La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VI/Chapitre VII

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 125-126).
CHAPITRE VII.
IL Y A RESSEMBLANCE ET ACCORD ENTRE LA THÉOLOGIE MYTHIQUE ET LA THÉOLOGIE CIVILE.

Il est donc vrai que la théologie mythique, cette théologie de théâtre, toute pleine de turpitudes et d’indignités, se ramène à la théologie civile, de sorte que celle des deux qu’on réprouve et qu’on rejette n’est qu’une partie de celle qu’on juge digne d’être cultivée et pratiquée. Et quand je dis une partie, je n’entends pas une partie jointe à l’ensemble par un lien artificiel et comme attachée de force ; j’entends une partie homogène unie à toutes les autres comme le membre d’un même corps. Voyez, en effet, les statues des dieux dans les temples ; que signifient leurs figures, leur âge, leur sexe, leurs ornements, sinon ce qu’en disent les poëtes ? Si les poëtes ont un Jupiter barbu et un Mercure sans barbe, les pontifes ne les ont-ils pas de même ? Priape a-t-il des formes plus obscènes chez les histrions que chez les prêtres, et n’est-il pas, dans les temples où on adore l’image de sa personne, ce qu’il est sur le théâtre où on rit du spectacle de ses mouvements ? Saturne n’est-il pas vieux et Apollon jeune sur les autels comme sur la scène ? Pourquoi Forculus, qui préside aux portes, et Limentinus, qui préside au seuil, sont-ils mâles, tandis que Cardéa, qui veille sur les gonds, est femelle[1] ? N’est-ce pas dans les livres des choses divines qu’on lit tous ces détails que la gravité des poëtes n’a pas jugé dignes de leurs chants ? N’y a-t-il que la Diane des théâtres qui soit armée, et celle des temples est-elle vêtue en simple jeune fille ? Apollon n’est-il joueur de lyre que sur la scène, et à Delphes ne l’est-il plus ? Mais tout cela est encore honnête en comparaison du reste. Car Jupiter lui-même, quelle idée s’en sont faite ceux qui ont placé sa nourrice[2] au Capitole ? n’ont-ils pas de la sorte confirmé le sentiment d’Évhémère[3], qui a soutenu, en historien exact et non en mythologue bavard, que tous les dieux ont été originairement des hommes ? Et de même ceux qui ont donné à Jupiter des dieux pour commensaux et pour parasites, n’ont-ils pas tourné le culte des dieux en bouffonnerie ? Supposez qu’un bouffon s’avise de dire que Jupiter a des parasites à sa table, on croira qu’il veut égayer le public. Eh bien ! c’est Varron qui dit cela, et Varron ne veut pas faire rire aux dépens des dieux, il veut les rendre respectables ; Varron ne parle pas des choses humaines, mais des choses divines, et ce dont il est question ce n’est pas le théâtre et ses jeux, c’est le Capitole et ses droits. Aussi bien la force de la vérité contraint Varron d’avouer que le peuple, ayant donné aux dieux la forme humaine, a été conduit à se persuader qu’ils étaient sensibles aux plaisirs de l’homme.

D’un autre côté, les esprits du mal ne manquaient pas à leur rôle et avaient soin de confirmer par leurs prestiges ces pernicieuses superstitions. C’est ainsi qu’un gardien du temple d’Hercule, étant un jour de loisir et désœuvré, se mit à jouer aux dés tout seul, d’une main pour Hercule et de l’autre pour lui, avec cette condition que s’il gagnait, il se donnerait un souper et une maîtresse aux dépens du temple, et que si la chance tournait du côté d’Hercule, il le régalerait du souper et de la maîtresse à ses dépens. Ce fut Hercule qui gagna, et le gardien, fidèle à sa promesse, lui offrit le souper convenu et la fameuse courtisane Larentina. Or, celle-ci, s’étant endormie dans le temple, se vit en songe entre les bras du dieu, qui lui dit que le premier jeune homme qu’elle rencontrerait en sortant lui payerait la dette d’Hercule. Et en effet elle rencontra un jeune homme fort riche nommé Tarutius qui, après avoir vécu fort longtemps avec elle, mourut en lui laissant tous ses biens. Maîtresse d’une grande fortune, Larentina, pour ne pas être ingrate envers le ciel, institua le peuple romain son héritier ; puis elle disparut, et on trouva son testament, en faveur duquel on lui décerna les honneurs divins[4].

