La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre II

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 156-157).
CHAPITRE II.
DES DEUX ÉCOLES PHILOSOPHIQUES, L’ÉCOLE ITALIQUE ET L’ÉCOLE IONIENNE, ET DE LEURS CHEFS.

Si l’on consulte les monuments de la langue grecque, qui passe pour la plus belle de toutes les langues des gentils, on trouve deux écoles de philosophie, l’une appelée italique, de cette partie de l’Italie connue sous le nom de grande Grèce, l’autre ionique, du pays qu’on appelle encore aujourd’hui la Grèce. Le chef de l’école italique fut Pythagore de Samos, de qui vient, dit-on, le nom même de philosophie. Avant lui on appelait sages ceux qui paraissaient pratiquer un genre de vie supérieur à celui du vulgaire ; mais Pythagore, interrogé sur sa profession, répondit qu’il était philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse, estimant que faire profession d’être sage, c’était une arrogance extrême. Thalès de Milet fut le chef de la secte ionique. On le compte parmi les sept sages, tandis que les six autres ne se distinguèrent que par leur manière de vivre et par quelques préceptes de morale. Thalès s’illustra par l’étude de la nature des choses, et, afin de propager ses recherches, il les écrivit. Ce qui le fit surtout admirer, c’est qu’ayant saisi les lois de l’astronomie, il put prédire les éclipses du soleil et aussi celles de la lune. Il crut néanmoins que l’eau était le principe de toutes choses, des éléments du monde, du monde lui-même et de tout ce qui s’y produit, sans qu’aucune intelligence divine préside à ce grand ouvrage, qui paraît si admirable à quiconque observe l’univers[1]. Après Thalès vint Anaximandre[2], son disciple, qui se forma une autre idée de la nature des choses. Au lieu de faire venir toutes choses d’un seul principe, tel que l’humide de Thalès, il pensa que chaque chose naît de principes propres. Et ces principes, il en admet une quantité infinie, d’où résultent des mondes innombrables et tout ce qui se produit en chacun d’eux ; ces mondes se dissolvent et renaissent pour se maintenir pendant une certaine durée, et il n’est pas non plus nécessaire qu’aucune intelligence divine prenne part à ce travail des choses. Anaximandre eut pour disciple et successeur Anaximène, qui ramena toutes les causes des êtres à un seul principe, l’air. Il ne contestait ni ne dissimulait l’existence des dieux ; mais, loin de croire qu’ils ont créé l’air, c’est de l’air qu’il les faisait naître. Telle ne fut point la doctrine d’Anaxagore, disciple d’Anaximène ; il comprit que le principe de tous ces objets qui frappent nos yeux est dans un esprit divin. Il pensa qu’il existe une matière infinie, composée de particules homogènes, et que de là sortent tous les genres d’êtres, avec la diversité de leurs modes et de leurs espèces, mais tout cela par l’action de l’esprit divin[3]. Un autre disciple d’Anaximène, Diogène, admit aussi que l’air est la matière où se forment toutes choses, l’air lui-même étant animé par une raison divine, sans laquelle rien n’en pourrait sortir. Anaxagore eut pour successeur son disciple Archélaüs, lequel soutint, à son exemple, que les éléments constitutifs de l’univers sont des particules homogènes d’où proviennent tous les êtres particuliers par l’action d’une intelligence partout présente, qui, unissant et séparant les corps éternels, je veux dire ces particules, est le principe de tous les phénomènes naturels. On assure qu’Archélaüs eut pour disciple Socrate[4], qui fut le maître de Platon, et c’est pourquoi je suis rapidement remonté jusqu’à ces antiques origines.

  1. Cette exposition du système de Thalès est parfaitement conforme à celle d’Aristote en sa Métaphysique, livre i, ch. 3.
  2. Ici saint Augustin expose autrement qu’Aristote la suite et l’enchaînement des systèmes de l’école ionique. Au premier livre de la Métaphysique, Aristote réunit étroitement Thalès, Anaximène et Diogène, comme ayant enseigné des systèmes analogues ; mais il ne parle pas d’Anaximandre. Réparant cet oubli au livre xii, ch. 2, il rapproche ce philosophe, non de Thalès et d’Anaximène, mais d’Anaxagore et de Démocrite, dont les théories physiques présentent en effet une ressemblance notable avec celles d’Anaximandre. Comp. Aristote, Phys. Ausc.iii, 4. Voyez aussi Ritter, Hist. de la philosophie ancienne, tome i, livre iii, chap. 7.
  3. Voyez, sur Anaxagore, les grands passages de Platon (Phédon, trad. franç., tome i, p. 273 et suiv.) et d’Aristote (Métaph., livre i, ch. 3.)
  4. Comp. Diogène Laërce, i, 14 ; ii, 19 et 23.