versions. Les tâtonnements du scribe ne sauraient avoir d’autre raison. Il n’est donc pas certain que ce choix partout ait été le plus heureux, et tout au moins il n’est pas démontré que la version dont dérivent en cette partie A, B, C, ne remonte pas aussi haut que celle ou celles dont s’est inspiré l’auteur de L. Les interpolations et les contradictions que l’on a relevées dans ce texte, prouveraient à elles seules que l’on n’a pas affaire à une première rédaction.

C’est dans L que le Beuves d’Aigremont est d’aspect le plus archaïque. C’est aussi la partie qui a été la plus retouchée et remaniée dans la pensée de la faire mieux concorder avec ce qui suit. Je crois que le messager Enguerrand tout comme Lohier (ou Looïs) appartient à la forme primitive du poème et je vois en eux la trace du souvenir de la mort de Théodebert et de Chlodowig. Enguerrand représente, dans cette hypothèse, Théodebert dont la mort fut imputée à Gonthramn Boso qui aurait pu être confondu avec Bob, le meurtrier de Chlodowig. Mais, dans sa fonction de messager, Enguerrand devenait inutile et il était destiné à disparaître dans les versions successives.

En laissant de côté le Beuves d’Aigremont qui a eu son évolution distincte, on voit que l’on a d’une part la version de L et d’autre part la version commune à B, C, V, celle-ci ayant pour caractères à elle propres : 1° l’emprisonnement des frères de Renaud ; 2° les Ardennes ; 3° l’amplification de la course à Paris ; 4° une version particulière en plusieurs points pour l’entrée de Charles en Gascogne : Monbendel pris de force, l’épisode de la chasse, en partie la trahison ; 5° une version complètement indépendante à partir du moment où Maugis laisse Charlemagne endormi entre les mains des Fils Aymon, jusqu’à la légende pieuse de la fin.

Entre L et B, C, V, l’on a un texte intermédiaire avec l’Arsenal et Peter-House.

Le texte de M est conforme à peu près partout à celui de L (moins le Beuves d’Aigremont et la délibération des barons du roi Ys qui est empruntée à la version B, C), jusqu’au pèlerinage de Renaud où après un court contact avec B C, la narration suit une marche indépendante.

Il est à noter qu’aucun des manuscrits qui donnent la version B C en entier ou en partie, n’est vraiment bon : la comparaison des textes fait constater dans tous non seulement des lacunes, mais des altérations. Ces défectuosités résultent probablement de ce qu’elle a été très populaire, souvent copiée, souvent retouchée. Il est possible que dans son état primitif elle ait eu une valeur littéraire égale à celle du manuscrit La Vallière.

Dans ces divers manuscrits, la partie commune à tous (IIIe partie de l’édition Michelant) qui a été le plus respectée ou épargnée par les remanieurs, va dans l’édition Michelant de la page 175 à la page 331 (Vaucouleurs et la suite jusqu’au départ de Maugis pour la solitude). Elle est assonancée, comme l’avait fait remarquer Gaston Paris. La partie précédente, la seconde dans l’édition Michelant (p. 136-174) présente des différences notables entre les deux versions principales. Elle est néanmoins assonancée dans B C comme dans L.

M. Leo Jordan, reprenant une question déjà étudiée par M. Zwick, distingue nettement entre les assonances de la partie II et les assonances de la partie III, reconnaissant à celles-ci une antiquité plus grande, ce qui le mène à conclure que le cœur du poème fut d’abord cette partie III, allégée, bien entendu, de celles des assonances qu’il juge plus récentes[85]. Si l’on se plaçait à ce point de vue, il conviendrait d’étudier également le texte de la partie II dans la version de B C qui est très distincte ici de la version L. Mais de ce qu’une partie du poème est demeurée en assonances, il ne me paraît pas résulter immédiatement que pour le fond (je ne dis pas pour la forme de la rédaction) d’autres parties ne soient pas également fort anciennes. Le Beuves d’Aigremont est tout aussi archaïque pour le fond qu’aucun fragment épique, mais il a passé de l’assonance à la rime, et quand l’on a, comme les diascévastes antiques, rassemblé et copié les parties du poème, l’on a préféré la version rimée, à supposer que la version assonancée eût survécu dans la mémoire des trouvères.

L’on a vu comment j’ai tâché d’expliquer, en remontant à des faits historiques, la constitution du poème. Entre les souvenirs du meurtre de Chlodowig, des malheurs de Merowig et de la triste destinée de Gondovald, a été intercalée une partie dérivant de l’histoire de Charles Martel : les Ardennes, la guerre contre les Sarrasins[86]. L’imagination des trouvères, aidée par leur connaissance de l’épopée générale, a fait le reste, mais sans pouvoir effacer complètement le défaut de continuité qui résulte de l’introduction d’éléments karolingiens entre les parties d’origine mérovingienne.

Dans son livre sur les Évangiles, Renan, arrivé aux persécutions que Domitien exerça sur les chrétiens et sur les juifs, dit : « Un écho indistinct de tous ces événements se retrouve dans les traditions juives » ; et il résume une légende où subsiste seulement ce qu’il appelle lui-même : « de bien vagues images et comme les souvenirs d’un hémiplégique »[87]. Les traditions de notre histoire primitive ont mieux résisté à l’épreuve des siècles et au travail des remanieurs. Mais quelle que soit la destinée des vues que je me suis permis de présenter, l’on jugera sans doute que l’étude de la matière et de la langue des Fils Aymon doit s’étendre à d’autres versions que celle que je réédite d’après le manuscrit La Vallière.

Dans le tableau ci-dessous l’on a l’ordre où je rangerais les sources historiques et les manuscrits. J’admets pour ceux-ci une version primitive perdue (N), et deux versions dérivées (N2 T) également perdues. Si je rattache le Renout à la seconde, c’est pour certaines de ses parties.

I
SOURCES HISTORIQUES ET PEUT-ÊTRE POÈMES PERDUS
Époque mérovingienne
Mort de Théodebert. — Mort de Chlodowig. — Mort de Bobo. — Mort de Merowig. — Jeunesse et mort de Gondovald. — Jeunesse de Childebert.
Époque carolingienne
Jeunesse et guerres de Charles Martel contre Plectrude, Chilpéric et Ragenfred, contre les Musulmans, contre les Saxons.
II
MANUSCRITS SUPPOSÉS OU EXISTAN



Ce tableau n’a d’ailleurs d’autre prétention que de résumer en gros ce qui a été dit. J’y laisse de côté l’hypothèse d’une branche perdue où l’on aurait la querelle de Renaud et d’Olivier à propos d’un cygne et les traces de guerres de Charles contre les Frisons. — Il faut enfin rappeler qu’à l’exception de L, toutes ces versions tiennent plus ou moins compte du Maugis d’Aigremont.

Il me serait difficile de clore cette partie sans rappeler brièvement un point de vue, auquel d’ailleurs on est autorisé à se placer en matière de recherches d’origines.

L’épopée mérovingienne a existé, la preuve en a été faite par M. Rajna et par ceux qui ont travaillé sur ses traces. Or il est remarquable que la période la plus tragique de l’histoire des Mérovingiens, le règne de Chilpéric, n’ait paru jusqu’ici représentée que par l’introduction dans la légende de Childéric d’une partie des aventures du prétendant Gondovald. Il y avait là une lacune vraiment surprenante. D’autre part, les Fils Aymon, dont le caractère épique et archaïque est si manifeste, ne semblaient d’abord se rattacher à aucune partie de l’histoire. On était donc en droit de rechercher si précisément ce grand poème ne nous a pas conservé l’épopée mérovingienne en apparence perdue. L’on y était encouragé par le fait incontesté que Gondovald avait occupé une place importante dans le souvenir des Austrasiens, qu’il était entré de bonne heure dans le monde de la légende. Enfin l’identification de Beuves d’Aigremont et d’un duc frank, Bobo, de Louis et de Chlodowig, confirmait la légitimité d’une enquête où l’on avait quelque chance de retrouver le fond de l’épopée antique, si altérée que nous l’aient transmise les remaniements successifs.

