La Cité de Dieu (Augustin)/Livre VIII/Chapitre III

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La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 157-158).
CHAPITRE III.
DE LA PHILOSOPHIE DE SOCRATE.

Socrate est le premier qui ait ramené toute la philosophie à la réforme et à la discipline des mœurs[1] ; car avant lui les philosophes s’appliquaient par-dessus tout à la physique, c’est-à-dire à l’étude des phénomènes de la nature. Est-ce le dégoût de ces recherches obscures et incertaines qui le conduisit à tourner son esprit vers une étude plus accessible, plus assurée, et qui est même nécessaire au bonheur de la vie, ce grand objet de tous les efforts et de toutes les veilles des philosophes ? Ou bien, comme le supposent des interprètes encore plus favorables, Socrate voulait-il arracher les âmes aux passions impures de la terre, en les excitant à s’élever aux choses divines ? c’est une question qu’il me semble impossible d’éclaircir complètement. Il voyait les philosophes tout occupés de découvrir les causes premières, et, persuadé qu’elles dépendent de la volonté d’un Dieu supérieur et unique, il pensa que les âmes purifiées peuvent seules les saisir ; c’est pourquoi il voulait que le premier soin du philosophe fût de purifier son âme par de bonnes mœurs, afin que l’esprit, affranchi des passions qui le courbent vers la terre, s’élevât par sa vigueur native vers les choses éternelles, et pût contempler avec la pure intelligence cette lumière spirituelle et immuable où les causes de toutes les natures créées ont un être stable et vivant[2]. Il est constant qu’il poursuivit et châtia, avec une verve de dialectique merveilleuse et une politesse pleine de sel, la sottise de ces ignorants qui prétendent savoir quelque chose ; confessant, quant à lui, son ignorance, ou dissimulant sa science, même sur ces questions morales où il paraissait avoir appliqué toute la force de son esprit. De là ces inimitiés et ces accusations calomnieuses qui le firent condamner à mort. Mais cette même Athènes, qui l’avait publiquement déclaré criminel, le réhabilita depuis par un deuil public, et l’indignation du peuple alla si loin contre ses accusateurs, que l’un d’eux fut mis en pièces par la multitude, et l’autre obligé de se résoudre à un exil volontaire et perpétuel, pour éviter le même traitement[3]. Également admirable par sa vie et par sa mort, Socrate laissa un grand nombre de sectateurs qui, s’appliquant à l’envi aux questions de morale, disputèrent sur le souverain bien, sans lequel l’homme ne peut être homme. Et comme l’opinion de Socrate ne se montrait pas très-clairement au milieu de ces discussions contradictoires, où il agite, soutient et renverse tous les systèmes, chaque disciple y prit ce qui lui convenait et résolut à sa façon la question de la fin suprême, par où ils entendent ce qu’il faut posséder pour être heureux. Ainsi se formèrent, parmi les socratiques, plusieurs systèmes sur le souverain bien, avec une opposition si incroyable entre ces disciples d’un même maître, que les uns mirent le souverain bien dans la volupté, comme Aristippe, les autres dans la vertu, comme Antisthène, et d’autres dans d’autres fins, qu’il serait trop long de rapporter.

  1. Comp. Xénophon (Memor.i, 3 et 4) et Aristote (Métaph., liv. i, ch. 5, et livre xiii, ch. 4.)
  2. Saint Augustin prête à Socrate la théorie platonicienne des idées, bien qu’elle ne fût contenue qu’en germe dans son enseignement.
  3. Comp. Diogène Laërce ii, 5.