Si les poëtes imaginaient de pareilles aventures et si les comédiens les représentaient, on ne manquerait pas de dire qu’elles appartiennent à la théologie mythique et n’ont rien à démêler avec la gravité de la théologie civile. Mais lorsqu’un auteur si célèbre rapporte ces infamies, non comme des fictions de poëtes, mais comme la religion des peuples, non comme des bouffonneries de théâtre et de comédiens, mais comme les mystères sacrés du temple ; quand, en un mot, il les rapporte, non à la théologie fabuleuse, mais à la théologie civile, je dis alors que ce n’est pas sans raison que les histrions représentent sur la scène les turpitudes des dieux, mais que c’est sans raison que les prêtres veulent donner aux dieux dans leurs mystères une honnêteté qu’ils n’ont pas. Quels mystères, dira-t-on ? Je parle des mystères de Junon, qui se célèbrent dans son île chérie de Samos, où elle épousa Jupiter ; je parle des mystères de Cérès, cherchant Proserpine enlevée par Pluton ; je parle des mystères de Vénus, où l’on pleure la mort du bel Adonis, son amant, tué par un sanglier ; je parle enfin des mystères de la mère des dieux, où des eunuques, nommés Galles, déplorent dans leur propre infortune celle du charmant Atys, dont la déesse était éprise et qu’elle mutila par jalousie[5]. En vérité, le théâtre a-t-il rien de plus obscène ? et s’il en est ainsi, de quel droit vient-on nous dire que les fictions des poëtes conviennent à la scène, et qu’il faut les séparer de la théologie civile qui convient à l’État, comme on sépare ce qui est impur et honteux de ce qui est honnête et pur ? Il faudrait plutôt remercier les comédiens d’avoir épargné la pudeur publique en ne dévoilant pas sur le théâtre toutes les impuretés que cachent les temples. Que penser de bon des mystères qui s’accomplissent dans les ténèbres, quand les spectacles étalés au grand jour sont si détestables ? Au surplus, ce qui se pratique dans l’ombre par le ministère de ces hommes mous et mutilés, nos adversaires le savent mieux que nous ; mais ce qu’ils n’ont pu laisser dans l’ombre, c’est la honteuse corruption de leurs misérables eunuques. Qu’ils persuadent à qui voudra qu’on fait des œuvres saintes avec de tels instruments ; car enfin ils ont mis les eunuques au nombre des institutions qui se rapportent à la sainteté. Pour nous, nous ne savons pas quelles sont les œuvres des mystères, mais nous savons quels en sont les ouvriers ; nous savons aussi ce qui se fait sur la scène, où jamais pourtant eunuque n’a paru, même dans le chœur des courtisanes, bien que les comédiens soient réputés infâmes et que leur profession ne passe pas pour compatible avec l’honnêteté. Que faut-il donc penser de ces mystères où la religion choisit pour ministres des hommes que l’obscénité du théâtre ne peut accueillir ?

  1. Voyez plus haut, livre iv, chap. 9.
  2. La chèvre Amalthée.
  3. Evhémère, de Messine ou de Messène, florissait vers 314 avant Jésus-Christ. Il avait exposé sa théorie de l’origine des dieux dans un ouvrage intitulé Histoire sacrée, dont il ne reste rien, si ce n’est quelques fragments de la traduction latine qu’en avait faite Ennius.
  4. Saint Augustin s’appuie probablement ici sur le passage, aujourd’hui perdu, de Varron (De ling. lat., lib vi, § 23), où il était question des fêtes appelées Larentinalia. Voyez Plutarque, Quæst. Rom., qu. 35 ; et Lactance, Instit., lib. i, cap. 20.
  5. Il s’agit ici des mystères de Cybèle, déesse d’origine phrygienne, dont les prêtres s’appelaient Galles, du nom d’un fleuve de Phrygie, suivant Pline, lib. v, cap. 22. Voyez Ovide, Fastes, liv. iv, vers 364 et suiv. ; et plus bas saint Augustin, livre vii, ch. 25 et 26.