L’on a été ainsi amené à conclure que les malheurs des fils de Chilpéric et la romanesque destinée de Gondovald présentent la base primitive sur laquelle s’est édifié le poème qui devait subir le même sort que ces monuments dont le soubassement date de l’époque romane et dont les voûtes ogivales, les vitraux, toute l’architecture et toute l’ornementation sont du temps de Philippe-Auguste.

Bien que cette introduction ait pour objet essentiel l’examen des manuscrits que j’ai eus à ma disposition, j’ajoute ici quelques indications sommaires sur les rédactions en prose, et sur les versions ou imitations étrangères.

D’après Paulin Paris[88], la plus ancienne version en prose des Fils Aymon se trouve dans le manuscrit de l’Arsenal B. L. 243, aujourd’hui 3151. Elle daterait du XVme siècle.

Nous avons vu plus haut que le British Museum possède trois versions en prose, voici le résumé des indications des catalogues :

1° Royal 16 g. II. Après les 617 alexandrins de la version du ms. 764 de la Nationale, l’on a un roman en prose des quatre filz Aimon commençant au chapitre III des versions imprimées : « Or dist le comte que du temps du roy Alixandre ne fut ouye une histoire pareille de ceste qui cy après s’ensuyt ». Le texte finit : Et icy ferons fin de l’istoire de Regnault de Montaubain, le noble chevalier. Et quant le corps fut mis au tombeau, les trois frères s’en retournèrent en leur païs et ne vesquirent gueires aprez, et les enfants de Regnault tindrent la terre bien et en paix, tant que entre eulx ne fut jamais ung seul courroux. Et si obrent depuis tres grant guerre avecques les trahistres de Maience. Mais les enfants ne y perdirent riens, car ilz furent tres bons chevalier et ressembloient bien de vaillance leur bon père, et de courtoisie aussi. Et pour ce gaignoient ilz tousiours sur leurs ennemis. Mais je me vueie ycy taire de Regnault et de ses frères et de ses filz, car en meilleur point ne les puis laissier. Et prie à Nostre Seigneur que par sa sainte grâce nous doint bonne vie et bonne fin et pour l’âme et pour le corps ».

Le texte de l’Arsenal est celui dont se rapproche le plus cette rédaction de la fin de la légende pieuse :

Or prions Dame Dieu qui fist et mer et vant
Qu’il nous praingne a [tel] fin par son digne comment,
Que ne perdonz nos ames par angin de serpent.
Ici faut de Regnaut o le fier hardement
En lor païs s’en vinrent li frere et li enfant.
En pais tinrent lor terre et tot lor tenement,
Puis [ne vesquirent gaires apres cest finement].
Tant ama li uns l’autre, ains n’i ot mal talant.
Nus ne vit tele amor si enterinement.
Si rorent puis grant guerre contre malvaise gent,
Mais je m’en vorrai taire issi faitivement

En pais et en amor fai ci mon finement.
Dieu nous garisse tous a cui li mons apant
Qui nous doint bonne fin par son commandement.
Or je vous en pri je toz que vous dittez : Amen.

2. Royal 15. E. VI. Ce manuscrit, conforme au précédent, commence au même point et finit de même.

3. Manuscrit indiqué par n° 960 dans le catalogue Sloane. Il est décrit par Ward p. 624. Date XVe siècle. Le texte est en partie plus court que dans les éditions imprimées. Il commence par la querelle entre Charlemagne et le duc de Beufves qui aboutit au meurtre de celui-ci et par les mesures que Maugis et d’autres prennent pour venger le duc. Tout cela est plus développé que dans les textes imprimés. Au f. 9, Bertelay est tué d’un coup d’échiquier par Regnault. Le roman est divisé en sections marquées par des initiales rouges, et s’interrompt au milieu de la 54e section (f. 68 verso), lorsque les fils de Renaud, Aymonnet et Yon, sont sur le point de combattre avec les fils de Fouques de Morillon.

Je rappellerai qu’à la suite de la description et du résumé du manuscrit 764, il a été question d’une version en prose en cinq volumes, dont quatre sont à l’Arsenal, n° 244, ancien 5072.

Dès le XVe siècle, les versions en prose furent imprimées, et mises ainsi à l’abri des caprices des remanieurs. L’on a : L’histoire du noble et vaillant chevalier Regnault de Montauban, s. l., ni date, in-folio ; Les Quatre fils Aymon, etc...[89]. L’on arrive ainsi à l’édition de la Bibliothèque Bleue et à celle de la Bibliothèque des Romans. Toutes deux ont été réimprimées en un petit format et à très bon marché. L’édition de la Bibliothèque des Romans a eu l’honneur immérité d’être reprise dans la nouvelle Bibliothèque Bleue publiée chez Garnier. Toute la phraséologie sentimentale et philosophique du XVIIIe siècle s’y étale. Tantôt c’est le chef des Sarrasins qui une fois vaincu par Renaud s’aperçoit qu’il a réfléchi sur l’Alcoran et que ses dogmes n’étaient que l’apologie des goûts, des vues politiques et ambitieuses de leur auteur ; tantôt Maugis prie l’Être suprême de lui pardonner ses égarements ; l’archevêque Turpin est dit l’Ulysse des Français ; c’est Maugis qui arrête le duel de Roland et d’Olivier en les entourant d’un sombre nuage. Renaud, à Rome, disserte sur les mérites comparés de Jules César et de Catilina. D’ailleurs Thémistocle lui paraissait le plus grand homme de l’antiquité. La légende pieuse ne pouvait clore une si belle composition ; elle est remplacée par des incidents romanesques. Sans doute Renaud est un jour ouvrier à la construction d’un monastère au bois de la Serpente, mais de l’échafaudage il aperçoit Pinabel faisant tous ses efforts pour outrager une jeune fille. Plus loin, il rencontre Maugis, près du Rhin et lisant. Après la mort de Maugis, il engage une lutte avec Pinabel qui outrageait encore des filles, roule avec lui dans le Rhin et se noie. Les corps de Maugis et de Renaud sont transportés à Montauban. Cela tourne à la parodie.

L’édition d’Épinal est pour le fond fidèle à la tradition. Elle reproduit une version assez voisine de celle du manuscrit de l’Arsenal, et par conséquent du manuscrit La Vallière. Je lui préfèrerais l’édition de Carpentras du XVIIIe siècle, de langue plus ancienne et possédant encore les naïves gravures sur bois.

L’édition populaire publiée chez Le Bailly par M. de Robville (?), outre un avant-propos d’éditeur et un premier chapitre de caractère historique, a été modifiée par l’introduction au chapitre VIII d’un résumé du Maugis d’Aigremont d’après le manuscrit C, par une imitation au chapitre XIV de la partie du manuscrit 764 où Bayard oblige Maugis à le suivre à l’hôpital de Saint-Jean-d’Acre. Mais le remanieur moderne repart de là pour Constantinople et reprend le texte La Vallière-Arsenal. Un peu plus loin les pélerins ne font que toucher à Palerme, au lieu d’y débarquer et de donner leur aidé au roi Simon de Pouille. Au chapitre V, tout ce qui précède l’assaut de Montessor est supprimé. Comme dans la nouvelle Bibliothèque Bleue, l’archevêque Turpin (épisode de la chasse) est dit l’Ulysse des Français, ce que je ne trouve ni dans l’édition de Carpentras, ni dans celle d’ÉpinaI. Mieux eût valu se borner à ramener le texte à sa simplicité primitive, tout en restituant l’orthographe des noms propres. Guitheclin le Sesne est dit Guitelin le Sesne (Carpentras), Guerdelin le Fêne (Épinal et Le Bailly). L’édition Garnier le remplace par les Sarrasins.

