La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VII/Chapitre IV

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 136).
CHAPITRE IV.
ON A MIEUX TRAITÉ LES DIEUX INFÉRIEURS, QUI NE SONT SOUILLÉS D’AUCUNE INFAMIE, QUE LES DIEUX CHOISIS, CHARGÉS DE MILLE TURPITUDES.

Je concevrais qu’un esprit amoureux de l’éclat et de la gloire félicitât les dieux choisis de leur grandeur et les regardât comme heureux, s’il pouvait ignorer que cette grandeur même leur est plus honteuse qu’honorable. En effet, la foule des petites divinités est protégée contre l’opprobre par son obscurité, bien qu’il soit difficile de ne pas rire quand on voit cette troupe de dieux occupés aux différents emplois que leur a départis la fantaisie humaine : semblables à l’armée des petits fermiers d’impôts[1], ou encore à ces nombreux ouvriers qui, dans la rue des Orfèvres, travaillent à un seul vase, où chacun met un peu du sien, quand il suffirait d’un habile homme pour l’achever ; mais on a jugé que le meilleur emploi de cette multitude d’ouvriers, c’était de leur diviser le travail, afin que chacun fît sa part de l’œuvre avec promptitude et facilité, au lieu d’acquérir par un long et pénible labeur le talent d’accomplir l’œuvre tout entière. Quoi qu’il en soit, il en est fort peu parmi ces petits dieux dont la réputation ait souffert quelque atteinte, au lieu qu’on aurait de la peine à citer un seul des grands dieux qui ne soit déshonoré par quelque infamie. Les grands dieux sont descendus aux basses fonctions des petits ; mais les petits dieux ne se sont pas élevés aux crimes sublimes des grands. Pour Janus, il est vrai, je ne vois pas qu’on dise rien de lui qui souille son honneur, et peut-être a-t-il mené une meilleure vie que les autres. Il fit bon accueil à Saturne fugitif et partagea avec lui son royaume, d’où prirent naissance les deux villes de Janiculum et de Saturnia[2] ; mais les païens, empressés de mettre à tout prix du scandale dans le culte de leurs dieux, ont déshonoré l’image de celui-ci, faute de pouvoir déshonorer sa vie ; ils l’ont représenté avec un corps double et monstrueux, ayant deux et même quatre visages. Serait-ce par hasard qu’il a fallu donner du front en abondance à ce dieu vertueux, les autres dieux n’en ayant pas assez pour rougir de leur turpitude ?

  1. Selon Ducange, ces petits fermiers d’impôts, minuscularii, dont parle saint Augustin, servaient d’intermédiaires entre les contribuables et un petit nombre de gros fermiers qui avaient l’entreprise générale de l’impôt. Comparez Facciolati au mot minuscularius.
  2. Voyez Ovide, Fastes, livre i, vers 365 et seq. ; et Virgile, Énéide, livre viii, vers 357, 358.