La Cité de Dieu (Augustin)/Livre XII/Chapitre XVII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 258-259).
CHAPITRE XVII.
DE CE QUE LA FOI NOUS ORDONNE DE CROIRE TOUCHANT LA VOLONTÉ IMMUABLE DE DIEU, CONTRE LES PHILOSOPHES QUI VEULENT QUE DIEU RECOMMENCE ÉTERNELLEMENT SES OUVRAGES ET REPRODUISE LES MÊMES ÊTRES DANS UN CERCLE QUI REVIENT TOUJOURS.

Une autre chose dont je ne doute nullement, c’est qu’il n’y avait jamais eu d’homme avant la création du premier homme, et que ce n’est pas le même homme, ni un autre semblable, qui a été reproduit je ne sais combien de fois après je ne sais combien de révolutions. Les philosophes ont beau faire ; je ne me laisse point ébranler par leurs objections, pas même par la plus subtile de toutes, qui consiste à dire que nulle science ne peut embrasser des objets infinis[1] ; d’où l’on tire cette conclusion que Dieu ne peut avoir en lui-même que des raisons finies pour toutes les choses finies qu’il a faites. Voici la suite du raisonnement : il ne faut pas croire, disent-ils, que la bonté du Dieu ait jamais été oisive ; car il s’ensuivrait qu’avant la création il a eu une éternité de repos, et qu’il a commencé d’agir dans le temps, comme s’il se fût repenti de sa première oisiveté. Il est donc nécessaire que les mêmes choses reviennent toujours et passent pour revenir, soit que le monde reste identique dans son fond à travers la vicissitude de ses formes, ayant existé toujours, éternel et créé tout ensemble, soit qu’il périsse et renaisse incessamment ; autrement, il faudrait penser que Dieu s’est repenti à un certain jour de son éternelle oisiveté et que ses conseils ont changé. Il faut donc choisir l’une des deux alternatives ; car si l’on veut que Dieu ait toujours fait des choses temporelles, mais l’une après l’autre, de manière à ce qu’il en soit venu enfin à faire l’homme qu’il n’avait point fait auparavant, il s’ensuit que Dieu n’a pas agi avec science (car nulle science ne peut saisir cette suite indéfinie de créatures successives), mais qu’il a agi au hasard, à l’aventure, et pour ainsi dire au jour la journée. Il en est tout autrement, quand on conçoit la création comme un cercle qui revient toujours sur lui-même ; car alors, soit qu’on rapporte cette série circulaire de phénomènes à un monde permanent dans sa substance, soit qu’on suppose le monde périssant et renaissant tour à tour, on évite dans les deux cas d’attribuer à Dieu ou un lâche repos ou une téméraire imprévoyance. Sortez-vous de ce système, vous tombez nécessairement dans une succession indéfinie de créatures que nulle science, nulle prescience ne peuvent embrasser.

Je réponds qu’alors même que nous manquerions de raisons pour réfuter ces vaines subtilités dont les impies se servent pour nous détourner du droit chemin et nous engager dans leur labyrinthe, la foi seule devrait suffire pour nous les faire mépriser ; mais nous avons plus d’un moyen de briser le cercle de ces révolutions chimériques. Ce qui trompe nos adversaires, c’est qu’ils mesurent à leur esprit muable et borné l’esprit de Dieu qui est immuable et sans bornes, et qui connaît toutes choses par une seule pensée. Il leur arrive ce que dit l’Apôtre : « Que, pour ne se comparer qu’à eux-mêmes, ils n’entendent pas[2]. Comme ils agissent en vertu d’un nouveau dessein, chaque fois qu’ils font quelque chose de nouveau, parce que leur esprit est muable, ils veulent qu’il en soit ainsi à l’égard de Dieu ; de sorte qu’ils se mettent en sa place et ne le comparent pas à lui, mais à eux. Pour nous, il ne nous est pas permis de croire que Dieu soit autrement affecté lorsqu’il n’agit pas que lorsqu’il agit, puisqu’on ne doit pas dire même qu’il soit jamais affecté, en ce sens qu’il se produirait quelque chose en lui qui n’y était pas auparavant. En effet, être affecté, c’est être passif, et tout ce qui pâtit est muable. On ne doit donc pas supposer dans le repos de Dieu, oisiveté, paresse, langueur, pas plus que dans son action, peine, application, effort ; il sait agir en se reposant et se reposer en agissant. Il peut faire un nouvel ouvrage par un dessein éternel, et quand il se met à l’œuvre, ce n’est point par repentir d’être resté au repos. Quand on dit qu’il était au repos avant, et qu’après il a agi (toutes choses, il est vrai, que l’homme ne peut comprendre), cet avant et cet après ne doivent s’appliquer qu’aux choses créées, lesquelles n’étaient pas avant et ont commencé d’être après. Mais en Dieu une seconde volonté n’est pas venue changer la première ; sa même volonté éternelle et immuable a fait que les créatures n’ont pas été plus tôt et ont commencé d’être plus tard ; et peut-être a-t-il agi ainsi afin d’enseigner à ceux qui sont capables d’entendre de telles leçons qu’il n’a aucun besoin de ses créatures et qu’il les a faites par une bonté purement gratuite, ayant été une éternité sans elles et n’en ayant pas été moins heureux.

  1. Par infini, saint Augustin entend ici indéfini, indéterminé. De même plus bas et dans toute la suite de cet obscur passage, par fini, il veut dire déterminé.
  2. II Cor. X, 12. Il est à remarquer que saint Augustin, en citant ce passage de l’Écriture, ne suit pas la Vulgate. Ici, comme en d’autres écrits (Voyez Enarr. in Psal. xxxiv et Contr. Faust., lib. xxii, cap. 47), il préfère le texte grec.