Grâce à Émile Souvestre (Les derniers bretons, 1848, p. 260), l’on savait que les Fils Aymon ont été mis en tragédie en dialecte breton. Un exemplaire s’en trouve au British Museum avec le titre ; Buez ar Pevar Mab Emon, duc d’Ordon, laquet e form un drajedi. E. Montroulez, 1818, 8e, 416 p. Plus récemment, quand, en 1888, le théâtre breton populaire eut un regain de faveur, on jouait à Tradoustain, faubourg de Morlaix, des pièces réduites de l’ancien répertoire et de préférence la Vie des Quatre fils Aymon. Elle figure au nombre des mystères du théâtre breton dont l’on a donné de notre temps une édition populaire. Ces mystères, pour les mœurs, semblent appartenir au quatorzième et au quinzième siècle. Ils sont tous en vers[90].

M. Pfaff, dans son édition de la version allemande populaire des Fils Aymon, a résumé l’histoire de notre poème à l’étranger. On ne peut mieux faire que de renvoyer d’une manière générale à cet excellent travail.

Les Fils Aymon furent de bonne heure connus en Angleterre. Alexandre Neckham, qui écrivait en 1227, raconte dans le chapitre de saccis de son de Natura rerum la mort de Bertolais, telle que nous l’avons dans la Chanson de Geste. Vers l’année 1489, le célèbre imprimeur Caxton publia une traduction en prose de the right plesaunt and goodly Historie of the four sonnes of Aimon. Dans la préface, l’éditeur dit que son protecteur, le comte d’Oxford, lui avait communiqué le livre Les quatre fylz Aymon[91], sans doute une de ces rédactions en prose que nous avons rencontrées au British Museum.

Une imitation scandinave avait été étudiée par M. Fridrik Wulff dans ses Recherches sur les Sagas de Màgus et de Geirard (Mémoires de l’Université de Lund, t. X, 1873). Le texte ancien a été édité plus tard par Cederschiöld (t. XIII). C’est une imitation très libre qui a été examinée par G. Paris (Romania IV, 1875, p. 273-291) et par Suchier (Germania, XX, 1875, p. 273 291). M. Leo Jordan (l.l., p. 6-7) a relevé une erreur où G. Paris et Fr. Wulff seraient tombés, erreur reproduite plus tard par Zwick. G. Paris avait dit : « La Saga n’a connaissance que de la partie de la Légende qui correspond à la première portion du poème français ; toute l’histoire des Fils d’Aimon en Gascogne, de leurs relations avec Yon, lui est absolument étrangère, ce qui ajoute un argument de plus à ceux qui montrent que ce long épisode n’est qu’une superfétation postérieure ». M. Leo Jordan objecte : 1° que Maugis n’apparaît que dans la partie méridionale des Fils Aymon, 2° qu’il délivre les Fils Aymon et que sous un déguisement, il reçoit sa nourriture des propres mains du roi, traits empruntés à cette partie.

Tout cela me paraît assez contestable, alors même que l’auteur de la Saga aurait connu une version comprenant tous les développements contenus dans les versions que nous possédons. En effet, dans la version B C, Maugis délivre ses cousins avant leur départ pour les Ardennes, et l’on peut très bien supposer que la scène amusante où il se joue de Charlemagne a pu être d’abord placée plus tôt dans le récit. Mais G. Paris a-t-il réellement pensé à considérer toute la portion méridionale comme une addition à la légende primitive ? Il est démontré, depuis le travail de M. Longnon, que l’épisode du roi Ys est emprunté à l’histoire de Charles Martel ; dans le chapitre précédent j’ai été amené de mon côté à juger que la légende primitive était composée d’éléments mérovingiens dont toute une partie dérivait de l’histoire de Gondovald, dont le lieu est précisément le Midi. Laissons même de côté mon hypothèse : on conçoit fort bien un poème des Fils Aymon où Ys de Bordeaux n’aurait point figuré, et c’est d’un tel poème que la Saga s’est inspirée.

M. Jordan donne, d’après M. Suchier, les rapports de la Saga et des Fils Aymon : « L’introduction du Beuve d’Aigremont fait défaut. On retrouve les faits principaux : la scène du jeu d’échecs, le combat autour du château, les deux voyages de Maugis à la cour pour délivrer ses cousins (dans le texte français), la seconde fois, c’est Maugis qui est le prisonnier ».

Le jugement développé que G. Paris a porté sur cette composition étrange, barbare dans tous les sens du terme, ne saurait être contesté pour l’ensemble. On trouve de tout dans la Saga de Magus et de Geirard, même des traces de la scène des Gabs, le conte d’où Shakespeare a tiré sa comédie, All’s well that ends well, un conte d’origine orientale sur lequel G. Paris renvoie à la note de R. Kœhler aux Contes Siciliens de Mlle  Gonzenbach (n. 1).

Dans les Pays-Bas, au XIIIme siècle, les Fils Aymon furent traduits en vers. Du Renout il reste seulement 2000 vers dont la dernière édition (1875) est due à M. Matthes. Ce poème à son tour fut traduit en allemand vers 1474. L’on possède à Heidelberg deux manuscrits de cette traduction qui comprend 15,388 vers et qui a été publiée par M. Pfaff en 1885 dans la Bibliothèque de l’Association Littéraire de Stuttgard sous le titre de Reinolt von Montalban.

De même époque, semble-t il, que le Reinolt de Heidelberg ou de date un peu antérieure, est un roman en prose écrit dans le dialecte de Cologne, Historie van sent Reinolt. « L’auteur ne s’est pas borné à suivre le Renout néerlandais qui raconte trop brièvement le moniage du héros, il a consulté en outre deux légendes latines consacrées à Renaud : Vita sancti Reynoldi (en vers) et la légende des Acta sanctorum (en prose) qui remontent toutes les deux au treizième siècle. L’histoire de sent Reinolt a été faite probablement pour être lue dans l’église aux occasions solennelles. C’est ce que prouve une charte du 9 octobre 1482 qui ordonne qu’aux premières vêpres de l’Épiphanie on fera la lecture de la vie du saint martyr. Le Renout néerlandais fut mis en prose probablement au XVIe siècle, sous le titre de Heemskinderen. Ce texte a été réédité par Matthes en 1872 ».

L’auteur de l’ouvrage tout récent auquel j’emprunte ces lignes,[92] a étudié de plus près que Matthes ne l’avait fait, les versions néerlandaises et allemandes en elles-mêmes et en les comparant au texte de Michelant. Les principales différences relevées sont : l’épisode de Saforet manque au texte français ; l’épisode des Ardennes manque dans la traduction néerlandaise ; un épisode, inspiré du Graal, manque au texte français, mais on ne peut y voir qu’une simple interpolation de date relativement récente. — Paulin Paris (Histoire littéraire, XXII, p. 697) avait remarqué que lorsque Renaud résume sa vie devant ses barons, il ne fait aucune allusion à son séjour dans les Ardennes. Je dois ajouter que ce résumé est lui-même une reproduction souvent textuelle de ce que disent le comte d’Avignon et le duc de Monbandel dans le conseil tenu par le roi Ys, conseil où d’ailleurs il est fait allusion, de manière plus ou moins précise suivant les versions, à des faits de même source que l’épisode de Saforet. Tout s’explique naturellement si l’on admet que la légende de Renaud ne comprenait point d’abord l’épisode des Ardennes, ce qui viendrait à l’appui de l’identification proposée plus haut de Gondovald et de Renaud. De toute manière, l’absence de l’épisode des Ardennes n’a en soi rien qui doive surprendre.

Une différence assez importante est l’absence du siège de Trémoigne. Ce siège fait certainement longueur dans les récits français. Dans la version néerlandaise, les Fils Aymon se réfugient au château qu’ils ont dans la forêt d’Ardanne ; la paix se fait grâce à l’intervention de leur mère.

L’impression générale que m’avait laissée la lecture des textes néerlandais et allemands était qu’ils ont été composés arbitrairement d’après des versions françaises de date différente et plus ou moins bien sues. Les trois frères délivrés par Maugis sont empruntés à la version B C V ; mais le compilateur néerlandais place là une partie de l’épisode où Maugis endort Charlemagne et lui enlève son épée. Dans l’expédition de Roland, le roi des Saxons est dit Corsaud, altération d’Escorfaud. Dans les préliminaires de la course à Paris, tels que les donne la version B C, Renaud, instruit par Maugis, trompe la vigilance des barons de Charlemagne qui ont été chargés de le prendre, s’il veut entrer dans la ville : il doit répondre en breton aux questions qui lui seront faites. Il en est de même dans le texte néerlandais, et dans le Reinolt, l’auteur rapportant sa réponse à Fauques de Morhyon (Morillon) dit en effet qu’il s’est exprimé en breton. Fauques lui répond : Frund, sprick franzois oder pickardie : Ami, parle français ou picard. — Quand Maugis et Renaud vont entrer dans Paris, un ribaud, du nom de Tybalt, dit qu’il reconnaît Renaud, Bayard tue l’indiscret d’un coup de pied. Cela est encore emprunté aux versions B C. Quant à Jérusalem, les Turcs finissent par se rendre, ils touchent leurs dents : Sie Klopfften all an ir Zande ; Noch ist die truwe in irem Lande, Die sie halten, die Sarazinen (Reinolt, v. 14.382 suiv.). Cet usage est mentionné dans le ms. 764 et dans le Maugis d’Aigremont. L’on a vu déjà que pour la mort de Renaud, le Renout et le Reinolt connaissent la version C. La conquête des clous de la croix et de la couronne d’épines qu’Aymon aurait faite au profit de Charlemagne, est l’attribution au père de ce que le fils réalise, au prix de longues épreuves, dans la version du ms. 764.

On dit à propos du nom de la capitale de Saforet : « Les trois textes hollandais la nomment Aquitaine, et on sait que de tout temps le royaume d’Yon a porté ce nom. Il est vrai que de nom de pays, le mot est devenu nom de ville, mais on ne le trouve nulle part ailleurs, ce qui prouve qu’on ne peut pas le considérer comme traditionnel, comme tant d’autres noms de ville et qu’il a le droit de figurer justement dans ce passage[93] ». Ce raisonnement vaudrait peut-être, si dans Turpin, au chapitre XI, on ne rencontrait cette ville imaginaire d’Aquitaine, fondée par Jules César, ruinée après la mort à Roncevaux de son duc Engelier et dont le nom s’était étendu à toute la contrée parce que Jules César lui avait soumis Bourges, Limoges, Poitiers, Saintes, Angoulême. La capitale de Saforet est un emprunt à Turpin.

« C’est une idée peu originale que Maugis ait un château à lui[94] ». D’autant plus que nous le trouvons dans la version du ms. 764 : c’est le château de Malaquis.

Parmi les raisons que l’on apporte pour justifier l’hypothèse du caractère plus archaïque de la version néerlandaise, l’on rencontre ceci : dans le texte de Michelant, « il n’est pas dit expressément, comme dans la rédaction néerlandaise, qu’Aimon ait juré à Charles de lui livrer son fils, mais plus tard (dans ce même texte) Renaud lui reproche de l’avoir fait[95] ». La constatation n’est pas probante, parce que la lacune ne se rencontre pas dans d’autres versions françaises plus récentes. Le texte de Michelant est une copie défectueuse en bien des cas.

Pour faire ressortir le caractère individuel des exploits de Renaud (autre trait supposé d’archaïsme) dans la rédaction néerlandaise, on allègue qu’à « Vaucoulon les quatre frères résistent seuls à une armée qui à tout moment est renforcée par de nouvelles troupes », tandis que dans le texte français, ils sont accompagnés à Vaucouleurs de douze comtes[96]. Mais ces comtes, dont sept ont été déjà nommés et présentés par Ys (p. 169, 8 11) sont des traîtres. Tout au moins les sept « seurent bien la traïson mortel » (p. 173, 25), et quand Renaud leur demande leur aide, ils la lui refusent : c’est avec eux que commence le combat. Une fois le comte d’Avignon tué, les autres s’enfuient. Renaud les poursuivrait, mais son mulet ne peut le porter. Alors on voit apparaître Fouques de Morillon, et les frères n’ont plus qu’à se confesser l’un à l’autre avant d’échanger un baiser qu’ils croient le dernier. Les Fils Aymon sont bien seuls en face de l’ennemi

L’on a remarqué une contradiction dans le texte français au même endroit. Les Fils Aymon doivent se rendre à Vaucouleurs sans armes, néanmoins ils ceignent leurs épées[97]. Les armes dont il s’agit sont les armes défensives. Nous disons encore : armé de pied en cap, sans penser aux armes offensives, épée ou lance. Renaud le dit nettement à sa femme.

... Nos n’i aurons ja palefroi ne destrier,
Riche haubert ne heaume ne escu de quartier.

En ce qui concerne le duel de Roland et de Renaud, l’on note qu’il « a lieu pour ménager les deux armées qui se tiennent à distance et qui à la rigueur pourraient intervenir, tandis que dans la rédaction néerlandaise les deux champions sont seuls ; il n’y a que Maugis qui accompagne Renaud[98]. » La remarque aurait paru présenter moins d’intérêt, si l’on s’était souvenu que dans Grégoire de Tours le duel de deux champions est motivé par le désir de ménager deux armées en présence. Cette conception est de nature très primitive[99]. Horaces et Curiaces obéissent au même sentiment que Renaud et Roland.

L’on a remarqué justement que la dissimulation de la naissance des enfants de la duchesse Aye fait songer à un épisode du texte italien, où est mise en doute la légitimité de Renaud et de ses frères[100]. Nous avons rencontré d’autre part, dans le manuscrit 764, le reproche de bâtardise fait par le duc Aymes à ses enfants. Faut-il voir en cela la trace commune d’une tradition ancienne, et un souvenir de la naissance illégitime de Gondovald ? La question demeure très obscure.

Le lecteur français possède actuellement le moyen d’apprécier la valeur de la rédaction néerlandaise. Avec G. Paris, je crois pas que les « brutalités énormes » dont elle est semée, autorisent à attribuer un caractère archaïque à l’ensemble qui paraît volontairement forcé, poussé au noir. Mais telle page a un mérite littéraire, entre autres le récit très particulier et très pathétique de la mort de Bayard[101].

En Allemagne, Iheronimus Rodler traduisit en 1535, (?) la version française en prose. M. A. Bachman l’a rééditée en 1896, dans la Bibliothèque de l’association littéraire de Stuttgard. Ce texte offre le curieux caractère également noté par M. Bachman dans son édition de Morgant der Riese, « Morgant le géant » (même collection, 1890), que le traducteur a soigneusement expurgé le récit de tout ce qui porte l’empreinte des croyances et des usages catholiques, par exemple l’invocation ou la mention des saints, la mention de la messe ou de la confession. Les larmes, les évanouissements des chevaliers, le baiser d’adieu sont supprimés (v. p. XIX). Le récit me paraît pour l’ensemble conforme à l’édition populaire française. De même, et quoique le siège de Monbendel soit supprimé, il est dit plus loin que Charlemagne y a placé son camp. De deux différences importantes, l’une peut être attribuée à l’original français de cette traduction : l’adoubement de Renaud et de ses frères précède le choix de Lohier comme messager auprès de Beuves. L’autre est la suppression radicale de la légende pieuse finale. Dans la dernière page, l’on a le maigre sommaire suivant : Après la simple mention du combat des fils de Renaud et du châtiment des traîtres Constant et Rohart, Ganelon promet aux siens de venger leur honneur. Il devait tenir parole à Roncevaux. Renaud, sa famille et Maugis partent pour Montauban où Maugis disparaît sans qu’on sache où il est allé. Après Roncevaux, Renaud partage les terres entre ses frères et ses fils pour qu’ils vivent d’accord ; puis il tombe malade et « en peu de temps rend son âme au Tout-Puissant, ce qui causa une grande douleur à ses fils et à ses frères. Après les funérailles, ses frères repartirent pour leur pays et vécurent très honorés, comme il est dit dans une autre histoire. — Gloire et grâces à Dieu tout-puissant, amen ! L’an 1531. »

Une telle fin devait nuire à cette traduction en Allemagne où était si vivant le souvenir de Renaud, « ouvrier de saint Pierre », et on ne peut que le regretter.

Tout au commencement du XVIIe siècle, Paul von der Aelst, imprimeur à Deventer, composa, d’après l’Histoire van sent Reinolt et les Heems Kinderen, une History von den vier Heymons Kindern, etc., (Cologne, 1604) qui a été rééditée en 1887 par M. Pfaff, avec le titre de Das deutsche Volksbuch von den Heymon Kindern. L’introduction de cette édition est mise à profit par tous ceux qui s’occupent des Fils Aymon : j’y ai puisé déjà ; j’y prends encore les renseignements suivants. Parmi les remaniements modernes de la légende en Allemagne, celui de Tieck (1796) a eu seul quelque succès. Le style est celui des anciennes chroniques, les scènes odieuses sont adoucies ; Renaud meurt dans un ermitage après sa réconciliation avec Charles. Frédéric Schlegel a composé une romance sur la mort de Renaud à Cologne où il ne suit pas très fidèlement la légende. Ludwig Bechstein dans son poème Die Haimons Kinder mène le récit un peu plus loin que Tieck. Renaud, devenu ermite, retrouve Renaud : tous deux font un pèlerinage en Terre-Sainte, c’est là que meurt Maugis. Renaud, après l’heureux succès de son fils dans son duel, s’enfonce et disparaît dans la solitude de la forêt. On ne peut dénier quelques beautés à ce poème, mais il manque absolument du caractère épique. Une note de Bechstein apprend que la légende des Fils Aymon a été traitée en opéra-comique à Vienne en 1809[102].

Les versions et les remaniements néerlandais et allemands surprennent d’abord désagréablement par l’altération que subissent la plupart des noms propres.

Le Reynaldos de Montalvan espagnol procède de sources italiennes. On se rappelle comment dans Don Quichotte le sévère curé hésite à condamner le Miroir de Chevalerie où il est parlé de Renaud de Montauban et des Pairs de France, et comment Don Quichotte, après sa mésaventure avec le muletier, se démenait dans son lit, s’imaginant qu’il était Renaud l’invincible.

En Italie, il est possible que l’Histoire des Fils Aymon ait passé d’abord par la forme d’un poème franco-italien, mais il n’en est rien resté et les deux plus anciennes imitations sont un Rinaldo en prose et un Rinaldo en octaves, tous deux du XIVe siècle. M. Rajna les a fait connaître et les a étudiés de très près. Je me borne à noter que dans le Rinaldo en prose l’on retrouve des parties du Maugis d’Aigremont et que dans le Rinaldo en vers, l’emprisonnement des frères de Renaud et l’épisode de la chasse dérivent de la version B C, tandis que le combat de Maugis avec les voleurs est repris de la version L, quoique Charlemagne, éveillé à l’aide d’herbes, dérive de B C. Le pélerinage est conté de manière indépendante, mais indique la connaissance de L. L’auteur ne procède donc pas du manuscrit français de Venise, qui a l’enlèvement de Charlot tout comme B C, mais d’un manuscrit de la famille A P, forme intermédiaire entre L et B C V.

L’importance des Fils Aymon dans la littérature épique est telle qu’il vaut mieux ne pas en traiter incidemment. Que l’on me permette de renvoyer à ce que j’en ai dit ailleurs à propos du Rinaldo da Montalbano[103]. L’on y trouvera tout au moins une partie des vues de M. Rajna sur la question. C’est encore à M. Rajna que l’on doit la découverte d’un poème du Moyen-Âge, qu’il a intitulé Orlando et dont Pulci a tiré son chef-d’œuvre, le Morgante, où Renaud a un rôle si important. Boiardo et Arioste, en faisant une place d’honneur aux Fils Aymon et à Maugis, se conformaient également à la tradition du Moyen-Âge. À leur tour ils eurent des imitateurs nombreux. La longue liste de toutes ces compositions se termine dans Melzi-Tosi par deux poèmes comiques : le Ricciardetto de Carteromaco (Nicolò Forteguerri), Paris (Venise), 1738, et le Ricciardetto ammogliato de Luigi Tadini, Crema, 1803. Renaud, comme l’a si bien dit M. Rajna, est vraiment le protagoniste de l’épopée chevaleresque italienne.

Je ne puis partager l’opinion de M. Leo Jordan quand il dit que Dante n’a pas connu les fils Aymon parce qu’il n’en parle pas[104]. Je croirais plutôt que Dante, dépeignant les cruelles souffrances d’Ugolin et des siens, avait présent à l’esprit le passage où Clarice, après avoir supplié Renaud pour leurs enfants qui meurent de faim, s’écrie :

Je mangerai mes mains, car li cuers me desvoie,

Lorsqu’il écrivait

Ambo le man per lo dolor mi morsi.

Mais, sans appuyer davantage sur cette hypothèse, je ne sais vraiment dans quel cercle du Paradis Dante eût pu placer Renaud et son allié inséparable, Maugis. S’ils avaient fini pieusement, avec une auréole de sainteté, ils n’en restaient pas moins les représentants de l’esprit de révolte contre l’Empire. Il ne pouvait ignorer leur histoire qui était de son temps très populaire en Italie. M. Rajna n’a-t-il pas découvert dans un document de l’année 1261 un « Fyzaimonem de Baratis », parmi les fondateurs de l’ordre des Chevaliers de Sainte-Marie, si connus sous le nom de frati gaudenti parce qu’ils abusaient parfois des facilités d’une règle qui ne les séparait point du monde[105] ? Fyzaimone, ce mot hybride d’aspect, était devenu un prénom qu’un père acceptait ou désirait pour son fils !

M. Rajna a trouvé de nombreux « Baiardi » à partir de 1168 ; il est disposé à admettre que « Boiardo » est une altération naturelle du nom du célèbre destrier, et il ajoute : « Davvero il Conte Matteo Maria, il nostro poeta cavalleresco per eccellenza, non s’immaginava che fossero cosi cavalleresche, od anzi cavallesche, le origini della sua schiatta. Lo avesse saputo, ci avrebbe potuto cercare il perchè della vocazione sua[106] ».

Au XIXme siècle, vers 1835, Ranke voyait à Venise, la veille des fêtes à l’Ave Maria et le dimanche un peu plus tôt, un conteur réciter au peuple l’histoire des Fils Aymon. D’après M. Rajna (Nuova Antologia, 19 décembre 1879), il y avait de même à Naples de ces conteurs surnommés Rinaldi en raison du héros habituel qu’ils célébraient. L’un d’entre eux ne cessait de lire l’épopée carolingienne depuis les Reali jusqu’au Roland Furieux[107]. La tradition va d’ailleurs s’affaiblissant et ne paraissait destinée à durer qu’en Sicile[108].

Nulle œuvre poétique n’est restée si longtemps populaire en Europe. Pourquoi ne le redeviendrait-elle pas dans notre pays, si une main discrète faisait pour les Fils Aymon ce que Paulin Paris et M. Bédier ont fait, l’un pour les romans de la Table Ronde, l’autre pour Tristan et Yseut ? ou bien si quelque poète, suivant l’exemple de Tennyson, les restaurait dans leur beauté primitive ? Par l’héroïsme des caractères, par la grandeur et le pathétique des situations, par la vérité des mœurs, par l’influence qu’elle a exercée sur le développement de l’épopée, l’histoire de Renaud et de ses frères occupe une place à part dans la littérature universelle, et l’inspiration première en était si féconde que Dunlop, songeant surtout à la merveilleuse floraison de la légende en Italie, a pu écrire : « Les noms des quatre fils d’Aymes suggèrent à notre pensée tout ce qu’il y a de poésie et de romanesque dans les œuvres d’imagination[109] ».


  1. J’ai déjà décrit ce manuscrit dans la Revue des langues romanes, 1901, p. 32 sq. L’on y a le fac-similé des feuillets 38, 39, où j’ai constaté que ce manuscrit est formé par la juxtaposition de deux copies de dates différentes. Cet article est aussi dans le volume du Trentenaire de la Société pour l’étude des langues romanes, p. 239 sq.
  2. L’un de ces vers est resté incomplet, sans le second hémistiche : « Halas, dist Aalars. » Mich., p. 103, v. 35. Michelant l’a complété sans en avertir.
  3. Mich., p. 359, v. 20 sq.
  4. J’ai donné plus haut un résumé complet de la version du ms. L. Ni au point de vue de la langue, ni au point de vue littéraire, elle n’est homogène. Il y aurait d’autres remarques à faire ; on les trouvera dans les notes au texte.
  5. Ms ot.
  6. Je donne ce développement plus bas, dans la description du manuscrit de Peter-House.
  7. Il Viaggio di Carlo Magno in Ispagna, éd. Ceruti, t. II, p. 46-49.
  8. Lasciam alquanto qui posar Orlando
    E direm di Carlo e suo falconieri.
    Uscia del campo et andava uccellando
    Per aver cena per Carlo Imperieri,
    Verso del ponte sul poggio montando.
    In tal maniera il nobil scudieri
    Cosi montando per una pendice
    Lasciò il falcone ad una pernice.
    La pernice in aria il falcone svola,
    Fuggendo in un grande bosco fu entrata.
    Il falcon la smarriva e in aria vola.
    Tutto quanto Terigi in aria guata.
    Poi discese il falcon, a non dir fola,
    Dove passava Orlando e sua brigata ;
    Terigi a se cadere se lo vede,
    Cavalca là che ripigliar lo crede.
    Il cavallo Terigi molto caccia
    Per ritrovare lo suo bel falcone.
    Essendo presso al fonte venti braccia
    Vede sedere Sansonetto e Ugone.
    Subito Orlando conobbe alla faccia.Canto XXI.

  9. Hist. poét. p. 302.
  10. En examinant la photographie que j’avais fait tirer du feuillet 13, recto, au bas de la colonne A qui a été laissée en blanc à la fin du Beuves d’Aigremont, et en d’autres endroits de cette page, j’aperçois les traces d’une écriture que je ne puis déchiffrer. Les paléographes qui ont le manuscrit à leur disposition, pourraient y regarder.
  11. Sic, Peter-House ; Arsenal : « Et viele mont joliestement, Et de l’art de Touleste sait il notreement. »
  12. Peter-House : « Fist apesier à K. le poissant ».
  13. Dans le discours où Naimes reconforte l’empereur, l’on a une version nouvelle de la fondation d’Aigremont : « Alez sur le duc, que tant meffait vous a, Abates Aigremont que ses peres ferma, Li dus Girars dou Fraite qui tant vous guerroia. » Une altération plus grave est que Lohier est enseveli au couvent de Saint-Nicol.
  14. L’on a le vrai nom quelques vers plus haut : « Atant é vous poingnant son compaingnon Hardré, Forques de Morillon et Morant le desvet, Sanson et Berangers et tout le paranté. »
  15. Ici complété à l’aide du manuscrit de Peter-House.
  16. P.-H. : « Que li rois K. qui tant fet a prisier Tint à Paris sa cort enz el palais plenier. Moult par fu granz la cort, si ot meint chevalier, »
  17. Leçon de P. H. Ar. donne un vers faux : Je suis d’Ardanne.
  18. P. mirabillos.
  19. P. : « La repere R. et tot si. »
  20. Sic P. ; manque à A.
  21. Sic. P. A a seulement : K. conduit ses os notre rois, etc.
  22. Sic. P. A donne seulement : Or fu l’ost assemblé qui mont fit a prisier.
  23. C’est d’après le manuscrit de Peter-House, complété et corrigé à l’aide de C M, que j’ai publié ce poème. On y trouvera, p. 5-6, 315-318, quelques indications sur le manuscrit et la version qu’il contient.
  24. Dans l’article : « Note sur deux manuscrits des Fils Aymon » (Revue des langues romanes, 1887, t. XXXI, p. 49-58), je dis comment j’ai connu l’existence de ce manuscrit, par un fac-similé de l’Ecole des Chartes, qui donne les soixante-douze premiers vers des Fils Aymon, avec le titre inexact : Début de la Chanson de Maugis d’Aigremont. J’ai imprimé ce commencement dans cet article, p. 51-53.
  25. Les corrections sont prises du ms. de l’Arsenal, de même les variantes seulement mentionnées ci-dessous. 42, une feste jolie. 44, P, s’y tarja. 89, Regnaut clama : Malvais garçon enflez. 105, por l’amor Dieu demainne. 106, ja l’eüssient ociz. 107, Cez lignaigez ne vot, ains i ont tuit mis paigne. 113, P, Bauçant. 113-115, A a un vers : Tuit issent de la sale, saichez a mont grant painne. 120 manque dans A. 121. Et li enfans s’en vont acoite d’esperon. 122, ne donent. 125, estachierent. 126, Alars descent a terre ou il vueille ou non. 127 son frere. 129, Jamais honneur n’aurons. 131 -132 manquent. 135-136 en un vers : Atant e vous poignant le bon valsal Huon. 138, Il escrie : Regnaus, le malvais, le glouton. 140, mont malvais. 141-444 en deux vers : Quant Regnaus l’a oï, a poi d’ire ne font, Il retorna arrier et va ferir Huon. 146-147, en un vers : Puis a pris le destrier, cel donne Aalart le blonc. 148, Et il i est montez maintenant sens demor. 155, et les vaus et les mons. 157, si retorna. 158, Desiques a Paris ne fist arestison. 161, au roi ne a baron. 162-164 ; en deux vers : Karlesmaignes li rois a retenu Aymon, Lors li a fet jurer sur le cors S. Symon. 185-193, quatre vers : Que il nes lairoit mie por tout l’avoir du mont, Ains les fera destruire et ardoir à charbon. Or commence la guerre a[us] .IIII. fiz Aimon, Ainssin com vous orres, se longuement chanton. 208, P, entre.
  26. L’on a déjà vu ces vers dans le passage correspondant du ms. de l’Arsenal qui a été cité plus haut (v. 4). Ils ont fourni à la Bibliothèque bleue matière à des réflexions érudites : Jamais le grand Alexandre ne fut comparable aux quatre fils d’Aimon ; car l’histoire nous raconte que ce grand roi de Macédoine qui conquit tant de pays et gagna trente-trois batailles ayant à peine atteint l’âge de trente-trois ans, qui éclipsa les exploits de son père Philippe et même ceux d’Hercule son oncle, et qui mérita qu’on lui donnât ce bel éloge : Vinxit (sic) quod novit, il a vaincu tout ce qu’il a connu, c’est-à-dire qu’il laissa des marques de sa générosité partout où il passa. Mais sans nous écarter de notre histoire, ni choquer la gloire de ce grand roi, les quatre fils d’Aimon surpassèrent ses beaux faits.

    Après que Charlemagne les eut chassés de France, il se fit à Paris une assemblée de toute la noblesse du royaume ; il vint un messager qui s’étant mis à genoux devant le roi, etc.

  27. C. trespensis.
  28. Sic C. B : trestout sommez.
  29. Sic C. B : li niez l’empereour. Mauvais pour le sens et la rime.
  30. Sic C. B gascons.
  31. L’habitude d’attester saint Siméon vient sans doute de ce que parmi les reliques que, d’après la légende, Charlemagne avait rapportées de son voyage à Jérusalem et à Constantinople, figurait le bras de saint Siméon sur lequel il avait porté Jésus enfant lors de sa présentation au temple. Ce bras était conservé avec les reliques de la Passion à l’abbaye de Saint-Denis et, comme elles, était montré aux fidèles à la foire annuelle du Lendit. Cf. G. Paris, Romania, IX, p. 29, et F. Castets, Iter Hierosolymitanum, p. 21 et 46.
  32. C : li cris.
  33. Sic C. B : lez.
  34. Sic C : manque à B.
  35. C : de roi Charle de France
  36. Sic C. B sous le planchier.
  37. C : Li barnages.
  38. Sic C. B : pueent.
  39. Sic C. B : en leeschier.
  40. Sic C. B : prendre et por.
  41. C : cuvert.
  42. C : Ez fius Aimon se metent.
  43. C : sor Baiart son destrier.
  44. C : ja n’ara recovrier.
  45. C : mes Renaus si s’enfuist.
  46. B : com noble guerroier. C comme noble guerrier.
  47. B : Bertelet. C Biertol le guerrier.
  48. B : eschechier.
  49. Sic C. B : por tout l’or.
  50. C : on li a asené
  51. Sic C. B : atapiné.
  52. Ce vers manque à C qui n’en a qu’un pour les deux suivants et supprime toute allusion à la science de l’enchanteur.
  53. C Je te rendrai vos freres.
  54. Sic C. B : Si nes ochist.
  55. C : Ne le durra Charlon.
  56. Ce vers manque à C.
  57. C si ne sui ostelé. Ostel à la rime vaut osté, comme principel pour principé.
  58. Sic C. B : avant pour en avant.
  59. Sic C. B : ses amont.
  60. Sic C. B : Aalart se.
  61. Sic C, manquent à B.
  62. C : que n’i demorent mie,
  63. J’ai publié cette fin du manuscrit de Montpellier dans la Revue des L. Rom. (1855, t. XXVII, p. 15-42 ; voir aussi mes Recherches, p. 11-38) ; mais je crois nécessaire d’en présenter ici un résumé.
  64. L’on trouvera quelques extraits de ce manuscrit dans la « note sur deux manuscrits des Fils Aymon », R. des L. R., 1887, p. 54 sq.
  65. Corr. souduitour.
  66. Comme dans les citations précédentes, je respecte les traces d’orthographe italienne : grand, e, gascun, zazier, qand, zambre, etc.
  67. Corrigé d’après L.
  68. Illisible, complété d’après B.
  69. Ms. morir.
  70. J’avertis que je ne suis pas absolument l’édition Michelant. J’écris molt, suivant l’usage du manuscrit partout où l’abréviation est résolue. P. 90, v. 2, je rétablis lait, d’après le ms. Au v. 13, j’imprime [nes] parce que le ms. a nel. P. 89, 35, mieux vaudrait, au lieu de mesage, imprimer mesaise] avec B. A. V a mesestance qui est équivalent.
  71. L. 1. p. 170, note 2.
  72. Leo Jordan, l.1. p. 177.
  73. Ces miniatures forment pour la plupart de vrais tableaux. Les figures y sont dessinées avec soin. L’entrée de Maugis monté sur Bayard dans l’hôpital d’Acre, l’épouvante des malades, les uns se soulevant sur leur couche, d’autres s’enfuyant tout nus, forment une scène intéressante. Le mobilier de l’hôpital est fidèlement représenté. Les chevaliers sont revêtus d’armures plates, ce qui n’est pas conforme au texte. Dans un duel, les deux champions, couverts de fer, tiennent l’épée de la main droite et le poignard de la main gauche. On ne rencontre pas le bouclier dont il est parlé si souvent dans le texte. La copie est donc de date beaucoup plus récente que la rédaction. L’architecture des châteaux est conforme aux règles de l’art militaire du temps. L’ensemble paraît constituer un document artistique et historique de réelle importance.
  74. Sans parler des vers faux dont l’auteur n’est probablement pas responsable, on est choqué par l’orthographe trop souvent défectueuse. Ainsi ce pour se et se pour si sont très fréquents.
  75. Il n’est fait nulle part d’allusion à la Chanson de Geste si connue qui vient d’être l’objet d’une très instructive et intéressante étude de M. Coulet.
  76. Dans les versions françaises anciennes, c’est Alard qui est l’aîné.
  77. Cf. Morgante, xxii ; Orlando, lix.
  78. Faut-il penser ici au voyage rapide que Renaud et Richardet font de l’Égypte à Roncevaux, grâce aux démons serviteurs de Maugis ? (V. Morgante Maggiore, XXV-XXVI.)
  79. Maugis d’aigremont, p. 411.
  80. B part ; C mort.
  81. Sic C, manque à B.
  82. Sinamonde dont tous s’éprennent, fait penser aux romans d’aventure et surtout aux récits italiens.
  83. J’arrête ici ce long résumé qui donne la partie principale, et, à mes yeux, la plus intéressante du roman. Le déplacement, déjà mentionné, de plusieurs feuillets, gêne dans la lecture de la suite. Le feuillet 84 (à cet endroit j’ai dû passer au feuillet 204) nous transporte en Orient, avec les enfants de Renaud et Maugis. Yvon se moque de celui-ci qui répond en riant :

    · · · · · · · Cousins, ne me noiez
    Quant es tentes Marsille estiez orains loiez
    Et de ches Sarrasins batus et ledengiez.

    À la colonne B et au verso la jeune fille les reçoit et Aymon et elle se promettent amour suivant l’engagement que Renaud avait pris envers elle. Quand les chevaliers sont reposés (Olivier en est), on repart vers la cité. Marsille et les rois sarrasins s’éveillent de leur enchantement. Le feuillet 85 continue exactement. Le dernier vers du verso B est :

    Paien, che dist Yvon, men cop avez senty.

    Pour la suite, il faut passer au feuillet 214.

  84. Leo Jordan, l. l., p. 195.
  85. L. l. p. 41.
  86. M. Leo Jordan note que « la figure du Maire du Palais Raginfrid est la seule qui puisse donner une explication pour le rôle énigmatique du satellite Maugis ». L. l., p. 21. Mme  Loke (Les Versions néerlandaises de Renaud de Montauban, p. 184) accepterait le bien fondé de ce jugement. Ces remarques m’obligent à revenir sur ce que j’avais dit ailleurs à propos de Maugis et de Ragenfred. J’ai d’abord soupçonné qu’il faut rechercher sous le nom de Maugis un personnage dont la lutte avec Charles serait motivée de manière plus précise que dans les Fils Aymon : La haine implacable de Charlemagne pour Maugis, l’acharnement avec lequel il le réclame au point d’oublier ses griefs les plus légitimes, c’est-à-dire les meurtres de son fils Lohier et de Bertolais, me semblent absolument inexplicables, si l’on ne suppose qu’entre Charles et Maugis il y avait guerre ouverte depuis longtemps. Maugis et Bayard obsèdent la pensée de l’empereur et il refusera jusqu’au bout de se réconcilier avec eux (Recherches, p. 86 ; cf. 43-50). Plus tard, me plaçant sur le terrain des origines historiques, j’ai examiné brièvement le rôle de Ragenfred. Je rencontrais des faits de nature épique. (V. Maugis d’Aigremont, p. 9-10). Ma première impression fut qu’il y avait une parenté entre Eudes et Maugis, entre Ragenfred et Renaud. Ce cheval que le hasard offre au guerrier vaincu, ne serait-il pas le prototype de Bayard ? Aujourd’hui, je sens plus nettement que le Mainet représente seulement une partie de la légende des Enfances de Charles, que d’autres chants, perdus depuis des siècles, contenaient des faits que le Mainet néglige et que ces chants ont été utilisés par les remanieurs des Fils Aymon, mais que les personnages principaux ont leurs prototypes dans la légende mérovingienne.
  87. P. 307-309.
  88. Histoire littéraire, XXII, p. 707.
  89. Michelant avait dit inexactement que la version qu’il a reproduite est celle dont dérive le roman en prose qui est devenu l’édition populaire. J’ai noté plusieurs fois déjà que la base de l’édition populaire n’est pas la version du manuscrit L, que c’est plutôt au manuscrit de l’Arsenal et à la version B C qu’il faut regarder. L’on rencontre même tel détail (la moustache à l’espagnole) qui est imité du ms. 764. M. Jordan, ne connaissant les manuscrits que par la description inexacte de Michelant, a dû accepter que le roman populaire s’appuie sur le texte du ms. La Valliere (Jordan, l. l., p. 164). Dans l’édition en prose que Dunlop a lue, (Les Quatre Fils Aymon, Paris 1525) les maçons tuent Renauden laissant tomber sur sa tête une énorme pierre, ce qui est conforme au ms. 766. History of fiction, I2, p. 464.
  90. V. « Le théâtre breton » dans la Revue hebdomadaire d’août 1898, article de M. Le Goffic (p. 389-405).Cet article a été écrit à l’occasion de la représentation à Ploujean, près de Morlaix, de la Vie de saint Gwénolé, le 14 août 1890. Ces Mystères bretons ont été édités pour la première fois par M. Le Goffic père, imprimeur à Lannion. On les jouait sur le forlach ou champ de foire.
  91. Pfaff, op.l., p. XXV.
  92. Nous n’avions en français sur la question que l’excellent compte rendu donné par G. Paris en 1875 (Romania, IV, p. 471-474) de l’ouvrage de Matthes. La thèse de doctorat de Madame Marie Loke : les Versions néerlandaises de Renaud de Montauban étudiées dans leur rapport avec le poème francais (in-8° 186 p. Toulouse, 1906) est donc la bienvenue. Je rends d’autant plus volontiers hommage au mérite de ce travail que je sais par expérience les difficultés de la matière traitée. M. Jeanroy apprécie les recherches de Madame Loke et de M. Jordan dans Romania, XXXV, p. 466-468.
  93. Loke, op. l., p. 105.
  94. Loke, op. l., p. 117.
  95. Loke, op. l., p. 173.
  96. Loke, op. l., p. 169.
  97. Loke, op. l., p. 136.
  98. Loke, op. l., p. 170.
  99. Greger. Turon. II, 2. M. Rajna remarque que les paroles que Grégoire place dans la bouche du roi des Alamans sont pour le fond identiques au discours tenu par Karaheus dans Ogier, v. 1468, sq. Origini, p. 404 et note 4.
  100. Loke, op. l., p. 79. cf. Pio Rajna, Rinaldo da Montalbano, p. 10 et Castets, Revue des Langues romanes, XXX, p. 166. « L’idée de présenter les quatre héros comme des bâtards, me paraît aussi tout autre chose qu’un trait archaïque » (Jeanroy, Romania, XXXV, p. 467, note 3). Je n’y verrais que l’amplification d’une injure banale, si Gondovald, bâtard de Clotaire, n’avait une place dans les origines des légendes épiques, et s’il ne me semblait possible de voir en lui le prototype de Renaud.
  101. Bayard est conduit devant Charles qui lui fait attacher une meule au cou, et donne l’ordre de le jeter dans la rivière. Deux fois le cheval brise la pierre et réussit à sortir de l’eau. Renaud doit détourner la tête, car il semble que le cheval puise de nouvelles forces dans les regards de son maître. Il lève la tête encore une fois, l’incline du côté de Renaud qui s’est pâmé, puis il disparaît. Loke, op. l., p. 147. — Je relève encore au hasard quelques points où l’examen des textes français me paraît nécessaire. Pour Renaud domptant Bayard (Loke, p. 65), cf. Maugis d’Aigremont, v. 687, 1094 et texte de Michelant, p. 202, 9-19. — À propos du chemin souterrain par lequel, dans les textes français, les Fils Aymon sortent de Montauban, on déclare en note : « Impossible, car c’est Renaud qui a bâti le château (p. 148). Mais Aalard dit : « Je quic bien que jadis i ot castiel fremé » (p. 108, 31), ce qui est exactement conforme à ce que dit le vieil homme en parlant de la bove : « Vielle est de tans d’aage » (p. 361, 14). Le souterrain était un reste des constructions antiques, et il fallut creuser pour le retrouver. Il n’y a aucune contradiction en tout ceci. — Avec M. Rajna (Origini, p. 11), on considère comme une trace d’antiquité, le fait que Renaud, à son entrée en scène, n’est pas encore d’âge à être chevalier (p. 84). Mais dans Vivien de Monbranc, Renaud et Aalard, quand Maugis les emmène pour porter secours à Vivien, « Deux gros bastons ont pris et en leur col plungié Pour chent que il ne furent de noient chevalier. » (v. 430). Renaudin fait merveille avec sa perche quand elle est brisée, que les païens l’entourent et qu’il est sauvé uniquement par la vaillance de Bayard, Dieu lui remet en souvenir que Froberge (que Maugis lui a donnée à la fin du Maugis d’Aigremont) est pendue à l’arçon de sa selle (v. 746). — En France et à l’étranger, on lisait et Maugis d’Aigremont et Vivien de Monbranc et d’autres versions que celle du ms. L. Les remanieurs y puisaient au hasard, et ajoutaient des emprunts faits aux divers cycles de l’épopée, sans parler de leurs inventions propres.
  102. M. Pfaff, dans son édition du Reinolt, ne peut s’empêcher de témoigner quelque surprise quand il note que Bobertag (Geschichte des Romans) voit dans Renaud de Montauban « la première victime de la démocratie sociale » (Reinolt, p. 583, no 3).
  103. 1 V. Pio Rajna, Rinaldo da Montalbano, Propugnatore, III, 1 : 215 ; 2 : 58, et tirage à part (Bologna, 1870). Le roman en prose a été conservé dans deux manuscrits de la Laurentienne, cotés, l’un XLII, 37 ; l’autre LXXXIX, 64. Le premier a été achevé le 15 avril 1506. Il contient cinq livres. Le second semble de la fin du XVe siècle ou du commencement du XVIe. Il contient seulement les trois premiers livres du précédent. Le poème se trouve dans un manuscrit de la Palatine (E, 5, 4, 46). Il est divisé en cinquante-un chants, comprenant en tout 2038 octaves. Le manuscrit paraît dater du milieu du XVe siècle. Le copiste a laissé en blanc beaucoup de mots et même des vers entiers. M. Rajna est convaincu que tous les romans italiens en vers où il s’agit de Renaud, dérivent du texte de la Palatine. — J’ai mis en partie à profit les renseignements si variés et si nouveaux et les aperçus si suggestifs de l’éminent historien et critique dans le chapitre VI de mes Recherches intitulé : Rinaldo da Montalbano. R. des Lang. Rom. 1886, t. XXX, p. 163-206 ; tirage à part, p. 183-226. V. surtout la longue citation qui termine le chapitre. — Je rappelle en outre que, dans ses articles sur les versions italiennes d’Ogier le Danois (Romania, II, III, IV), M. Rajna a eu encore l’occasion de parler de la transformation de la légende de Renaud en Italie.
  104. Op. l. p. 16, note.
  105. Romania, XVIII, p. 59.
  106. Romania, ibid., p. 59-60.
  107. Pfaff, Livre populaire des Fils Aymon, p. xxix-xxx.
  108. Pitré, Le tradizioni cavalleresche in Sicilia, Romania, XIII, p. 315.
  109. History of fiction, I2, 460. — Je m’aperçois que j’ai omis de décrire le Maugis néerlandais. L’auteur de ce roman en prose part du Maugis français, mais s’affranchit promptement de son original, parce qu’il n’est pas retenu par la connaissance de nos Fils Aymon. Ainsi Vivien a pour fils Aymon (Aymin), le père des quatre frères, qui devient ainsi le neveu de Maugis ! Le récit est fait d’emprunts et d’inventions sans grand intérêt, n’a plus aucun caractère traditionnel. Le titre de mon édition est : Een shoone Historie van den Ridder Malegys, die het vervaarlyk Paard Ros Beyaard wan. etc. 96 pages in-4o, Amsterdam. Le permis d’imprimer est du dernier jour de février 1606. Cette composition a été étudiée par M. Huet, Romania, XXXVI, p. 495.